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T-571-83
Michael Desborough et Desborough Meat Market Ltd. (demandeurs)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Division de première instance, juge suppléant Grant—Toronto, 25 octobre et 3 novembre 1983.
Parties Qualité pour agir Demande visant un juge- ment déclaratoire portant que le Règlement sur les poids et mesures concernant la conversion au système métrique est ultra vires et viole la liberté d'expression prévue à la Charte Les demandeurs utilisent, en violation du Règlement, les unités de mesure canadiennes pour la vente au détail de denrées Le défendeur requiert une ordonnance portant que les deman- deurs n'ont pas la qualité requise pour agir Une telle requête ne doit être accueillie que dans les cas les plus évidents La Cour a suivi les décisions de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Thorson, McNeil et Borowski Les demandeurs satisfont au critère de l'«intérêt véritable. dégagé par l'arrêt Borowski La question en litige est essentielle pour les demandeurs car elle affecte l'exploitation de leur entreprise Cette question concerne aussi d'autres hommes d'affaires Cette question devrait être tranchée à l'instruc- tion Requête rejetée Loi sur les poids et mesures, S.C. 1970-71-72, chap. 36, art. 4(1),(2), 7a),b), 10h.1) (ajouté par S.C. 1976-77, chap. 55, art. 9(3)J, 35(1),(2),(3) Règlement sur les poids et mesures, C.R.C., chap. 1605, art. 338(1),(2) (mod. par DORS/81-495, art. 2), 339 (ajouté par idem), 340 (ajouté par DORS/79-390, art. 3).
Poids et mesures Conversion au système métrique Les demandeurs utilisent les unités de mesure canadiennes pour la vente et la publicité de denrées pour le commerce au détail dans des établissements situés à Toronto L'art. 338 du Règlement sur les poids et mesures prévoit que, dans la publicité, seules les unités de mesure métriques peuvent être utilisées dans une région comme la ville de Toronto Demande visant un jugement déclaratoire portant que l'art. 338 est ultra vires et viole la liberté d'expression garantie par la Charte Requête présentée par le défendeur visant une ordonnance portant que les demandeurs n'ont pas la qualité pour agir La question en litige est essentielle pour les demandeurs Cette question affecte l'exploitation de l'entre- prise des demandeurs ainsi que d'autres hommes d'affaires Les conditions du critère de l'«intérêt véritable. dégagé par la Cour suprême dans l'arrêt Borowski sont remplies Requête rejetée Loi sur les poids et mesures, S.C. 1970-71-72, chap. 36, art. 4(1),(2), 7a),b), 10h.1) (ajouté par S.C. 1976-77, chap. 55, art. 9(3)), 35(1),(2),(3) Règlement sur les poids et mesures, C.R.C., chap. 1605, art. 338(1),(2) (mod. par DORS/81-495, art. 2), 339 (ajouté par idem), 340 (ajouté par DORS/79-390, art. 3).
Droit constitutionnel Charte des droits Poids et mesures Conversion au système métrique Utilisation des unités de mesure canadiennes pour la vente au détail de denrées, en violation de l'art. 338 du Règlement sur les poids et mesures Demande visant un jugement déclaratoire por-
tant que cet article du Règlement est inconstitutionnel parce qu'il viole la liberté d'expression garantie par la Charte Rejet de la requête visant une ordonnance portant que les demandeurs n'ont pas la qualité pour agir Question qui affecte la manière dont les demandeurs exploitent leur entre- prise Les demandeurs ont prouvé que cette question est essentielle pour eux Question qui présente aussi un intérêt pour le monde des affaires Loi sur les poids et mesures, S.C. 1970-71-72, chap. 36, art. 4(1),(2), 7a),b), 10h.1) (ajouté par S.C. 1976-77, chap. 55, art. 9(3)), 35(1),(2),(3) Règle- ment sur les poids et mesures, C.R.C., chap. 1605, art. 338(1),(2) (mod. par DORS/81-495, art. 2), 339 (ajouté par idem), 340 (ajouté par DORS/79-390, art. 3) Charte cana- dienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS SUIVIES:
Thorson c. Procureur général du Canada et al., [1975] 1 R.C.S. 138; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265; Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575.
DÉCISION EXAMINÉE:
Smith v. The Attorney General of Ontario, [1924] R.C.S. 331; 42 C.C.C. 215.
