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T-2265-86 T-2268-86 T-2269-86
Directeur des enquêtes et recherches, ex rel. Robert Weist (requérant)
c.
Irving Equipment, une division de J. D. Irving, Limited, et Barrington Industrial Services Limi ted (intimées)
RÉPERTORIÉ: CANADA (DIRECTEUR DES ENQUETES ET RECHERCHES) C. IRVING EQUIPMENT
Division de première instance, juge Muldoon— Ottawa, 24 novembre; ler décembre 1986.
Coalitions Requêtes (I) en autorisation de retenir les documents emportés et (2) en accès limité à ceux-ci La première requête est accueillie puisque les documents emportés sont du genre de ceux dont la saisie est autorisée par le mandat, et que le rapport au juge respecte les exigences de l'art. 15(2) de la Loi Caractère inapplicable des art. 7, 8 et
lId) de la Charte Applicabilité de la présomption d'inno- cence de la common law Les ordonnances de non-publica tion se justifient dans les litiges tant de droit privé que de droit public Explication de l'arrêt rendu par le juge Dickson
dans Maclntyre Il n'y a aucun intérêt valable à accorder au public l'accès aux secrets commerciaux des intimées si aucune accusation n'est portée Les cours ont le pouvoir de surveil- ler leurs propres dossiers La deuxième requête est accueillie.
Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Saisie de documents fondée sur la Loi sur la
concurrence Requête en ordonnance limitant l'accès à des
secrets commerciaux Aucune accusation n'a été portée
Présomption d'innocence Sécurité de la personne Le
public serait amené à croire à la culpabilité puisqu'un juge a trouvé des motifs raisonnables de décerner des mandats La question de l'ignorance du public peut être réglée par voie d'éducation et non par voie de recours à la Charte La question se pose de savoir si les fouilles, les perquisitions et les saisies sont abusives compte tenu de l'art. 8 de la Charte vu le préjudice à la publication de la dénonciation secrète Les personnes morales peuvent invoquer des droits humains Aucun recours sous le régime de la Charte.
Droit constitutionnel Charte des droits Procédures
criminelles et pénales Loi sur la concurrence Documents
emportés Aucune accusation n'a été portée Requête visant à obtenir que la rétention soit acompagnée d'un accès limité Secrets commerciaux Présomption d'innocence L'art. 11d) de la Charte ne s'applique pas.
Justice criminelle et pénale Présomption d'innocence de
la common law Loi sur la concurrence Des documents
contenant des secrets commerciaux ont été saisis Aucune
accusation n'a été portée Est accueillie la requête visant à
obtenir que la rétention soit accompagnée d'un accès limité Les ordonnances de non-publication se justifient dans les affaires tant de droit privé que de droit public Il n'y a
aucun intérêt valable à accorder au public l'accès aux docu ments en question.
Pratique Affidavits À l'appui d'une requête Celui de l'avocat qui a comparu Ces affidavits sont normalement
rejetés pour plusieurs raisons Reçus lorsqu'un avocat vient de loin, qu'il s'agit d'une affaire urgente et que l'avocat de la partie adverse ne s'y oppose pas La Cour ne fera plus jamais cette exception à moins de l'existence des raisons les plus convaincantes.
Deux requêtes ont été instruites par la Cour qui siégeait à huis clos. Le directeur des enquêtes et recherches, nommé en vertu de la Loi sur la concurrence, s'est fondé sur l'alinéa 15(1)b) et le paragraphe 15(3) pour conclure à une ordonnance autorisant la rétention de certains documents incluant des propositions de prix aux clients, des listes de clients, des tableaux des tarifs de location d'équipement, des brochures promotionnelles et des analyses du marché qui avaient été emportés en exécution de mandats fondés sur l'article 13. Les intimées ont conclu à une ordonnance portant que les docu ments doivent être gardés confidentiels et que l'accès en est limité jusqu'à ce qu'une accusation ait été portée. L'affidavit déposé à l'appui était celui de l'avocat à l'instance. Bien que ni l'une ni l'autre partie ne s'oppose activement à la requête de son adversaire, il n'y a pas eu consentement.
La requête des intimées reposait sur les articles 7 et 8 et sur l'alinéa 1 Id) de la Charte. Il a été allégué que, à ce stade des procédures, les intimées étaient dans la position des «innocents» dont le juge Dickson [tel était alors son titre] a fait état dans l'affaire Maclntyre. Il y avait une présomption d'innocence, et il serait porté atteinte à la sécurité de la personne des intimées garantie par l'article 7 de la Charte si leurs secrets commer- ciaux devaient être accessibles à leurs concurrents et au public. Puisqu'un juge avait conclu qu'il existait des motifs raisonna- bles de décerner les mandats, le public serait amené à croire que les intimées étaient probablement coupables, mais, n'ayant pas été inculpées, elles ne pourraient réfuter les «accusations». Invoquant l'article 8 de la Charte, les intimées font valoir que la publication de ces renseignements commerciaux délicats avant qu'une accusation ne soit portée serait préjudiciable au point de rendre la perquisition et la saisie déraisonnables. En dernier lieu, bien qu'elles reconnaissent qu'elles ne peuvent invoquer leur droit, prévu à l'alinéa l id), d'être présumées innocentes tant qu'elles n'ont pas été déclarées coupables, puis- qu'aucune accusation n'a été portée contre elles, les intimées soutiennent que la présomption d'innocence devrait s'étendre aux personnes qui se trouvent dans leur position.
Jugement: les requêtes devraient être accueillies sans dépens.
Le rapport à un juge que le requérant a produit était conforme aux exigences du paragraphe 15(2) de la Loi. Les documents emportés étaient du genre autorisé par le mandat. Le paragraphe 16(4) prévoit la rétention d'objets pour un délai supplémentaire si un juge est convaincu que cela est justifié.
