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T-1983-87
Yri-York Limited, Norman B. Katzman, L. F. Newbery, John M. White, Leon Robidoux, Pitt Steel Limited, James Arthur Jobin, Lorne Gilbert Coons, Bruce Scott Moore, William Alexander Mowat, Newman Steel Ltd., Peter R. Sheppard, Zenon P. Zarcz, Namasco Limited, Charles Ian McKay, P. J. Peckham, Westeel-Rosco Limited, Marshall Steel Limited, AMCA International Limited, J. B. Phelan, Samuel Son & Co. Limited, W. Grant Brayley et Harold Irvine (requérants)
c.
Procureur général du Canada, Commission sur les pratiques restrictives du commerce, Directeur des enquêtes et recherches nommé en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et J. H. Cleveland (intimés)
RÉPERTORIÉ: YRI YORK LTD. c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)
Division de première instance, juge McNair— Ottawa, 7 octobre et 5 novembre 1987.
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Prohibition
Demande de suspension d'une enquête tenue par la Com mission sur les pratiques restrictives du commerce jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada se soit prononcée sur la constitutionnalité de l'art. 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions en vertu duquel l'enquête a commencé Le critère en trois volets dégagé dans l'affaire American Cyana-
mid ne s'applique pas Une action civile entre parties (American Cyanamid) se distingue d'une action intentée pour empêcher un tribunal administratif d'exercer le pouvoir qui lui est conféré par la loi L'intervention judiciaire n'est justifiée que dans des circonstances particulières, et lorsque le défaut de suspendre les procédures entraînerait des conséquences graves et irréversibles Le critère dégagé dans l'affaire American Cyanamid ne s'applique pas aux procédures relati ves à l'octroi d'une injonction permanente L'argument selon lequel il y aura préjudice irréparable si le témoignage est imposé est prématuré Protection de la loi contre l'usage du témoignage dans un procès pénal Les droits de l'individu doivent être examinés par rapport au droit de la société à la production d'éléments de preuve.
Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité L'art. 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions est-il inopérant parce qu'il va à l'encontre des art. 7 et 8 de la Charte? Il n'existe aucun privilège absolu du témoin, sauf dans la mesure la loi le définit L'enquête menée par la Commission sur les pratiques restrictives du commerce fait partie d'une procédure administrative qui n'éta-
blit pas de droits ni n'impose d'obligations La protection contre l'auto-incrimination n'est pas requise.
Coalitions Enquête tenue par la Commission sur les pratiques restrictives du commerce en vertu de l'art. 17 de la
Loi relative aux enquêtes sur les coalitions Demande de bref de prohibition pour faire suspendre l'enquête jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada ait, dans un autre litige, décidé de la constitutionnalité de l'art. 17 Le critère en trois volets dégagé dans l'affaire American Cyanamid ne s'applique pas à la contestation, fondée sur l'article 18, de l'exercice par un tribunal administratif du pouvoir qu'il tient d'une loi L'argument selon lequel il y a aura préjudice irréparable si le témoignage est imposé est prématuré Examen de l'intérêt
public Les ordonnances rendues sous le régime de l'art. 17 afin de convoquer des témoins ne transgressent pas l'art. 7 de la Charte, puisque ces procédures ne sont pas de celles qui exigent la protection contre l'auto-incrimination.
Il s'agit d'une demande de prohibition visant à faire suspen- dre une enquête tenue par la Commission sur les pratiques restrictives du commerce sous l'empire de l'article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada ait, dans un autre litige, tranché la ques tion de savoir si cet article est inopérant parce qu'il va à l'encontre des articles 7 et 8 de la Charte. Les requérants s'appuyaient sur l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores pour prétendre que les mêmes principes s'appliquent à la décision d'accorder ou non une suspension d'instance et à l'octroi d'une injonction interlocutoire. Voici les trois critères y exposés: I) une évaluation préliminaire et provi- soire du fond du litige; 2) le plaideur subirait-il un préjudice irréparable qui ne soit pas susceptible d'être compensé par des dommages-intérêts; 3) la prépondérance des inconvénients. Les requérants ont fait valoir qu'ils subiraient un préjudice irrépa- rable qui ne pourrait être compensé par des dommages-intérêts s'ils étaient contraints à témoigner à l'enquête. Selon les requé- rants, leur témoignage pourrait conduire à une poursuite pénale, et toute protection offerte par les articles 7 et 8 de la Charte serait perdue à jamais. Toujours selon eux, la prépondé- rance des inconvénients dans la perspective de l'intérêt public penchait en leur faveur quant aux droits garantis par la Charte, et l'intérêt public ne souffrirait pas si l'enquête était reportée, comme elle l'avait déjà été sur consentement pendant environ six ans.