AVOCATS:
Clayton C. Ruby pour les demandeurs. Arthur C. Pennington, c.r., pour le défendeur.
PROCUREURS:
Ruby & Edwardh, Toronto, pour les deman- deurs.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE SUPPLÉANT GRANT: La demanderesse est une société constituée en vertu des lois de la province de l'Ontario; son siège social est situé dans la ville de Toronto. Le demandeur Michael Desborough est le seul actionnaire de la société. Il est boucher. Les deux demandeurs vendent des viandes et d'autres aliments et les offrent et les mettent en montre pour le commerce au détail dans des établissements situés dans ladite ville.
Les deux demandeurs utilisent les unités de mesure canadiennes pour la vente, la publicité et la mise en montre d'aliments dans le commerce au détail. La Loi sur les poids et mesures, S.C.
1970-71-72, chap. 36, modifiée conformément à l'article 9 de la Loi de 1976 modifiant le droit législatif (conversion au système métrique), S.C. 1976-77, chap. 55, contient les dispositions suivantes:
UNITES DE MESURE
4. (1) Toutes les unités de mesure utilisées au Canada doivent être déterminées d'après le Système international d'uni- tés établi par la Conférence générale des poids et mesures.
(2) Les unités de mesure de base, supplémentaires et dérivées à utiliser au Canada et les symboles y afférents sont énoncés et définis aux Parties I, II et III de l'annexe I, respectivement.
UTILISATION DES UNITES DE MESURE
7. Aucune personne ne doit, dans le commerce, utiliser ou fournir, en vue de son utilisation, une unité de mesure à moins que
a) cette unité de mesure ne soit indiquée et définie dans l'annexe I ou dans l'annexe II; ou
b) l'utilisation de cette unité de mesure ne soit autorisée par les règlements.
RÈGLEMENTS
10. Le gouverneur en conseil peut établir des règlements
h.1) prescrivant, pour toute catégorie de commerce et pour toute classe de personnes s'y adonnant, dans toute région au Canada, la date au-delà de laquelle l'usage dans le commerce des classes, types ou modèles des instruments de mesure ou de pesée qui ne sont pas adaptés aux unités de mesure énumérées et définies à l'annexe I sera interdit;
Voici le texte du paragraphe 35(1) de la Loi:
35. (1) Toute personne coupable d'une infraction en vertu de
l'une des dispositions des articles 23 34 est passible, a) sur déclaration sommaire de culpabilité, d'une amende de mille dollars au plus ou d'un emprisonnement de six mois au plus ou de l'une et l'autre peine...
(2) Toute personne qui contrevient à une disposition de la présente loi ou des règlements dont la violation ne fait l'objet d'aucune peine prévue ailleurs dans la présente loi, est coupable d'une infraction et passible, sur déclaration sommaire de culpa- bilité, d'une amende de mille dollars au plus.
(3) Lorsqu'une corporation est coupable d'une infraction sous le régime de la présente loi, tout membre de la direction, administrateur ou agent de la corporation, qui a prescrit ou autorisé la commission de l'infraction ou qui y a consenti, acquiescé ou participé, est partie à l'infraction et en est coupa- ble et passible, sur déclaration de culpabilité, de la peine prévue pour l'infraction, que la corporation ait ou non été poursuivie ou déclarée coupable.
Le Règlement [Règlement sur les poids et mesures, C.R.C., chap. 1605 (mod. par DORS/79- 390, art. 3 et DORS/81-495, art. 2)] adopté en vertu de la Loi comprend les articles suivants:
COMMERCE AU DÉTAIL D'ALIMENTS MESURÉS INDIVIDUELLEMENT ET CONVERSION DE BALANCES
338. (1) Sous réserve du paragraphe (2) et de l'article 340, dans les régions visées à la colonne I du tableau de l'article 341 et aux dates inscrites à la colonne II et après celles-ci, le rapport prix par unité de mesure doit, dans la publicité pour le commerce au détail de marchandises, être exprimé seulement en unités de mesure métriques.
(2) Dans les régions visées au tableau de l'article 341 et aux dates inscrites à la colonne II et après celles-ci, mais avant le 31 décembre 1983, le rapport prix par unité de mesure peut, dans la publicité pour le commerce au détail de marchandises, être exprimé en unités de mesure canadiennes si le même rapport, en unités de mesure métriques, figure également en étant plus en évidence.