Le fait que l'avocat qui a comparu à l'occasion de la requête ait déposé un affidavit à l'appui de celle-ci constitue une mauvaise habitude. Il existe trois raisons de rejeter les affida vits établis par l'avocat d'une partie: (1) toute personne a le droit de savoir si une personne parle comme témoin ou comme conseiller professionnel; (2) l'avocat peut se trouver en situation de conflit s'il agit comme témoin et comme défenseur: aucun
témoin ne peut objectivement apprécier la crédibilité de son propre témoignage; (3) l'avocat peut s'exposer à être contre- interrogé sur des questions visées par le privilège du secret professionnel de son client. Pour cette fois seulement, la Cour reçoit l'affidavit étant donné l'urgence de l'affaire et le fait que l'avocat des intimées est venu à Ottawa à partir du Nouveau- Brunswick et que l'avocat de la partie adverse a consenti à ce que l'affidavit fût accepté. La Cour ne fera plus droit à ce genre d'affidavit, à moins de l'existence des raisons les plus convaincantes.
Bien qu'il semble ridicule qu'une personne morale puisse invoquer des droits et libertés humaines, la Constitution évolue toutefois dans cette direction. Les arguments des intimées sont originaux, mais il n'est pas certain qu'elles puissent invoquer la Charte pour obtenir redressement. Si le public est si naïf au point de se méprendre sur la différence entre les raisons vrai- semblables et raisonnables et la preuve au-delà de tout doute raisonnable, la réponse réside dans l'éducation populaire et non dans le recours à l'article 7 ou à l'article 8 de la Charte. C'est la présomption d'innocence de la common law, plutôt que la Charte, qui pourrait venir en aide aux intimées.
La protection des secrets commerciaux est fréquemment accordée dans les litiges commerciaux. Les ordonnances de non-publication se justifient dans les affaires tant de droit public que de droit privé.
Lorsque, dans l'arrêt Mac/ntyre, le juge Dickson parle du droit du public de consulter la dénonciation et le mandat une fois que celui-ci a été exécuté et qu'on a trouvé quelque chose, il entendait quelque chose de convaincant. En vertu de la Loi sur la concurrence, le directeur a soixante jours pour décider si quelque chose de convaincant a été emporté. Une comparaison de valeurs et d'intérêts s'imposait. Il n'y aurait aucun intérêt valable à accorder au public l'accès aux secrets commerciaux des intimées si celles-ci n'étaient pas inculpées. Si des accusa tions étaient portées, l'affaire tomberait dans le domaine public et on ne pourrait interdire au public l'accès à la dénonciation faite sous serment par l'enquêteur. Chaque cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. La dénonciation devrait demeurer confidentielle, et l'accès devrait être limité aux parties et aux fonctionnaires de la Cour de manière à ne pas préjudicier inutilement aux secrets commer- ciaux délicats des intimées.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 2b) 7, 8, I Id).
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 443.2 (ajouté par S.C. 1985, chap. 19, art. 70).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 1 l (R.-U.), art. 52.
Loi sur la concurrence, S.R.C. 1970, chap. C-23 (mod. par S.C. 1986, chap. 26, art. 19), art. 13 (mod., idem, art. 24), 15 (mod., idem), 16(4) (mod., idem).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 11(3).
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Procureur général de la Nouvelle-Écosse et autre c. Maclntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; 132 D.L.R. (3d) 385.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Lex Tex Canada Ltd. c. Duratex Inc., [ 1979] 2 C.F. 722 (1" inst.); Canadian Newspapers Co. Ltd. v. Attorney - General of Canada and two other actions (1986), 55 O.R. (2d) 737 (H.C.); Can. Newspapers Co. v. Can. (A.G.), [1987] 1 W.W.R. 262; (1986), 28 C.C.C. (3d) 379 (B.R. Man.).
DÉCISIONS CITÉES:
R. c. A. & A. Jewellers Limited, [1978] 1 C.F. 479 (1« inst.); Martinoff c. Gossen, [1978] 2 C.F. 537 (1" Inst.); Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; 11 D.L.R. (4th) 641; Southam Inc. v. Dir. of Investiga tion & Research, [1983] 3 W.W.R. 385 (C.A. Alb.); Thomson Newspapers Ltd. et al. v. Director of Investiga tion and Research et al. (1986), 26 D.L.R. (4th) 507 (H.C. Ont.).
AVOCATS:
Winston K. Fogarty pour le requérant. Gerald B. Lawson pour les intimées.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.
Lawson & Lawson, Saint John (Nouveau- Brunswick), pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: Irving Equipment est la partie intimée dans le dossier T-2265-86 et Bar- rington Industrial Services Limited est la partie intimée dans les dossiers T-2268-86 et T-2269-86, mais étant donné que les présents motifs s'appli- quent à toutes les instances et que les intimées sont représentées par un seul avocat et un seul cabinet de procureurs, une copie des présents motifs écrits sera déposée dans chacun de ces dossiers.
Les requêtes ont été instruites simultanément par la Cour, qui siégeait à huis clos à Ottawa, en présence de l'avocat du requérant et de l'avocat des intimées. Les deux avocats ont, comme on le verra plus loin, participé à peu près dans la même mesure à l'audition de chaque requête.
REQUÊTE EN RÉTENTION DES OBJETS EMPORTÉS
La première requête a été présentée pour le compte du requérant en vertu de l'alinéa 15(1)b) et du paragraphe 15(3) de la Loi sur la concur rence, S.R.C. 1970, chap. C-23, mod. par S.C. 1986, chap. 26, art. 19 et 24, en vue d'obtenir une ordonnance autorisant le requérant à retenir les documents ou choses emportés en exécution de mandats déjà délivrés en vertu de l'article 13 [mod., idem] de la Loi.
