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A-1225-83
Tom Luscher (appelant) c.
Sous-ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise (intimé)
Cour d'appel, juge en chef Thurlow, juges Maho- ney et Hugessen-Vancouver, 5 et 6 mars; Ottawa, 14 mars 1985.
Douanes et accise - Importation d'un magazine à caractère explicitement sexuel à des fins personnelles - Importation interdite parce que le magazine a été classé parmi les articles ayant un caractère «immoral. ou «indécente en vertu du Tarif des douanes - L'interdiction prévue au numéro tarifaire porte atteinte à la liberté d'expression garantie par l'art. 2b) de la Charte - Etant donné son caractère trop vague et incertain, l'interdiction ne constitue pas une limite raisonnable au sens de l'art. 1 de la Charte et s'avère par conséquent inopérante - Tarif des douanes, S.R.C. 1970, chap. C-41, art. 14, Liste C, numéro tarifaire 99201-1 (mod. par S.C. 1976-77, chap. 28, art. 49(2)) - Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40, art. 47, 48(1) (mod. par S.R.C. 1970(2° Supp.), chap. 10, art. 65, Item 12), 50(2) (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 48, art. 25; S.C. 1978-79, chap. 11, art. 10) - Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu- tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 2b) - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 158 - Motor Vehicle Act, R.S.B.C. 1979, chap. 288, art. 214(2) (mod. par S.B.C. 1982, chap. 36, art. 32).
Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté d'ex- pression - Importation d'un magazine à caractère explicite- ment sexuel à des fins personnelles - Importation interdite parce que le magazine a été classé parmi les articles ayant un caractère «immorale ou «indécente en vertu du Tarif des douanes - Le numéro tarifaire pertinent porte atteinte à la liberté d'expression garantie par la Constitution - On n'a pas démontré qu'il s'agissait d'une limite qui se justifiait dans le cadre d'une société libre et démocratique étant donné son caractère trop vague, incertain et par conséquent déraisonnable - L'incertitude et l'imprécision sont des vices d'ordre consti- tutionnel qui rendent inopérante la disposition fautive - Les décisions rendues avant l'adoption de la Charte n'ont que peu d'utilité pour décider du caractère raisonnable d'une limite imposée à un droit garanti par cette dernière - Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 2b) - Tarif des douanes, S.R.C. 1970, chap. C-41, art. 14, Liste C, numéro tarifaire 99201-1 (mod. par. S.C. 1976-77, chap. 28, art. 49(2)) - Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40, art. 47, 48(1) (mod. par S.R.C. 1970 (2" Supp.), chap. 10, art. 65, Item 12), 50(2) (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 48, art. 25; S.C. 1978-79, chap. 11, art. 10).
L'appelant a tenté d'importer au Canada pour son usage personnel, un magazine qui «porte entièrement sur les ébats sexuels d'un homme et d'une femme, des préliminaires à l'or-
gasme». Le sous-ministre a classé ledit magazine parmi les articles ayant un caractère «immoral» ou «indécent» en vertu du numéro tarifaire 99201-1, en faisant ainsi un magazine dont l'importation est interdite par l'article 14 du Tarif des douanes. L'appel formé contre cette décision en vertu de l'article 47 de la Loi sur les douanes est venu confirmer cette classification. Cette décision fait présentement l'objet d'un appel en vertu du paragraphe 48(1) de la Loi aux motifs que la décision des deux instances inférieures était erronée et que le critère jurispruden- tiel des «normes sociales de tolérance» a été mal appliqué. Cependant, l'argument principal porte plutôt sur le fait que le numéro tarifaire constitue une atteinte injustifiée aux libertés garanties par l'alinéa 2b) de la Charte et qu'il est de ce fait, inopérant.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Comme l'appel interjeté devant cette Cour en vertu du paragraphe 48(1) se limite aux questions de droit et comme la preuve soumise au juge de première instance est plus que suffisante pour étayer sa conclusion suivant laquelle le sous- ministre a bien interprété et appliqué les dispositions du Tarif des douanes, cette décision ne doit pas être modifiée.
