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T-2855-84
101482 Canada Inc. (appelante)
c.
Registraire des marques de commerce (intimé)
Division de première instance, juge Joyal—Mont- réal, 7 mai; Ottawa, 30 septembre 1985.
Marques de commerce Appel du refus d'enregistrer la marque «Le Bifthèque» en liaison avec des services de restau- ration et des comptoirs de viandes Le registraire a décidé que la marque est, en français, une description claire de la nature et de la qualité des services L'appelante soutient que le registraire ne tient pas suffisamment compte du contexte dans lequel la marque est utilisée Elle soutient en outre qu'avec l'emploi de «Le», l'ensemble «Le Bifthèque» revêt un caractère suffisamment différent pour le protéger de la prohi bition statutaire L'intimé s'appuie sur le principe de «pre- mière impression» Un tribunal ne doit pas substituer son jugement à celui du registraire à moins qu'il ne se trouve au dossier des éléments de preuve sur lesquels le registraire ne se serait pas penché Le registraire a autorisé l'enregistrement de «Beef- Teck» en liaison avec des services de restauration et de boucherie, et de «La Bifthèquerie» en liaison avec des services de restauration L'équivalence dans les deux lan- gues officielles crée une nouvelle dimension dans la mise en application des dispositions de l'art. 12(1) de la Loi Les considérants qui doivent s'appliquer dans une situation parti- culière sont plus nombreux Appel rejeté L'état du registre n'est pas pertinent à la validité de la demande Que le registraire ait commis des erreurs dans le passé ne l'empê- che pas d'y mettre bon ordre Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, chap. T-10, art. 12.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Wool Bureau of Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1978), 40 C.P.R. (2d) 25 (C.F. 1"° inst.); Sherwin Williams Co. of Canada v. Commissioner of Patents, [1937] R.C.E. 205; [1938] 1 D.L.R. 318; Labatt (John) Ltd. c. Carling Breweries Ltd. (1974), 18 C.P.R. (2d) 15 (C.F. 1' inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Pizza Pizza Ltd. c. Registraire des marques de com merce (1982), 67 C.P.R. (2d) 202 (C.F. 1" inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
The Drackett Co. of Canada Ltd. v. American Home Products Corp., [1968] 2 R.C.E. 89; 38 Fox Pat. C. 1; Home Juice Company et autres c. Orange Maison Limi- tée, [1970] R.C.S. 942; Provenzano c. Registraire des marques de commerce (1977), 37 C.P.R. (2d) 189 (C.F. 1"° inst.).
DÉCISION CITÉE:
Thomas J. Lipton, Ltd. c. Salada Foods Ltd., [1980] 1 C.F. 740; (1979), 45 C.P.R. (2d) 157 (1 1 e inst.).
AVOCATS:
François Guay pour l'appelante. David Lucas pour l'intimé.
PROCUREURS:
Lapointe Rosenstein, Montréal, pour l'appe- lante.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE JOYAL: Depuis le début de 1981, l'ap- pelante exploite une entreprise à Montréal sous le nom de «Le Bifthèque». Cette entreprise inclut un grand restaurant sur la Côte de Liesse ainsi que des comptoirs pour la vente de différentes viandes. Le restaurant lui-même est reconnu pour ses bif- tecks mais sa table n'est pas limitée aux viandes de boeuf. On y sert des crustacés, tels homards et crevettes ainsi que toute la gamme d'aliments que l'on trouve dans tous les restaurants.
D'après la preuve produite au dossier, l'entre- prise a connu des bonnes années depuis ses débuts. La commercialisation de ses services de restaura teur et de ses comptoirs de viandes a été rapide et effective. De janvier 1984 novembre 1984, l'en- treprise jouissait d'un chiffre d'affaires de quelque 6 000 000 $ et frappait un budget publicitaire de quelque 250 000 $.
Toutes ses opérations étaient sous l'égide «Le Bifthèque». En 1982, l'appelante produit une demande d'enregistrement des mots «Le Bifthè- que» auprès du registraire des marques de com merce. Cette demande est refusée en raison, selon le registraire, des dispositions du paragraphe 12(1) de la Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, chap. T-10.