La Partie I de la Loi s'intitule ENQUÊTES ET RECHERCHES. Il convient ici de reproduire l'article 15:
15. (I) Lorsqu'un document ou une autre chose est emporté en application de l'alinéa 13(1)d), du paragraphe 13(7) ou de l'article 14, le directeur ou son représentant autorisé doit, dès qu'il est pratique de le faire:
a) produire ce document ou cette autre chose soit devant le juge qui a délivré le mandat ou devant un juge de la même cour, soit encore, dans les cas aucun mandat n'a été délivré, devant un juge d'une cour supérieure, d'une cour de comté ou de la Cour fédérale;
b) faire rapport, concernant ce document ou cette autre chose, à un juge désigné selon les critères prévus à l'alinéa a).
(2) Un rapport à un juge en application de l'alinéa (1)b) concernant un document ou une autre chose doit inclure:
a) une déclaration précisant si le document ou cette autre chose a été emporté en application de l'alinéa 13(1)d), du paragraphe 13(7) ou de l'article 14;
b) une description du local perquisitionné;
c) une description du document ou de l'autre chose emporté;
d) une description de l'endroit ce document ou cette autre chose est gardé.
(3) Dans les cas un document ou une autre chose est emporté en application de l'article 13 ou 14, le juge à qui, conformément au présent article, cette chose ou ce document est produit ou à qui un rapport est fait à l'égard de cette chose ou de ce document peut, s'il est convaincu de sa nécessité aux fins d'une enquête ou de procédures en application de la présente loi, autoriser le directeur à retenir le document ou la chose en question.
Le requérant a choisi, comme il en avait le droit, d'invoquer l'alinéa 15(1)b) de la Loi.
Le rapport que le requérant a produit respecte, dans les cas qui nous occupent, les exigences du paragraphe 15(2). Il convient de noter que, même s'il n'a pas expressément contesté la requête du requérant à cet égard, l'avocat des intimées a explicitement refusé de donner son consentement au prononcé de l'ordonnance que le requérant sollicite. Par conséquent, l'avocat du requérant n'a
pas été relevé de son obligation de démontrer si possible le bien-fondé de la requête en rétention des documents emportés présentée par le requé- rant. Le rapport est rédigé par Robert Weist, qui est le dénonciateur et le représentant autorisé du requérant à l'instance, le directeur des enquêtes et recherches. Les documents emportés semblent être du genre de ceux dont la saisie est autorisée par le mandat et incluent des offres et des propositions de prix aux clients, des listes de clients, des tableaux des tarifs de location d'équipement, des registres de paye, des notes de service internes relatives à des propositions de prix, des brochures promotion- nelles, des analyses du marché et d'autres docu ments qui ont une incidence probable sur les infractions reprochées. La façon dont ces docu ments sont désignés semble être adéquate en l'es- pèce, compte tenu des dénonciations faites sous serment et sur le fondement desquelles les mandats ont été délivrés. Les désignations faites dans les autres instances sont peut-être trop laconiques.
La rétention et la conservation des documents ou objets emportés sont prévues à l'article 16 de la Loi sur la concurrence. Il est particulièrement intéressant de reproduire, en cet état de la cause, les extraits suivants du paragraphe 16(4) [mod., idem]:
16....
(4) Lorsqu'une chose ou un document est ... retenu en application du paragraphe 15(3), ce document ou cette chose doit, au plus tard soixante jours suivant ... l'autorisation de sa rétention, être remis à la personne ... de qui on l'a pris, à moins que, avant l'expiration de ce délai:
a) la personne ... de qui on l'a pris n'accepte sa rétention pour un délai supplémentaire spécifié;
b) le juge qui a autorisé sa production ou sa rétention ou un juge de la même cour ne soit convaincu, après une demande à cet effet, que sa rétention pour un délai supplémentaire donné est justifié dans les circonstances et qu'il n'en ordonne ainsi; ou
c) des procédures ne soient entamées au cours desquelles la production du document ou de la chose puisse être exigée.
L'avocat des intimées a refusé au nom de ces dernières de donner le consentement prévu à l'ali- néa 16(4)a). Par conséquent, le directeur ne peut retenir les documents emportés en vertu de l'article 16 de la Loi que pour le délai prévu aux alinéas 16(4)b) et 16(4)c). La requête est accueillie en date du 24 novembre 1986 sans que des dépens soient adjugés pour ou contre l'une ou l'autre des parties à l'instance.
REQUÊTE EN VUE D'OBTENIR UNE ORDONNANCE DE RÉTENTION CONFIDENTIELLE DE LA DÉNONCIATION AVEC ACCÈS LIMITÉ JUSQU'À CE QUE UNE ACCUSATION SOIT PORTÉE CONTRE LES INTIMÉES À L'INSTANCE
QUESTIONS DE PROCÉDURE
Par leurs requêtes, les intimées cherchent à obtenir les ordonnances résumées ci-dessus. Dans chaque dossier, la requête est appuyée par l'affida- vit de l'avocat à l'instance. Prétendre agir devant cette Cour en qualité d'avocat et de témoin dans le même dossier litigieux est une mauvaise habitude, et ce, même objectivement.
Il existe une trilogie excellente et vraisemblable- ment fortuite de décisions qui constitue un manuel de pratique utile sur la formulation et l'utilisation des affidavits devant cette Cour. Il s'agit du juge- ment R. c. A. & A. Jewellers Limited, [1978] 1 C.F. 479 (Ire inst.), prononcé par le juge en chef adjoint Thurlow (tel était alors son titre), du juge- ment Martinoff c. Gossen, [1978] 2 C.F. 537 (Ire inst.) la page 542) prononcé par le juge Collier et du jugement Lex Tex Canada Ltd. c. Duratex Inc., [1979] 2 C.F. 722 (I fe inst.) (jusqu'à la page 725), prononcé par le juge Addy.