Il est clair que le numéro tarifaire 99201-1, en corrélation avec l'article 14 du Tarif des douanes, porte atteinte aux libertés garanties par l'alinéa 2b) de la Charte. La question consiste à déterminer s'il s'agit d'une limite pouvant se justifier dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article 1 de la Charte. Le seul fait qu'une limite soit vague, incertaine ou assujettie à l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire suffit à en faire une limite déraisonnable. L'incertitude et l'imprécision sont des vices d'ordre constitutionnel dans le contexte d'une limite imposée aux droits et libertés prévus par la Constitution. Les décisions rendues avant l'adoption de la Charte n'ont que peu d'utilité pour décider du caractère raison- nable d'une limite imposée à un droit garanti par la Charte. En l'espèce, les mots «immoral» ou «indécent» ne sont définis nulle part dans la Loi. De plus, il s'agit de mots dont la teneur est hautement subjective et émotionnelle. D'ailleurs, ils ne se limi- tent pas aux sujets à prédominance sexuelle. Le critère des normes sociales de tolérance ne fait qu'accroître l'incertitude qui les caractérise, car les normes elles-mêmes sont sujettes à des fluctuations fréquentes et varient énormément d'une région à l'autre du pays. On ne répond pas à la question en disant que telle publication ou telle autre est clairement immorale ou obscène. Ce qui est significatif, c'est la taille et l'importance de la zone grise entre ce qui est clairement acceptable et ce qui est clairement inacceptable. En l'espèce, étant donné son caractère imprécis et incertain, le numéro tarifaire 99201-1, dans la mesure ou il interdit l'importation d'objets de nature immorale ou indécente, ne constitue pas une limite raisonnable aux libertés garanties par l'alinéa 26) de la Charte et il est donc inopérant.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Re Southam Inc. and The Queen (No. I) (1983), 41 O.R. (2d) 113 (C.A.); République fédérale d'Allemagne c. Rauca, [1983] 1 C.F. 525; 145 D.L.R. (3d) 638 (C.A.); The Sunday Times v. The United Kingdom (1979), 2 E.H.R.R. 245 (Cour eur. des Droits de l'Homme); Miller
v. California, 413 U.S. 15 (1972); Ont. Film & Video Appreciation Soc. v. Ont. Bd. of Censors (1983), 34 C.R. (3d) 73 (Cour div. de l'Ont.); R. v. Robson, jugement en date du 6 mars 1985, Cour d'appel de la Colombie-Bri- tannique, greffe de Vancouver C.A. 002682, encore inédit; Reg. v. Knuller (Publishing, Printing and Promo tions), [1973] A.C. 435 (H.L.); Priape Enrg. v. Dep. M.N.R. (1979), 24 C.R. (3d) 66 (C.S. Qc); R. v. Ran- kine (Doug) Co. Ltd. (1983), 36 C.R. (3d) 154 (C. cté Ont.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Gordon & Gotch (Canada) Limited c. Le sous-ministre du Revenu national (Douanes et Accise), [1978] 2 C.F. 603 (C.A.); R. v. Popert et al. (1981), 58 C.C.C. (2d) 505 (C.A. Ont.).
DÉCISION CITÉE:
Regina v. P. (1968), 3 C.R.N.S. 302 (C.A. Man.). AVOCATS:
John G. Ince pour l'appelant.
W. B. Scarth, c.r. et A. G. F. Gilchrist pour
l'intimé.
PROCUREURS:
John G. Ince, Vancouver, pour l'appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE HUGESSEN: Appel est interjeté en l'espèce d'une décision rendue par le juge de cour de comté Anderson [(1983), 149 D.L.R. (3d) 243 (C. cté C.-B.)], siégeant en qualité de «juge» au sens de l'article 50 de la Loi sur les douanes, S.R.C. 1970, chap. C-40 [mod. par S.C. 1974- 75-76, chap. 48, art. 25 et par S.C. 1978-79, chap. 11, art. 10], pour entendre l'appel formé, en vertu de l'article 47 de ladite Loi, contre la décision du sous-ministre de classer un magazine, la pièce 1 aux présentes, sous le numéro tarifaire 99201-1 de la liste C du Tarif des douanes, S.R.C. 1970, chap. C-41 [mod. par S.C. 1976-77, chap. 28, art. 49(2)]. Le juge Anderson a rejeté l'appel et con firmé la décision du sous-ministre de classer le magazine en question parmi les articles ayant un caractère «immoral» ou «indécent».