339. Sous réserve de l'article 340, dans les régions visées au tableau de l'article 341 et aux dates inscrites à la colonne III et après celles-ci, aucun instrument de mesure ou de pesée ne peut être utilisé dans le commerce au détail de marchandises s'il n'indique pas les résultats en unités métriques.
340. Seules les unités ou subdivisions métriques suivantes doivent être utilisées pour indiquer le rapport prix par unité de masse ou de poids dans l'offre, la publicité ou la mise en montre de marchandises dans le commerce au détail:
a) prix par kilogramme; ou
b) prix par cent grammes.
Les établissements des demandeurs à Toronto étaient situés dans une région où, en vertu du Règlement, le rapport prix par unité de mesure devait, dans la publicité pour le commerce au détail de telles marchandises, être exprimé seule- ment en unités de mesure métriques et aucun instrument de mesure ou de pesée ne pouvait être utilisé dans le commerce au détail de marchandises s'il n'indiquait pas les résultats en unités métriques.
Le redressement demandé en l'espèce par les demandeurs est le suivant:
[TRADUCTION] 5. Les demandeurs sollicitent donc:
a) un jugement déclaratoire selon lequel le règlement 338 adopté en vertu de la Loi sur les poids et mesures, Statuts du Canada, 1971, chap. 36, modifiée conformément au par. 9(4) de la Loi de 1976 modifiant le droit législatif (conversion au système métrique), Statuts du Canada, chap. 55, est ultra vires, et les règlements 338, 339 et 341, sont inconstitution- nels car ils violent la garantie de la liberté d'expression contenue dans la Charte canadienne des droits et libertés;
Le défendeur requiert maintenant une ordon- nance portant que les demandeurs n'ont pas la qualité pour obtenir le redressement demandé ou que la Cour, exerçant son pouvoir discrétionnaire, déclare être incompétente pour connaître de la demande, et, si elle accepte les prétentions du défendeur, une ordonnance rejetant l'action avec dépens.
Il est évident que les demandeurs poursuivent leur commerce au détail d'aliments mesurés et la conversion de balances en contrevenant au Règle- ment mais, jusqu'à maintenant, aucun d'eux n'a été poursuivi parce qu'il agissait ainsi et aucune demande ni aucune tentative n'a été faite pour les obliger à se conformer à ce Règlement.
À l'appui de son allégation selon laquelle les demandeurs n'ont pas la qualité leur donnant droit au redressement demandé, le défendeur invoque l'arrêt Smith v. The Attorney General of Ontario, [1924] R.C.S. 331; 42 C.C.C. 215. Dans cet arrêt, le demandeur sollicitait un jugement déclaratoire de la Cour portant que certaines dispositions de l'article 152 de la Partie IV de la Loi de tempé- rance du Canada [S.R.C. 1906, chap. 152 (mod. par S.C. 1919-20, chap. 8)] concernant la vente de liqueurs enivrantes pour fins de breuvage, étaient ultra vires. Le demandeur n'avait pas été poursuivi en vertu de la Loi et il ne risquait pas de l'être car il avait simplement écrit à plusieurs négociants de Montréal pour leur demander de lui fournir ces liqueurs à Toronto. Ils avaient refusé parce qu'il aurait été illégal de le faire en vertu de cette Loi. La Cour suprême du Canada a jugé que, dans un tel cas, le demandeur doit démontrer qu'il a un intérêt particulier à ce que la question soit tran- chée ou qu'il risque d'être condamné par suite d'une application erronée du droit. L'action a été rejetée.
Dans Thorson c. Procureur général du Canada et al., [1975] 1 R.C.S. 138, le demandeur, qui poursuivait en tant que contribuable dans une action intéressant une catégorie de personnes, pré- tendait que la Loi sur les langues officielles, S.C. 1968-69, chap. 54, et les lois portant affectation de crédit pour son application, étaient inconstitution- nelles. Les défendeurs prétendaient que le deman- deur n'avait pas la qualité pour intenter l'action. La Cour a jugé qu'il s'agissait d'une loi directive et qu'il n'y avait aucun risque qu'une personne soit
poursuivie en vertu de ses dispositions. Le procu- reur général ne souhaitait pas engager des procé- dures afin de vérifier sa validité et le gouverne- ment avait refusé de soumettre un renvoi à cet effet. La Cour a jugé qu'une question d'abus de pouvoir législatif est de la compétence des tribu- naux et qu'il leur appartient, dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire, de permettre à un contribuable de soumettre cette question à la jus tice par le moyen d'une action intéressant une catégorie de personnes. Il a été jugé que le droit des citoyens au respect de la constitution étayerait la qualité pour agir et l'action a été accueillie.