Il existe au moins trois bonnes raisons de rejeter les affidavits faits sous serment par les procureurs et les avocats d'une partie. En premier lieu, toute personne, y compris celui qui parle, a le droit et l'obligation de ne laisser aucun doute sur la ques tion de savoir s'il parle comme témoin ou comme conseiller professionnel. En deuxième lieu, l'avocat qui souscrit ce genre d'affidavit risque de se trou- ver en situation de conflit avec sa responsabilité professionnelle. Tout comme les témoignages oraux, les affidavits sont exprimés solennellement sous serment ou sous son équivalent légal (sinon moral). L'avocat ou le procureur qui est, après tout, un officier de justice, ne devrait jamais se mettre dans une situation embarrassante et risquer un conflit d'intérêts entre sa fonction rémunérée (mais néanmoins honorable) d'avocat et la vérité, qui risque d'être désagréable, qu'il a communiquée sous serment. Voir le paragraphe 11(3) de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10]. Aucun témoin ne peut objectivement apprécier la valeur ou la crédibilité de son propre témoignage. Il ne devrait pas être possible d'obli-
ger un avocat à subir le contre-interrogatoire de l'avocat de la partie adverse, de crainte qu'il ne sacrifie un de ses rôles ou qu'il ne donne la lamen table impression de le faire. En troisième lieu, à moins qu'il n'obtienne au préalable de son client qu'il le délie de façon absolue, le procureur ou l'avocat devra invoquer mentalement le privilège du secret professionnel de son client lorsqu'il for- mule l'affidavit et, évidemment, l'invoquer orale- ment seulement lorsqu'il sera contre-interrogé à son sujet. Ainsi que le juge Addy l'a déclaré dans le jugement Lex Tex (précité) aux pages 723 et 724:
Quel qu'en soit le motif, il est tout à fait irrégulier et inacceptable de la part d'un procureur de faire une déclaration sous serment (et ce, même dans le cadre d'une procédure interlocutoire) lorsque cette déclaration porte sur des questions de fond, car il s'expose ainsi à être contre-interrogé sur des questions faisant l'objet du privilège procureur-client.
En l'espèce, en souscrivant lui-même l'affidavit déposé à l'appui des requêtes sérieuses, urgentes et importantes des intimées, l'avocat expose ces der- nières à voir leurs requêtes péremptoirement reje- tées. L'avocat du requérant ne s'oppose pas expres- sément aux requêtes des intimées mais a reçu instruction de ne pas donner son consentement à leur égard. En l'espèce, son attitude ne donne pas à penser qu'il s'oppose à la réception de l'affidavit souscrit par l'avocat dans chaque instance. L'avo- cat du requérant fait remarquer que son adversaire est venu de Saint John (Nouveau-Brunswick) pour présenter les requêtes urgentes et importantes des intimées à Ottawa; dans un geste généreux, il a demandé que l'affidavit soit reçu et accepté dans chaque affaire dont est saisie la Cour. La Cour accède à cette requête, pour cette fois-ci seule- ment. Que ce soit pour la dernière fois, à moins que les raisons les plus convaincantes qu'on puisse imaginer soient invoquées.
QUESTIONS DE FOND
Bien que l'avocat du requérant, le directeur des enquêtes et recherches (appelé ci-après à l'occasion le d.e.r.) ne s'oppose pas expressément aux requê- tes des intimées, la Cour a, compte tenu du fait que les présentes affaires sont débattues à huis clos, exigé de l'avocat du d.e.r. qu'il réponde au moins comme s'il agissait à titre d'amicus curiae,, ce qui n'est ni gênant ni dénaturé pour l'avocat d'une partie qui ne présente pas d'arguments et ne
donne pas son consentement. L'avocat du d.e.r. a, comme l'a reconnu l'avocat des intimées, apporté à ce titre une contribution fort utile.
Dans les requêtes qu'elles ont présentées au sujet de chacune des dénonciations faites sous serment et déposées à l'appui des mandats, les intimées demandent:
[TRADUCTION] ... une ordonnance portant que toutes les copies de la dénonciation déposée à l'appui de la requête en délivrance d'un mandat de perquisition dans le présent dossier soient maintenues confidentielles et que l'accès en soit limité aux fonctionnaires de la Cour, aux dirigeants et représentants de J.D. Irving, Limited, aux dirigeants et représentants de Barrington Industrial Services Limited et à toute personne qui obtient le consentement écrit de J.D. Irving, Limited ou de Barrington Industrial Services Limited, de même qu'au requé- rant et à toute personne qui obtient le consentement écrit du requérant. Cette ordonnance est demandée au motif que la divulgation de ces renseignements porterait atteinte aux droits que possèdent J.D. Irving, Limited et Barrington Industrial Services Limited en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, et plus précisément des articles 7 et 8 et de l'alinéa 1 I d) de cette dernière.
À l'appui de sa requête, l'auteur de l'affidavit relate les faits suivants parmi les questions de cet ordre qui n'ont pas été contestées par l'avocat du d.e.r.:
[TRADUCTION] 5. Que j'ai examiné la dénonciation de Robert Weist et les allégations qu'elle contient avec les dirigeants d'Irving et de Barrington et que j'ai examiné certains des documents emportés en exécution des mandats de perquisition en question et que sur le fondement de cet examen, je suis d'avis que Irving et Barrington n'ont ni ensemble ni séparément commis les infractions alléguées dans la dénonciation.
(Il aurait été normal que ce soit les dirigeants susmentionnés qui prêtent serment au sujet de ces faits et qu'ils soient contre-interrogés à leur sujet.)
[TRADUCTION] 6. Que je crois sincèrement qu'Irving et Bar- rington subiraient un préjudice si les données sur la valorisation et les renseignements commerciaux énoncés dans la dénoncia- tion étaient rendus publics.
7. Que je crois sincèrement qu'en lisant cette dénonciation, le public supposerait, jusqu'à ce qu'Irving et Barrington aient l'occasion de répondre aux questions soulevées dans la dénon- ciation, qu'Irving et Barrington ont agi illégalement et que cette présomption de culpabilité suscitée dans l'esprit du public porterait atteinte à la réputation d'Irving et de Barrington dans le grand public et plus particulièrement parmi leurs clients et clients éventuels.