Les intimés ont prétendu que le redressement recherché n'était pas un redressement interlocutoire, et les principes applicables à l'octroi d'une injonction interlocutoire ou d'une suspension d'instance ne s'appliquaient pas. Toujours selon les intimés, les ordonnances forçant la comparution auraient un caractère de subpoenas ad testificandum, et elles auraient été adoptées dans le cadre d'une fonction administrative qui n'est pas sujette au contrôle judiciaire.
Jugement: la requête devrait être rejetée.
Le critère en trois volets dégagé dans l'affaire American Cyanamid permettant de déterminer s'il y a lieu d'accorder une injonction interlocutoire ou une suspension d'instance ne s'ap- plique pas à une contestation, fondée sur l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, de l'exercice par un tribunal administratif du pouvoir qu'il tient d'une loi. L'arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse McFetridge v. Nova Scotia Barristers' Society a distingué le cas d'une action civile ordinaire entre parties pour empêcher un préjudice comme une contrefaçon de brevet du cas d'actions intentées pour empêcher un tribunal prévu par une loi d'exercer ses pouvoirs et fonctions. Il y a été dit qu'un tribunal ne devrait pas s'interposer par voie d'injonction provisoire ou de
suspension d'instance sauf dans des circonstances très particu- lières, c'est-à-dire lorsqu'il est nécessaire de gagner du temps pour que la Cour puisse trancher sur la question ou lorsque les conséquences du défaut de suspension des procédures seraient graves et irréversibles. Lors d'une demande d'injonction perma- nente fondée sur l'article 18, la Cour d'appel fédérale a refusé d'appliquer le critère de la question sérieuse de l'affaire Ameri- can Cyanamid utilisé en matière d'injonction interlocutoire. Pour ce qui est de la question de préjudice irréparable, la Cour d'appel fédérale a statué dans l'affaire Ziegler que l'article 17 ne transgressait pas l'article 8 de la Charte et qu'il n'existait au Canada aucun privilège absolu du témoin, sauf dans la mesure la loi le définit.
Les garanties que sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la sécurité de la personne, prévues à l'article 7 de la Charte, doivent être opposées au droit d'autrui et au droit de la société en général. La Charte fait une différence très nette entre le caractère contraignable des témoins et la protection légale offerte au témoin contre l'utilisation d'un témoignage incriminant. Le but de cette règle n'est pas d'incriminer le témoin, mais d'obtenir un témoignage dans l'intérêt du public.
Les ordonnances rendues sous le régime du paragraphe 17(1) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions afin de convoquer des témoins ne transgressaient pas l'article 7 de la Charte. Les procédures prévues à l'article 17 ne sont pas de celles qui exigent la protection contre l'auto-incrimination. Elles n'établissent pas de droits ni n'imposent d'obligations. Les témoins sont adéquatement protégés contre l'utilisation ulté- rieure de réponses incriminantes par la Loi sur la preuve au Canada, la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et par la Charte.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. Il (R.-U.), art. 2, 7, 8.
Constitution des États-Unis, V' amendement.
Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appen- dice III, art. 2d).
Labour Relations Act, C.C.S.M., chap. L10.
Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, chap. C-23, art. 17, 18 (mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 76, art. 6), 20 (mod. idem, art. 8), 32 (mod. idem, art. 14).
Loi sur la concurrence, S.R.C. 1970, chap. C-23 (mod. par S.C. 1986, chap. 26, art. 19).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2' Supp.), chap. 10, art. 18.
