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T-388-80
La Reine (demanderesse)
c.
Cerescorp. Inc. (défenderesse)
Division de première instance, juge Joyal—Mont- réal, 6 décembre 1984; Ottawa, 25 mars 1985.
Douanes et accise Importation de marchandises Tarif de préférence britannique La condition selon laquelle les marchandises doivent être transportées sans transbordement n'a pas été satisfaite Le Décret de remise prévoit qu'il est possible d'être exonéré de cette condition lorsque le transbor- dement est le résultat «de circonstances indépendantes de la volonté des importateurs. En l'espèce, l'exonération ne peut être accordée parce que ces circonstances n'ont pas été prou- vées La défenderesse n'a pas établi que «l'expédition directe était impossible» Le «critère commercial» peut-il être appliqué? Loi sur la taxe d'accise, S.R.C. 1970, chap E-13 Tarif des douanes, S.R.C. 1970, chap. C-41, art. 3(1),(2) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 67, art. 2(1)), (3.1) (ajouté, idem, art. 2(4)), numéro tarifaire 42700-1 Décret de remise sur les marchandises transbordées à des ports étrangers, C.R.C., chap. 767, art. 1, 2, 3, 4.
Afin de remplir ses obligations contractuelles, la défende- resse, une entreprise d'arrimage canadienne, a acheté d'une société située en Eire un type de grue spécial. Après que plusieurs compagnies de transport maritime lui ont refusé, pour diverses raisons, de transporter la grue de l'Eire à Montréal, la défenderesse a trouvé une société établie en Belgique qui accepta de le faire au cours d'une traversée prévue de Anvers à Montréal. Toutefois, parce que le port de l'Eire plus près ne pouvait recevoir de gros navires, la grue a été expédiée en pièces détachées jusqu'à Anvers à bord d'un petit navire et de là, transbordée sur un gros navire pour la traversée de l'Atlantique.
Il s'agit de déterminer lequel du Tarif de préférence britanni- que (TPB) (qui prévoit un tarif douanier de 2 1 / 2 %) ou du Tarif de la nation la plus favorisée (TNPF) (qui prévoit un tarif douanier de 15 %) s'applique en l'espèce, l'Eire bénéficiant du premier et la Belgique, du second.
L'article 3 du Tarif des douanes prévoit que le TPB s'appli- que uniquement aux marchandises transportées sans autre transbordement jusqu'à un port canadien. Toutefois, il prévoit également que le gouverneur en conseil peut, par décret, exoné- rer certaines marchandises de cette exigence. Le Décret de remise sur les marchandises transbordées à des ports étran- gers, adopté en application de cette disposition habilitante, prévoit une telle exonération ainsi que la remise des droits de douane chaque fois que le transbordement a lieu en raison de «circonstances indépendantes de la volonté des importateurs», qui doivent «prouver ... que l'expédition directe était impossible».
La défenderesse prétend que le Décret doit être interprété par rapport au «critère commercial». Cela signifie que l'exi- gence de «l'expédition directe» doit être comprise à la lumière des «impératifs commerciaux» et que, en fait, tout ce qui est
exigé, c'est que des efforts raisonnables soient faits pour que le matériel soit expédié directement au Canada.
Il s'agit d'une action en paiement de sommes dues à la Couronne au titre de droits et de taxes de vente.
Jugement: l'action doit être accueillie.
La défenderesse ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui était imposé. Elle n'a pas fait suffisamment d'efforts pour satisfaire aux règles du TPB. Bien qu'il faille tenir compte du contexte commercial pour déterminer si les conditions du Décret ont été remplies, les exigences du Décret sont plus sévères qu'un simple «critère commercial».
Le choix de la défenderesse ne lui était pas imposé par ses engagements contractuels. Le temps n'était pas encore un facteur critique. Des éléments de preuve indiquent que la défenderesse a fait en sorte d'avancer la date de livraison du matériel parce qu'elle a jugé qu'il était avantageux pour elle de le faire. En insistant inutilement pour que la livraison se fasse rapidement et que la traversée ait lieu en hiver elle a restreint de manière excessive ses recherches aux seules compagnies de navigation assurant un service régulier par l'Atlantique. Pour se prévaloir des dispositions du décret, un importateur doit démontrer soit que les circonstances étaient en fait indépendan- tes de sa volonté, soit que l'expédition directe était en fait impossible.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Crawford v. Wilson (1896), 1 Com. Cas. 277 (C.A.); Carolina Spruce Co. v. Black Mountain R. Co., 201 S.W. 154 (Tenn. S.C. 1918); Australian Dispatch Line (Inc) v. Anglo-Canadian Shipping Co., Ltd., [ 1940] 2 W.W.R. 266 (C.A.C.-B.); Moss v. Smith (1850), 9 C.P. 94; 19 L.J.C.P. 225; 137 E.R. 827.