8. Que les intimées demandent à la Cour de prononcer une ordonnance portant que toutes les copies de la dénonciation produite à l'appui de la requête en délivrance d'un mandat de perquisition dans le présent dossier demeurent confidentielles jusqu'à ce qu'une accusation soit portée contre l'intimée dans le
présent dossier et que l'accès à cette dénonciation soit limité aux fonctionnaires de la Cour, aux dirigeants et représentants de J.D. Irving, Limited, aux dirigeants et représentants de Barrington Industrial Services Limited et à toute personne qui obtient le consentement écrit de J.D. Irving, Limited ou de Barrington Industrial Services Limited, de même qu'au requé- rant et à toute personne qui obtient le consentement écrit du requérant.
Les avocats ont cité de la jurisprudence à la Cour. L'avocat des intimées a invoqué les arrêts suivants: Procureur général de la Nouvelle-Écosse et autre c. Maclntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; 132 D.L.R. (3d) 385; Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; 11 D.L.R. (4th) 641 et son prédécesseur immédiat Southam Inc. v. Dir. of Investigation & Research, [1983] 3 W.W.R. 385 (C.A. Alb.). L'avocat du d.e.r. a, davantage à titre d'amicus curiae qu'à titre d'adversaire des inti- mées, cité le jugement Thomson Newspapers Ltd. et al. v. Director of Investigation and Research et al. (1986), 26 D.L.R. (4th) 507 (H.C. Ont.) et l'arrêt non publié rendu en appel de ce jugement sous le même intitulé (les requérants y agissaient comme appelants et intimés reconventionnels). Il y a également, comme l'a fait remarquer l'avocat des intimées, la décision prononcée par le juge Osler de la Haute Cour de justice de l'Ontario dans l'affaire Canadian Newspapers Co. Ltd. v. Attorney -General of Canada and two other actions (1986), 55 O.R. (2d) 737. Le juge y cite la décision rendue par le juge Barkman de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba dans l'affaire Can. Newspapers Co. v. Can. (A.G.), [1987] 1 W.W.R. 262; (1986), 28 C.C.C. (3d) 379. Dans ces deux décisions, la Cour en est venue à la même conclu sion, à savoir, que l'article 443.2 du Code Criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34 (ajouté par S.C. 1985, chap. 19, art. 70] contrevenait à l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [ qui cons- titue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et que l'article 443.2 était par conséquent nul et de nul effet, en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)].
L'article 443.2 du Code Criminel donne une idée de la façon dont le législateur envisage le principe d'ordre public applicable en la matière:
443.2 (1) Lorsqu'un mandat de perquisition a été décerné en vertu de l'article 443 ou 443.1, ou qu'une perquisition est
effectuée en vertu d'un tel mandat, quiconque publie dans un journal ou diffuse des renseignements concernant
a) l'endroit s'est faite ou doit se faire la perquisition, ou
b) l'identité de la personne qui occupe ou semble occuper cet endroit ou en est ou semble en être responsable ou qui est soupçonnée d'être impliquée dans une infraction à l'égard de laquelle le mandat fut décerné
sans la permission de chaque personne visée à l'alinéa b), à moins qu'une accusation n'ait été portée à l'égard d'une infrac tion visée par le mandat, est coupable d'une infraction punissa- ble par procédure sommaire.
(2) Au présent article, «journal» s'entend au sens de l'article 261.
Le procureur général du Canada a interjeté appel de ces deux dernières décisions mais, dans un communiqué de presse en date du 22 octobre 1986, le ministre Ramon Hnatyshyn a confirmé qu'il ne donnerait pas suite à ces appels. Cette tournure des événements pourrait signifier la fin de l'article 443.2 du Code Criminel, mais le principe sur lequel cet article se fonde n'a pas été répudié.
Ce principe existait de façon générale en droit canadien même avant que la Charte soit promul- guée le 17 avril 1982. L'arrêt Maclntyre, précité, en est un exemple convaincant. Dans cet arrêt rendu en janvier 1982, les juges de la Cour suprême du Canada étaient divisés à cinq contre quatre sur la question de savoir s'il existait un droit du grand public d'examiner les mandats de perquisition et les dénonciations sur lesquelles ils se fondent. Dans l'opinion qu'il a exprimée pour le compte de la minorité, le juge Martland a souligné le danger que le dénonciateur courait si son iden- tité était dévoilée dans certains genres d'enquêtes criminelles (qui ne nous concernent pas en l'es- pèce). Le juge a également insisté sur le caractère confidentiel du travail des policiers et sur le fait qu'il n'était pas souhaitable que ceux qui se livrent à des activités criminelles puissent se procurer des renseignements qui révèlent la façon dont la police procède en matière de perquisition. Les juges minoritaires ont également fondé leur opinion sur l'idée que «comme son [celui dont les locaux sont visés par l'autorisation de perquisition] local fait l'objet d'un mandat de perquisition, on pourrait le soupçonner d'être mêlé à l'infraction» et que la publication de ce fait pourrait lui être «très préjudiciable».
Dans l'opinion qu'il a rédigée pour le compte de la majorité dans l'arrêt Maclntyre, le juge Dickson
(maintenant juge en chef) a conclu (aux pages 189 et 190 R.C.S.; 405 D.L.R.):
... l'argument relatif à l'administration de la justice justifie que l'on procède à huis clos au moment de la délivrance du mandat, mais qu'une fois celui-ci exécuté, il n'est normalement pas possible d'admettre encore l'exclusion du public en général. La règle générale de l'accès du public doit prévaloir, sauf à l'égard de ceux que j'ai déjà appelés des innocents.
La Cour a par conséquent statué qu'après qu'un mandat de perquisition a été exécuté et que les objets trouvés par suite de la perquisition ont été portés devant la personne qui a délivré le mandat, les particuliers peuvent examiner le mandat et la dénonciation sur le fondement de laquelle le mandat a été délivré.
