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A-1035-84
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (requérante)
c.
Commission canadienne des droits de la personne, Denis Lemieux, Nicole Duval-Hesler et Joan Wallace, en leur qualité de membres du Tribunal des droits de la personne et Action Travail des Femmes (intimés)
Cour d'appel, juges Pratte, Hugessen et MacGui- gan—Montréal, 27, 28, 29 et 30 mai; Ottawa, 16 juillet 1985.
Droits de la personne Programme d'action positive -- Demande tendant à l'annulation de la décision d'un tribunal des droits de la personne ayant imposé un programme spécifi- que d'action positive à un employeur L'ordonnance du tribunal fixe un objectif visant à porter à 13 le pourcentage des femmes dans les postes-cibles et impose un quota d'embau- chage qui oblige le CN à confier, à l'embauche, un poste sur quatre à une femme Le tribunal n'a pas compétence, en vertu de l'art. 41(2)a), pour rendre l'ordonnance L'art. 41(2)a) permet au tribunal d'ordonner l'adoption de mesures destinées à prévenir la répétition de l'acte discriminatoire L'art. 41(2)a) précise que les mesures qu'ordonne de prendre le tribunal peuvent comprendre l'adoption d'un programme d'ac- tion positive en vertu de l'art. 15(1) L'art. 15(1) n'est pas limité à la prévention d'un préjudice futur, ce sont toutefois les programmes volontaires qu'il vise Lorsqu'il exerce le pou- voir que lui confère l'art. 41, le tribunal doit se conformer aux objectifs exigés par l'art. 41, c'est-à-dire prévenir de futurs actes de discrimination L'ordonnance est formulée en termes de redressement et ne peut être maintenue La campagne de publicité ordonnée par la Commission est justi- fiée étant donné qu'elle est préventive et dissociable du reste de l'ordonnance L'obligation faite par l'art. 41(2)a) de consul- ter la Commission au sujet de l'objet général des mesures vise la consultation qui doit avoir eu lieu une fois que le tribunal a décrété les mesures à prendre L'omission d'ordonner la consultation n'entache pas la décision de nullité Loi cana- dienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 2a), 10, 14a), 15, 41 Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 28.
Demande tendant à l'examen et à l'annulation de la décision du Tribunal des droits de la personne d'imposer à l'employeur un programme spécifique d'action positive. On a déposé contre le CN une plainte alléguant que cette compagnie avait appliqué des lignes de conduite annulant les chances d'emploi ou d'avan- cement des femmes dans les emplois manuels dans la région du Saint-Laurent. Le tribunal a conclu que les lignes de conduite du CN n'étaient pas fondées sur des exigences professionnelles normales et que «les actes discriminatoires étaient à ce point généralisés et constants et si profondément enracinés qu'il était possible d'affirmer que la discrimination était systémique ... dans le sens qu'elle fait partie intégrante du système.» Le tribunal a rendu une ordonnance comportant trois volets: (1) le premier obligeant le CN à mettre fin à certaines méthodes
d'embauche et d'emploi discriminatoires et à en corriger d'au- tres; (2) le deuxième fixant au CN un objectif visant à porter à 13 le pourcentage des femmes dans les postes-cibles et imposant un quota d'embauchage qui oblige le CN à confier, à l'embau- che, un poste sur quatre à une femme, jusqu'à ce que l'objectif de 13 % soit atteint; et, (3) exigeant du CN qu'il soumette, à intervalles réguliers, un rapport à la Commission. Suivant le principal motif d'examen, le tribunal n'avait pas compétence, en vertu de l'alinéa 41(2)a), pour rendre une telle ordonnance. Le CN allègue que le tribunal n'avait pas compétence pour imposer un plan d'action détaillé et pour méconnaître le rôle consultatif de la Commission. Le CN prétend que le tribunal n'a pas le pouvoir de prescrire le contenu d'un programme spécial, mais uniquement celui d'ordonner l'adoption d'un tel programme spécial par l'employeur, après consultation avec la Commission. Les intimés soutiennent que la phrase «celles-ci peuvent comprendre l'adoption d'une proposition relative à des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux visés au paragraphe 15(1)» confère au tribunal le pouvoir d'imposer obligatoirement un tel programme spécial, par opposition à l'adoption volontaire de programmes spéciaux en vertu du paragraphe 15(1).
Arrêt (le juge MacGuigan dissident en partie), la demande devrait être rejetée.
Le juge Hugessen: la partie de l'ordonnance qui impose un quota d'embauchage de 25 % devrait être annulée. Le pouvoir du tribunal de rendre une ordonnance imposant un quota d'embauchage doit se fonder sur l'alinéa 41(2)a) qui l'autorise à ordonner que soient prises des mesures visant à empêcher la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire de récidi- ver. Le seul objectif acceptable que peut viser l'ordonnance est la prévention et non la réparation. Le texte de loi exige de l'ordonnance qu'elle prévienne la répétition d'actes discrimina- toires. Il ne permet pas de réparer les préjudices déjà causés. Il ne faut pas en conclure que la réparation n'est jamais possible. Les alinéas 41 (2)b),c) et d) prévoient la possibilité d'indemni- ser «la victime» de l'acte discriminatoire, mais leur application ne serait pas indiquée dans les cas de discrimination systémique il n'est pas toujours facile d'identifier chacune des victimes.
L'alinéa 41(2)a) précise que les mesures qu'ordonne de prendre le tribunal peuvent comprendre l'adoption d'un pro gramme (d'action positive) «spécial» en vertu du paragraphe 15(1). Le paragraphe 15(1) n'est pas limité à la prévention d'un préjudice futur. Il est expressément permis de supprimer ou de diminuer les désavantages que subit présentement un groupe de personnes désavantagées en favorisant leur accès à l'égalité. Cependant, les programmes que le paragraphe 15(1) protège sont volontaires, par opposition aux mesures qu'impose le tribunal par voie d'ordonnance en vertu de l'alinéa 41(2)a). D'un point de vue strictement grammatical, lorsque le tribunal exerce le pouvoir que lui confère l'article 41 et ordonne l'adop- tion d'un programme envisagé par l'article 15, il ne peut ordonner que le genre de programme qui répondra aux objectifs visés par l'article 41, c'est-à-dire la prévention de futurs actes de discrimination. La justification invoquée pour imposer un taux d'embauchage de 25 % de femmes dans la région cible n'a rien à voir avec la prévention. Il s'agit plutôt d'une mesure de rattrapage dont l'objectif est de remédier aux conséquences des actes discriminatoires déjà commis. Or, cet objectif ne fait pas partie de ceux qu'autorise l'article 41. L'ordonnance est formu- lée en termes de redressement. On n'a d'aucune façon tenté d'établir que l'ordonnance n'avait qu'un but préventif.
Le paragraphe qui oblige le CN à entreprendre une campa- gne de publicité temporaire destinée à encourager les femmes à postuler des emplois manuels devrait être maintenu car, la nature et les causes de la discrimination systémique étant ce qu'elles sont, leur prévention exige sans doute un changement d'attitudes. Il est possible de dissocier ce paragraphe puisqu'il ne fait pas allusion à une mesure corrective.
L'alinéa 41(2)a) crée l'obligation «de consulter la Commis sion relativement à l'objet général» des mesures imposées, ce qui veut dire que la personne contre qui l'ordonnance est rendue doit consulter la Commission au sujet de l'objet général des mesures qui lui sont imposées. Cette consultation doit avoir lieu après que le tribunal a décrété les mesures en question. Bien que l'omission du tribunal d'ordonner la consultation ne devrait pas entacher la décision de nullité, il serait néanmoins prudent que le tribunal ordonne cette consultation.
Le juge Pratte: Toute la seconde partie de l'ordonnance, soit celle imposant la tenue d'une campagne de publicité, un quota d'embauchage temporaire et la nomination d'une personne chargée d'assurer la mise en vigueur de l'ordonnance, devrait être annulée car elle a été prescrite afin de corriger les consé- quences d'actes discriminatoires déjà commis. La troisième partie de l'ordonnance, soit celle qui exige la production de rapports périodiques à la Commission, devrait également être annulée puisqu'elle a exclusivement pour but de permettre à la Commission des droits de la personne de surveiller la mise en vigueur de l'ordre contenu dans la deuxième partie de l'ordonnance.