DÉCISION CITÉE:
Wylie v. Montreal (1885), 12 R.C.S. 384. AVOCATS:
Daniel Marecki pour la demanderesse. Michael Kaylor et David W. Rothschild pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour la demanderesse.
Gottlieb, Kaylor, Swift & Stocks, Montréal, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE JOYAL: Il s'agit d'une action en paie- ment de sommes dues à la Couronne par la défen- deresse au titre de droits et de taxes de vente
établis en vertu du Tarif des douanes' et de la Loi sur la taxe d'accise 2 . L'action a été instruite à Montréal, le 6 décembre 1984.
Avant d'aborder les éléments relatifs à la forme et au fond de ce conflit, je devrais peut-être en faire l'historique.
La défenderesse, Cerescorp Inc., exploite depuis plusieurs années une entreprise de chargement et de déchargement de cargaison maritime. Elle a participé ou réagi aux techniques de plus en plus sophistiquées dans le domaine du chargement et du déchargement des cargaisons de navires. Dans un marché concurrentiel s'affrontent les compa- gnies de transport maritime et les entreprises d'ar- rimage, la défenderesse a d'une part innover et d'autre part répondre aux attentes de ses clients.
Poursuivant ses objectifs, la défenderesse a appris en 1978, que la société Atlantic Container Lines (ci-après désignée sous le sigle ACL) souhai- tait agrandir et améliorer ses installations de char- gement et de déchargement situées dans le port de Montréal. ACL exploitait alors un service régulier de transport de fret entre l'Europe et le Canada. Afin de rentabiliser et d'accélérer le chargement et le déchargement des navires, ACL avait adopté la technique des «conteneurs» et celle de la «manuten- tion horizontale» pour le transport de marchandi- ses et pour la conception de ses navires de charge. C'est un fait que pour un transporteur, le temps requis pour le chargement et le déchargement est un facteur capital. La durée d'escale, tout comme le temps d'arrêt dans d'autres industries, est un facteur de coût sur lequel la direction et le person nel ne cessent de se pencher.
Au cours de l'été 1978, la défenderesse a offert ses services à ACL et proposé de construire un nouveau terminal roulier pour conteneurs à Mont- réal. Suivant les exigences qu'ACL avait alors fait connaître à la défenderesse, celle-ci devait élaborer un projet comprenant des terrains, de l'équipe- ment, des rampes et d'autres installations. La défenderesse se devait de soumettre à ACL une proposition susceptible de satisfaire ses besoins en plus d'être rentable et d'offrir des prix concurren- tiels.
' S.R.C. 1970, chap. C-41. 2 S.R.C. 1970, chap. E-13.
Afin de satisfaire aux exigences d'ACL, la défenderesse a été obligé d'engager des capitaux considérables. Elle a acquérir de vastes terrains pour l'entreposage de gros conteneurs autant à l'arrivage qu'à la sortie. Elle a prévoir l'aména- gement de rampes pour la manutention horizontale de la cargaison. Elle a fournir de l'équipement mobile gros et lourd du type lève-palettes pour le chargement et le déchargement de conteneurs afin de s'adapter à d'autres modes de transport comme les camions à plate-forme et les wagons ferroviai- res.
Après avoir pris contact avec les autorités du port de Montréal, la défenderesse a appris qu'elle pouvait louer des installations d'un terminal non aménagé dans une partie du port de Montréal appelée section 66. Elle a commencé à mettre son projet sur pied, déterminant ses sources d'approvi- sionnement et établissant le coût des nombreux postes de dépenses qu'elle devait engager.
Dans son offre, la défenderesse proposait à ACL d'utiliser une grue du tout dernier modèle pour le chargement ou le déchargement des conteneurs. Afin de satisfaire aux critères de conception et de performance que lui imposait ACL, la défende- resse devait installer une grue se déplaçant sur rail ayant une portée à l'avant de quatre-vingt-dix pieds et une portée arrière de plus de 200 pieds, ainsi qu'une hauteur libre d'environ quatre-vingt- dix pieds sous les palonniers. Pour avoir une idée de la grosseur de cette tour Eiffel modifiée sur roues, il suffit d'en considérer le prix qui est de l'ordre de 1,8 millions de dollars.