La requête des intimées est fondée sur certaines dispositions de la Charte, en l'occurrence, les arti cles 7 et 8 et l'alinéa 11d). Il semble effectivement objectivement ridicule que les personnes morales— ces entités artificielles, métaphysiques et imaginai- res qui sont exploitées généralement comme des moyens abstraits permettant de partager les ris- ques et les responsabilités que comportent les entreprises industrielles et commerciales—puissent invoquer ce qui constitue fondamentalement des droits et libertés humaines. Toutefois, la Constitu tion évolue déjà dans cette direction marécageuse et le moment et l'endroit sont mal choisis pour renverser cette tendance.
L'avocat des intimées soutient que ces dernières sont—à cette étape-ci des événements, du moins— les «innocents» dont le juge Dickson [tel était alors son titre] parle dans l'arrêt majoritaire rendu dans l'affaire Maclntyre en janvier 1982. Quelques extraits tirés de ces motifs (aux pages 185 à 187 R.C.S.; 401 403 D.L.R.) donne un aperçu géné- ral de cette opinion:
Je prends d'abord l'argument relatif à la vie privée. Ce n'est pas la première fois qu'on soulève cet argument devant les tribunaux. On a maintes fois soutenu que le droit des parties au litige de jouir de leur vie privée exige des audiences à huis clos. Il est aujourd'hui bien établi cependant que le secret est l'exception et que la publicité est la règle. Cela encourage la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l'administration de la justice. En règle géné- rale, la susceptibilité des personnes en cause ne justifie pas qu'on exclut le public des procédures judiciaires.
A chaque étape, on devrait appliquer la règle de l'accessibilité du public et la règle accessoire de la responsabilité judiciaire; tout cela en vue d'assurer qu'il n'y a pas d'abus dans la délivrance des mandats de perquisition, qu'une fois accordés,
les mandats sont exécutés conformément à la loi et enfin qu'on dispose conformément à la loi des éléments de preuve saisis. Une décision de la poursuite de ne pas poursuivre nonobstant la découverte d'éléments de preuve qui paraissent établir la perpé- tration d'un crime peut, dans certains cas, soulever des ques tions importantes pour le public.
À mon avis, restreindre l'accès du public ne peut se justifier que s'il est nécessaire de protéger des valeurs sociales qui ont préséance. C'est notamment le cas de la protection de l'innocent.
Bien des mandats de perquisition sont délivrés et exécutés sans que rien ne soit trouvé. Dans ces cas, l'intérêt protégé par l'accès du public l'emporte-t-il sur celui de la protection des personnes chez qui une perquisition a' eu lieu sans que l'on n'ait rien trouvé? Ces personnes doivent-elles souffrir l'opprobre qui entacherait leur nom et leur réputation du fait de la publicité de la perquisition? La protection de l'innocent à l'égard d'un préjudice inutile est une considération de principe valable et importante. A mon avis, cette considération l'emporte sur le principe de l'accès du public dans les cas l'on effectue une perquisition sans rien trouver. Le droit du public à l'informa- tion doit céder le pas devant la protection de l'innocent. Si le mandat est exécuté et qu'il y a saisie, d'autres considérations entrent en jeu.
Finalement, pour les fins de l'espèce, les passa ges suivants (tirés des pages 189 R.C.S.; 405 D.L.R.) jettent un certain éclairage sur la question:
Il n'y a pas de doute qu'une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L'accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière. Il y a présomption en faveur de l'accès du public à ces dossiers et il incombe à celui qui veut empêcher l'exercice de ce droit de faire la preuve du contraire.
Je suis conscient que ce qui précède peut paraître s'écarter de la pratique anglaise, comme je l'interprète, mais cela cadre mieux, à mon avis, avec la transparence des procédures judi- ciaires que la jurisprudence anglaise semble préconiser.
Les intimées insistent non seulement sur leur innocence et sur la présomption d'innocence dont elles bénéficient dans les circonstances, mais égale- ment sur le préjudice qu'elles subiraient si leurs secrets commerciaux, qui sont relatés, quoique par ouï-dire nécessaire, dans la dénonciation, devaient maintenant être rendus accessibles à leurs concur- rents, à leurs clients et au grand public. Ainsi donc, leur avocat se place au niveau supérieur de leur réputation commerciale non ternie pour faire valoir la présomption d'innocence. Toute atteinte à leur réputation et à la présomption garantie par la Constitution les priverait de la sécurité de leur personne morale métaphysique, en violation de l'article 7 de la Charte, ce qui n'est autorisé qu'en conformité avec les principes de justice fondamen-
tale. Les présentes procédures garantissent aux intimées une justice fondamentale au sens procé- dural, mais leur avocat soutient que la publication prématurée de la dénonciation faite sous serment les priverait de la protection que leur confèrent les principes de justice fondamentale, entendus comme règles de fond. Les intimées soutiennent que puisque le juge qui a délivré les mandats était convaincu qu'il existait des motifs raisonnables de croire qu'une infraction avait été commise ou était sur le point de l'être—un degré de preuve qui est fort éloigné de celui de la preuve au-delà de tout doute raisonnable—le grand public serait amené à croire qu'elles sont probablement coupables et que, n'ayant encore été accusées d'aucune infraction, elles ne disposent d'aucune tribune convenable pour réfuter les «accusations», ce qui leur porte préjudice.
L'avocat des intimées fait par conséquent valoir que non seulement il y aurait une atteinte fonda- mentale à leur droit à la sécurité de leur personne garanti par l'article 7, mais également que les mêmes facteurs entraînent inexorablement une violation de leur droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives garanti par l'article 8 de la Charte. Voici l'argu- ment qu'elles font valoir: le processus de perquisi- tion et de saisie, qu'il soit conjonctif ou, de façon plus globale, disjonctif, ainsi qu'il est libellé à l'article 8, englobe les procédures, actes et faits par lesquels le dénonciateur expose sa preuve et ses convictions dans sa dénonciation sous serment pour tenter de persuader le juge qu'ils sont, à ses yeux, satisfaisants, et d'amener celui-ci à délivrer un mandat. Étant donné que la dénonciation doit être apparemment fondée et que, dans le cas qui occupe la Cour, elle révèle des renseignements commerciaux délicats, la publication prématurée de la dénonciation avant qu'une accusation ne soit portée, en supposant que cela se produise, serait préjudiciable au point de rendre la perquisition et la saisie déraisonnables. Il se peut que les intimées ne soient jamais accusées et, prétendent-elles, que si elles ne le sont pas, les droits que leur garantit l'article 8 seront violés par une perquisition et une saisie aussi déraisonnables.