Le juge MacGuigan (dissident en partie): la demande devrait être rejetée puisque le tribunal a, en rendant son ordonnance, respecté les limites de la compétence que lui confère l'alinéa 41(2)a). Le CN n'a pas réussi à démontrer qu'on ne pouvait dire des modalités de l'ordonnance qu'elles servaient «à prévenir les actes semblables.» L'expression «prendre des mesures» devrait être interprétée de façon à reconnaître que le pouvoir discrétionnaire dont est investi le tribunal s'étend non seule- ment aux objectifs des programmes d'action positive mais également à leur contenu, compte tenu de l'alinéa 2a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui indique aux tribunaux qu'en cas de doute, ils doivent donner au libellé de la Loi l'interprétation qui accorde aux groupes protégés la plus grande protection contre les actes discriminatoires.
L'argument suivant lequel les pouvoirs dont est investi un tribunal en vertu de l'alinéa 41(2)a) ont la même portée que ceux qui lui confère le paragraphe 15(1) doit être rejeté. Il faut toutefois se garder de donner une interprétation trop univoque au concept de prévention. Bien que le tribunal n'ait pas justifié son programme d'action positive d'une façon qui corresponde explicitement aux pouvoirs que lui confère l'alinéa 41(2)a), cela ne devrait toutefois pas empêcher la Cour de confirmer ces mesures si l'on peut considérer qu'elles entrent dans le champ d'application de cet alinéa. La prévention de la discrimination doit protéger les femmes en tant que groupe.
Le pouvoir du tribunal d'ordonner, en vertu de l'alinéa 41(2)a), l'implantation d'un programme d'action positive pour combattre la discrimination systémique est limité en ce sens que les mesures imposées doivent objectivement viser à prévenir cette discrimination systémique pour l'avenir, c'est-à-dire que les mesures doivent être en rapport avec le problème. Le tribunal a choisi de fixer son objectif à partir d'une comparai-
son avec le facteur indépendant le plus rapproché, en l'occur- rence, l'embauchage pour les mêmes postes manuels au Canada. La décision du tribunal de fixer un rapport de un sur trois ou de un sur quatre relevait de l'exercice raisonnable de son pouvoir discrétionnaire.
Le tribunal a exprimé son objectif non en termes d'embauche mais en termes d'emploi, facteurs qui sont l'envers et l'endroit du même feuillet. Cependant, la Cour doit prendre connais- sance d'office du fait que les seules statistiques officielles disponibles établies à partir de données scientifiques ne concer- nent que l'emploi. Vu l'absence de toute autre donnée statisti- que, le tribunal ne disposait d'aucune autre donnée objective lui permettant d'établir son objectif.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Banque Nationale du Canada c. Union internationale des employés de commerce et autre, [1984] 1 R.C.S. 269; 53 N.R. 203; In re Y.K.K. Zipper Co. of Canada Ltd., [1975] C.F. 68 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Ms. Betty J. Hendry v. The Liquor Control Board of Ontario (1980), 1 C.H.R.R. D/160 (Comm. d'enq. de l'Ont.); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Commission canadienne des droits de la per- sonne, [1983] 2 C.F. 531 (C.A.); Armstrong c. L'État du Wisconsin, [1973] C.F. 437 (C.A.); Re Rohm & Haas Canada Limited et Tribunal antidumping (1978), 91 D.L.R. (3d) 212 (C.F. Appel).
DÉCISION CITÉE:
Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202.
AVOCATS:
A. Giard, c.r. et R. Boudreau, c.r. pour la requérante.
A. Trottier et R. Duval pour l'intimée Com mission canadienne des droits de la personne. L. Pillette et H. Lebel pour l'intimée Action Travail des Femmes.
PROCUREURS:
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, Contentieux, Montréal, pour la requérante.
Commission canadienne des droits de la per- sonne, Ottawa, pour l'intimée Commission canadienne des droits de la personne.
Rivest, Castiglio, Castiglio, Lebel et Schmidt, Montréal, pour l'intimée Action Travail des Femmes.
Le sous-procureur général du Canada pour le procureur général du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Je souscris, pour l'essentiel, aux motifs de jugement qu'a rédigés mon collègue le juge Hugessen. Le seul point important sur lequel nous différons d'opinion concerne la mesure dans laquelle la décision attaquée devrait être annulée. Il se contenterait pour sa part d'annuler le paragraphe 2 de la deuxième partie de l'ordon- nance intitulée «Mesures spéciales temporaires»; j'annulerais aussi le premier paragraphe de cette partie de l'ordonnance, de même que la totalité de la troisième partie qui oblige la requérante à remettre des rapports périodiques à la Commis sion.
Comme le juge Hugessen, j'estime, étant donné qu'il est clair que l'alinéa 41(2)b) de la Loi cana- dienne sur les droits de la personne [S.C. 1976-77, chap. 33] ne conférait pas au tribunal le pouvoir de prescrire les mesures temporaires contenues dans la deuxième partie de l'ordonnance, que la seule question à trancher est de savoir si l'alinéa 41(2)a) lui donnait ce pouvoir. Je suis également d'accord pour dire que, en vertu de cet alinéa, le pouvoir du tribunal se limitait à imposer des mesu- res en vue de prévenir les actes discriminatoires dont le tribunal avait constaté l'existence (ou évi- demment, à prévenir des actes similaires). Je suis toutefois d'avis que toute la deuxième partie de l'ordonnance, et non seulement son deuxième para- graphe, visait manifestement à réparer les consé- quences d'une discrimination antérieure plutôt qu'à prévenir une discrimination future. Je suis par conséquent d'avis d'annuler en entier la deuxième partie de l'ordonnance. Étant donné que le seul objectif des mesures prescrites par la troisième partie de l'ordonnance est de permettre à la Com mission des droits de la personne de surveiller la mise à exécution de l'ordre contenu dans la deuxième partie de l'ordonnance, la troisième partie de l'ordonnance devrait également, à mon avis, être annulée.
Je suis d'avis d'accueillir la demande et d'annu- ler la deuxième et la troisième parties de l'ordon- nance du tribunal.
* * *
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE HUGESSEN: La présente demande fondée sur l'article 28 attaque une décision rendue par un tribunal constitué en vertu de la Loi cana- dienne sur les droits de la personne. Dans sa décision, le tribunal en est venu à la conclusion que la requérante, «CN», avait pratiqué des méthodes de recrutement qui étaient discriminatoires au sens de l'article 10 et qui privaient les femmes de leurs chances d'emploi et d'avancement relativement à certains emplois manuels non spécialisés. L'ordon- nance qu'a prononcée le tribunal comporte trois volets: le premier, qui est intitulé «Mesures perma- nentes de neutralisation de politiques et pratiques courantes» (page 170) oblige le CN à mettre fin à certaines méthodes d'embauche et d'emploi discri- minatoires et à en corriger d'autres; le deuxième volet fixe au CN un objectif visant à porter à 13 le pourcentage des femmes dans les postes-cibles et impose un quota d'embauchage qui oblige le CN à confier, à l'embauche, un poste sur quatre à une femme, jusqu'à ce que l'objectif de 13 % soit atteint; le troisième volet de l'ordonnance exige du CN qu'il soumette un rapport à la Commission à intervalles réguliers.
En ce qui concerne les conclusions du tribunal relatives aux actes discriminatoires, je suis con- vaincu qu'on n'a pas démontré l'existence de motifs justifiant l'intervention de cette Cour en vertu des dispositions de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 ° Supp.), chap. 10]. On ne ma pas non plus démontré que le tribunal n'a pas excédé sa compétence en ce qui concerne les premier et troisième volets de l'ordon- nance attaquée.
La seule partie de l'ordonnance sur laquelle j'ai des réserves est la partie intitulée «Mesures spécia- les temporaires» qui correspond au deuxième volet et, notamment, son paragraphe numéro 2 qui impose au CN un taux d'embauchage de 25 % jusqu'à ce que l'objectif de 13 % soit atteint.
Le tribunal tient son pouvoir de rendre l'ordon- nance en question de l'alinéa 41(2)a) de la Loi, libellé comme suit:
41....
(2) A l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l'article 42,
ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupa- ble d'un acte discriminatoire
a) de mettre fin à l'acte et de prendre des mesures destinées à prévenir les actes semblables, et ce, en consultation avec la Commission relativement à l'objet général de ces mesures; celles-ci peuvent comprendre l'adoption d'une proposition relative à des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux visés au paragraphe 15(1);
En substance, ce texte permet au tribunal d'or- donner à la personne qu'il a trouvée coupable d'un acte discriminatoire de prendre des mesures desti nées à prévenir la répétition de cet acte. Le pouvoir de rendre cette ordonnance est défini par son objet. Cela ressort manifestement du texte anglais («take measures ... to prevent»), mais encore plus du texte français («prendre des mesures destinées à prévenir»).