À la fin de l'été et au début de l'automne 1978, la défenderesse se mit à la recherche d'une grue géante. Elle communiqua avec sa société-mère à Chicago qui à son tour s'informa si une telle grue était disponible aux États-Unis. Elle se mit en rapport avec Dominion Bridge mais sans succès. Il importait peu à la défenderesse que la grue soit neuve ou usagée en autant qu'elle soit conforme aux spécifications d'ACL. Elle s'est alors rendue compte que le matériel n'était disponible ni dans l'Est américain ni dans l'Est canadien.
À la fin d'octobre ou au début de novembre 1978, la défenderesse a finalement trouvé ce qu'elle cherchait. Il s'agissait d'une grue du type Liebherr, connue aussi sous le nom de grue Tango,
qu'elle pouvait acheter de la société Sea Contai ners Atlantic Ltd. dont les installations étaient situées près d'un petit port du sud-ouest de l'Eire appelé Fenit. Le prix lui convenait et la date prévue pour la livraison du matériel permettait à la défenderesse de respecter le délai d'approvisionne- ments nécessaire. La date prévue pour la livraison était le 15 décembre 1978.
La défenderesse s'enquit alors de la possibilité de faire transporter la grue de Fenit au Canada. Elle s'adressa à plusieurs compagnies de transport maritime mais prit d'abord contact avec son nou- veau client, ACL. Celle-ci s'occupait uniquement des cargaisons à destination de l'est. La défende- resse dut se mettre en rapport avec Southamptom (G.-B.) qui était responsable des chargements à destination de l'ouest. ACL lui dit qu'elle ne pou- vait s'en occuper.
La défenderesse prit contact avec CP Naviga tion, un des rares transporteurs à offrir un service régulier entre l'Europe et Montréal au cours des mois d'hiver. CP Navigation n'était pas intéressée. La défenderesse se mit alors en rapport avec la compagnie Manchester ainsi qu'avec les compa- gnies nationales de transport maritime polonaise et soviétique. Cette dernière compagnie se montra intéressée à faire escale en Eire pour y embarquer la cargaison et à poursuivre sa route vers Mont- réal, mais elle renonça plus tard à ce projet quand, après avoir obtenu des informations supplémentai- res, elle découvrit que les eaux du petit port de Fenit n'étaient pas assez profondes pour accueillir ses navires. Les réponses de la compagnie Man- chester et du transporteur national polonais furent aussi négatives.
Finalement, la défenderesse négocia avec Cast Shipping qui exploitait un service régulier entre l'Europe et le Canada grâce à quatre navires four- nissant un service hebdomadaire entre ces deux destinations. Toutefois, contrairement à ACL, qui avait une base à Southampton (G.-B.), le centre d'opérations de Cast en Europe se trouvait à Anvers (Belgique). Cast devait par conséquent embarquer la grue en pièces détachées au petit port de Fenit (Eire) à bord d'un petit caboteur lui appartenant, la transporter à Anvers et de là, la transborder sur un de ses gros navires en vue de la traversée prévue jusqu'à Montréal.
Pendant ce temps, le constructeur de la grue, Sea Containers, était aux prises avec les retards habituels. Elle informa la défenderesse que la grue ne pourrait être livrée franco à bord à Fenit avant le 15 janvier 1979. La marchandise arriva finale- ment au port de Montréal le 20 février 1979. En raison des dommages qu'avaient subi certaines pièces du matériel électronique contenues dans la cargaison, ce n'est que le 29 mars 1979 que le matériel a été dédouané à Montréal.
À la douane, la défenderesse a déclaré une valeur de 1,8 millions de dollars. Cette valeur imposable n'est pas contestée. La grue et ses nom- breuses pièces ont été classifiées sous le numéro tarifaire 42700-1 du Tarif des douanes. Cette classification ne fait pas non plus l'objet de contes- tation. Le litige qui a pris naissance entre la demanderesse et la Couronne concerne le droit applicable en vertu du numéro tarifaire 42700-1.
Les marchandises importées proviennent de l'Eire le tarif applicable est de 2' %, en vertu du Tarif de préférence britannique. C'est à ce taux que la défenderesse acceptait d'être imposée. La Couronne prétend toutefois que ce tarif ne s'appli- que qu'aux marchandises qui ont été embarquées dans un port bénéficiant d'un tel tarif et transpor- tées directement au Canada. En l'espèce, les mar- chandises ont été transbordées à Anvers (Belgi- que), ce pays ne bénéficiant que d'un tarif de 15 % selon le Tarif de la nation la plus favorisée. Comme on peut s'en rendre compte, l'écart entre 21 % et 15 %, appliqué à 1,8 millions de dollars, représente une somme considérable. Selon le Tarif de préférence britannique, le taux de droit de douane s'élève à 2 1 / 2 %, et il faut y ajouter, en vertu de la Loi sur la taxe d'accise, une taxe de 9 %, ce qui donne un total de 211 050 $. Lorsqu'on appli- que le Tarif de la nation la plus favorisée, ce total atteint 456 300 $.
