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A-863-85
Canadien Pacifique Limitée (requérante) c.
Commission canadienne des droits de la personne, Peter Cumming et Wayne Mahon (intimés)
RÉPERTORIÉ: CANADIEN PACIFIQUE LTÉE C. CANADA (COM- MISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)
Cour d'appel, juges Pratte, Marceau et Huges- sen—Montréal, 30 mars; Ottawa, 16 juin 1987.
Droits de la personne Refus de la compagnie ferroviaire d'engager un diabétique insulino-dépendant comme agent de la voie Le tribunal des droits de la personne conclut que le refus n'est pas fondé sur des exigences professiônnelles norma- les Demande d'examen de la décision du tribunal selon laquelle les risques ne sont pas assez grands pour justifier le refus d'engager l'intimé Demande accueillie Le tribunal a appliqué le mauvais critère Une exigence reliée au travail constitue une exigence professionnelle normale si elle est nécessaire pour éliminer un risque suffisant de blessures graves L'adjectif «suffisant» se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré.
Il s'agit d'une demande fondée sur l'article 28 tendant à l'examen et à l'annulation de la décision dans laquelle un tribunal des droits de la personne concluait que la requérante, Canadien Pacifique Limitée, avait commis un acte discrimina- toire en refusant d'engager l'intimé, M. Mahon, en qualité d'agent de la voie au seul motif qu'il était un diabétique insulino-dépendant. Le Canadien Pacifique a soutenu que son refus était fondé sur des «exigences professionnelles normales» et autorisé par l'alinéa I 4a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le tribunal a conclu qu'il existe «un risque accru au fait d'embaucher un diabétique insulino-dépendant comme sectionnaire», mais il a ajouté que les dangers que présente l'embauchage d'un diabétique stable comme l'intimé n'étaient pas suffisamment sérieux pour justifier le refus de l'engager. La requérante a soulevé quatre moyens pour atta- quer la façon dont le tribunal a rendu sa décision, y compris le moyen selon lequel le tribunal aurait appliqué le mauvais critère lorsqu'il a conclu qu'une exigence professionnelle nor- male relative à la sécurité devait accroître cette dernière considérablement.
Arrêt: la demande devrait être accueillie.
Le juge Pratte (avec l'appui du juge Hugessen): le tribunal a appliqué le mauvais critère lorsqu'il a conclu qu'une exigence professionnelle normale relative à la sécurité doit nécessaire- ment augmenter celle-ci considérablement, et que l'exigence de l'employeur qui ne fait qu'éliminer un léger risque de blessures graves ne peut être considérée comme une exigence profession- nelle normale. La décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, appuie la proposition selon laquelle une exigence imposée par l'employeur dans l'intérêt de la sécurité doit, pour être recon- nue comme une exigence professionnelle normale, être raison- nablement nécessaire afin d'éliminer un risque suffisant de
blessures. Dans l'arrêt Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561, la Cour suprême a reconnu comme étant une exigence professionnelle normale celle qui, si elle n'était pas respectée, exposerait l'employé à un «risque plus grand de subir des blessures—quoique seulement légèrement plus grand». Il ressort de ces décisions qu'à plus forte raison, l'exigence reliée au travail qui, selon la preuve, est raisonnablement nécessaire pour éliminer le danger réel de préjudice grave au public doit être considérée comme une exigence professionnelle normale. Dès lors que le tribunal avait conclu que la politique de la requérante de ne pas employer des diabétiques insulino-dépen- dants en qualité d'agents de la voie était raisonnablement nécessaire pour éliminer un risque réel de blessures graves pour la requérante, ses employés et le public, une seule décision s'imposait au regard de la loi, à savoir que le refus d'employer l'intimé était fondé sur une exigence professionnelle normale, et qu'en conséquence il ne constituait pas un acte discriminatoire.
Le tribunal a commis une erreur en ne prenant pas en considération la possibilité que l'intimé puisse ne pas toujours avoir du sucre sur lui pour se protéger contre une éventuelle réaction hypoglycémique. Il était toutefois inutile de déterminer si cette erreur justifiait l'intervention de la Cour étant donné la conclusion susmentionnée que le tribunal avait appliqué le mauvais critère. Pour la même raison, il était inutile de statuer sur le bien-fondé de l'argument de la requérante selon lequel le tribunal a erronément conclu que les chances sont d'environ 10 000 contre 1 que l'intimé ait une grave réaction dans une situation lui-même, ses collègues ou le public pourraient subir des blessures. Finalement, la question de savoir si la preuve révélait ou non qu'il y avait un danger considérable à employer des diabétiques insulino-dépendants en qualité d'agents de la voie était une question de fait dont la Cour ne pouvait être saisie.
Le juge Marceau: Lorsque le juge McIntyre a parlé, dans l'arrêt Etobicoke, d'un «risque d'erreur humaine suffisant», il visait la preuve, qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose pas sur de simples conjectures. L'adjectif «suffisant» se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré. En interprétant l'alinéa 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne comme il l'a fait, le tribunal lui attribuait une portée et un esprit qu'il n'a pas.