12. (1) Sous réserve de l'article 13, une marque de commerce est enregistrable si elle ne constitue pas
a) un mot n'étant principalement que le nom ou le nom de famille d'un particulier vivant ou qui est décédé dans les trentes années précédentes;
b) peinte, écrite ou prononcée, soit une description claire, soit une description fausse et trompeuse, en langue anglaise ou française, de la nature ou de la qualité des marchandises ou
services en liaison avec lesquels elle est employée, ou à l'égard desquels on projette de l'employer, ou des conditions de leur production, ou des personnes qui y sont employées, ou du lieu d'origine de ces marchandises ou services;
c) le nom, dans quelque langue, de l'une des marchandises ou de l'un des services à l'égard desquels elle est employée, ou à l'égard desquels on projette de l'employer;
ci) une expression créant de la confusion avec une marque de
commerce déposée; ou
e) une marque dont l'article 9 ou 10 interdit l'adoption.
Selon le registraire, la marque proposée est une description claire en langue française de la nature ou de la qualité des services en liaison avec lesquels elle est employée. Cet obstacle à l'enregistrement est ancré dans nos lois et notre jurisprudence depuis longtemps. La Loi ne pourrait permettre à un individu de monopoliser un terme descriptif de ses produits ou de ses services et par ce fait, l'éliminer du vocabulaire d'usage commun.
L'appellation «Le Bifthèque» est certainement suggestive de viande de boeuf. Le terme «bifteck» est reconnu en langue française comme tel. Dans ce sens, on peut prétendre que la marque «Le Bifthèque», même avec une variante dans sa deuxième syllable, est descriptive de la nature ou de la qualité des services sous son appellation.
L'appelante cependant, au cours de son argu mentation, souligne que la décision du registraire ne tient pas suffisamment compte du contexte dans lequel on veut en faire l'usage. Il est peut-être vrai de dire que «Bifthèque» tel que prononcé veut dire viande de boeuf, mais la marque n'est pas destinée à décrire un produit tel une viande de boeuf ou toute autre denrée mais à décrire un service de restauration on y trouve aussi des comptoirs pour la vente de viandes choisies. Ajoutons à ceci, prétend l'appelante, l'article «Le» devant le mot «Bifthèque» et l'ensemble «Le Bifthèque» revêt un caractère suffisamment différent pour le protéger de la prohibition statutaire. L'appelante cite entre autres la cause Pizza Pizza Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1982), 67 C.P.R. (2d) 202 (C.F. 1Le inst.) mon collègue, le juge Rouleau, en infirmant une décision du registraire des mar- ques de commerce pour les mêmes motifs que dans l'instance, concluait que la marque «Pizza Pizza» n'était pas pour promouvoir la vente de pizzas en général, mais pour promouvoir la vente des pro- duits du demandeur chez des fournisseurs particu-
Tiers par voie d'identification du demandeur avec sa marque de commerce distincte. Si la jurispru dence permet de distinguer l'élément descriptif d'une marque de commerce quand cette marque décrit effectivement le produit, la jurisprudence peut aussi se permettre une distinction quand l'élé- ment descriptif est plutôt dérivatif ou suggestif.
De son côté, l'intimé se penche sur la doctrine telle qu'exprimée dans la décision de monsieur le juge Cattanach dans la cause The Drackett Co. of Canada Ltd. v. American Home Products Corp., [1968] 2 R.C.É. 89; 38 Fox Pat. C. 1, à l'effet que «la première impression» d'une marque doit prédo- miner quand il s'agit d'en déterminer son caractère descriptif. De plus, en ce qui a trait à la variante de «bifteck» dans le mot «bifthèque», l'intimé réfère à l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans la cause Home Juice Company et autres c. Orange Maison Limitée, [1970] R.C.S. 942 monsieur le juge Pigeon déclare que la corruption d'un mot de la langue n'en détruit pas le caractère descriptif.
