Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-700-85
Procureur général du Canada (appelant)
c.
Denys Cloutier (intimé)
RÉPERTORIÉ: CLOUTIER c. M.R.N.
Cour d'appel, juges Pratte, Marceau et Lacom- be—Québec, 24 octobre; Ottawa, 2 décembre 1986.
Assurance-chômage Emploi exclu Interprétation du mot «contrôle» utilisé à l'art. 14a) du Règlement L'intimé ne contrôlait pas 40 % des actions avec droit de vote de la compagnie Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 28 Loi de 1971 sur l'assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, chap. 48, art. 3(1) Règlement sur l'assurance- chômage, C.R.C., chap. 1576, art. 14a) (mod. par DORS/ 78-710, art. 1).
Interprétation des lois Une loi sociale ne s'interprète pas de la même façon qu'une loi fiscale Loi de 1971 sur l'assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, chap. 48 Règle- ment sur l'assurance-chômage, C.R.C., chap. 1576.
L'intimé et un certain Beaurivage ont convenu de se porter ensemble acquéreurs d'une auberge. La compagnie créée à cette fin a émis 1 000 actions ordinaires avec droit de vote, dont 499 devaient être détenues par chacun des associés. Cloutier n'était pas en mesure de fournir sa part de la mise de fonds. Il a donc déposé 150 actions en fiducie afin de garantir le rembour- sement de la somme que Beaurivage a déboursée pour couvrir la partie non payée de la part de Cloutier. Tant et aussi longtemps que le remboursement n'était pas fait, le droit de vote attaché à ces 150 actions ne devait pas être exercé. Cloutier, qui était à l'emploi de la compagnie à titre de gérant, a quitté l'entreprise. Au moment de son départ, aucun rem- boursement n'avait été fait.
Aux fins de l'assurance-chômage, le ministre du Revenu national a déclaré que l'emploi de l'intimé était exclu des emplois assurables conformément à l'alinéa 14a) du Règle- ment. La Cour canadienne de l'impôt a annulé cette décision. La présente demande fondée sur l'article 28 conteste la décision de la Cour de l'impôt. La question est de savoir si l'intimé contrôlait 40 % des actions donnant droit de vote.
Arrêt: la demande est rejetée.
Il ne convient pas d'adopter pour l'interprétation d'une loi sociale comme la Loi sur l'assurance-chômage une approche semblable à celle qui est requise pour la compréhension d'une loi fiscale.
Le texte de l'alinéa 14a) ne parle pas de contrôle de compa- gnie, comme c'est le cas en matière fiscale, mais de «contrôle d'action». L'utilisation d'une expression aussi inusitée plutôt que d'expressions comme «détenteur», «titulaire» ou «proprié- taire enregistré» ne saurait passer inaperçue et rester sans conséquence.
Le contrôle en question est non seulement le contrôle de jure mais aussi, et surtout, le contrôle effectif. Cloutier n'avait pas le contrôle effectif des 150 actions déposées en fiducie.
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
Minister of National Revenue v. Dworkin Furs (Pem- broke) Ltd. et al., [1967] R.C.S. 223; Donald Applica tors Ltd et al v. Minister of National Revenue, [1969] 2 R.C.É. 43; [1969] C.T.C. 98; Oakfield Developments (Toronto) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1971] R.C.S. 1032; R. c. Imperial General Properties Ltd., [1985] 2 R.C.S. 288.
AVOCATS:
Jacques Loiacono pour l'appelant. Louis-Oscar Racine pour l'intimé.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour
l'appelant.