De plus, l'arrêt Bhinder dit clairement que la bonne façon de s'assurer qu'une exigence professionnelle, adoptée de bonne foi pour des raisons de sécurité, respecte le critère objectif de l'alinéa 14a) comme l'a énoncé l'arrêt Etobicoke est d'examiner les fonctions qui doivent être exercées et les conditions nécessai- res à leur bon exercice, et de considérer ces exigences au regard des capacités et des limites propres à la catégorie de personnes touchées. Le tribunal a conclu, en premier lieu, que la diminu tion de certaines qualités physiques nécessaires à l'exercice des fonctions d'agent de la voie «peut faire augmenter les risques, en matière de sécurité, pour l'employé, ses collègues de travail et le grand public». Le tribunal a conclu, en second lieu, que même les diabétiques insulino-dépendants stables, comme M. Mahon, pouvaient subir une telle diminution de leurs capacités physiques, possibilité qui est «réelle ... ni outrée ni fantaisiste». Ces deux conclusions mènent à la conclusion inéluctable que la politique de non-embauchage des diabétiques insulino-dépen- dants se fonde sur une exigence professionnelle normale. En allant plus loin et en appréciant les capacités physiques de
l'intimé pour en arriver à la conclusion qu'en dépit de sa dépendance de l'insuline, ses limites, bien que réelles, étaient suffisamment contrôlées, le tribunal s'est écarté des conclusions de l'arrêt Bhinder qui ont rejeté une interprétation aussi indivi dualisée de l'alinéa 14a).
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 3(1) (mod. par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 143, art. 2), 7a), 14a) (mod., idem, art. 7), 39 (mod., idem, art. 19).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2' Supp.), chap. 10, art. 28.
JURISPRUDENCE
DÉCISION SUIVIE:
Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer natio- naux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561.
DÉCISION APPLIQUÉE:
Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202.
AVOCATS:
Marc Shannon pour la requérante.
René Duval pour les intimés.
David Baker pour la Coalition des organisa
tions provinciales des handicapés et l'Associa-
tion canadienne du diabète.
PROCUREURS:
Contentieux, Canadien Pacifique Limitée, Montréal, pour la requérante.
Contentieux, Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour les intimés.
David Baker, Toronto, pour la Coalition des organisations provinciales des handicapés et l'Association canadienne du diabète.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE PRATTE: Il s'agit d'une demande fondée sur l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10] ten- dant à l'examen et à l'annulation de la décision rendue par un tribunal des droits de la personne constitué en vertu de l'article 39 de la Loi cana- dienne sur les droits de la personne [S.C. 1976-77, chap. 33 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 143,
art. 19)] relativement à une plainte déposée par l'intimé, Wayne Mahon.
La plainte, dont le tribunal a conclu qu'elle était justifiée, tenait essentiellement au fait que la requérante, Canadien Pacifique Limitée, aurait commis un acte discriminatoire au sens accordé à cette expression à l'alinéa 7a) et au paragraphe 3(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne [mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 143, art. 2], en refusant d'engager M. Mahon en qualité d'agent de la voie au seul motif qu'il était un diabétique qui devait avoir quotidiennement des injections d'insuline'. Le Canadien Pacifique Limi- tée a soutenu devant le tribunal que son refus d'employer M. Mahon ne constituait pas un acte discriminatoire puisqu'il était «fondé sur des exi- gences professionnelles normales» et autorisé par l'alinéa 14a) de la Loi [mod., idem, art. 7] 2 . Les débats devant le tribunal ont donc essentiellement porté sur l'applicabilité de l'alinéa 14a) aux cir- constances de l'espèce: est-ce une exigence profes- sionnelle normale que d'exiger que les personnes employées par le Canadien Pacifique Limitée en qualité d'agents de la voie ne soient pas des diabé- tiques insulino-dépendants?
De nombreux éléments de preuve ont été soumis dans le but de permettre au tribunal de répondre à cette question. Une partie de cette preuve portait sur la nature du travail des agents de la voie; elle démontrait, selon les conclusions du tribunal, que
' Le paragraphe 3(1) et l'alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne sont libellés comme suit:
3. (1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.
7. Constitue un acte discriminatoire le fait
a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un
individu ...
directement ou indirectement, pour un motif de distinction illicite.
2 Cet alinéa est ainsi libellé:
14. Ne constituent pas des actes discriminatoires
a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restric tions, conditions ou préférences de l'employeur qui démon- tre qu'ils sont fondés sur des exigences professionnelles normales;
... le poste de «sectionnaire» ou «agent de la voie» dans le domaine d'exploitation du mis en cause [en l'espèce, la requé- rante], exige certaines qualités physiques et plus particulière- ment de la vigilence, de la force et de la dextérité et toute diminution de ces qualités chez une personne en milieu de travail peut faire augmenter les risques, en matière de sécurité, pour l'employé, ses collègues de travail et le grand public. En outre, le risque serait plus élevé pour la propriété du mis en cause.
Le reste de la preuve était surtout de nature médicale. Des médecins ont expliqué la nature du diabète et les dangers qu'il y a à employer des diabétiques insulino-dépendants. L'un de ces médecins avait examiné le plaignant et il a témoi- gné sur son état de santé.
Le diabète est une maladie caractérisée par l'incapacité du corps humain à assimiler le sucre qui se trouve dans le sang. Pour survivre, le corps humain a besoin de sucre; cette substance se trouve présente dans le sang, et elle ne peut être assimilée qu'à l'aide d'une quantité suffisante d'in- suline, substance normalement sécrétée par le pan- créas. Si cet organe ne produit pas de l'insuline en quantité suffisante, l'organisme ne peut assimiler tout le sucre dont il a besoin, d'où le diabète.