La Couronne fonde son argumentation sur le Tarif des douanes. L'article de cette loi imposant une telle charge est le paragraphe 3(1) qui est ainsi conçu:
3. (1) Sous réserve de la présente loi et de la Loi sur les douanes, il doit être prélevé, perçu et payé sur toutes les marchandises énumérées dans la liste A, ou qui sont mention- nées comme n'y étant pas énumérées, lorsque ces marchandises sont importées au Canada ou sorties d'entrepôt pour y être consommées, les divers taux de droits de douane, s'il en est,
indiqués en regard de chaque article respectivement ou imposés sur les marchandises non énumérées, dans la colonne du Tarif applicable aux marchandises, sous réserve des conditions énon- cées dans le présent article.
Le paragraphe 3(2) [mod. par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 67, art. 2(1)] dispose que:
3....
(2) Sous réserve de toute autre disposition de la présente loi, les taux de droits de douane, s'il en est, énoncés dans la colonne (1), «Tarif de préférence britannique», s'appliquent aux mar- chandises produites dans les pays britanniques qui suivent lorsque ces marchandises sont transportées sans transborde- ment d'un port de l'un quelconque des pays britanniques jouis- sant des avantages du Tarif de préférence britannique à un port du Canada:
Ce paragraphe donne ensuite la liste de plus de soixante pays dont les marchandises jouissent des avantages du Tarif de préférence britannique. Parmi ces pays, se trouve l'Eire, ou République d'Irlande.
La condition portant que les marchandises transportées ne doivent pas avoir été transbordées est répétée à la fin du paragraphe 3(2):
(2) ...
les marchandises ayant droit aux avantages du Tarif de préfé- rence britannique jouissent de ces avantages lorsqu'elles sont expédiées au moyen d'un connaissement à l'adresse d'un desti- nataire à un port spécifié au Canada, lorsque lesdites marchan- dises sont transférées à un port d'une possession britannique et sont transportées sans autre transbordement à un port du Canada.
Plus loin dans la Loi, on trouve une exception possible à l'exigence du transbordement ou de l'expédition directe. Cette exemption est prévue au paragraphe (3.1) [ajouté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 67, art. 2(4)] de l'article 3 qui dispose que:
(3.1) Le gouverneur en conseil peut, par décret,
a) exempter les marchandises ... admises aux avantages du Tarif de préférence britannique ... de l'exigence qu'elles soient transportées sans transbordement
selon les modalités, s'il en est, qu'il peut préciser.
Le gouverneur en conseil a adopté un tel décret 3 libellé comme suit:
1. Le présent décret peut être cité sous le titre: Décret de remise sur les marchandises transbordées à des ports étrangers.
3 Décret de remise sur les marchandises transbordées à des ports étrangers, C.R.C., chap. 767.
2. Sous réserve de l'article 3, une remise est accordée des droits de douane et des taxes sur les marchandises qui provien- nent de pays jouissant des avantages du Tarif de préférence britannique et qui ne sont pas transportées sans autre transbor- dement à un port au Canada, comme l'exige l'article 3 du Tarif des douanes, mais qui sont transbordées à un port étranger en raison de circonstances indépendantes de la volonté des importateurs.
3. La remise n'est pas accordée, à moins qu'il soit prouvé de façon satisfaisante au ministère du Revenu national, douanes et accise, que l'expédition directe était impossible.
4. La remise est, dans chaque cas, la différence entre les droits et les taxes dûment exigibles selon le Tarif de préférence britannique et ceux qu'il faudrait payer d'après le tarif qui s'appliquerait aux importations venant du pays les marchan- dises ont été transbordées.
La défenderesse a tenté de se prévaloir des termes du Décret susmentionné et a demandé qu'une remise lui soit faite. La Couronne a refusé de la lui accorder pour le motif que la condition requise pour que la remise soit accordée n'avait pas été satisfaite. Par la suite, la Couronne a poursuivi la défenderesse pour recouvrer la portion des droits de douane et des taxes non acquittée qu'elle avait établis en appliquant le taux de 15 % de la nation la plus favorisée.