Le seul objectif permis que peut viser l'ordon- nance est la prévention et non la réparation. Le texte de loi exige de l'ordonnance qu'elle prévienne la répétition d'actes discriminatoires. Il ne permet pas de réparer les préjudices déjà causés.
Il ne faut pas en conclure que la réparation n'est jamais possible. Au contraire, les alinéas b), c) et d) prévoient expressément la possibilité d'une indemnisation en nature ou en espèce. Cette indemnisation ne peut être versée qu'à «la victime» de l'acte discriminatoire, ce qui rend impossible, ou du moins peu indiquée, son application à un groupe ou aux victimes d'une discrimination systé- mique car, de par la nature des choses, il n'est pas toujours facile dans ces cas d'identifier chacune des victimes.
L'alinéa 41(2)a) va cependant plus loin. Il pré- cise que les mesures que le tribunal ordonne de prendre peuvent comprendre l'adoption d'un des programmes spéciaux visés au paragraphe 15(1). Ce paragraphe porte sur ce qui est communément appelé les «programmes d'action positive»:
15. (1) Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait d'adopter ou de mettre en oeuvre des programmes ou des plans ou de prendre des arrangements spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vrai- semblablement subir un groupe d'individus pour des motifs fondés directement ou indirectement sur leur race, leur origine nationale ou ethnique, leur couleur, leur religion, leur âge, leur
sexe, leur situation de famille ou leur handicap physique en améliorant leurs chances d'emploi ou d'avancement ou en leur facilitant l'accès à des biens, des services, installations ou moyens d'hébergement.
Encore une fois, si l'on n'en retient que l'essen- tiel, on voit que cette disposition déclare non dis- criminatoires les programmes qui poursuivent l'un des objectifs énumérés (en anglais, «designed to»; en français, «destinés à»). Les objectifs visés sont la prévention des désavantages que pourrait subir un groupe protégé ou la suppression ou la diminution des désavantages que ce groupe subit présente- ment. Ce paragraphe vise manifestement à empê- cher que des programmes d'action positive soient annulés au motif qu'ils constitueraient une «discri- mination à rebours» contre la majorité*.
Le paragraphe 15(1) n'est pas limité par ses propres termes à la prévention d'un préjudice futur, quoique cela soit clairement visé. Il est expressément permis de supprimer ou de diminuer les désavantages que subit présentement un groupe de personnes désavantagées en favorisant leur accès à l'égalité. De toute évidence, ces possibilités d'accès visent à corriger les conséquences des injustices passées aussi bien qu'à éviter que ces dernières se répètent.
Les programmes que le paragraphe 15(1) consi- dère comme n'étant pas discriminatoires sont, de par leur nature, volontaires. Par contraste, les mesures que vise l'alinéa 41(2)a) sont imposées par ordre du tribunal. De la même façon, l'alinéa 41(2)a) limite l'intervention du tribunal à la pré- vention des actes à venir, alors que le paragraphe 15(1) permet de «punir les enfants pour les péchés de leurs pères».
Selon le sens ordinaire et grammatical du texte, l'article 41 exige que, lorsqu'il exerce le pouvoir d'ordonner l'adoption d'un programme envisagé par l'article 15, le tribunal se limite au genre de programme qui répondra aux objectifs visés par l'article 41.
En l'espèce, le tribunal ne nous laisse aucun doute sur l'objectif qu'il poursuit en rendant l'or-
* La Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), contient une disposition analogue à son paragraphe 15(2).
donnance contenue au paragraphe 2 des «Mesures spéciales temporaires»: Il énonce tout d'abord son but:
Pour plus de clarté, précisons donc que dans le cas présent, l'objectif visé est d'augmenter à 13 % la main-d'oeuvre féminine dans les postes non traditionnels au CN dans la région du St-Laurent. [Page 169.]
Je suis disposé à admettre que le fait de fixer un objectif comme celui-ci constitue un moyen légi- time pour établir une norme mesurable qui per- mette de vérifier si l'objectif ultime de l'ordon- nance a été atteint. Il n'en demeure pas moins que, suivant la Loi, cet objectif doit être la prévention de futurs actes de discrimination.
Dans sa décision, le tribunal exige en outre que le CN engage, jusqu'à ce que le but fixé soit atteint, une femme sur quatre nouveaux employés venant s'ajouter à sa main-d'oeuvre manuelle non spécialisée. Ainsi, un taux d'embauchage de 25 % est imposé dans la région-cible. Le tribunal justifie cette mesure dans les termes suivants:
Considérant qu'il nous apparaît que le processus de change- ment dans la région du St-Laurent au CN doit être accéléré et que des mesures préférentielles visant les femmes s'imposent. [Page 172.]
Le tribunal avait déjà dit plus haut:
Il sera difficile dans le cas du CN de remédier à la dispropor tion marquée qui résulte de pratiques suivies depuis des années. Il faut espérer qu'avec le temps, le déséquilibre sera réduit, mais il nous apparaît que la chose ne sera pas possible sans l'imposition d'un programme d'action positive dans le cas qui nous occupe. [Page 166.]
Cela n'a rien à voir avec la prévention. Suivant les mots mêmes du tribunal, la mesure imposée est une mesure de rattrapage dont l'objectif ne peut être que de remédier aux conséquences des actes discriminatoires déjà commis. Or, cet objectif ne fait pas partie de ceux que l'article 41 autorise.
Je dois avouer que je ressens un certain senti ment d'insatisfaction à conclure que le tribunal a excédé ses pouvoirs en rendant cette ordonnance. De prime abord, ni l'objectif de 13 %, ni le quota d'embauchage de 25 % ne m'apparaissent, en eux- mêmes, déraisonnables. Je ne serais certainement pas disposé à statuer, en droit, que pour être préventif, un quota d'embauchage doit toujours correspondre parfaitement au taux fixé comme but ultime; j'estime cependant que toute variation de ce taux exigerait du tribunal qu'il puisse la justi-
fier au moyen de conclusions bien précises.
De même, je reconnais que, de par sa nature même, la discrimination systémique peut nécessi- ter l'adoption de mesures préventives innovatrices et imaginatives. De tels actes discriminatoires prennent leur source, non dans une volonté délibé- rée de défavoriser, mais dans les attitudes, préju- gés, manières de penser, et habitudes qui ont pu s'installer au cours de plusieurs générations. Il se peut bien que les quotas d'embauchage soient une bonne façon de parvenir au résultat désiré. Mais, encore une fois, on s'attendrait du tribunal à ce qu'il tire des conclusions claires pour démontrer que des mesures qui semblent correctives sont en réalité préventives.
J'ai cherché en vain de telles conclusions dans la décision attaquée. Le tribunal n'a pas tenté d'éta- blir que l'ordonnance visait à prévenir seulement les actes discriminatoires à venir. Le tribunal était parfaitement conscient que c'était la première fois qu'on imposait des quotas au Canada et que la législation américaine, dont il citait de larges extraits, employait une formulation très différente de la nôtre. Malgré cela, l'ordonnance est formulée en termes de redressement, comme si le tribunal avait délibérément choisi de ne pas tenir compte du texte de la Loi.
Il se peut que le texte de la Loi comporte, à cet, égard, des lacunes et qu'il y ait lieu d'élargir la portée de l'article 41 pour englober toute la gamme de programmes d'action positive visés à l'article 15. Les motifs d'ordre politique qui mili- tent en faveur d'une telle mesure ne manquent pas. Mais il s'agit de motifs d'ordre politique, et il existe des arguments qui vont dans le sens con- traire. Ni le tribunal, ni la Cour ne peuvent faire fi du texte de la Loi et ordonner une mesure, raison- nable ou non, que la Loi ne permet pas d'imposer.
Ce que j'ai dit jusqu'à maintenant se limite aux quotas d'embauchage imposés par le paragraphe 2 des «Mesures spéciales temporaires». Le paragra- phe 1 de ces mesures oblige le CN à entreprendre une campagne de publicité temporaire destinée à encourager les femmes à postuler des emplois manuels. On pourrait certainement soutenir que cette mesure est également corrective plutôt que préventive; j'ai toutefois décidé que, tout compte
fait, cette partie de la décision doit être maintenue. En premier lieu, la nature et les causes de la discrimination systémique étant ce qu'elles sont, leur prévention exige sans doute un changement d'attitude et de mentalité; vue sous cet angle, la campagne de publicité se justifie facilement en tant que mesure préventive. En second lieu, bien que le paragraphe 1 soit intimement lié au para- graphe 2, il ne contient aucune des allusions inad- missibles contenues dans ce dernier relativement aux mesures correctives et à la nécessité d'adopter des mesures de rattrapage. Puisqu'il est possible de séparer ces deux paragraphes, je limiterais notre intervention au paragraphe 2.