Devant notre Cour, l'appelant a timidement allégué que le juge Anderson et le sous-ministre
avaient mal défini et appliqué le critère des [TRA- DUCTION] «normes sociales de tolérance» établi par la jurisprudence. Il serait futile de citer tous les cas ce critère a été établi et approuvé et je suis convaincu que le juge Anderson s'est donné les bonnes directives en droit quant à sa nature et à sa portée.
Le magazine faisant l'objet du présent litige et les motifs pour lesquels l'appelant l'avait en sa possession sont décrits et résumés de façon suc- cincte et précise par le juge de première instance de la manière suivante la page 245 D.L.R.]:
[TRADUCTION] Le magazine en question porte entièrement sur les ébats sexuels d'un homme et d'une femme, des prélimi- naires à l'orgasme. Chacune des 40 pages (y compris les pages couvertures) renferme une ou plusieurs photographies en cou- leurs accompagnées d'un texte narratif de plusieurs centaines de mots décrivant de façon explicite et dans un langage vulgaire les divers actes illustrés par les photos. Ces actes ne sont d'aucune façon contre nature ou illégaux et, en fait, ils font partie de la vie quotidienne des canadiens et des canadiennes. On a admis que l'appelant n'avait nullement l'intention de faire circuler ou de vendre le magazine. Il désirait simplement s'en servir pour «stimuler ses fantaisies» dans l'intimité de sa cham- bre à coucher.
Comme l'appel interjeté devant cette cour en vertu du paragraphe 48(1) de la Loi sur les doua- nes [mod. par S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10, art. 65, Item 12] se limite aux questions de droit et, comme la preuve soumise au juge de première instance est plus que suffisante pour étayer la décision qu'il a rendue, je ne vois aucune raison de modifier sa conclusion suivant laquelle le sous- ministre a interprété et appliqué de façon adéquate les dispositions du Tarif des douanes.
L'appel interjeté devant cette Cour ne vise pas au premier chef la décision du sous-ministre qu'a d'ailleurs confirmée le juge Anderson, mais plutôt la loi en vertu de laquelle cette décision a été rendue. L'appelant soutient que le numéro tari- faire 99201-1 porte atteinte aux libertés garanties par l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et que, n'étant pas visé par l'exception prévue à l'article 1, il est donc inopérant. L'appelant ne prétend pas que le Parlement n'avait pas le pouvoir d'interdire ou de réglementer l'importation de matériel de ce genre, communément appelé «pornograhie», mais
soutient plutôt que l'interdiction telle que libellée dans la loi est invalide. Je suis d'accord avec cet argument.
Le numéro tarifaire 99201-1, en corrélation avec l'article 14 du Tarif des douanes, interdit l'impor- tation de:
99201-1 Livres, imprimés, dessins, peintures, gravures, photo- graphies ou reproductions de tout genre, de nature à fomen- ter la trahison ou la sédition, ou ayant un caractère immoral ou indécent.
L'alinéa 2b) de la Charte enchâsse et protège les
libertés «fondamentales» suivantes:
2....
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
L'argument suivant lequel une interdiction visant au premier chef des «livres» constitue, à première vue, une atteinte aux libertés garanties par l'alinéa 2b) n'a pas, selon moi, besoin de démonstration.
Cependant, il n'existe pas de libertés absolues et celles garanties par la Charte ne font pas exception à cette règle. Aux termes de l'article 1, elles ne peuvent être restreintes que:
1. ... par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Ce texte, pour sa part, établit clairement que c'est au gouvernement qu'il appartient de justifier une limite imposée à une libertée garantie'.