Chez certaines personnes, le pancréas ne sécrète aucune insuline, ce qui les oblige, pour survivre, à avoir des injections quotidiennes de cette sub stance. C'est le cas de tous les diabétiques insulino- dépendants et, en particulier, de M. Mahon. Pour eux, une injection quotidienne d'insuline est une nécessité. Mais cela présente aussi un danger. En effet, un équilibre doit être constamment maintenu entre les quantités respectives d'insuline et de sucre présentes dans le sang, car un taux d'insuline trop élevé entraînera une réaction hypoglycémique. Cette réaction se manifeste tout d'abord par des symptômes légers tels la faiblesse, des troubles de vision, la sudation et un tremblement des mains. Au cours de ce premier stade, qui dure normale- ment environ une quinzaine de minutes, la réaction du diabétique peut facilement être arrêtée s'il con- somme une quantité suffisante de sucre pour réta- blir l'équilibre nécessaire dans son système. C'est la raison pour laquelle les diabétiques insulino- indépendants doivent toujours avoir du sucre sur eux. Si la réaction n'est pas arrêtée à ce stade préliminaire, elle s'aggrave rapidement pour deve- nir une réaction neuro-glycopénique qui affecte le système nerveux central et se manifeste par la
désorientation, le manque de coordination, les étourdissements, la confusion mentale, le manque de discernement et, finalement, la perte de cons cience. Lorsque la réaction a atteint ce second stade, la victime a besoin d'aide.
La réaction neuro-glycopénique grave est nor- malement précédée d'une légère réaction, mais ce n'est pas toujours le cas. Elle peut parfois se produire sans avertissement.
S'il y a un risque à employer un diabétique, il ne réside pas directement dans sa maladie, mais plutôt dans le fait qu'il prend de l'insuline. C'est l'insuline qui le rend susceptible d'une réaction hypoglycémique. Certains diabétiques, toutefois, peuvent, plus facilement que d'autres, contrôler leur maladie et maintenir dans leur système l'équi- libre voulu entre l'insuline et le sucre. Pour cette raison, ils sont moins susceptibles d'être victimes de réactions hypoglycémiques graves. Ce sont les diabétiques stables, au nombre desquels se trouve M. Mahon. Il existe toujours la possibilité, cepen- dant, qu'un diabétique stable éprouve parfois de légères réactions hypoglycémiques; il existe aussi la possibilité qu'un diabétique stable subisse sou- dainement une grave réaction neuro-glycopénique. Les conclusions du tribunal sur ce point sont les suivantes:
En second lieu, les témoignages des médecins établissent que même dans le cas d'un soi-disant «diabétique stable», il existe une probabilité raisonnable qu'il aura, à l'occasion, une réac- tion hypoglycémique en milieu de travail. En fait, c'est effecti- vement ce qui s'est passé dans le cas de M. Mahon. Toutefois, une réaction hypoglycémique ne comportant que des symptô- mes adrénergiques peut être contrôlée par le diabétique qui s'est préparé en conséquence en conservant à portée de la main du sucre. Troisièmement, les témoignages des médecins établis- sent qu'il y a une possibilité (mais non une probabilité) que M. Mahon puisse, en cas de réaction hypoglycémique en milieu de travail, avoir une réaction neuro-glycopénique sans avoir au préalable éprouvé des symptômes adrénergiques. En l'occur- rence, M. Mahon ne serait pas capable de prendre des mesures pour prévenir la réaction neuro-glycopénique (n'ayant eu aucun symptôme précurseur). Ainsi, la vigilance, la force et la dexté- rité de M. Mahon se détérioreraient ou feraient défaut et selon la situation dans laquelle il se trouverait alors en milieu de travail, lui-même, ses collègues de travail et le grand public auraient à faire face à des risques plus élevés qu'à l'habitude.
La possibilité d'une réaction neuro-glycopénique dans le cas de M. Mahon est réelle mais peu probable compte tenu des témoignages des experts médicaux, les docteurs Joron et Rey- nolds (appuyés par des documents médicaux) j'en conviens. Elle n'est ni outrée ni fantaisiste. Leur témoignage établit sans équivoque qu'il peut se produire une réaction neuro-glycopéni- que spontanée chez des diabétiques stables comme M. Mahon.
Cela laisse donc à entendre de façon non équivoque que les opérations de chemin de fer du C.P.R. sont plus susceptibles d'être sécuritaires si on n'embauche pas de diabétiques insulino- dépendants comme agents de la voie. En posant une telle exigence professionnelle, l'accroissement de la «sécurité» est marginale mais réelle.
Le tribunal a conclu que la disposition excluant les diabétiques insulino-dépendants du poste d'agent de la voie ne constituait pas une exigence professionnelle normale. Après avoir renvoyé à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [ 1982] 1 R.C.S. 202, le tribunal a conclu que même si le refus d'employer des diabétiques non stables pouvait se justifier, les risques qu'il y a à employer un diabétique stable comme M. Mahon n'étaient pas suffisamment élevés pour justifier le refus du Canadien Pacifique Limitée de l'embau- cher.
La décision du tribunal laisse donc présumer qu'un employeur peut facilement distinguer, parmi les diabétiques insulino-dépendants, ceux qui sont stables de ceux qui ne le sont pas. La requérante ne met pas en doute cette hypothèse. Elle s'en prend à la décision du tribunal pour des motifs qui portent sur la façon dont ce dernier a déterminé que les dangers qu'il y a à employer des diabéti- ques stables en qualité d'agents de la voie n'étaient pas suffisamment sérieux pour justifier le refus de les engager. La requérante dit qu'en rendant cette décision, le tribunal
a) n'a pas tenu compte de la preuve pertinente;
b) s'est fondé sur la conclusion erronée que les chances sont d'environ 10 000 contre 1 que M. Mahon ait une grave réaction neuro-glycopénique à un moment lui, ses collègues ou le public pourraient subir des blessures;
c) a appliqué le mauvais critère lorsqu'il a conclu ou présumé qu'une exigence professionnelle normale relative à la sécurité devait accroître cette dernière considérablement;
d) a commis une erreur en ne concluant pas que l'exigence contestée en l'espèce accroissait considé- rablement la sécurité et, pour cette raison, consti- tuait une exigence professionnelle normale.