Étant donné la conclusion à laquelle j'en suis venu, il convient peut-être de formuler un autre commentaire sur le libellé de l'alinéa 41(2)a). On se rappellera que ce texte exige de consulter «la Commission relativement à l'objet général)) des mesures imposées. Il est manifeste que le tribunal et la Commission ont compris que ce texte les obligeait à se consulter mutuellement. Je suis tout à fait convaincu que tel n'est pas le cas, et que l'analyse grammaticale ordinaire de cet alinéa révèle que la personne contre qui l'ordonnance est rendue doit consulter la Commission au sujet de l'objet général des mesures qui lui sont imposées. La lecture du texte français, «consultation ... relativement à l'objet général de ces mesures», dissipe les doutes qui pourraient subsister sur le sens du texte anglais. Il ne faudrait pas en con- clure que ces mesures ont un caractère consensuel, car il est évident que cette consultation ne peut avoir lieu qu'une fois que le tribunal a décrété les mesures en question. En exigeant qu'il y ait con sultation, le législateur a sans doute reconnu le fait qu'en sa qualité d'organisme permanent, la Com mission constituerait la seule source de renseigne- ments et de conseils disponibles dans l'éventualité l'interprétation ou l'application de l'ordonnance prononcée par le tribunal spécial, dont l'existence même se termine une fois l'ordonnance prononcée, soulèverait des problèmes. Bien qu'à mon avis l'omission du tribunal d'ordonner la consultation susmentionnée n'entache pas sa décision de nullité, je crois toutefois prudent et avantageux pour toutes les parties intéressées que le tribunal ordonne cette consultation.
Je suis d'avis d'accueillir la demande et d'annu- ler la partie de l'ordonnance attaquée contenue au paragraphe 2 des «Mesures spéciales temporaires».
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN (dissident en partie): L'ordonnance du tribunal des droits de la personne dont on sollicite l'examen dans la présente demande fondée sur l'article 28 est la première du genre au Canada à imposer à un employeur un programme spécifique d'action positive. Dans une autre affaire, Ms. Betty J. Hendry v. The Liquor Control Board of Ontario (1980), 1 C.H.R.R. D/160 (Comm. d'enq. de l'Ont.), un tribunal établi en vertu de l'Ontario Human Rights Code [R.S.O. 1970, chap. 318] a rendu une ordonnance obliga- toire. Cependant, cette ordonnance obligeait l'em- ployeur à élaborer lui-même le programme spécifi- que. En l'espèce, le programme est imposé à l'employeur et la question essentielle consiste à déterminer si un tribunal des droits de la personne a, en vertu de l'article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le pouvoir de rendre une telle ordonnance.
La plainte sur laquelle reposait l'ordonnance du tribunal a été portée contre les Chemins de fer nationaux du Canada («CN») par Action Travail des Femmes («ATF») le 6 novembre 1979, en vertu de l'article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, loi qui était entrée en vigueur le ler mars 1978. On y allègue que:
[TRADUCTION] ATF a des motifs raisonnables de croire que le CN de la région du St-Laurent a fixé ou appliqué des lignes de conduite susceptibles d'annuler les chances d'emploi ou d'avan- cement d'individus pour le motif qu'il s'agit de personnes de sexe féminin.
Cette plainte est venue remplacer une plainte qui avait été déposée auparavant en juin 1979. Les deux plaintes ne visaient que les emplois manuels offerts au CN de la région du St-Laurent, région qui correspond, en gros, à la province de Québec exception faite de la péninsule de Gaspé. Les procédures de conciliation n'ayant pas permis de résoudre le litige, la Commission canadienne des droits de la personne («la Commission») a nommé, en juillet 1981, un tribunal composé de 3 membres qui a rendu sa décision le 22 août 1984 après 5 mois d'audience.
Voici les passages pertinents de la Loi cana- dienne sur les droits de la personne qui s'appli- quaient à l'époque concernée:
2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne actuelle en donnant effet, dans le champ de compé- tence du Parlement du Canada, aux principes suivants:
a) tous ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement, indépendamment des considéra- tions fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, la situation de famille ou l'état de personne graciée ou, en matière d'emploi, de leurs handicaps physiques;
10. Constitue un acte discriminatoire le fait pour l'employeur ou l'association d'employés
a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite, ou
b) de conclure des ententes, touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel
pour un motif de distinction illicite, d'une manière susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus.
14. Ne constituent pas des actes discriminatoires
a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l'employeur qui démontre qu'ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales;
15. (1) Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait d'adopter ou de mettre en ouvre des programmes ou des plans ou de prendre des arrangements spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vrai- semblablement subir un groupe d'individus pour des motifs fondés directement ou indirectement sur leur race, leur origine nationale ou ethnique, leur couleur, leur religion, leur âge, leur sexe, leur situation de famille ou leur handicap physique en améliorant leurs chances d'emploi ou d'avancement ou en leur facilitant l'accès à des biens, des services, installations ou moyens d'hébergement.
(2) La Commission canadienne des droits de la personne, constituée par l'article 21, peut
a) faire des recommandations d'ordre général, relatives aux objectifs souhaitables pour les programmes, plans ou arran gements visés au paragraphe (1); et
b) sur demande, prêter son concours à l'adoption ou à la mise en ouvre des programmes, plans ou arrangements visés au paragraphe (1).
41. (1) A l'issue de son enquête, le tribunal rejette la plainte qu'il juge non fondée.
(2) A l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l'article 42, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupa- ble d'un acte discriminatoire
a) de mettre fin à l'acte et de prendre des mesures destinées à prévenir les actes semblables, et ce, en consultation avec la Commission relativement à l'objet général de ces mesures; celles-ci peuvent comprendre l'adoption d'une proposition relative à des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux visés au paragraphe 15(1);
b) d'accorder à la victime, à la première occasion raisonna- ble, les droits, chances ou avantages dont, de l'avis du tribunal, l'acte l'a privée;
c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte; et
d) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il fixe, des frais supplémentaires causés, pour recourir à d'autres biens, services, installations ou moyens d'héberge- ment, et des dépenses entraînées par l'acte.
(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal, ayant conclu
a) que la personne a commis l'acte discriminatoire de propos délibéré ou avec négligence, ou
b) que la victime a souffert un préjudice moral par suite de l'acte discriminatoire,
peut ordonner à la personne de payer à la victime une indem- nité maximale de cinq mille dollars.
(4) Le tribunal qui, à l'issue de son enquête, juge fondée une plainte portant sur l'emploi d'un handicapé physique, tout en reconnaissant l'impossibilité en raison d'un handicap de cette nature d'accéder aux locaux ou d'utiliser normalement les installations de l'auteur de l'acte discriminatoire, doit le men- tionner et faire les recommandations qu'il estime indiquées dans son ordonnance; le tribunal ne peut toutefois pas rendre une ordonnance en vertu des paragraphes (2) ou (3).
Le tribunal a identifié trois catégories d'emplois manuels: les postes spécialisés exigeant des aptitu des professionnelles; les postes d'apprentis exigeant également certaines aptitudes; et les postes ne demandant aucune aptitude spéciale. Le tribunal a jugé que seuls les postes d'entrée de cette dernière catégorie faisaient l'objet de la plainte et étaient visés par son ordonnance. À titre d'exemples d'em-
plois de ce genre, citons le serre-freins, l'agent de manoeuvre, le pointeur de wagons, le manoeuvre— ponts et bâtiments, l'agent d'entretien de la voie, l'agent d'entretien en signalisation, l'aide à la signalisation, le nettoyeur de wagons et le net- toyeur de locomotives.
Le tribunal a conclu que malgré toute la bonne volonté montrée par sa direction afin d'accorder des chances égales aux femmes, le CN n'en a pas moins perpétué des pratiques d'embauche tradi- tionnelles qui s'avéraient injustes à l'égard des femmes et ce, tout en étant conscient des consé- quences qu'elles avaient sur ces dernières, qu'au- cun changement notable n'est survenu après l'en- trée en vigueur de la Loi canadienne sur les droits de la personne au printemps 1978 et qu'il faut tenir pour acquis que le CN a agi en toute connais- sance de cause. Par conséquent, même si l'article 10 de la Loi est interprété tout comme dans l'arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Commission canadienne des droits de la personne, [1983] 2 C.F. 531 (C.A.) [ci-après appelé l'affaire Bhinder], de cette Cour, c'est-à- dire comme faisant de l'intention un élément essentiel de la commission d'un acte discrimina- toire, le CN manifeste l'intention coupable requise.