En outre, ainsi que le prétend l'avocat des inti- mées, étant donné que ces dernières n'ont pas encore été inculpées d'une infraction, elles ne peu-
vent pas encore invoquer leur droit, prévu à l'ali- néa 11 d) de la Charte, d'être présumées innocentes tant qu'elles n'ont pas été déclarées coupables, conformément à la loi, par un tribunal indépen- dant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable. Elles font valoir que si elles jouissent en droit d'une présomption d'innocence lorsqu'elles sont inculpées, à plus forte raison doivent-elles bénéficier de cette présomption avant que quicon- que les accuse, d'autant plus qu'il est possible qu'elles ne soient jamais inculpées.
Les arguments des intimées sont sérieux, origi- naux et ils donnent à réfléchir. Il n'est toutefois pas certain que la situation dans laquelle se trou- vent les intimées leur confère le droit d'invoquer les dispositions de la Charte. Il est douteux que la divulgation du contenu de la dénonciation sous serment porterait atteinte aux droits que l'article 7 confère aux intimées, même s'il est plus facile de penser que la divulgation de secrets commerciaux puisse mettre en péril la sécurité d'une personne morale commerciale davantage que celle d'une personne physique. Si, en règle générale, le public n'est pas assez renseigné pour saisir l'énorme diffé- rence qui existe entre le simple fait d'établir l'exis- tence de raisons vraisemblables et raisonnables de croire qu'une infraction a été commise (ou, possi- bilité encore plus éloignée), est sur le point d'être commise et le fait de prouver au-delà de tout doute raisonnable que cette infraction a été commise, la réponse réside dans l'éducation populaire et non dans le recours à l'article 7 ou à l'article 8 de la Charte. Formellement et officiellement, la pré- somption d'innocence prévue à l'alinéa 11 d) ne peut, suivant les termes mêmes de cette disposi tion, être invoquée que lorsqu'une personne est inculpée. Dans le contexte de la common law, cette présomption s'étend toutefois de façon générale à toute personne qui n'est pas déclarée coupable d'une infraction donnée. Dans les circonstances, c'est davantage l'influence intrinsèque de la common law, qui s'étend partout dans le droit public fédéral, qui peut venir plus en aide aux intimées que les dispositions de la Charte.
En ce qui concerne les secrets commerciaux délicats des intimées et leurs secrets de gestion d'entreprise, précisons que les secrets de ce genre sont souvent, sinon habituellement, protégés dans diverses affaires de propriété intellectuelle et
autres litiges mettant en cause des sociétés com- merciales et industrielles. Il est vrai que ces litiges se situent pour la plupart dans le contexte du droit privé, mais ce n'est pas toujours le cas. Voici le texte du projet de règle 29 du Tribunal de la concurrence:
29. (I) La procédure du Tribunal est publique, et toute personne a le droit d'obtenir, sur demande, tous les documents déposés auprès du registraire ou reçus en preuve par le Tribunal.
(2) Sur requête du directeur ou de toute autre partie à la procédure et après audition du plaidoyer du directeur et des parties souhaitant présenter des observations, le Tribunal peut, s'il croit qu'il existe des raisons valables de tenir l'audition à huis clos ou de refuser à des personnes le droit de consulter des documents prévus au paragraphe (I), rendre une ordonnance en conséquence.
Cette règle se justifie facilement, car il serait scandaleux et absurde que les procédures mêmes du Tribunal causent davantage préjudice à une partie qu'une décision favorable et tout autant préjudice, ou pas moins, qu'une décision défavora- ble. Les procédures et décisions de ce Tribunal font très certainement partie du domaine du droit public. Des procédures semblables sont utilisées par différents tribunaux administratifs. On peut conclure que les ordonnances de non-publication qui frappent certains documents délicats se justi- fient non seulement dans le domaine du droit privé, mais également dans celui du droit public, dont les présentes procédures font de toute évi- dence partie.
Lorsque, dans l'arrêt Maclntyre, le juge Dickson (maintenant juge en chef) parle d'un droit général du public de consulter la dénonciation et le mandat une fois que celui-ci a été exécuté et qu'on a trouvé quelque chose, il entendait naturellement quelque chose de convaincant dans les circonstances. Une saisie injustifiée d'un morceau de papier choisi au hasard ou même d'un hectolitre de documents choisis au hasard ne constitue pas la saisie de «quelque chose» dans ce contexte. Mais, en l'es- pèce, à cause de la nature des présumées infrac tions à la Loi sur la concurrence, on ne saura pas si les quelque 11,000 pages de dossiers qui font partie des catégories de documents dont le mandat de perquisition autorise la saisie sont convaincants tant qu'ils n'auront pas été passés au tamis et évalués.
Pour procéder à ce passage au tamis et à cette évaluation, le paragraphe 16(4) de la Loi accorde, comme nous l'avons déjà fait remarquer, au d.e.r., une période de soixante jours. Une période aussi longue se fonde sans doute sur la nature des infractions reprochées, qui ne sont pas commises à découvert, qui ne sont pas d'ordre physique et qui n'exigent ni armes, ni outils, ni substances chimi- ques, ni même de butin comme preuve, puisque bon nombre d'infractions ne constituent pas même des actes mauvais en soi, ainsi que l'histoire consti- tutionnelle des infractions en matière de coalitions le démontre amplement. Étant donné que les élé- ments de preuve que les enquêteurs recherchent ne sont ni des armes à feu, ni des seringues, ni de la drogue, ni des pinces à levier, ni un butin, il se peut même qu'une saisie parfaitement légale ne per- mette pas d'obtenir certains éléments de preuve de la perpétration d'une infraction. Il faut donc plus qu'un coup d'oeil rapide pour reconnaître si, dans les circonstances, quelque chose de convaincant a été emporté en exécution du mandat.