Je suis redevable aux deux avocats d'avoir prêté leur assistance à la Cour en déposant des plaidoi- ries écrites concernant les questions en litige. Les documents qu'ils ont déposés sont d'autant plus utiles que les parties ont convenu que la disposition concernant les conditions d'application d'un décret de remise n'a jamais fait l'objet d'un contrôle judiciaire. Les parties n'ont pas contesté la compé- tence de cette Cour pour connaître de la demande pécuniaire de la Couronne ou de la réponse de la défenderesse demandant à la Cour d'annuler le refus de la Couronne d'accorder la remise.
L'avocat de la Couronne a d'abord soutenu que parce qu'il crée une exonération, le Décret de remise doit être interprété restrictivement 4 . Il a ajouté que si le Décret exige qu'il y ait «expédition directe» des marchandises à partir d'un pays bri- tannique, cela signifie que la notion d'expédition directe ne se restreint pas à un lieu ou à un port en particulier de ce pays. Il s'ensuit que si le matériel ne pouvait être expédié directement de Fenit au Canada, il existait un certain nombre de moyens subsidiaires permettant de le transporter de Fenit
4 Voir Wylie v. Montreal (1885), 12 R.C.S. 384.
à un autre port britannique à partir duquel l'expé- dition au Canada était possible.
L'avocat de la Couronne a en outre allégué que la notion d'itinéraire le plus court possible est absente du Décret de remise. La défenderesse aurait pu prévoir un itinéraire moins direct pour l'expédition, même si cela signifiait un délai de livraison plus long. L'exigence même du transport «sans transbordement» n'empêchait pas la défende- resse de faire transporter l'équipement par camion jusqu'à un autre port de l'Eire ou du Royaume- Uni, ce qu'elle a d'ailleurs fait sur une distance de quinze ou vingt milles depuis l'usine du construc- teur à Fenit jusqu'aux quais.
L'avocat de la Couronne a admis qu'en l'espèce, la traversée de Fenit au Canada sans transborde- ment pouvait être peu pratique ou incommode mais, selon lui, ces aspects n'étaient pas «indépen- dants de la volonté des importateurs» suivant les termes du décret.
L'avocat de la Couronne a également soutenu que le fardeau de démontrer que la situation est visée par le décret incombe entièrement à l'impor- tateur et qu'en l'espèce, la défenderesse ne s'est pas acquittée de ce fardeau. Des preuves obtenues par la Couronne par le biais du Haut commissariat du Canada en Grande-Bretagne indiquent que l'expédition à partir d'un port bénéficiant du Tarif de préférence britannique aurait été possible. Bien que ces renseignements aient été obtenus bien après la période en cause, il n'incombait pas à la Couronne de démontrer de façon concluante que l'expédition directe était possible, mais il apparte- nait plutôt à la défenderesse d'établir de façon concluante qu'elle ne l'était pas.
De son côté, l'avocat de la défenderesse a inter- prété le Décret en invoquant le «critère commer cial». Cette méthode laisse entendre que les «cir- constances indépendantes de la volonté des importateurs» ou la preuve démontrant que «l'ex- pédition directe était impossible» doivent satisfaire aux exigences pratiques du commerce. Il était donc loisible à la défenderesse de décider, en tenant compte des impératifs commerciaux, que l'équipe- ment devait être transporté via Anvers et qu'il aurait été contraire aux usages du commerce
d'agir autrement. Tout ce que le Décret exige c'est que l'on fasse des efforts raisonnables pour que le matériel soit expédié directement au Canada.
L'avocat de la défenderesse a cité, par analogie, la décision rendue dans l'affaire Crawford v. Wil- son 5 . Dans cette affaire, les défenderesses s'étaient engagées à livrer la cargaison à Rio, [page 280] [TRADUCTION] «[à moins] d'accidents ou d'empê- chements inévitables, au moment de la prise de possession, du chargement ou du déchargement de la cargaison». Lorsque la cargaison est arrivée à Rio, une rébellion faisait rage de sorte que le processus de déchargement était et a continué d'être sérieusement perturbé. En exonérant les défenderesses à qui on réclamait des surestaries, le maître des rôles Esher a dit, à la page 280:
[TRADUCTION] Selon moi, si les défenderesses n'étaient pas en mesure de prendre livraison des marchandises sans faire quel- que chose de tout à fait déraisonnable, en raison de circons- tances au port de déchargement qu'elles ne pouvaient éviter, elles en étaient empêchées, même si elles avaient été en mesure de le faire en agissant de manière déraisonnable.
De même, le lord juge Lopes a déclaré à la page 284:
Le type de livraison qui aurait pu être fait n'était pas raisonna- ble ou reconnu, et si les défenderesses avaient été obligées d'y avoir recours, elles en auraient été empêchées au sens des exceptions.