En outre, le tribunal a conclu que les statistiques amenées en preuve étayaient son analyse de l'in- tention: au Canada, les femmes occupent 13 % des emplois manuels alors que dans la région du St-Laurent tout comme au CN en général, ce chiffre est de 0,7 %. (Toutes les données remontent à 1981.)
Afin de vérifier si ce pourcentage infime de femmes occupant des emplois manuels n'était pas le résultat d'exigences professionnelles normales aux termes de l'alinéa 14a) de la Loi, le tribunal a soigneusement examiné l'ensemble du processus d'embauche du CN: le recrutement, les critères d'accueil et d'embauche, y compris la politique de promotion forcée, le recours au test Bennett et la conduite des contremaîtres et collègues de travail. Au terme de cette analyse, le tribunal a conclu que non seulement les lignes de conduite du CN sur l'embauche de femmes dans les emplois manuels ne pouvaient être fondées sur des exigences profes- sionnelles normales mais que les actes discrimina- toires étaient à ce point généralisés et constants et si profondément enracinés qu'il était possible d'af-
firmer que la discrimination était systémique, non pas dans le sens qu'elle n'était pas intentionnelle mais plutôt dans le sens qu'elle fait partie inté- grante du système. Par conséquent, la Commission en est venue à la conclusion que seul un pro gramme complet d'action positive saurait venir à bout du problème; elle a cependant décidé d'impo- ser un objectif d'embauche ou contingent tempo- raire, qui ne serait levé que lorsqu'une proportion déterminée serait atteinte, au lieu d'un ratio d'em- bauche relativement permanent et beaucoup moins souple.
Voici en quels termes le tribunal a formulé son ordonnance:
ORDONNANCE
POUR LES MOTIFS PRÉCITÉS, ce tribunal, concluant à l'exis- tence au CN, dans la région du St-Laurent, de certaines pratiques ou lignes de conduite d'embauche qui sont discrimi- natoires au sens de l'article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et concluant de plus que ces lignes de conduite ne sont pas fondées sur des exigences professionnelles normales au sens de l'article 14 de ladite loi, rend l'ordonnance suivante, selon les pouvoirs qui lui sont conférés par l'article 41 de ladite loi:
MESURES PERMANENTES DE NEUTRALISATION DE POLITIQUES ET PRATIQUES COURANTES
1. Le CN devra cesser immédiatement l'utilisation du test Bennett pour les postes d'entrée autres que les postes d'appren- tis de même que, dans un délai d'un an à compter de la présente décision et à l'endroit des mêmes postes, cesser l'utilisation de tous tests d'aptitude mécanique qui ont un impact négatif pour les femmes sans être justifiés par les aptitudes requises pour les emplois postulés par les candidates.
2. Le CN devra cesser immédiatement toute pratique des contremaîtres ou de tout autre responsable visant à exiger des candidates féminines des tests physiques non imposés aux can- didats masculins et notamment le test consistant à soulever d'une main une mâchoire de freins.
3. Le CN devra cesser immédiatement d'exiger des candidats une expérience déjà acquise en soudure pour tous les postes d'entrée, à l'exception des postes d'apprentis.
4. Le CN devra modifier son système de diffusion des rensei- gnements relatifs aux emplois disponibles. Plus particulière- ment, il devra, dans un délai d'un an, prendre les moyens d'information et de publicité les plus appropriés auprès du public en général pour annoncer tout poste disponible.
5. Le CN devra modifier dès maintenant les pratiques d'accueil du bureau d'embauche pour donner aux candidates féminines des informations complètes, précises et objectives sur les exi- gences réelles des emplois non traditionnels.
6. Le CN devra modifier dès maintenant son système d'entre- vue des candidats; plus particulièrement, il devra veiller à ce que les responsables de ces entrevues aient de strictes instruc tions visant à traiter de la même façon tous les candidats, sans égard à leur sexe.
7. Dans la mesure le CN voudrait continuer d'accorder aux contremaîtres le pouvoir de refuser d'embaucher des personnes
déjà acceptées par le bureau d'embauche, le CN devra émettre dans l'immédiat une directive précise à leur endroit, à l'effet que nul ne peut être refusé pour des motifs de discrimination sexuelle.
8. Le CN devra poursuivre les mesures déjà adoptées dans le cadre de sa directive sur le harcèlement sexuel visant à éliminer du lieu de travail toute forme de harcèlement et de discrimina tion sexuels.
MESURES SPÉCIALES TEMPORAIRES
1. Le CN devra, dans un délai d'un an et jusqu'à ce que le pourcentage de femmes dans les emplois non traditionnels au CN ait atteint 13 %, entreprendre une campagne d'information et de publicité pour inviter en particulier les femmes à poser leur candidature à des postes non traditionnels.
2. Considérant qu'il nous apparaît que le processus de change- ment dans la région du St-Laurent au CN doit être accéléré et que des mesures préférentielles visant les femmes s'imposent.
Considérant par ailleurs qu'il faut laisser à l'employeur une certaine flexibilité vu l'incertitude devant laquelle nous nous trouvons sur l'ampleur du bassin de main-d'œuvre féminine qualifiée disponible.
Considérant qu'idéalement, pour créer le plus tôt possible une masse critique qui permettait au système de continuer à se corriger par lui-même, nous serions enclins à exiger qu'au cours des prochaines années, et jusqu'à ce que l'objectif de 13 % soit atteint, au moins un poste non traditionnel sur trois soit confié, à l'embauche, à une femme.
Considérant cependant qu'afin de donner plus de latitude et de flexibilité au CN dans les moyens à prendre pour atteindre l'objectif désiré, il nous apparaît plus prudent de fixer un nombre minimal d'embauche féminine plus faible qu'un sur trois des postes non traditionnels à être comblés au CN dorénavant.
En conséquence, il est ordonné au Canadien National d'em- baucher au moins une femme sur quatre postes non tradition- nels à être comblés à l'avenir. Cette mesure n'entrera en vigueur que lorsque les employés du CN actuellement mis à pied mais sujets à rappel auront été rappelés par le CN, mais, dans tous les cas, pas avant l'expiration d'un délai d'un an à compter de la présente décision, afin de donner au CN un délai raisonnable pour adopter les mesures nécessaires pour se con- former à cette ordonnance. Une fois en vigueur, la proportion d'un sur quatre n'aura pas à être respectée quotidiennement, ce afin de permettre à l'employeur un meilleur choix dans la sélection des candidats. Elle devra cependant être respectée dans l'ensemble de chaque période trimestrielle, jusqu'à ce que l'objectif désiré de 13 % de femmes dans les postes non tradi- tionnels soit atteint.
3. Dans un délai de deux mois à compter de la présente décision, le CN devra nommer un responsable avec pleins pouvoirs pour assurer la mise en vigueur des mesures spéciales temporaires et réaliser tout autre mandat qui pourrait lui être confié par le CN relativement à la mise en oeuvre de la présente décision.
PRODUCTION DE DONNÉES
LE CN DEVRA SOUMETTRE À LA COMMISSION:
1. Dans les vingt (20) jours suivant la mise en application des
mesures spéciales temporaires susdites, un relevé initial du
nombre d'employés «cols bleus» dans la région du St-Laurent au CN, par sexe et par fonction.
2. Dans les vingt (20) jours suivant la fin de chaque période trimestrielle à compter de la mise en application des mesures spéciales temporaires susdites et pendant toute la durée desdites mesures, après en avoir transmis une copie à ATF, un rapport comprenant:
a) une liste indiquant les noms, sexe, titres et fonctions, date d'embauche et secteur de travail de toute personne embau- chée dans la région du St-Laurent pendant le trimestre précédent;
b) une déclaration détaillée faisant état des efforts entrepris par le CN pour recruter des candidates féminines dans des postes non traditionnels pendant le trimestre précédent;
c) le nombre total de personnes ayant posé leur candidature à des postes non traditionnels au CN pendant le trimestre précédent, par sexe; le nombre total de personnes ayant complété, passé ou échoué tout test ou examen écrit pour fins d'embauche à un poste non traditionnel. Cette liste devra comprendre les résultats et le rang de toute personne ayant réussi le test ou examen;
d) les noms, sexe et tous changements de titres et fonctions, ou changement de statut des employés embauchés à des postes non traditionnels après l'entrée en vigueur des mesures spéciales temporaires.