Avant d'étudier ces objections, quelques obser vations s'imposent.
Dans la décision Etobicoke, susmentionnée, il était question de la mise à la retraite obligatoire d'un employé, la Cour suprême a statué que, sous le régime du Code des droits de la personne de l'Ontario, lorsque le plaignant établit qu'il est, de prime abord, victime de discrimination, il a droit à un redressement en l'absence de justification de la part de l'employeur. Lorsque cette justification est que le refus d'employer est une exigence profes- sionnelle normale, il incombe à l'employeur d'en faire la preuve «conformément à la règle normale de la preuve en matière civile». Le juge McIntyre a alors ajouté ceci relativement aux exigences pro- fessionnelles normales [aux pages 208 212]:
La Cour doit examiner deux questions. En premier lieu, qu'est-ce qu'une exigence professionnelle réelle au sens du par. 4(6) du Code, et, en second lieu, l'employeur a-t-il démontré que les dispositions relatives à la retraite obligatoire qui font l'objet de la plainte peuvent être ainsi qualifiées? A mon avis, les positions adoptées respectivement par les professeurs Dunlop et McKay en la matière ne diffèrent pas sensiblement et je ne vois aucune objection sérieuse à leur description de l'élément subjectif du critère qui doit être appliqué pour répon- dre à la première question. Pour constituer une exigence profes- sionnelle réelle, une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.
La réponse à la seconde question dépend en l'espèce, comme dans tous les cas, de l'examen de la preuve et de la nature de l'emploi concerné. Quant à l'élément subjectif de la question, aucune preuve ne démontre que les motifs de l'employeur n'étaient pas honnêtes et sincères au sens qui a été décrit. Nous nous intéresserons donc à l'aspect objectif du critère.
Dans un métier où, comme en l'espèce, l'employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l'existence d'une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l'âge de la retraite obligatoire présentent un risque d'erreur humaine suffisant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l'intérêt de l'employé, de ses compagnons de travail et du public en général.
Il serait imprudent de tenter de formuler une règle fixe concernant la nature et le caractère suffisant de la preuve requise pour justifier la retraite obligatoire avant l'âge de
soixante-cinq ans en vertu des dispositions du par. 4(6) du Code. En dernière analyse et toujours sous réserve du droit d'appel prévu à l'art. 14d du Code, le commissaire enquêteur doit être le juge en cette matière ...
En l'espèce tout comme dans l'affaire Etobi- coke, l'élément subjectif de l'exigence en question n'a soulevé aucune difficulté. La seule question à résoudre était de savoir si la preuve permettait de conclure que les agents de la voie insulino-dépen- dants présentaient «un risque d'erreur humaine suffisant» pour justifier le refus du Canadien Paci- fique Limitée de les employer. C'était une ques tion de fait. Par conséquent, la requérante attaque ce qui est essentiellement une conclusion de fait. Normalement, une telle conclusion ne peut faire l'objet de l'examen visé à l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Pour avoir gain de cause, la requérante doit donc démontrer soit que le tribunal a rendu une décision entachée d'une erreur de droit, soit qu'il a fondé sa décision sur une conclu sion de fait erronée, tirée de la façon décrite à l'alinéa 28(1)c) de la Loi sur la Cour fédérale. La requérante ne peut demander à la Cour d'étudier la preuve et de substituer son opinion à celle du tribunal sur la question qu'il a décidée. Pour cette raison, la dernière attaque de la requérante contre la décision du tribunal n'a pas à être examinée. La question de savoir si la preuve révélait ou non qu'il y avait un danger considérable à employer des
diabétiques insulino-dépendants en qualité d'agents de la voie était une question de fait que le tribunal devait décider et dont cette Cour ne peut être saisie.
J'en arrive maintenant aux trois autres points soulevés par la requérante.
1. LE DÉFAUT DU TRIBUNAL DE PRENDRE EN CONSIDÉRATION LES ÉLÉMENTS DE PREUVE PERTINENTS
Le tribunal dit clairement dans sa décision qu'à son avis, le seul danger réel qu'il y a à employer un diabétique insulino-dépendant comme M. Mahon en qualité d'agent de la voie réside dans la possibi- lité qu'un diabétique stable peut soudainement être victime d'une grave réaction neuro-glycopénique. Le tribunal n'a attaché aucune importance à la possibilité que l'employé en question puisse avoir une réaction hypoglycémique légère à un moment où, en raison de sa négligence ou d'une autre raison échappant à sa volonté, il n'aurait pas de
sucre sur lui et se trouverait donc incapable d'em- pêcher cette réaction de s'aggraver et de le rendre incapable d'accomplir ses fonctions.
À ce sujet, le tribunal a simplement dit ce qui suit:
En outre, M. Mahon doit toujours avoir du sucre à portée de la main (ou s'assurer qu'il peut s'en procurer rapidement) pour empêcher une réaction hypoglycémique possible. Il contrôle aussi ce genre de situation. Un employeur ne peut dire qu'il n'embauchera pas une personne parce qu'elle peut négliger d'avoir du sucre en sa possession. Un autre employé éventuel peut, par négligence oublier d'amener ses verres correcteurs sans qu'il y ait de conséquences désastreuses*. Un autre employé peut négliger ses injections anti -allergiques l'empê- chant de fonctionner normalement. M. Mahon ne devrait pas se voir exclu d'un emploi pour la raison qu'il pourrait faire preuve de négligence face à une chose qu'il doit faire (avoir du sucre sur lui) et qu'il contrôle facilement.