À mon avis, l'une des caractéristiques primor- diales d'une limite raisonnable imposée par une règle de droit est qu'elle doit être exprimée avec suffisamment de clarté pour qu'on puisse l'identi- fier et la situer. Le seul fait qu'une limite soit vague, ambiguë, incertaine ou assujettie à l'exer- cice d'un pouvoir discrétionnaire suffit à en faire une limite déraisonnable. Si un citoyen ne peut déterminer avec un degré de certitude tolérable dans quelle mesure l'exercice d'une liberté garantie peut être restreint, il est probable que cela le dissuadera d'adopter certaines conduites qui, en fait, n'étant pas interdites, sont licites. L'incerti-
' Voir Re Southam Inc. and The Queen (No. l) (1983), 41 O.R. (2d) 113 (C.A.); République fédérale d'Allemagne c. Rauca, [1983] 1 C.F. 525; 145 D.L.R. (3d) 638 (C.A.).
tude et l'imprécision sont des vices d'ordre consti- tutionnel lorsqu'elles servent à restreindre des droits et libertés garantis par la Constitution. Bien qu'il ne puisse jamais y avoir de certitude absolue, une limite imposée à un droit garanti doit être telle qu'il sera très facile d'en prévoir les conséquences sur le plan juridique.
À cet égard, l'expérience des autres s'avère très utile. L'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme assujettit la liberté d'expres- sion à
Article 10
2. ... certaines ... restrictions ... prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocra- tique ...
Signalons que la Convention n'exige pas expressé- ment que les restrictions soient «raisonnables».
Dans The Sunday Times v. The United King dom (1979), 2 E.H.R.R. 245, la Cour européenne des Droits de l'Homme a déclaré:
[TRADUCTION] Aux yeux de la Cour, les deux conditions suivantes comptent parmi celles qui se dégagent des mots «prévues par la loi». Il faut d'abord que la «loi» soit suffisam- ment accessible: le citoyen doit pouvoir disposer de renseigne- ments suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. En second lieu, on ne peut considérer comme une «loi» qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé. Elles n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue: l'expérience la révèle hors d'at- teinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s'accompagne parfois d'une rigidité excessive; or le droit doit savoir s'adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique. (A la page 271.)
Aux États-Unis, la liberté d'expression garantie par le Premier Amendement n'est pas assujettie de façon spécifique à certaines réserves comme c'est le cas dans la Charte et dans la Convention euro- péenne et c'est aux tribunaux qu'il appartient de définir l'étendue des limites légales pouvant être imposées. Dans l'arrêt Miller v. California, 413 U.S. 15 (1972), la Cour suprême a clairement indiqué que la précision et la prévisibilité étaient les deux exigences premières de telles limites:
[TRADUCTION] À tout le moins, la Cour a établi de façon catégorique que les articles obscènes ne sont pas protégés par le Premier Amendement ... Nous reconnaissons toutefois les dangers inhérents aux tentatives de réglementation de toute forme d'expression. Les lois adoptées par les États afin de réglementer le matériel obscène doivent être soigneusement limitées ... Par conséquent, nous restreignons aujourd'hui la portée d'une telle réglementation aux œuvres illustrant ou décrivant un comportement sexuel. Ce comportement doit être défini de façon précise dans le droit de l'État applicable à l'espèce, soit dans un texte de loi soit dans la jurisprudence. L'infraction créée par l'État doit se limiter aux œuvres qui, prises dans leur ensemble, misent entièrement sur la lubricité, qui dépeignent un comportement sexuel d'une façon manifeste- ment outrageante et qui, dans l'ensemble, ne présentent aucune valeur réelle sur le plan littéraire, artistique, politique ou scientifique. (Aux pages 23 et 24.)