3. Dans les vingt (20) jours suivant sa nomination, une déclara- tion indiquant le nom, le titre officiel et la date de nomination du responsable chargé de l'application des mesures temporaires spéciales susdites.
Dans son mémoire, la requérante énonce cinq motifs pour lesquels l'ordonnance du tribunal devrait être annulée en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale:
1) Le tribunal a erré en droit en appliquant aveuglément la jurisprudence américaine.
2) Le tribunal a erré en droit quant à la portée juridique de l'article 10 de la Loi. Suivant le droit applicable, la requérante devait par une preuve prépondérante établir l'existence de la discrimination systémique.
3) Le tribunal a erré en droit dans l'appréciation de la preuve statistique, il a omis de considérer des éléments importants qui ont été portés à sa connaissance et a tiré de façon absurde des conclusions erronées.
4) Le tribunal a omis de considérer des éléments importants qui ont été portés à sa connaissance relativement au processus d'embauche et a tiré des conclusions erronées de façon absurde et arbitraire.
5) Le tribunal a erré en droit dans l'interprétation de l'article 41(2)(a) de la Loi, en s'arrogeant le droit d'établir et d'imposer un plan d'action détaillé à la requérante, en ignorant le rôle de la Commission et en confiant à A.T.F. des pouvoirs de surveil lance qui ne lui sont pas attribués selon le texte même de la Loi;
Le premier argument concernant l'application aveugle de la jurisprudence américaine ne peut,
dans le présent contexte, être pris au sérieux. Voici de quelle façon le tribunal présente ses renvois à l'expérience américaine:
Comme il n'existe guère d'exemple en droit canadien d'impo- sition d'un programme d'action positive tel que celui suggéré par ATF et la Commission canadienne des droits de la per- sonne, il nous a semblé important avant de discuter de l'oppor- tunité d'ordonner un tel programme à l'endroit du CN, d'indi- quer le fondement juridique de programmes d'action positive et d'en voir certains exemples. Pour ce faire, nous procéderons à une comparaison entre la Loi canadienne sur les droits de la personne et la législation américaine avant de voir ce qu'a été jusqu'ici l'expérience américaine quant à l'imposition de tels programmes. Finalement, nous indiquerons quelques cas de programmes d'action positive volontaires au Canada.
Non seulement le tribunal n'avait-il pas tort d'exa- miner l'expérience américaine plus vaste en matière de programmes d'action positive, mais on aurait même pu penser qu'il aurait eu tort de ne pas le faire. Des considérations semblables s'appli- quent aux autres renvois du tribunal à la jurispru dence américaine.
Le second argument met en doute l'interpréta- tion de l'article 10 de la Loi par le tribunal. En l'espèce, le CN se dit en désaccord avec deux passages de la décision. Le premier est ainsi rédigé:
Cet article [10 de la Loi] requiert pour le plaignant qu'il fasse une preuve prima fade que les pratiques d'embauche attaquées sont susceptibles d'empêcher une catégorie protégée d'avoir les mêmes chances d'emploi que l'ensemble des candi- dats à ces emplois.
Nous avons vu dans la partie précédente [de la décision] que les statistiques tendraient à établir cette preuve prima facie dans la mesure le taux d'embauche des femmes au Canadien National dans les postes visés par la plainte est sensiblement inférieur à ceux de la moyenne des employeurs oeuvrant dans des secteurs analogues.
En plus de cette preuve prima facie, il faut que le plaignant démontre également que les pratiques d'embauche contestées ont été mises de l'avant dans le but de nuire aux chances d'emploi d'une catégorie protégée.
Selon cet argument, l'allusion à la preuve prima facie vient en contradiction avec la règle de preuve de la prépondérance des probabilités qui est géné- ralement exigée. Toutefois, la compatibilité des deux aspects de la preuve, le premier se rapportant au fardeau et le second à la règle ressort claire- ment des paroles du juge McIntyre dans l'arrêt qui fait autorité en la matière, Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, la page 208:
Lorsqu'un plaignant établit devant une commission d'enquête qu'il est, de prime abord, victime de discrimination, en l'espèce
que la retraite obligatoire à soixante ans est une condition de travail, il a droit à un redressement en l'absence de justification de la part de l'employeur. La seule justification que peut invoquer l'employeur en l'espèce est la preuve, dont le fardeau lui incombe, que la retraite obligatoire est une exigence profes- sionnelle réelle de l'emploi en question. La preuve, à mon avis, doit être faite conformément à la règle normale de la preuve en matière civile, c'est-à-dire suivant la prépondérance des probabilités.
Le second passage auquel s'oppose la requérante dans son deuxième argument est ainsi rédigé:
Avec respect, nous croyons que cet arrêt [Bhinder], dont la permission d'en appeler a été accueillie par la Cour suprême du Canada, est erronée et que la distinction qu'on tente d'y faire entre l'article 10 et l'article 7.03 du «Title VII» ne repose sur aucune assise solide.
Cependant, il ne sera pas nécessaire pour nous de distinguer cet arrêt, puisque nous estimons qu'en l'espèce, le Canadien National a établi ses pratiques d'embauche en sachant les conséquences de ces pratiques. Nous avons déjà montré en effet au début de ce jugement que le Canadien National connaissait depuis déjà plusieurs années avant le dépôt de la plainte que ses pratiques d'embauche avaient un effet négatif sur l'emploi des femmes et que celles-ci n'avaient pas, au Canadien National, la place qui leur revenait normalement. Le Canadien National a néanmoins perpétué ses pratiques d'embauche en en connais- sant les conséquences. L'entrée en vigueur de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui n'a pas pris le Canadien National par surprise comme en font foi les témoignages entendus lors de l'instance, n'a pas entraîné de changements marquants dans ses pratiques d'embauche.
Devant nous, le CN a soutenu que le tribunal n'avait d'autre choix que de suivre la décision dans l'affaire Bhinder. Le problème avec cet argument c'est que, bien qu'involontairement, c'est exacte- ment ce qu'a fait le tribunal.
Subsidiairement, le CN a prétendu que le tribu nal n'aurait pu, étant donné l'insuffisance de la preuve, conclure que la Compagnie des chemins de fer avait eu l'intention de poser des actes discrimi- natoires. Cette variante de son second motif d'exa- men doit, à mon avis, être examinée en même temps que les troisième et quatrième motifs dans la mesure ce sont tous des motifs d'examen fondés sur l'alinéa 28(1)c) de la Loi sur la Cour fédérale.
Cette cour a souvent eu l'occasion de définir les limites de l'exercice de son pouvoir d'intervention en vertu de l'alinéa 28(1)c): à titre d'exemples, signalons les arrêts Armstrong c. L'État du Wis- consin, [1973] C.F. 437 (C.A.); Re Rohm & Haas Canada Limited et Tribunal antidumping (1978), 91 D.L.R. (3d) 212 (C.F. Appel). L'ex-
posé le plus concis sur la compétence de la Cour, a peut-être été fait par le juge Urie, dans l'affaire In re Y.K.K. Zipper Co. of Canada Ltd., [1975] C.F. 68 (C.A.), à la page 75:
La Cour ne peut donc à bon droit mettre en cause cette conclusion à moins qu'elle ne soit convaincue qu'elle n'était pas fondée sur aucune preuve ou qu'elle résultait de l'application d'un principe erroné.
En l'espèce, le CN n'a pas été en mesure d'éta- blir qu'il y avait absence de preuve étayant les conclusions du tribunal ni que ce dernier les a rendues en appliquant un principe erroné. A titre d'exemple, le CN a exprimé son désaccord avec la catégorisation des statistiques à laquelle s'est livré le tribunal pour établir sa comparaison entre le chiffre de 0,7 % de femmes occupant des emplois manuels et le chiffre de 13 % de femmes occupant des emplois semblables au sein de l'ensemble de la main-d'oeuvre. Toutefois, le tribunal s'est servi des statistiques les plus précises qui étaient alors dispo- nibles et ses décisions en matière de catégorisation sont restées bien en deça des limites de son pouvoir discrétionnaire qui ne peut faire l'objet d'un examen en vertu de l'article 28.