Dans une décision américaine (Cour suprême du Tennessee) Carolina Spruce Co. v. Black Moun tain R. Co. 6 , le juge Williams a déclaré, à la page 156, relativement à l'expression [TRADUCTION] «empêché par les conditions climatiques ou d'au- tres causes indépendantes de sa volonté»:
[TRADUCTION] Nous sommes d'avis que l'expression est pres- que synonyme de «empêché par une cause inévitable,» et qu'elle peut difficilement être assimilée à ce qu'on appelle un cas de force majeure; mais elle signifie à tout le moins qu'existait un obstacle quelconque que la compagnie ferroviaire, à titre de partie, ne pouvait prévoir ou surmonter dans l'exercice raison- nable de ses pouvoirs, en ayant recours aux moyens et appareils qui étaient à sa disposition, ou auraient l'être si elle avait fait preuve de la prudence nécessaire, vu l'obstacle rencontré. Cela signifie que l'événement ne doit pas avoir été causé, à quelque degré que ce soit, par un manque de prévoyance, de prudence et d'habileté exigées par la loi dans de telles circons- tances. Les mots «indépendantes de la volonté» impliquent uniquement la promesse que les activités humaines seront exemptes de négligence en vertu du critère susmentionné, et s'il s'agit vraiment d'activités humaines, ces mots doivent être pris en considération.
5 (1896), 1 Corn. Cas. 277 (C.A.).
6 201 S.W. 154 (Tenn. S.C. 1918).
Dans l'arrêt Chicago, etc., R. Co. v. U.S., 194 Fed. 342, 114 C.C.A. 334, on a dit de l'expression «cause inévitable» qui est étroitement reliée:
«Une ... "cause inévitable" ... est une cause que des hommes raisonnablement prudents ne prévoient et ne prévoi- raient généralement pas en de telles circonstances, et dont ils n'évitent ou n'éviteraient généralement pas les effets dans des circonstances similaires.»
Pour ce qui est de l'interprétation de l'expression «l'expédition directe était impossible», l'avocat de la défenderesse a cité la cause Australian Dispatch Line (Inc) v. Anglo-Canadian Shipping Co., Ltd.', le juge d'appel O'Halloran a confirmé, à la page 269, un principe énoncé par le juge Maule (dans l'affaire Moss v. Smith (1850), 9 C.P. 94, à la page 103; 19 L.J.C.P. 225; 137 E.R. 827):
[TRADUCTION] ... en affaires, on dit d'une chose qu'elle est impossible quand elle n'est pas faisable; et une chose est infaisable quand elle ne peut être faite qu'à un coût excessif ou déraisonnable.
Sur la question des circonstances imprévisibles ou des mesures raisonnables pour empêcher que l'événement ne se produise, l'avocat de la défende- resse m'a demandé de conclure que cette dernière ne pouvait pas prévoir, au moment de l'achat de la grue, qu'il lui serait impossible de l'expédier direc- tement quand elle serait prête à l'être. Elle a tout fait pour qu'il y ait expédition directe. L'impossibi- lité à laquelle a faire face la défenderesse était une impossibilité relative et non absolue et cela était suffisant pour la décharger du fardeau qui lui incombait.
J'ai été particulièrement impressionné par l'ar- gument de l'avocat de la défenderesse selon lequel les conditions du Décret de remise doivent être interprétées à la lumière du critère «commercial». Il en résulterait que les enquêtes et les demandes de renseignements de la défenderesse pour faire expédier le matériel directement de l'Eire au Canada ou pour le faire transborder sur un autre navire jusqu'au Canada à partir d'un port du Royaume-Uni, ont été suffisamment poussées et complètes pour que le transport éventuel via Anvers (Belgique) satisfasse aux conditions du Décret.
Il me semble y avoir peu de doute que dans les affaires contractuelles, on puisse appliquer un «cri- tère commercial» lorsqu'il s'agit d'interpréter des
7 [1940] 2 W.W.R. 266 (C.A.C.-B.).
clauses d'exception permettant de libérer une partie à un contrat de la responsabilité découlant de la fourniture tardive de marchandises ou de services ou du défaut de fournir ces marchandises ou services. Le critère du caractère raisonnable équivaut souvent au critère commercial dans la mesure un homme d'affaires considère une circonstance particulière à la lumière de son expé- rience des affaires. Ce point de vue professionnel visant à exonérer un contractant de toute responsa- bilité ou de le dispenser de l'exécution de ses obligations soulève habituellement certaines ques tions qui ont leur racine dans la façon dont sont menées les relations d'affaires. Un tribunal déci- dera, à la lumière de telles pratiques, si une condi tion non remplie est susceptible ou non d'être exécutée eu égard à l'ensemble de ces circons- tances.