En vertu des conclusions prononcées aujourd'hui, nul ne sera poursuivi pour avoir vendu ou exposé du matériel obscène à moins que ledit matériel ne représente ou ne décrive un com- portement sexuel «dur., manifestement outrageant et défini de façon précise dans le droit de l'État réglementant la question, soit dans un texte de loi soit dans la jurisprudence. Nous sommes convaincus que, grâce à ces conditions préalables spécifiques, les marchands de matériel de ce genre seront suffisamment informés du fait que leurs activités publiques et commerciales peuvent entraîner des poursuites. (A la page 27.)
Au Canada, les tribunaux dans leur courte expé- rience de la Charte, ont déjà eu l'occasion d'impo- ser des normes minimales en matière de certitude et de prévisibilité comme critère de justification, selon l'article 1, d'une limite imposée à une liberté garantie. Dans l'affaire Ont. Film & Video Appre ciation Soc. v. Ont. Bd. of Censors (1983), 34 C.R. (3d) 73, la Cour divisionnaire de l'Ontario, exami- nant une loi provinciale de censure, a déclaré:
[TRADUCTION] La question suivante consiste à déterminer si les limites imposées à la liberté d'expression de la requérante par la Commission de censure découle d'une «règle de droit.. Il est clair que des limites peuvent être imposées par une loi, un règlement et même la common law. Toutefois, pour être accep table, cette limite doit avoir force de loi afin de s'assurer qu'elle a été établie de façon démocratique par le biais du processus législatif ou de façon judiciaire par la jurisprudence. Cette exigence fait bien ressortir la sévérité avec laquelle les tribu- naux vont étudier toute atteinte aux libertés fondamentales.
La Couronne a soutenu que le pouvoir de la Commission de restreindre la liberté d'expression découle d'une règle de droit, en l'occurrence des articles 3, 35, et 38 de la Loi sur les salles de cinéma. Selon nous, bien que la loi confère effectivement à la Commission le pouvoir de censurer et d'interdire certains films, les limites raisonnables imposées à la liberté d'expression des cinéastes n'ont pas été autorisées par voie législative. La Charte exige des limites raisonnables découlant d'une règle de droit; il ne suffit pas d'autoriser une commission à censurer ou à interdire la présentation d'un film qu'elle désapprouve. Ce genre de pouvoir n'est pas légal car son exercice est laissé à la discrétion d'un tribunal administratif. Peu importe le dévoue-
ment, la compétence et les bonnes intentions des membres de la Commission, ce genre de réglementation ne peut être considéré comme une «règle de droit». Il est reconnu qu'une règle de droit ne peut être vague, indéterminée et entièrement discrétionnaire; elle doit être vérifiable et compréhensible. On ne peut laisser aux caprices d'un fonctionnaire le soin d'imposer des limites à la liberté d'expression; de telles limites doivent être énoncées avec une certaine précision, à défaut de quoi elles ne peuvent être considérées comme une règle de droit. la page 83.)
Cette décision a été confirmée par la Cour d'appel dans un jugement publié à 7 C.R.R. 129, dont voici un extrait:
[TRADUCTION] Nous irions même plus loin que la Cour divisionnaire sur cette question. À notre avis, l'al. 3(2)a) serait, non pas inopérant, mais ultra vires selon son libellé actuel. Cet alinéa permet d'éliminer complètement la liberté d'expression dans ce domaine particulier et ne fixe aucune limite à la Commission de censure. De toute évidence, elle n'établit aucune limite, raisonnable ou autre, qui permette de soutenir qu'elle relève de l'exception formulée à l'article 1 de la Char- te—une peuvent être restreints que par une règle de droit; dans des limites qui soient raisonnables». la page 131.)
Plus récemment encore, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a invalidé le paragraphe 214(2) du Motor Vehicle Act [R.S.B.C. 1979, chap. 288 (mod. par S.B.C. 1982, chap. 36, art. 32)] de cette province qui permet à un agent de la paix de suspendre temporairement un permis de conduire lorsque l'agent
[TRADUCTION] ... a des raisons de soupçonner que le conduc- teur ... a consommé de l'alcool.