Le principal motif d'examen sur lequel a insisté le CN était son cinquième argument suivant lequel le tribunal n'avait pas compétence, en vertu de l'alinéa 41(2)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, pour rendre l'ordonnance qu'il a prononcée. On y allègue absence de compétence à trois égards: l'imposition au CN par le tribunal d'un plan d'action détaillé, la méconnaissance par ce dernier du rôle de la Commission et l'attribu- tion à ATF de pouvoirs de surveillance par le tribunal. Permettez-moi de dire dès maintenant que la troisième allégation n'est pas fondée. Le tribunal exige simplement du CN qu'il transmette à ATF une copie de chacun des rapports trimes- triels, sans doute afin de permettre à cet organisme de faire des représentations (au CN lui-même, à la Commission ou au public) s'il n'est pas satisfait. Voilà qui est loin d'un pouvoir de surveillance. D'ailleurs, si le tribunal a le pouvoir d'imposer à la Compagnie des chemins de fer un programme détaillé d'action positive, conformément au pou- voir qu'il détient en vertu de l'alinéa 41(2)a) de «prendre des mesures destinées à prévenir les actes semblables» il dispose sûrement du pouvoir moins important d'ordonner que la plaignante soit infor- mée du déroulement du programme.
L'interprétation que donne le CN de l'alinéa 41(2)a) repose principalement sur l'argument sui- vant lequel le tribunal n'a pas le pouvoir de pres- crire lui-même le contenu d'un programme spécial mais uniquement celui d'ordonner l'adoption d'un tel programme spécial par l'employeur, après con sultation avec la Commission. En d'autres termes, le contenu de tels programmes ne relève pas de la compétence du tribunal. Ce dernier doit se conten- ter d'ordonner l'adoption d'un tel programme et de déterminer son objet général qui, comme le précise la Loi, est la prévention d'actes semblables.
L'intention du Parlement, soutient le CN, était d'accorder une certaine souplesse à l'employeur pour tenir compte des caractéristiques de son entreprise, des conditions du marché du travail, des conséquences sur l'organisation de l'em- ployeur, des exigences des conventions collectives, etc. Ainsi, avec l'aide de la Commission, l'em- ployeur lui-même doit, en tenant compte de toutes les circonstances, élaborer un plan d'action appro- prié en vue d'atteindre les objectifs fixés par le tribunal.
Une telle interprétation n'est pas dénuée de vraisemblance compte tenu du texte de la Loi. Cependant, les intimés soutiennent que la phrase «celles-ci peuvent comprendre l'adoption d'une proposition relative à des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux visés au paragraphe 15(1)» a forcément pour effet de conférer en outre au tribunal le pouvoir d'imposer obligatoirement un tel programme spécial par opposition à l'adop- tion volontaire de programmes spéciaux en vertu du paragraphe 15(1). Ils prétendent également que le fait d'exclure les ordonnances prévues au para- graphe 41(2) du champ des simples recommanda- tions permises par le paragraphe 41(4) en cas d'actes discriminatoires fondés sur un handicap physique témoigne clairement du caractère obliga- toire des ordonnances prévues au paragraphe 41(2).
Cependant, cet argument des intimés ne contre pas totalement le point soulevé par la requérante qui consiste non pas à nier la validité des ordon- nances obligatoires fondées entièrement sur l'ali- néa 41(2)a) mais uniquement à leur imposer une restriction, soit celle d'imposer des objectifs plutôt qu'un contenu.
Il n'en demeure pas moins que les pouvoirs dont jouit un tribunal en vertu de l'alinéa 41(2)a) sont exprimés en termes généraux et sans réserve («prendre des mesures destinées à prévenir les actes semblables»). Comment devrait-on interpré- ter ces mots?
L'article 11 de la Loi d'interprétation [S.R.C. 1970, chap. I-23] dispose que «Chaque texte légis- latif ... doit s'interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de ses objets.» La Loi canadienne sur les droits de la personne comporte, à son article 2, un guide interne de ses objets. Cet article signale clairement aux tribunaux qu'en cas de doute, ils doivent donner au libellé de la loi l'interprétation qui accorde aux groupes protégés la plus grande pro tection contre les actes discriminatoires. Notre Cour ne devrait donc pas hésiter à interpréter l'expression «prendre des mesures» de la façon la plus libérale qui soit compatible avec le contexte et, partant, à reconnaître que le pouvoir discrétion- naire dont est investi le tribunal s'étend non seule- ment aux objectifs des programmes d'action posi tive mais également à leur contenu («ordonner, selon les circonstances»).
Cette interprétation qui résulte, à mon avis, du rapprochement de l'alinéa 41(2)a) et de l'alinéa 2a) ne règle pas directement la question de la définition du rôle consultatif attribué à la Com mission. Mais il ne s'agit que d'une question secondaire dont l'issue ne saurait faire échec au pouvoir discrétionnaire étendu que possède un tri bunal. Les intimés soutiennent que le législateur entendait bien que le tribunal consulte la Commis sion avant de rendre son ordonnance. Cette inter- prétation du texte de loi n'est grammaticalement possible ni dans une langue ni dans l'autre:
41....
(2) . le tribunal ... peut ... ordonner ... à la personne
trouvée coupable d'un acte discriminatoire ...
a) ... de prendre des mesures destinées à prévenir les actes semblables, et ce, en consultation avec la Commission relati- vement à l'objet général de ces mesures ... [C'est moi qui souligne.]
En anglais, le sujet de la phrase en question, et donc la personne tenue de consulter la Commis sion, est la personne contre qui l'ordonnance est rendue. En français, l'effet est le même, bien que la formulation soit différente. Il s'ensuit que le CN
et la Commission sont tenus de se consulter relati- vement à l'objet général du programme éventuelle- ment adopté. Or, étant donné que cette exigence est déjà prévue par la loi, il n'est pas nécessaire que le tribunal la formule à nouveau dans son ordonnance.
Quoi qu'il en soit, cela laisse irrésolu l'aspect le plus difficile de la question. Le CN prétend que même si la Cour juge qu'il est lié par le contenu d'un programme d'action positive, l'ordonnance qui impose ce programme ne peut comprendre que des mesures destinées à prévenir la répétition des actes incriminés et qu'elle ne peut viser de façon plus générale à corriger les désavantages subis par les femmes dans leur participation au marché du travail. En d'autres mots, il doit s'agir d'un pro gramme de prévention et non d'un programme de rattrapage ou d'un programme correctif.
Manifestement, le tribunal ne s'est pas vu con- fier un mandat social de portée générale par le libellé bien précis de l'alinéa 41(2)a): «de prendre des mesures destinées à prévenir les actes sembla- bles» («to take measures ... to prevent the same or a similar practice occurring in the future»). L'ar- gument par lequel la Commission intimée prétend que les pouvoirs dont est investi un tribunal en vertu de l'alinéa 41(2)a) ont la même portée que ceux que lui confère le paragraphe 15 (1) doit par conséquent être rejeté.
Il faut toutefois se garder de donner une inter- prétation trop univoque au concept de prévention. Comment peut-on «prévenir» la discrimination sys- témique? Le tribunal en est venu à la conclusion que les actes discriminatoires commis au CN étaient généralisés, constants et profondément enracinés dans la psychologie des gens et de l'en- treprise. Pour cerner les dimensions réelles du problème, le tribunal a donc examiner le passé, y compris l'époque où, en l'absence de législation fédérale sur les droits de la personne, la discrimi nation n'était pas illégale.
Le tribunal était bien conscient qu'il marchait alors sur une corde raide:
La plainte d'Action Travail des femmes vise essentiellement l'ensemble du processus d'embauche du Canadien National en regard des postes décrits comme non-qualifiés [sic] tel qu'il a été effectué dans la région du St-Laurent à l'époque cette plainte a été portée.
En ce qui a trait à la période de la plainte, le tribunal est d'avis que pour les fins de déterminer si le processus d'embau- che du CN était ou non légal compte tenu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, on doit s'en tenir essentiellement à la période décrite par la plainte. Cependant, la période anté- rieure à celle de la plainte est pertinente pour montrer l'évolu- tion survenue et mieux saisir le processus d'embauche applica ble à cette époque. Enfin, les changements qui ont pu survenir depuis le dépôt de la plainte sont également pertinents, non pas pour déterminer si le processus d'embauche était alors légal ou non, mais pour les fins de déterminer s'il y a lieu de conclure à l'adoption d'un programme d'action positive, et si oui, d'en déterminer les éléments essentiels.
Il ressort de ce passage que le tribunal comprenait manifestement que sa décision ne pouvait porter que sur la légalité du processus d'embauchage relativement à la courte période de temps séparant l'entrée en vigueur de la Loi et la date du dépôt de la plainte, et qu'il ne pouvait s'intéresser à quelque autre période, antérieure ou postérieure, que pour des fins strictement limitées. Cependant, le pouvoir que détient le tribunal lui permet de regarder le passé en ce qui concerne la dimension psychologi- que de l'affaire en litige, et de considérer l'avenir pour ce qui a trait à la sanction.