Bouchard & Racine, Québec, pour l'intimé.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE MARCEAU: Cette demande d'examen et d'annulation sous l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10] s'en prend à une décision de la Cour canadienne de l'impôt qui a annulé une détermination du ministre du Revenu national faite sous l'autorité de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage [S.C. 1970- 71-72, chap. 48]. La décision attaquée juge non fondée la conclusion du ministre à l'effet que l'emploi qu'a occupé l'intimé auprès de la Compa- gnie Manoir St-Castin (1977) Ltée pendant la période du 30 avril 1981 au 25 avril 1982 était un des emplois exclus dont parle le paragraphe 3(1) de la Loi dans sa formule introductive, et ce par application de l'alinéa 14a) du Règlement [C.R.C., chap. 1576 (mod. par DORS/78-710, art. 1)] qui se lit comme suit:
14. Sont exclus des emplois assurables les emplois suivants:
a) l'emploi au service d'une corporation si l'employé, son conjoint ou les deux contrôlent plus de quarante pour cent des actions donnant droit de vote;
Exprimée de la façon la plus simple et la plus dépouillée possible, la question que le litige soulève et à laquelle le ministre et la Cour canadienne de l'impôt ont répondu différemment est celle de savoir ce qu'il faut entendre par «contrôle» dans le contexte de cette disposition du Règlement. On le verra tout de suite en prenant connaissance des faits qui ne font pas difficulté.
Au cours de l'année 1977, l'intimé Cloutier et un certain Beaurivage conviennent de se porter ensemble acquéreurs de l'auberge exploitée sous le nom «Manoir St-Castin» au Lac Beauport près de Québec. Bien que Cloutier ne soit pas en mesure de fournir la moitié de la mise de fonds requise, il tient néanmoins à se garder la possibilité de deve- nir éventuellement propriétaire à part égale avec son associé. On pense alors au stratagème suivant. La corporation nouvellement formée qui deviendra propriétaire de l'auberge émettra 1 000 actions ordinaires votantes, dont 499 au nom de Beauri- vage, et 499 au nom de Cloutier. Cent cinquante des 499 actions de Cloutier seront constatées par un certificat autonome que Cloutier endossera et déposera en fiducie entre les mains des comptables de Beaurivage. Ce dépôt en fiducie garantira le remboursement de la somme que Beaurivage aura été forcé de débourser en deçà de sa part pour couvrir partie de celle de Cloutier et tant et aussi longtemps que le remboursement ne sera pas fait, le droit de vote attaché à ces 150 actions ne sera pas exercé. Et c'est ainsi effectivement que l'on procéda: l'émission des actions est attestée aux livres de la compagnie et la convention écrite confirmant l'entente dans tous ses éléments est au dossier. Ce qui est arrivé évidemment c'est qu'après un certain temps, Cloutier, qui avait jus- que-là été à l'emploi de la compagnie comme gérant, décida (ou fut forcé) de quitter. Le dossier ne révèle pas les termes de la séparation, mais on sait qu'au moment du départ de Cloutier aucun remboursement n'avait encore été fait, et la preuve est claire que Cloutier n'a jamais pensé, pendant qu'il était là, pouvoir exercer un quelconque droit de voter en vertu des 150 actions déposées en fiducie: en fait, il semble qu'il n'ait même jamais été appelé à participer aux décisions corporatives de la compagnie.
On peut, bien sûr, penser que cette façon de procéder des deux partenaires n'était pas très heu- reuse. Les problèmes de droit qu'elle soulevait sont évidents, sur le plan de la qualification des opéra- tions réalisées d'abord, mais aussi sur celui de la détermination et peut-être même aussi de la vali- dité des effets de droit susceptibles de découler de ces opérations. Mais je ne crois pas qu'il soit nécessaire de les envisager tous et de les résoudre pour disposer de la question de savoir si, dans les
circonstances, l'emploi de Cloutier comme gérant de l'hôtel tombait sous l'exclusion définie à l'alinéa 14a) du Règlement.