D'une manière générale, je ne devrais pas hési- ter à appliquer un «critère commercial» à l'affaire qui nous intéresse. L'expérience des affaires est certainement au nombre de toutes les circons- tances que doit examiner le juge des faits afin de déterminer si les conditions du Décret, à savoir s'il y avait des «circonstances indépendantes de la volonté des importateurs» ou si «l'expédition directe était impossible» ont été satisfaites.
La preuve révèle que la défenderesse s'est sur- tout informée auprès de compagnies de transport maritime effectuant régulièrement la traversée de l'Atlantique. Le poids ou la dimension du matériel ne justifiait certainement pas un affrètement spé- cial. De plus, il était important pour la défende- resse qu'aussitôt prêt à être livré, le matériel soit chargé à Fenit. Quand la défenderesse a finale- ment pris contact avec la compagnie Cast Ship ping, elle lui a demandé de se rendre à Fenit et de charger le matériel à bord d'un de ses petits cabo- teurs, de se rendre à Anvers (Belgique) et de le transborder sur l'un de ses navires effectuant la liaison régulière entre Anvers et Montréal.
Ces éléments de preuve indiquent à tout le moins qu'il était possible d'effectuer le chargement à bord d'un navire à Fenit. Rien n'indique toute- fois si le caboteur de la compagnie Cast aurait pu faire un détour jusqu'à Portsmouth, Southampton ou un autre port du Royaume-Uni ou de l'Eire afin de se conformer aux règles du Tarif de préférence
britannique. La preuve ne permet pas non plus de conclure que l'on a cherché d'autres moyens de faire transporter le matériel à un autre port bénéfi- ciant du Tarif de préférence britannique avant sa traversée finale de l'Atlantique jusqu'au Canada.
Selon moi, la défenderesse ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui était imposé. L'ironie de la chose est que ce manquement est à l'application d'un «critère commercial».
Selon mon interprétation de la preuve, la défen- deresse a pris une décision pour des raisons d'affai- res. A un moment ou à un autre de la période en cause, elle a décidé pour des motifs purement commerciaux que son matériel devait être expédié au Canada via Anvers. Il appartenait à la défende- resse de prendre cette décision et elle l'a fait.
C'est un fait que la défenderesse n'était pas tenue d'agir ainsi en raison d'engagements con- tractuels que lui avait imposés son client ACL concernant la livraison. Bien que des délais aient été prévus pour la livraison et l'installation du matériel, la défenderesse n'a pas été menacée de ne pas les respecter à l'époque en cause. D'après les termes du contrat, elle devait s'acquitter de ses obligations avant octobre 1979. Une fois le maté riel prêt à être expédié de Fenit, la défenderesse a eu amplement le temps de prendre les mesures nécessaires pour organiser le transport de ses mar- chandises au Canada de manière à bénéficier des avantages du Tarif de préférence britannique.
De même, comme je le mentionnerai plus loin, les délais imposés à la défenderesse en vertu de son contrat d'achat avec Sea Containers Atlantic Ltd. pour prendre livraison du matériel n'étaient pas critiques.
À cet égard, la défenderesse a donc appliqué son propre critère commercial. Elle a jugé qu'il lui serait avantageux d'avancer la date de la livraison du matériel. Bien que, il faut l'admettre, elle ait tenté à plusieurs reprises, par l'intermédiaire de diverses compagnies et agences de transport mari time, de faire expédier son matériel directement au Canada, il ressort clairement de ces éléments de preuve que les conditions qu'elle a posées dans ses demandes de renseignement excédaient de beau- coup celles qui lui étaient imposées aux termes de ses contrats. Elle demandait non seulement que son matériel soit expédié mais qu'il le soit dès qu'il serait prêt à être chargé à Fenit.
Selon moi, la défenderesse a estimé que le plus tôt le matériel serait installé sur son emplacement au Canada, le plus tôt il serait opérationnel et rentable.
D'autres éléments de preuve nous aident à com- prendre pourquoi la défenderesse a agi comme elle l'a fait. La preuve révèle qu'elle tenait à tout prix à honorer son contrat avec son client. Il s'agissait d'un nouveau contrat et d'un nouveau client. La défenderesse s'était engagée à exécuter un contrat d'acconage à la place d'une autre société. Je con- clus qu'elle a peser les inconvénients financiers que lui occasionnait la livraison via Anvers et les bénéfices qu'elle pouvait tirer d'une expédition plus rapide ou les bénéfices intangibles dus au fait que son client serait reconnaissant et satisfait.