Il ne fait aucun doute que la détermination de «Le Bifthèque» comme appellation descriptive n'est pas chose facile. Le jugement ultime à y apporter, compte tenu des dispositions de la Loi et de la jurisprudence, réflète souvent des éléments subjec- tifs. En quelque sorte, dirait-on, un jugement en vaut l'autre.
Dans de telles circonstances, un tribunal doit hésiter à substituer son propre jugement à celui du registraire des marques de commerce à moins qu'il se trouve au dossier des éléments de preuve sur lesquels le registraire ne se serait pas penché, ou que le registraire aurait mal interprété la Loi ou la jurisprudence ou que, dans son ensemble, il est juste et bon que le tribunal intervienne. Inutile de dire qu'un tribunal doit, prima facie, porter un certain respect à une décision du registraire.
Cette doctrine est certainement mise à l'épreuve quand le dossier devant moi indique que tout en refusant l'enregistrement de la marque «Le Bifthè- que», le registraire ne se serait pas objecté à l'enre- gistrement de la marque «Beef -Teck», demande 494053, en liaison avec des services de restauration et de boucherie. De plus, en date du 8 mars 1985, sous le 300740, le registraire accordait l'enregis- trement de la marque «La Bifthèquerie» en liaison avec des services de restaurant.
J'observe que "Beef -Teck" n'est qu'une corrup tion de «bifteck» même si l'élément descriptif par l'usage du mot «teck» est atténué. Le mot «Beef» lui-même, en anglais, est naturellement descriptif. L'appellation dans son entier de «Beef -Teck» dans sa phonétique française est l'équivalent «bifteck». Se souvenant que le mot «Bifthèque» prononcé à l'anglaise n'est pas descriptif, on se permet de se demander, dans les circonstances, est la concor dance ou la conformité.
L'équivalence étymologique ou phonétique dans une ou l'autre de nos deux langues officielles crée une nouvelle dimension dans la mise en application des dispositions du paragraphe 12(1) de la Loi sur les marques de commerce. Une marque en vertu de l'alinéa 12(1)b) peut être descriptive dans une langue et non dans l'autre. Elle peut l'être en raison de la façon dont elle est écrite ou en raison de la façon dont elle est prononcée. Sous l'égide de l'alinéa 12(1)d), une marque peut créer de la confusion dans une langue mais non dans l'autre. La règle de loi ainsi que la doctrine de «première impression» n'affectent pas nécessairement une marque prononcée dans l'autre. Il en résulte que les considérants qui doivent s'appliquer dans une situation particulière sont plus nombreux et impo- sent effectivement un test qui est à la fois double et réciproque.
Je dois conclure qu'il existe un conflit entre l'admissibilité de la marque «Beef -Teck» d'un côté et l'inadmissibilité de la marque «Le Bifthèque» de l'autre. De quelle façon un tribunal devrait-il régler ce conflit?
À l'appui de l'appelante, il y a l'opinion de mon collègue, le juge Addy, dans la cause Provenzano c. Registraire des marques de commerce (1977), 37 C.P.R. (2d) 189 (C.F. l inst.) quand il dit la page 1891:
Pour qu'on puisse soutenir l'objection qu'un mot constitue une description au sens de l'alinéa 12(1)b), ce mot doit consti- tuer une description claire et non seulement suggestive, et pour qu'un mot constitue une description claire, il doit se rapporter à la composition des biens ou du produit. [Traduction officielle telle que versée au dossier.]
Cette même opinion est répétée dans la cause Thomas J. Lipton, Ltd. c. Salada Foods Ltd., [1980] 1 C.F. 740; (1979), 45 C.P.R. (2d) 157 Ore inst.). En fait, nombreuses sont les décisions
l'exigence de l'alinéa 12(1)b) sur ce point est soulignée.
D'autre part, il me semble que la marque «Le Bifthèque» est clairement descriptive des services de vente de bifteck à des comptoirs gérés par l'appelante. Si on tient compte des pièces nom- breuses de publicité versées au dossier, l'appelante est engagée aussi bien dans la vente de bifteck qu'elle l'est dans les services de restauration. D'ail- leurs, les services en liaison avec lesquels on demande l'enregistrement de la marque «Le Bif- thèque» incluent les deux.