La requérante dit que le tribunal a commis une erreur en ne prenant pas en considération la possi- bilité que M. Mahon puisse ne pas toujours avoir du sucre sur lui. Je trouve ce reproche fondé. En appréciant les dangers qu'il y avait à employer M. Mahon en qualité d'agent de la voie, le tribunal devait prendre en considération toutes les possibili- tés. Il ne pouvait pas, comme il semble l'avoir fait en l'espèce, en exclure quelques-unes.
Cette erreur du tribunal est-elle de celles qui justifient l'intervention de cette Cour en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale? Il faudrait répondre à cette question difficile si aucune autre erreur ne venait entacher de nullité la décision du tribunal, ce qui n'est pas le cas, comme nous allons le voir.
2. LE TRIBUNAL A ERRONÉMENT CONCLU QUE LES CHANCES SONT D'ENVIRON 10 000 CONTRE 1 QUE M. MAHON AIT UNE GRAVE RÉACTION DANS UNE SITUATION LUI- MÊME, SES COLLÈGUES OU LE PUBLIC POUR- RAIENT SUBIR DES BLESSURES
En s'efforçant d'apprécier les dangers inhérents à la possibilité qu'un diabétique stable comme M. Mahon puisse avoir une grave et soudaine réaction hypoglycémique, le tribunal s'est exprimé comme suit:
Toutefois, il y a une légère possibilité que M. Mahon puisse avoir une réaction neuro-glycopénique sans passer au préalable
* Note de l'arrêtiste: la phrase «sans qu'il y ait de conséquen- ces désastreuses» devrait se lire «ce qui entraînerait des consé- quences désastreuses».
par la phase adrénergique. Il n'a aucun contrôle sur une telle éventualité et ne peut la prévenir. Cela fait augmenter le risque pour M. Mahon, son employeur éventuel, ses collègues de travail et le grand public. Comment peut-on quantifier ce risque accru? À la lumière des témoignages entendus, j'en déduis que les chances sont de l'ordre de 1 contre 500 que M. Mahon ait un jour une réaction neuro-glycopénique (sans passer par la phase adrénergique). En outre, j'évalue qu'en termes d'heures de travail, une proportion de 5 % du temps de M. Mahon pourrait représenter des situations où, advenant une réaction neuro-glycopénique, il se trouve lui-même en danger, ainsi que ses collègues de travail ou le public.
En tirant de telles conclusions à la suite des témoignages, nous sommes en présence d'une personne, le plaignant, dont le risque d'avoir un jour une réaction neuro-glycopénique attri- buable à des éléments sur lesquels il n'exerce aucun contrôle est, au plus, de 0,2 %; en outre, il faudrait que la réaction se produise précisément pendant les 5 % ses heures de travail pour que la défaillance qu'elle entraîne représente un danger pour les gens ou la propriété. Cela revient à dire que les chances sont environ de quelque 10 000 contre 1 (en supposant aucun changement de son état de santé) que M. Mahon ait une réaction neuro-glycopénique dans une situation lui-même, ses collègues de travail ou le public peuvent subir des blessures. En conséquence, un tel handicap constitue-t-il un risque °suffisant.?
Il est impossible de trouver dans la preuve la justification des chiffres cités par le tribunal dans cet extrait. Faut-il en conclure que la décision est mauvaise? Pas nécessairement. La réponse serait probablement affirmative si le tribunal avait fondé sa décision sur ces chiffres erronés; la réponse serait clairement négative si le tribunal s'était contenté, à l'aide de ces chiffres, d'exprimer en termes mathématiques son opinion que le risque révélé par la preuve, si réel soit-il, n'est pas consi- dérable. Le choix entre ces deux possibilités n'est pas facile. Il n'est pas non plus nécessaire, puisque l'étude du troisième motif d'appel de la requérante révèle que le tribunal a commis une autre erreur grave qui entache clairement sa décision de nullité.
3. LE TRIBUNAL A APPLIQUÉ LE MAUVAIS CRI- TÈRE POUR DÉTERMINER S'IL S'AGISSAIT D'UNE EXIGENCE PROFESSIONNELLE NOR- MALE
Dans sa décision, le tribunal dit ce qui suit:
Le simple fait qu'il y ait risque pour la sécurité ne devrait pas entraîner le refus d'un emploi à un requérant handicapé. Toute activité humaine comporte des risques. En outre, tous autres critères étant égaux, on ne peut prétendre qu'une légère aug mentation du risque que représente l'embauche d'une personne frappée d'incapacité devrait être considérée inacceptable par un employeur. Par exemple, en moyenne les personnes en fauteuil
roulant prendraient vraisemblablement plus de temps en cas d'incendie à évacuer un immeuble en hauteur. En dépit du risque accru qu'elles représentent, peu de gens soutiendraient que les employeurs devraient pour cette raison leur refuser un emploi.
En ce qui a trait au «risque suffisant», la démarche liée à la prise de décision comporte deux volets. D'abord, la preuve devra évaluer le degré de probabilité du risque encouru et la possibilité de blessures et de dommages qui peuvent se produire dans un tel cas. J'ai déjà conclu qu'il existe un risque accru au fait d'embaucher un diabétique insulino-dépendant comme sectionnaire.
Toutefois, il est très difficile de quantifier le degré de risque supplémentaire dans le cas actuel.