Dans Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265, McNeil, qui était citoyen et contribuable de la province de la Nouvelle-Ecosse, a présenté une requête visant à faire déclarer ultra vires certains articles du Theatres and Amuse ments Act [R.S.N.S. 1967, chap. 304] ainsi que certains de ses règlements d'application. La ques tion de la qualité du demandeur pour agir a été soulevée en défense. Auparavant, le demandeur avait interjeté appel auprès du lieutenant-gouver- neur en conseil en vertu des dispositions contenues dans la Loi, mais on ne lui a pas reconnu ce droit d'en appeler. Il a demandé ensuite au procureur général de la province de déférer la question de la constitutionnalité de la Loi à la Cour mais ce dernier a rejeté sa demande. Il a été jugé que le demandeur avait fait tout ce qu'il pouvait pour que cette question soit tranchée avant qu'il n'intente son action et qu'il avait soulevé un point constitu- tionnel important, qui consistait à déterminer ce que le public peut voir dans les salles de spectacle. La Cour a jugé que, puisqu'il n'y avait pratique- ment aucun autre moyen de soumettre la question à un contrôle judiciaire, elle était justifiée d'exer- cer son pouvoir discrétionnaire en faveur du demandeur et de lui reconnaître la qualité pour agir. L'arrêt le plus récent sur la question est Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575.
Dans cette affaire, le demandeur réclamait un jugement déclaratoire portant que les paragraphes 251(4),(5) et (6) du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34], qui autorisent l'avortement dans cer- taines circonstances, étaient nuls et inopérants parce qu'ils portaient atteinte au droit à la vie humaine en violation de la Déclaration canadienne
des droits [S.R.C. 1970, Appendice III]. Ces para- graphes prévoyaient une exception à la responsabi- lité pénale et, par conséquent, il était difficile de trouver une personne directement touchée ou subissant un préjudice exceptionnel, ayant donc un motif de contester la loi. Il a été décidé par la majorité de la Cour que, pour établir l'intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite visant à déclarer qu'une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu'une per- sonne démontre qu'elle est directement touchée ou qu'elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi et qu'il n'y a pas d'autre manière raisonnable et efficace de soumet- tre la question à la Cour. Le demandeur milite depuis des années dans cette cause et, alors qu'il était Ministre dans le Cabinet du Manitoba, il a sollicité le gouvernement fédéral d'agir en vue d'abroger ces articles du Code criminel.
Le juge Martland, prononçant le jugement de la Cour, a déclaré à la page 598:
Selon mon interprétation, ces arrêts décident que pour établir l'intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite visant à déclarer qu'une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu'une personne démontre qu'elle est directement touchée ou qu'elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu'il n'y a pas d'autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour. A mon avis, l'intimé répond à ce critère et devrait être autorisé à poursuivre son action.
Si la requête était accueillie, cela mettrait fin à l'action et priverait les demandeurs de leur droit à se faire entendre sur la validité des articles du Règlement. Une telle ordonnance ne devrait être accordée que dans les cas les plus évidents. Cette question est essentielle pour les demandeurs car elle affecte la manière dont ils doivent exploiter leur entreprise. Je ne suis pas convaincu qu'ils n'ont pas qualité pour agir en l'espèce. Il doit y avoir beaucoup d'autres hommes d'affaires dans la. même situation. À mon avis, la question devrait être tranchée à l'instruction de l'action, lorsque les preuves pertinentes pourront être soumises et qu'il sera possible de statuer en même temps sur tous les points en litige en l'espèce. Voir Nova Scotia Board of Censors c. McNeil (précité), à la page 267.
Par conséquent, la requête devrait être rejetée et les dépens laissés à la discrétion du juge de pre- mière instance.
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