À ces fins, et peut-être à d'autres fins, la défen- deresse a considérablement restreint la portée de ses demandes de renseignement. D'après la preuve qui m'a été soumise, en communiquant avec diver- ses compagnies de transport maritime, elle a uni- quement examiné la possibilité de faire transporter le matériel dès qu'il serait prêt à l'être. La preuve révèle qu'il était crucial pour la cliente de la défenderesse que la grue soit livrée dans les plus brefs délais. Comme je l'ai déjà mentionné, la défenderesse prévoyait que la traversée aurait lieu en hiver, c'est-à-dire en janvier ou février 1979, ce qui limitait le nombre de transporteurs disponibles. Qui plus est, elle a limité de façon considérable la portée de ses demandes de renseignement en ne s'adressant qu'aux compagnies de navigation assu- rant un service régulier par l'Atlantique Nord. La preuve soumise par la défenderesse relativement à l'expédition à la fin de l'hiver ou au début du printemps est non fondée ou vague. Selon moi, elle est loin de constituer la preuve concluante qu'un importateur doit produire en de telles circons- tances conformément au Décret.
J'ai lu l'accord intervenu le 8 décembre 1978 entre ACL et la défenderesse qui a été produit sous la cote D-3. J'ai aussi pris connaissance de l'accord daté du 24 novembre 1978 entre Sea Containers Atlantic Ltd. et la défenderesse concer- nant la vente de la grue Tango, accord qui a été produit sous la cote D-4. Il ressort clairement des clauses de ces deux ententes qu'il était dans l'inté- rêt de la défenderesse que la livraison de la grue se
fasse le plus rapidement possible. La livraison hâtive avait pour effet de réduire la période à partir de laquelle la grue commencerait à être rentable. Par ailleurs, je ne vois pas dans le contrat d'achat conclu avec Sea Containers Atlantic Ltd. de conditions impérieuses susceptibles de compro- mettre la situation financière de la défenderesse en cas de retard dans la livraison. En fait, si je comprends bien les termes du paragraphe 5(f) de l'accord, ce n'est qu'à partir du 15 avril 1979 que la défenderesse était tenue de verser une pénalité quotidienne en cas de retard dans la délivrance (c'est le mot qui est utilisé dans l'accord).
Au cours des plaidoiries, on m'a présenté un certain nombre d'exemples hypothétiques qui pourraient justifier une ordonnance de remise. À cet égard, il n'est pas facile d'établir des principes généraux, mais je m'aventurerai à dire que pour se prévaloir du Décret, un importateur doit démon- trer soit que les circonstances étaient en fait indé- pendantes de sa volonté, soit que l'expédition directe était en fait impossible. Il me semble que la question de savoir si de telles circonstances exis tent, que ce soit en termes absolus ou relatifs, relève de l'appréciation que fait le tribunal de la preuve qui lui est soumise dans chaque cas particu- lier. L'une de ces conditions pourrait être satisfaite si au cours d'un voyage, le transporteur, sans en avoir préalablement informé l'importateur, trans- bordait les marchandises dans un port ne bénéfi- ciant pas du Tarif de préférence britannique ou si les marchandises embarquées dans un port bénéfi- ciant du Tarif de préférence britannique étaient déroutées sur Boston en raison d'une grève des ports canadiens. De même, si des marchandises importées d'un pays bénéficiant du Tarif de préfé- rence britannique mais n'ayant pas d'accès à la mer étaient transbordées dans un port de mer ou ailleurs, je pense que ces circonstances justifie- raient une ordonnance de remise. Il est aussi possi ble de concevoir que dans le cas de transport de marchandises périssables, des retards dans l'expé- dition directe de ces marchandises au Canada, permettraient à l'importateur, compte tenu des circonstances de l'espèce, de se prévaloir des termes du Décret. Toutefois, comme j'ai conclu à partir de la preuve qui m'a été soumise que la défenderesse ne s'est pas acquittée du fardeau que lui imposent les termes du Décret, je ne formulerai pas d'hypothèses supplémentaires.
Un jugement ordonnant à la défenderesse de verser les droits de douanes sur le matériel importé sur la base du Tarif de la nation la plus favorisée au taux de 15 % sera donc enregistré en faveur de la Couronne. Je demanderais aux parties de pré- senter d'un commun accord un projet de jugement formel indiquant le total des sommes dues par la défenderesse à la Couronne. En cas de désaccord, l'une ou l'autre des parties pourra procéder de la manière habituelle. Bien sûr, je demeure saisi de l'affaire jusqu'à ce que le jugement formel soit signé.
Cette Cour n'ayant jamais examiné les termes du Décret de remise auparavant, j'estime appro- prié de ne pas adjuger de dépens.
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