Une décision portant sur un «risque suffisant» comporte vraiment deux volets: d'abord, une évaluation des preuves factuelles quant à la probabilité d'accident et de blessures ou dommages attribuables au handicap comme j'ai tenté de le faire; ensuite, un jugement à savoir si le degré de risque pour la sécurité est acceptable ou non. Un «risque insuffisant» ne peut être invoqué comme exigence professionnelle justifiée par un employeur. Les lois sur les droits de la personne qui ont pour objectif l'égalité des chances se basent sur les valeurs fonda- mentales de notre société. Toute personne a droit à la recon naissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine, à «l'égalité des chances» en matière d'épa- nouissement et de réalisation de soi. La société doit accepter quelques risques accrus en échange des avantages qu'elle retire du fait que l'on accorde aux handicapés une chance réelle d'atteindre l'égalité des chances. De plus, toute la société bénéficie généralement de façon indirecte de l'encouragement des valeurs fondamentales à l'égard d'un tel groupe minoritaire.
Le tribunal souligne ensuite qu'il est permis aux diabétiques insulino-dépendants de conduire une automobile, bien que les statistiques prouvent qu'il leur arrive plus d'accidents qu'aux autres conduc- teurs, et il ajoute:
Lorsque je fais allusion à cet exemple, je ne veux pas dire que les diabétiques stables devraient se voir refuser un permis de conduire. Je fais simplement remarquer que la société est plutôt disposée, lorsque les coûts et avantages s'équilibrent, à accepter le risque accru que représente le fait que des diabétiques stables comme M. Mahon conduisent des véhicules moteurs.
Le tribunal conclut ensuite:
À mon avis, à la lumière des témoignages entendus, en respectant le cadre d'analyse établi par la Cour suprême dans l'affaire Etobicoke et en gardant à l'esprit l'objectif de l'«égalité des chances» de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l'exigence de l'employeur voulant que l'on n'embauche aucune personne diabétique insulino-dépendante (et plus particulière- ment le plaignant) comme sectionnaire n'est pas une exigence professionnelle justifiée au sens de l'alinéa 14a) de la Loi.
La requérante a fait valoir que ces extraits de la décision révèlent une erreur fondamentale, à savoir qu'une exigence professionnelle normale relative à
la sécurité doit nécessairement augmenter celle-ci considérablement, et que l'exigence de l'employeur qui ne fait qu'éliminer un léger risque de blessures graves ne peut être considérée comme une exi- gence professionnelle normale. À l'appui de son argument, la requérante invoque la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Bhinder et autre c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561, dit-on, une exigence qui réduisait légèrement le risque de blessures a été reconnue comme étant une exigence professionnelle normale.
Je trouve cet argument fondé.
La décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Etobicoke appuie la proposition selon laquelle une exigence imposée par l'employeur dans l'intérêt de la sécurité doit, pour être recon- nue comme une exigence professionnelle normale, être raisonnablement nécessaire afin d'éliminer un risque suffisant de blessures. Dans l'arrêt Bhinder, d'autre part, la Cour suprême a reconnu comme étant une exigence professionnelle normale celle qui, si elle n'était pas respectée, exposerait l'em- ployé à «un risque plus grand de subir des blessu- res—quoique seulement légèrement plus grand» la page 584). Il ressort donc de ces décisions, à mon sens, qu'à plus forte raison, l'exigence reliée au travail qui, selon la preuve, est raisonnablement nécessaire pour éliminer le danger réel de préju- dice grave au grand public doit être considérée comme une exigence professionnelle normale.
La décision contestée se fonde, me semble-t-il, sur l'idée généreuse que les employeurs et le public ont le devoir d'accepter et de courir certains ris- ques de subir des blessures afin de permettre aux personnes handicapées de trouver du travail. À mon avis, la loi n'impose un tel devoir à personne. L'erreur commise par le tribunal en l'espèce est comparable à celle qu'il a commise dans l'affaire Bhinder, lorsqu'il a à tort décidé que l'exigence contestée n'était pas une exigence professionnelle normale parce que l'employeur avait le devoir de respecter la religion de l'employé.
Dès lors que le tribunal avait conclu que la politique de la requérante de ne pas employer des diabétiques insulino-dépendants en qualité d'agents de la voie était raisonnablement néces-
saire pour éliminer un risque réel de blessures graves pour la requérante, ses employés et le public, une seule décision s'imposait au regard de la loi, à savoir que le refus de la requérante d'employer Wayne Mahon était fondé sur une exigence professionnelle normale, et qu'en consé- quence il ne constituait pas un acte discrimina- toire.
Pour ces motifs, j'accueillerais la demande, j'an- nulerais la décision contestée et je renverrais l'af- faire devant le tribunal pour qu'il rende une déci- sion en tenant pour acquis que vu ses conclusions sur les dangers qu'il y a à employer des diabétiques insulino-dépendants en qualité d'agents de la voie, la seule conclusion qui puisse être tirée en droit est que le refus de la requérante d'employer l'intimé Wayne Mahon est fondé sur une exigence profes- sionnelle normale et, par conséquent, ne constitue pas un acte discriminatoire.
LE JUGE HUGESSEN: Je souscris à ces motifs.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MARCEAU: Cette demande me semble bien fondée. En toute déférence, j'estime que la façon dont le tribunal a conduit son enquête et a tiré sa conclusion révèle, de sa part, une idée fausse de ce qui peut constituer une «exigence professionnelle normale» en vertu de l'alinéa 14a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et que sa décision doit être annulée. Je suis en désaccord avec le point de vue du tribunal pour deux motifs.