(R. v. Robson, C.A.C.-B., le 6 mars 1985, Vancou- ver, du greffe C.A. 002682, encore inédit.) Si j'ai bien compris, la décision reposait principale- ment sur le fait que la disposition était, pour employer les mots du juge en chef Nemetz, [TRA- DUCTION] «un monument d'imprécisions» et, au dire du juge Esson, [TRADUCTION] «si désespéré- ment vague qu'elle ne peut constituer une limite raisonnable».
Le sous-ministre intimé prétend qu'en fait les dispositions du numéro tarifaire 99201-1 ne sont pas vagues et que l'interprétation jurisprudentielle des mots «immoral» et «indécent» leur a donné, au fil des ans, un sens raisonnablement certain. À cet égard, il cite certains arrêts, dont Gordon & Gotch (Canada) Limited c. Le sous-ministre du Revenu national (Douanes et Accise), [1978] 2 C.F. 603 (C.A.), et R. v. Popert et al. (1981), 58 C.C.C. (2d) 505 (C.A. Ont.).
À mon avis, les décisions rendues avant l'entrée en vigueur de la Charte n'ont que peu d'utilité
relativement à la question de savoir si une limite imposée à un droit garanti par la Charte est raisonnable ou non. Avant l'adoption de la Charte, les tribunaux n'étaient pas habilités à refuser d'ap- pliquer une loi dûment promulguée pour l'unique raison qu'elle était vague ou incertaine. Les tribu- naux avaient le devoir de faire de leur mieux pour donner un sens aux mots utilisés par le Parlement et pour les appliquer aux cas dont ils étaient saisis. Le fait que généralement (mais pas toujours) ils se soient acquittés de cette obligation sans se plaindre n'ajoute rien au débat. La question à laquelle il nous faut répondre aujourd'hui est celle de savoir si les mots employés au numéro tarifaire 99201-1, compte tenu de l'interprétation qu'en ont fait les tribunaux, sont suffisamment clairs pour consti- tuer une «règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables».
La première remarque qui s'impose à cet égard, c'est que les mots «immoral» et «indécent» ne sont définis nulle part dans la loi. Cela permet, dès le départ, de distinguer les dispositions du numéro tarifaire 99201-1 des dispositions relatives à l'obs- cénité du Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34] qui renferme au paragraphe 159(8) des mots qui pourraient être interprétés comme conférant à ces dispositions une certitude et une précision suffisan- tes.
Deuxièmement, les mots «immoral» et «indécent» sont des termes dont la teneur est hautement subjective et émotionnelle. Des gens raisonnables peuvent, en toute bonne foi, soutenir des opinions extrêmement divergentes. Dans l'actuel débat public sur l'avortement des tenants éloquents et convaincants d'opinions opposées soutiennent que seul leur point de vue est moral et que celui de leur adversaire est immoral. En outre, les normes de décence varient même (et peut-être plus spéciale- ment) d'un juge à l'autre. L'affaire Regina v.-P. (1968), 3 C.R.N.S. 302 (C.A. Man.) fournit un exemple intéressant d'un débat savant et éloquent entre les actuels juges en chef du Canada et du Manitoba sur la question de savoir si la fellation hétérosexuelle accomplie en privé (comme ce que nous illustre, entre autres choses, la pièce 1 aux présentes) constituait un acte de grossière indécen- ce 2 .
2 Cette affaire a évidemment été décidée avant la promulga tion de l'actuel article 158 du Code criminel par lequel le Parlement a mis fin, par voie législative, à la controverse.
L'obscénité prévue au Code criminel, selon la définition qu'en donne cette Loi, se limite à des sujets prédomine le sexe, alors que les notions d'immoralité ou d'indécence ne sont pas assujetties à une telle limite et ce, malgré l'interprétation judiciaire qui a transposé dans le critère d'immora- lité ou d'indécence le critère des normes sociales de tolérance. Comme l'a dit Lord Reid dans Reg. v. Knuller (Publishing, Printing and Promotions), [1973] A.C. 435:
[TRADUCTION] L'indécence ne se limite pas au sexe: en fait, il est difficile de trouver une quelconque limite qui ne revienne pas à dire qu'il s'agit de tout ce qu'une personne ordinaire et décente trouverait choquant, dégoûtant ou révoltant. la page 458.)