Suivant les juges majoritaires de la Cour suprême dans l'arrêt Maclntyre, c'est à compter du moment les objets saisis en exécution du mandat sont ramenés que le public peut prendre connaissance de la dénonciation. En l'espèce, le législateur accorde au d.e.r. un délai ferme de soixante jours, ou un délai plus court si une accu sation est portée, pour déterminer si on a saisi quelque chose de convaincant en exécution du mandat.
Or, cette situation commande une comparaison de valeurs et d'intérêts. Au moment il a pro- noncé son jugement, c'est-à-dire avant que la Charte n'entre en vigueur, le juge Dickson (main- tenant juge en chef) a affirmé la valeur de la publicité des débats judiciaires. De nos jours, on voit dans les deux décisions Canadian Newspapers Co. Ltd., dont l'une provient du Manitoba et l'au- tre de l'Ontario, un éloge de la liberté de la presse et des autres moyens de communication dont la protection est consacrée à l'alinéa 2b) de la Charte.
En l'espèce, ce sont les suspects (qui ne sont pas encore des prévenus) qui tentent de protéger leur vie privée, et ce, uniquement jusqu'à ce que des accusations soient éventuellement portées. Si elles n'avaient pas été importunées par des enquêteurs
munis de mandats, les intimées auraient évidem- ment pu continuer à exercer dans le privé leurs activités vraisemblablement innocentes. Saisie d'une telle requête, que le d.e.r. ne conteste pas expressément, la Cour doit examiner minutieuse- ment ce qu'il convient de faire. Manifestement, les intimées n'accusent pas le requérant de les avoir harcelées et, à cet égard, leur avocat a judicieuse- ment fait valoir que si elles se plaignent de harcèle- ment, elles doivent, tout comme tous ceux qui sont dans leur position, toujours être libres d'exposer l'affaire au grand jour aux médias. Après tout, le d.e.r. doit, comme on dit dans le langage courant, prendre une décision. Mais, une plainte aux médias d'information susciterait une réaction du d.e.r., ce qui satisferait certainement aux intérêts constitutionnels de la liberté de presse.
Il semble qu'il n'y ait aucun intérêt public vala- ble à accorder au public l'accès à chacun des secrets commerciaux des intimées si celles-ci ne doivent pas être inculpées. Dans ce cas, il semble- rait que le d.e.r. ne disposerait pas de preuves suffisantes pour intenter une poursuite. L'avocat des intimées reconnaît que si des accusations étaient portées, l'affaire tomberait dans le domaine public et qu'on ne pourrait alors légitimement interdire au public l'accès à la dénonciation faite sous serment par l'enquêteur.
En raison de l'autorité de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Maclntyre, il ne fait en tout cas aucun doute que notre Cour possède, tout comme tout autre cour, «le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers». Dans les circons- tances de l'espèce, les intimées ont repoussé la présomption suivant laquelle le public a le droit de consulter les documents dès que le d.e.r. les ramène après avoir exécuté les mandats. Le public n'a aucun intérêt, autre que la curiosité, à recueil- lir le détail des soupçons des enquêteurs, des allé- gations du plaignant fondées sur du ouï-dire ou des secrets commerciaux des intimées, à moins que l'affaire n'entre dans le domaine public par le dépôt d'une accusation.
D'autre part, le public a le droit, même si aucune accusation n'est portée, de connaître les démarches que le d.e.r. a entreprises en vertu de la Loi au sujet des intimées. Parce qu'ils ont été communiqués, les motifs de la délivrance des man- dats de perquisition font partie du domaine public.
À vrai dire, le public a le droit de savoir que ces mandats de perquisition ont été délivrés et les raisons pour lesquelles ils l'ont été, en autant que ces motifs sont formulés avec suffisamment de prudence pour ne pas porter atteinte aux droits des intimées à jouir de leur vie privée, droits que ces dernières tentent maintenant de protéger. Au cours des débats, l'avocat des intimées est allé jusqu'à reconnaître que, même si la présente requête réussissait, le public avait le droit d'être informé du fait que les intimées avaient déposé la présente requête. La publication des présents motifs atteindra cet objectif.
Par conséquent, jusqu'à ce que des accusations soient éventuellement portées, l'accès est refusé, étant donné que cela ferait subir une injustice aux intimées en préjudiciant inutilement à leurs secrets commerciaux délicats. Les allégations et les révéla- tions fondées sur du ouï-dire que contient la dénonciation pourraient être utilisées dans un but commercial illégitime. Par ailleurs, leur divulga- tion en dehors du cadre légal formel de l'accusa- tion et de la défense devant un tribunal compétent et le fait d'être dispensé la nécessité de prouver la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable pour- raient être diffamatoires. Si les intimées doivent être accusées et condamnées, qu'il en: soit ainsi. C'est du moins ce qu'elles disent. L'ordonnance demandée par les intimées est accordée; la dénon- ciation devra demeurer confidentielle et l'accès en sera limité aux parties et aux fonctionnaires de la Cour jusqu'à ce que les intimées soient accusées des infractions prévues à la Loi sur la concurrence. Cependant, si les intimées choisissent de livrer la dénonciation à l'examen minutieux du public et à la discussion générale, elles sont les seules à pou- voir le faire. Les présents motifs sont accessibles au public.
Puisque ni l'une, ni l'autre partie n'a contesté explicitement la requête présentée par son adver- saire, la Cour n'adjuge aucun dépens pour ou contre l'une ou l'autre partie. En tout état de cause, la Cour ne devrait que rarement, voire jamais, accorder de dépens dans ce genre de procédure.
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