1—Dans ses longs motifs, le tribunal explique avec soin que sur le fondement de la preuve com- plète qui lui était soumise, laquelle portait essen- tiellement sur les exigences du poste d'agent de la voie et sur les déficiences physiques des diabéti- ques insulino-dépendants, il n'avait aucune hésita- tion à affirmer que «les opérations de chemin de fer du C.P.R. sont plus susceptibles d'être sécuri- taires si on n'embauche pas de diabétiques insu- lino-dépendants comme agents de la voie». Le tri bunal n'a toutefois vu dans cette conclusion qu'un point de départ, et il s'est ensuite employé à appré- cier à quel point les opérations seraient réellement plus sûres, dans le but d'établir si le danger pour la
sécurité était «suffisamment» accru pour justifier une politique de refus d'embaucher des diabétiques comme M. Mahon en qualité d'agents de la voie. Le tribunal a tenté de mettre dans la balance d'une part les avantages qu'il y aurait pour les diabéti- ques d'avoir les mêmes possibilités d'emploi que les non-diabétiques, et d'autre part, le risque accru que cela représenterait pour le public. Cela expli- que que le tribunal ait refusé de prendre en consi- dération la possibilité qu'un agent de la voie diabé- tique puisse ne pas avoir le sucre nécessaire pour enrayer une réaction hypoglycémique au motif qu'une telle éventualité serait le résultat de la négligence, et que tous les employés peuvent être également négligents relativement à quelque point relié à leur travail. Cela explique également la conclusion que les chances étaient d'environ 10 000 contre une qu'un agent de la voie diabéti- que ait une grave réaction à un moment il pourrait en résulter des blessures pour lui, ses collègues et le public, le chiffre cité tenant compte notamment, semble-t-il, du pourcentage des diabé- tiques parmi le public en général.
Il se peut qu'un jour le Parlement demande au public de sacrifier, dans une certaine mesure, sa sécurité physique pour permettre aux handicapés de jouir des mêmes possibilités d'emploi que les non-handicapés. Je ne crois cependant pas que l'on puisse déceler une telle politique dans le libellé actuel de la loi. Cette Loi vise à interdir et à sanctionner les actes discriminatoires, cette expres sion désignant des actes dont l'effet, intentionnel ou non, est de soumettre des individus à un traite- ment particulier et désavantageux sans motif réel, convenable et objectif, mais essentiellement en raison d'une caractéristique non pertinente. La personne à qui l'on refuse un certain emploi parce qu'elle représenterait un risque particulier pour la sécurité du public si elle exerçait l'emploi en ques tion ne fait certainement pas l'objet de discrimina tion au sens de la Loi. Il est vrai que lorsque l'embauchage d'un handicapé soulève un problème strictement d'ordre économique, parce qu'il suffi- rait de recourir à des mesures spéciales pour élimi- ner le désavantage que représente le handicap, l'employeur pourrait être tenu d'accommoder la personne handicapée, et l'imposition de cette obli gation irait au-delà de la simple interdiction de la discrimination. Mais comme l'a remarqué le juge McIntyre dans l'arrêt Bhinder et autre c. Compa-
gnie des chemins de fer nationaux du Canada et autres, [1985] 2 R.C.S. 561, la Loi ne va pas encore jusque là, et du reste, l'obligation d'accom- modement de l'employeur pourrait difficilement se transformer en un devoir imposé au public d'ac- cepter un danger accru pour sa sécurité. Il est vrai également que dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et autres c. Municipalité d'Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, le juge McIn- tyre a parlé d'«un risque d'erreur humaine suffi- sant», le passage dont ces mots sont tirés se lisant comme suit la page 210):
Dans un métier où, comme en l'espèce, l'employeur cherche à justifier la retraite par la sécurité publique, le commissaire enquêteur et la cour doivent, pour décider si on a prouvé l'existence d'une exigence professionnelle réelle, se demander si la preuve fournie justifie la conclusion que les personnes qui ont atteint l'âge de la retraite obligatoire présentent un risque d'erreur humaine suffisant pour justifier la mise à la retraite prématurée dans l'intérêt de l'employé, de ses compagnons de travail et du public en général.
Toutefois, lorsque j'interprète cette phrase compte tenu du contexte, elle me semble viser la preuve qui doit démontrer suffisamment que le risque est réel et ne repose pas sur de simples conjectures. En d'autres termes, l'adjectif «suffisant» en question se rapporte au caractère réel du risque et non à son degré. Ainsi, dans l'arrêt Bhinder, le juge McIn- tyre, en appliquant les principes qu'il avait énoncés dans l'arrêt Etobicoke, a écrit ce qui suit (aux pages 587 et 588):
L'appelant a prouvé de façon suffisante jusqu'à preuve con- traire l'existence de discrimination. Le fardeau de la preuve passe donc à l'intimée qui doit démontrer que la règle du casque de sécurité constitue une exigence professionnelle nor- male. À la lecture des motifs de la décision du tribunal, il semble qu'on a satisfait au critère. Plus particulièrement, le tribunal a conclu que la règle du casque de sécurité n'était pas une exigence professionnelle normale dans la mesure elle visait Bhinder et, en conséquence, les autres Sikhs. Ce faisant, il acceptait la façon de procéder en fonction de chaque cas particulier proposée par l'appelant. Toutefois, il ressort claire- ment de ses motifs et des références que fait le tribunal à la preuve administrée qu'il était d'avis que la règle était une exigence professionnelle normale dans la mesure elle s'appli- quait à d'autres personnes que des Sikhs. Il a été reconnu que le CN avait adopté la règle pour des raisons d'affaires véritables, sans intention de porter atteinte aux principes de la Loi. Le tribunal a jugé que la règle était utile, qu'elle était raisonnable en ce qu'elle permettait d'accroître la sécurité en réduisant le risque de blessures et, plus particulièrement, que le risque que courait Bhinder en portant un turban plutôt qu'un casque de sécurité était accru, quoique très légèrement. La seule conclu sion que l'on peut tirer des motifs de la décision, est que, sauf en ce qui concerne son application particulière à Bhinder, la règle du casque de sécurité est une exigence professionnelle
normale. D'ailleurs il serait difficile, étant donné les faits, d'arriver à une autre conclusion. [C'est moi qui souligne.]