Bien que l'adoption par les tribunaux du critère des normes sociales de tolérance ait évidemment contribué à diminuer la subjectivité des mots «immoral» et «indécent», son effet a également été d'accroître l'incertitude qui les caractérise. Les normes sociales elles-même sont sujettes à des fluctuations fréquentes et varient énormément d'une région à l'autre du pays. Malgré tout, les tribunaux sont obligés d'appliquer des normes nationales et contemporaines. Je ne répéterai pas les propos que j'ai tenus dans Priape Enrg. v. Dep. M.N.R. (1979), 24 C.R. (3d) 66 (C.S. Qc), car ils trouvent un écho éloquent, bien que dans un con- texte différent, dans cette déclaration du juge de cour de comté Borins dans R. v. Rankine (Doug) Co. Ltd. (1983), 36 C.R. (3d) 154 (C. cté Ont.):
[TRADUCTION] Dans des films de cette nature, il est impossible de définir avec précision l'endroit il faut tracer la ligne. Ce serait tenter de définir ce qui est peut-être indéfinissable. la page 173.)
J'ajouterais qu'on ne peut évidemment répondre à l'argument suivant lequel une limite à une liberté est si vague qu'elle est déraisonnable, en disant que telle publication ou telle autre est si immorale ou indécente qu'elle contrevient clairement à l'inter- diction. On pourrait tout aussi bien prétendre que l'Histoire de Pierre Lapin n'était manifestement ni immorale ni indécente et pouvait donc être impor- tée. Il est fort peu probable qu'une disposition, si imparfaite soit elle, soit vague au point de ne pas permettre de départager certains cas. Ce qui est
significatif, c'est la taille et l'importance de la zone grise entre les deux situations extrêmes. L'impréci- sion ou l'incertitude tout comme le caractère dérai- sonnable ne sont pas des notions absolues, mais plutôt des critères à l'aide desquels les tribunaux doivent évaluer le caractère acceptable des limites imposées aux libertés garanties par la Charte.
En dernier lieu, qu'il soit bien clair que ce que garantit la Charte à l'alinéa 2b), ce ne sont pas des actes mais des idées, des expressions et des descrip tions. Bien que les activités illustrées dans le maga zine en question soient probablement licites, pour autant qu'on puisse en juger, il s'agirait de crimes que cela ne ferait aucune différence. La liberté de représenter un meurtre, réel ou imaginaire, est garantie par l'alinéa 2b), mais il ne faut pas en conclure pour autant que la Charte a légalisé l'assassinat.
J'en conclus que le numéro tarifaire 99201-1, dans la mesure il interdit l'importation d'objets ayant un caractère immoral ou indécent, ne consti- tue pas une limite raisonnable aux libertés garan- ties par l'alinéa 2b) de la Charte et qu'il est par conséquent inopérant.
À la lumière de cette conclusion, il n'est plus nécessaire d'examiner la requête présentée par l'appelant à l'audience afin que nous accueillions des éléments de preuve supplémentaires relative- ment au témoignage de l'expert de la Couronne, M. Murray. Les questions soulevées par cette requête devront donc être réglées en une autre occasion.
J'accueillerais l'appel, j'annulerais la décision du juge de cour de comté Anderson ainsi que la décision rendue par le sous-ministre le 16 février 1982, ou vers cette date, et je renverrais l'affaire devant le sous-ministre pour nouvel examen en tenant pour acquis que le numéro tarifaire 99201-1 de la liste C du Tarif des douanes est inopérant dans la mesure il interdit l'importation d'objets ayant un caractère immoral ou indécent. L'appe- lant a droit aux dépens de l'appel devant cette Cour.
LE JUGE EN CHEF THURLOW: Je souscris aux présents motifs.
LE JUGE MAHONEY: Je souscris aux présents motifs.
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