La position du ministre, que le procureur géné- ral défend, est naturellement fondée sur les don- nées de base du droit des corporations. On fait valoir que le droit de vote rattaché à une action ne peut être éteint par une convention privée et que ce droit, à l'égard de la compagnie, reste toujours celui du titulaire enregistré de cette action. C'est le contrôle strict de droit que l'on retient, s'inspirant sans doute de décisions rendues en matière fiscale comme celles de Minister of National Revenue v. Dworkin Furs (Pembroke) Ltd. et al., [1967] R.C.S. 223; Donald Applicators Ltd et al v. Minister of National Revenue, [1969] 2 R.C.E. 43; [1969] C.T.C. 98; Oakfield Developments (Toronto) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1971] R.C.S. 1032 et R. c. Imperial General Properties Ltd., [1985] 2 R.C.S. 288. Je me per- mets, avec égard, de contester cette façon de voir. D'abord, je ne crois pas qu'il convienne d'adopter pour l'interprétation d'une loi sociale comme la Loi sur l'assurance-chômage une approche sembla- ble à celle requise pour la compréhension d'une loi fiscale, le motif étant que les mises-en-oeuvre des deux genres de lois ne présentent pas les mêmes exigences. Ensuite, je note que le texte ici ne parle pas de contrôle de corporation, comme c'était le cas dans les décisions rendues en matière fiscale, mais de contrôle d'action, et que l'utilisation d'une expression aussi inusitée plutôt que celles couran- tes et non équivoques de détenteur, titulaire ou propriétaire enregistré, ne saurait passer inaperçue et rester sans conséquence. Enfin et surtout, je considère que la raison d'être de l'exclusion—tirée de l'idée que celui qui exerce une influence prépon- dérante sur une corporation ne traite pas «à dis tance» avec cette corporation, un cerain lien de dépendance existant entre les deux—n'a de valeur que si le contrôle dont il s'agit n'est pas en quelque sorte contredit dans les faits.
La Commission d'appel des pensions dans la cause Jacqueline Pilon (NR 718) et les juges arbitres dans les affaires Thomas Higginson (NR 172), Ernest Bogaert (NR 564) et Thomas Mignault (NR 761) ont jugé qu'aux fins de l'ali- néa 14a) (autrefois 55a)), un contrôle de facto suffisait pour conclure à l'exclusion d'un emploi.
Je ne crois pas qu'il soit possible de renverser sans qualification une telle proposition et dire que l'ab- sence d'un «contrôle de fait» dégage de l'applica- tion du texte: le législateur n'a pas pu vouloir qu'on tienne compte de toutes les situations fac- tuelles pouvant découler des circonstances particu- lières tenant aux individus, et certes ne saurait-il être question de couvrir le caprice, l'indifférence ou le seul refus du titulaire de l'action d'exercer son droit. Mais je crois qu'on doit, pour respecter la lettre et l'esprit du texte en même temps que les exigences de l'équité, interpréter le contrôle comme étant non seulement le contrôle de jure mais aussi et surtout le contrôle effectif, ce qui implique un contrôle dont l'exercice est libre et non entravé par des circonstances indépendantes de son titulaire. Cloutier n'avait certes pas de «contrôle effectif» des 150 actions déposées en fiducie.
Mais, plaide alternativement le procureur géné- ral, même s'il faut éliminer ces 150 actions dépo- sées en fiducie et accepter que le droit de vote à leur égard était, du moins dans l'esprit des intéres- sés, non existant, Cloutier était toujours titulaire de 349 des 850 actions votantes qui restaient, soit plus de 40 %. L'argument peut à première vue paraître de poids, mais, à mon avis, il se heurte à un obstacle insurmontable en ce qu'il ne trouve aucun appui dans le texte même. La relation à faire est, en effet, entre les «actions émises» et les «actions contrôlées», et il faut bien noter que l'émission de l'action est un fait indiscutable qui se vérifie une fois pour toutes audépart, seul son contrôle est un fait discutable qui peut varier dans le temps. Les 150 actions déposées en fiducie, ici, avaient incontestablement été émises même si elles n'étaient pas, au temps de l'emploi, sous le «con- trôle» de Cloutier ou de qui que ce soit.
Ainsi, je ne crois pas fondée la position du procureur général car ni son argument principal ni son argument subsidiaire ne m'apparaît valide. La conclusion à laquelle en est arrivée la Cour cana- dienne de l'impôt est à mon avis la bonne. Je rejetterais donc cette demande.
LE JUGE PRATTE: Je Suis d'accord. LE JUGE LACOMBE: Je suis d'accord.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.