En interprétant l'alinéa 14a) comme il l'a fait, le tribunal attribuait à la Loi une portée et un esprit qu'à mon avis elle n'a pas.
2—I1 ressort du dossier que le tribunal a consa- cré une bonne partie de son enquête à recueillir des éléments de preuve considérables sur l'état de santé de M. Mahon et, plus particulièrement, sur le succès avec lequel il contrôle son diabète. C'est cette preuve qui semble avoir principalement con- vaincu le tribunal que le refus de l'employeur d'embaucher M. Mahon n'était pas fondé sur des exigences professionnelles normales. Les motifs de la décision du tribunal laissent subsister peu de doutes à cet égard; ils se terminent même par ce commentaire non équivoque la page 104):
Mes conclusions se limitent évidemment au plaignant en cause.
Une interprétation aussi individualisée de l'ali- néa 14a) de la Loi a été absolument rejetée par la Cour suprême, me semble-t-il, dans l'arrêt Bhin- der. Voici ce qu'a dit à cet égard le juge McIntyre, qui s'exprimait au nom de la majorité (aux pages 588 et 589):
Lorsque l'employeur démontre qu'il y a exigence profession- nelle normale, il n'est pas difficile d'appliquer l'al. 14a). En l'espèce cependant, nous nous trouvons devant la conclusion que, dans le cas d'un employé à tout le moins, une certaine condition de travail ne constitue pas une exigence profession- nelle normale. Nous devons alors nous demander si une telle application, à un individu, d'une exigence professionnelle nor- male est permise ou possible. La Loi parle d'«exigence profes- sionnelle». Cela doit s'entendre d'une exigence de la profession, non d'une exigence limitée à un individu. Elle doit s'appliquer à tous les membres du groupe d'employés concerné, car c'est une exigence d'application générale concernant la sécurité des employés. Les employés doivent se conformer à cette exigence pour occuper leur poste. Le tribunal a cherché à démontrer que l'exigence doit être raisonnable, ce qui est incontestable, mais il a ensuite conclu qu'aucune exigence ayant pour effet d'établir une distinction fondée sur la religion ne pouvait être raisonna- ble. Cela, en fait, revenait à dire que la règle du casque de sécurité ne pouvait constituer une exigence professionnelle nor- male puisqu'elle était discriminatoire. C'est là, à mon avis, une conclusion inacceptable. Une condition de travail ne perd pas son caractère d'exigence professionnelle normale parce qu'elle peut être discriminatoire. Au contraire, si on démontre qu'une condition de travail est une exigence professionnelle normale, la discrimination qui peut s'ensuivre est permise ou, sans doute plus précisément, n'est pas considérée en vertu de l'al. 14a) comme un acte discriminatoire.
L'arrêt Bhinder, tel que je le comprends, dit clairement que la bonne façon de s'assurer qu'une exigence professionnelle, adoptée de bonne foi pour des raisons de sécurité, respecte le critère objectif de l'alinéa 14a) comme l'a énoncé l'arrêt Etobi- coke est d'examiner les fonctions qui doivent être exercées et les conditions nécessaires à leur bon exercice (ici, les fonctions d'agent de la voie) et de considérer ces exigences en regard des capacités et des limites propres à la catégorie de personnes touchées (en l'occurrence, les diabétiques insulino- dépendants en tant que groupe). Le tribunal en l'espèce, se fondant sur la preuve, a conclu, en premier lieu, que les fonctions d'agent de la voie exigeaient «certaines qualités physiques» dont la diminution, en milieu de travail «peut faire aug- menter les risques, en matière de sécurité, pour l'employé, ses collègues de travail et le grand public». Le tribunal a conclu en second lieu, que les diabétiques insulino-dépendants, même ceux qui sont stables comme M. Mahon, pouvaient subir une telle diminution de leurs capacités physi ques (et mentales), possibilité qui est «réelle . . ni outrée ni fantaisiste> (aux pages 96 et 97 de la décision). Ces deux conclusions sont, à mon sens, décisives: elles mènent à la conclusion inéluctable que la politique de non-embauchage des diabéti- ques insulino-dépendants se fonde sur une exigence professionnelle normale. En allant plus loin et en appréciant les capacités physiques de M. Mahon pour en arriver à la conclusion qu'en dépit de sa dépendance de l'insuline, ses limites, bien que réel- les, étaient suffisamment contrôlées, le tribunal, à mon avis, a mal appliqué l'alinéa 14a) de la Loi.
Pour ces motifs, j'annulerais la décision contes- tée et je renverrais l'affaire au tribunal pour qu'il la juge de nouveau en tenant pour acquis qu'étant donné ses conclusions sur les exigences afférentes aux fonctions d'agent de la voie et les limites réelles des diabétiques insulino-dépendants, le refus de la requérante d'embaucher l'intimé ne constituait pas un acte discriminatoire, vu l'alinéa 14a) de la Loi.
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