La forme de prévention idéale consisterait en une amélioration radicale des attitudes au sein du CN susceptible de modifier le comportement des gens. Cependant, nul n'a encore mis au point une technique éprouvée permettant de modifier direc- tement les systèmes de valeurs des individus. Tou- tefois, étant donné que la solution doit être propor- tionnelle au problème, on peut raisonnablement s'attendre à ce que la prévention de la discrimina tion systémique exige des sanctions à caractère systémique.
Force nous est de reconnaître que le tribunal n'a pas essayé de justifier la clef de voûte de son programme d'action positive, en l'occurrence, les mesures spéciales temporaires qu'il a imposées au CN (l'exigence selon laquelle 25 % des nouveaux embauchés aux emplois non traditionnels doivent être des femmes jusqu'à ce que l'objectif visé de 13 % soit atteint), d'une façon qui corresponde explicitement aux pouvoirs que lui confère l'alinéa 41(2)a). Cela ne devrait toutefois pas empêcher la Cour de confirmer ces mesures si l'on peut consi- dérer qu'elles entrent dans le champ d'application de cet alinéa. À mon avis, on peut conclure en ce sens.
Le programme d'action positive en cause vise essentiellement à limiter le pouvoir discrétionnaire d'embauchage du CN. En fait, dès 1974, le rap port Boyle -Kirkman soulignait la nécessité pour le CN d'adopter un programme de ce genre:
[TRADUCTION] Il est essentiel d'établir des objectifs précis (en termes de postes et de nombre), sans quoi les priorités quoti- diennes l'emporteront invariablement sur les initiatives moins tangibles, visant la promotion des employés.
Le CN a rejeté cette recommandation.
Il ne faut pas oublier qu'en l'espèce, ATF a porté plainte au nom des femmes considérées en tant que groupe. D'ailleurs, l'intimée ATF a sou- tenu (sans l'appui de la Commission canadienne des droits de la personne) que l'ordonnance qu'elle demandait au tribunal de rendre se justifiait aussi par l'alinéa 41(2)b), les femmes en tant que groupe étant les «victimes» de l'acte discrimina- toire reproché. Étant donné la conclusion à laquelle j'en suis venu en vertu de l'alinéa 41(2)a), il ne me semble pas nécessaire de décider si le mot «victime» à l'alinéa 41(2)b) a une portée aussi large, mais cet argument sert à souligner que les conclusions du tribunal s'appliquent aux femmes considérées en tant que catégorie. La prévention de la discrimination doit donc protéger les femmes en tant que groupe.
Suivant mon interprétation de l'alinéa 41(2)a), le pouvoir du tribunal d'ordonner l'implantation d'un programme d'action positive pour combattre la discrimination systémique est limité en ce sens que les mesures imposées doivent objectivement viser à prévenir cette discrimination systémique pour l'avenir («des mesures destinées à prévenir les actes semblables»), c'est-à-dire, que les mesures doivent être en rapport avec le problème. En l'es- pèce, quel genre d'objectif d'action positive pour- rait correspondre au problème?
Le tribunal aurait sans doute été justifié de fixer l'objectif d'embauchage des femmes à 50 % (ou en fait à un taux légèrement supérieur) pour une période indéfinie, au motif que les femmes repré- sentent ce pourcentage de la population cana- dienne, ou il aurait pu l'établir à 40,7 %, soit la proportion des femmes au sein de la main-d'oeuvre du Canada (1981). Il me semble toutefois qu'un tel objectif ne serait pas proportionné à la discrimi nation constatée parce qu'il se fonderait sur un trop grand nombre d'hypothèses non vérifiables,
notamment sur le plan de la demande, sans parler du fardeau que cela imposerait à l'employeur. Le tribunal aurait pu établir un objectif de 6,11 %, à partir du pourcentage de la main-d'oeuvre fémi- nine au CN; on aurait cependant pu raisonnable- ment soutenir que ce chiffre, établi à partir de la situation au sein de la même compagnie, pourrait lui aussi être le résultat de la discrimination systémique.
C'est, à mon avis, avec sagesse que le tribunal a choisi de fixer son objectif à partir d'une compa- raison avec le facteur indépendant le plus rappro- ché, en l'occurrence, l'embauchage pour les mêmes postes manuels au Canada. J'estime que c'est ce chiffre qui comporte le moins d'hypothèses indé- montrables et que c'est par conséquent lui qui constitue l'objectif le moins arbitraire et le plus adéquat. À mon avis, la décision du tribunal de fixer un rapport de un sur trois ou de un sur quatre relevait de l'exercice raisonnable de son pouvoir discrétionnaire.
Il ne nous reste plus à mon avis qu'une seule difficulté à régler, difficulté qui est plus apparente que réelle. Le tribunal a exprimé son objectif non en termes d'embauche mais en termes d'emploi. C'est assurément cela qui pourrait donner à penser que l'objectif social global d'emploi des femmes est disproportionné à la discrimination qui a effective- ment été établie en l'espèce.
En réalité, l'embauchage et l'emploi sont l'en- vers et l'endroit du même feuillet. L'emploi est la conséquence de l'embauchage et correspond à l'état permanent qui, en résulte. En l'absence de discrimination, il est probable que sur une période suffisamment longue, le taux d'emploi corresponde en gros au taux de recrutement. Quoi qu'il en soit, le facteur décisif dont la Cour doit, à mon avis, prendre connaissance d'office, c'est le fait que les seules statistiques officielles disponibles établies à partir de données scientifiques ne concernent que l'emploi. Statistique Canada ne publie pas de sta- tistiques générales sur l'embauchage (l'apport) ni sur le licenciement (le retrait), mais seulement sur le nombre d'employés. Vu l'absence de toute autre donnée statistique, le tribunal ne disposait d'au- cune autre donnée objective lui permettant d'étabir son objectif.
Il est fort possible que le tribunal ait fondé sa décision sur divers motifs et qu'il ait été parfaite-
ment conscient du fait que l'ordonnance qu'il ren- dait servait les intérêts généraux d'une société égalitaire alors même que sa décision était fondée sur le mandat plus restreint de l'alinéa 41(2)a). Cependant, j'estime qu'il n'appartient pas à la Cour saisie d'une demande fondée sur l'article 28 de modifier le jugement de ce tribunal à moins qu'on démontre que celui-ci a manifestement excédé la compétence que la loi lui confère. Le juge Chouinard a, dans l'arrêt Banque Nationale du Canada c. Union internationale des employés de commerce et autre, [1984] 1 R.C.S. 269, la page 288; 53 N.R. 203, la page 227, parlé de «La prudence dont doivent faire preuve les tribunaux lorsqu'est mise en cause la compétence d'un tribu nal administratif . ..». À mon avis, le CN n'a pas réussi à démontrer qu'en l'espèce, on ne pouvait dire des modalités de l'ordonnance qu'elles ser- vaient «à prévenir les actes semblables». Étant donné qu'il a fallu plus de cinq ans et demi pour que la plainte en arrive à cette étape-ci, et vu les 31 volumes du dossier qui nous a été soumis, la décision du tribunal de 175 pages, les fonds publics dépensés et les efforts déployés par les particuliers, il serait exagéré de renvoyer l'affaire devant un tribunal administratif à moins qu'il n'existe une raison sérieuse de le faire, ce qui, à mon avis, n'est pas le cas.
Je dois laisser non résolue la question de la surveillance et de la modification de l'ordonnance du tribunal. Étant donné que le tribunal est func- tus officio et qu'il ne saurait revivre que d'une façon temporaire pour réexaminer l'ordonnance qu'il a rendue, et étant donné que la loi ne confère aucun pouvoir de surveillance à la Commission, il n'existe apparemment aucun mécanisme de sur veillance ou de modification. La disposition du paragraphe 43(1) de la Loi qui porte que «Les ordonnances que le tribunal rend en vertu [du] paragraphe 41(2) ... peuvent, dans certains cas, être exécutées comme celles de la Cour fédérale du Canada» confère manifestement un pouvoir d'exé- cution à notre Cour mais ne confère aucune initia tive ou flexibilité dans la formulation de l'ordon- nance. Il s'agit toutefois d'une question de politique qui excède la compétence de cette Cour.
Vu qu'en rendant son ordonnance, le tribunal a, à mon avis, respecté les limites de la compétence que lui confère l'alinéa 41(2)a), je suis d'avis de rejeter la demande.
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