Il y a aussi la cause Pizza Pizza Ltd. (déjà citée). Cette cause, à mon humble opinion, ne traite que marginalement de la prohibition qui se trouve à l'alinéa 12(1)b). Elle se penche plutôt sur le paragraphe 12(2) de la Loi qui se lit comme suit:
12....
(2) Une marque de commerce qui n'est pas enregistrable en raison de l'alinéa (l)a) ou b) peut être enregistrée si elle a été employée au Canada par le requérant ou son prédécesseur en titre de façon à être devenue distinctive à la date de la production d'une demande d'enregistrement la concernant.
Il est à remarquer que ce paragraphe ne peut faire exception à la règle «descriptive» qu'en autant qu'une marque quelconque soit devenue distinctive à la date de la production de la demande. Je ne peux trouver au dossier suffisamment de preuve pour permettre que, tout comme dans la cause Pizza Pizza, l'exception prévue au paragraphe 12(2) de la Loi soit appliquée. La Loi ne permet pas une constatation de fait en 1984-1985 quand il s'agit d'une demande en 1982.
J'arrive au dernier point. Dans la cause Wool Bureau of Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce (1978), 40 C.P.R. (2d) 25 (C.F. 1 r° inst.), mon collègue, le juge Collier disait à la page 28:
On a prétendu, au nom de l'appelant, que la Cour a le droit d'examiner l'état du registre pour déterminer s'il existe des tendances relativement au caractère enregistrable des marques. L'état du registre n'est pas, je crois, pertinent. Il ne peut affecter la validité ou la non-validité de la demande de l'appelant.
Dans une cause qui date de 1937, Sherwin Williams Co. of Canada v. Commissioner of Patents, [1937] R.C.É. 205; [1938] 1 D.L.R. 318, le juge Angers disait à la page 207 R.C.E.; à la page 320 D.L.R.:
[TRADUCTION] On a prétendu au nom de l'appelante que le registraire avait accordé l'enregistrement de certaines marques verbales («Flo-Glaze», «Satinamel», «Satin-Glo», «Semiplast») et que le mot «Semi -Lustre» ne décrit pas davantage la qualité ou la nature des peintures, vernis et émaux que ne le font les marques verbales susmentionnées. Je ne connais pas les condi tions et circonstances dans lesquelles on a accordé l'enregistre- ment de ces marques verbales; il a pu y avoir des motifs particuliers à l'appui de leur enregistrement. Si l'on prend pour acquis toutefois qu'il n'y en avait pas, le fait que le registraire puisse avoir enregistré des marques verbales qui décrivaient la nature ou la qualité des marchandises en liaison avec lesquelles elles devaient être utilisées ne peut affecter la validité ou l'invalidité de la présente demande. Si l'on suppose que le registraire a en d'autres occasions commis une erreur, il lui est certainement loisible d'y mettre bon ordre!
Cette doctrine fut affirmée dans la cause Labatt (John) Ltd. c. Carling Breweries Ltd. (1974), 18 C.P.R. (2d) 15 (C.F. i re inst.), le juge Catta- nach disait à la page 22:
En présentant cette preuve, l'intimée avait manifestement pour but de démontrer que puisque le registraire avait, dans le passé comme à cette occasion, jugé bon d'enregistrer la marque de commerce No. 1, il avait considérer que la marque n'était pas descriptive et, bien que n'étant pas concluante, la décision du registraire doit grandement influencer la Cour qui doit examiner sa décision. Ce témoignage implique en outre que l'état du registre est un facteur dont il faut tenir compte pour déterminer ce qui peut être enregistrable.
Le juge Cattanach concluait, à la page 23, que:
Si je comprends bien, ce principe tel qu'énoncé porte simple- ment que, même si des erreurs ont pu se produire dans le passé, ce [les enregistrements antérieurs] n'est pas un motif pour les répéter.
Face à cette situation toute particulière, je me crois obligé de respecter la doctrine et de rejeter l'appel.
Le tout sans dépens.
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