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 5.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restricti- ves du commerce), [1987] I R.C.S. 181; Stelco Inc. c. Canada (Procureur général), [1988] I C.F. 510 (1" inst.); Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan
Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; McFetridge v. Nova Scotia Barristers' Society (1981), 123 D.L.R. (3d) 475 (C.S.N.-E.); Lodge c. Ministre de l'Emploi et de !immi- gration, [1979] 1 C.F. 775 (C.A.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Canada (Procureur Général) c. Alex Couture Inc., [ 1987] R.J.Q. 1971 (C.A.); American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Thomson Newspapers Ltd. et al. v. Director of Investiga tion & Research et al. (1986), 57 O.R. (2d) 257 (C.A.); autorisation d'appel [1987] 1 R.C.S. xiv; Samuel, Son & Co., Ltd. c. Canada (Commission sur les pratiques res- trictives du commerce), [1988] 2 C.F. 523 (1« inst.); Law Society of Alberta v. Black et al. (1983), 8 D.L.R. (4th) 346 (C.A. Alb.); Ziegler c. Hunter, [1984] 2 C.F. 608; (1983), 8 D.L.R. (4th) 648 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Gould c. Procureur général du Canada et autre, [ 1984] 2 R.C.S. 124; confirmant [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.);
Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] I R.C.S. 441; 18 D.L.R. (4th) 481; Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 41 O.R. (2d) 225; 145 D.L.R. (3d) 638 (C.A. Ont.); Haywood Securities Inc. v. Inter-Tech Resource Group Inc.
(1985), 24 D.L.R. (4th) 724 (C.A.C.-B.). AVOCATS:
F. J. C. Newbould, c.r. et D. A. Lang pour Yri-York Limited, Norman B. Katzman, L. F. Newbery, John M. White et Leon Robidoux.
Valerie Dyer pour Harold Irvine.
N. Finkelstein pour Westeel-Rosco Limited. Peter R. Jervis pour Marshall Steel Limited, James Arthur Jobin, Lorne Gilbert Coons, Bruce Scott Moore et William Alexander Mowat.
James A. Robb, c.r. pour J. B. Phelan and AMCA International Limited.
W. J. Miller et C. Tacit pour Samuel, Son & Co. Limited et W. Grant Brayley.
T. B. O. McKeag, c.r. pour Namasco Limited, Charles Ian McKay et P.J. Peckham.
Peter A. Vita, c.r. et André Brantz pour les intimés.
PROCUREURS:
Tilley, Carson & Findlay, Toronto, pour Yri-York Limited, Norman B. Katzman, L.
F. Newbery, John M. White et Leon Robidoux.
Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto, pour Harold Irvine.
Blake, Cassels & Graydon, Toronto, pour Westeel-Rosco Limited.
Stikeman, Elliott, Toronto, pour Marshall Steel, James Arthur Jobin, Lorne Gilbert Coons, Bruce Scott Moore et William Alexander Mowat.
Stikeman, Elliott, Montréal, pour J. B. Phelan et AMCA International Limited.
Smith, Lyons, Torrance, Stevenson & Mayer, Ottawa, pour Samuel, Son & Co. Limited et W. Grant Brayley.
Campbell, Godfrey and Lewtas, Toronto, pour Namasco Limited, Charles Ian McKay et P.J. Peckham.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
NOTE DE L'ARRÊTISTE
La Cour d'appel fédérale a infirmé cette déci- sion dans son arrêt rendu le 19 janvier 1988 et portant le numéro du greffe A-1118-87. La Cour d'appel (motifs de jugement prononcés par le juge Heald, les juges Stone et MacGuigan y sous- crivant) a conclu que le juge des requêtes avait commis une erreur en écartant le critère de l'arrêt American Cyanamid tel qu'il a été approuvé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., (1987] 1 R.C.S. 110. La Cour d'appel n'a pas considéré convaincant l'arrêt McFetridge v. Nova Scotia Barristers' Society (1981),, 123 D.L.R. (3d) 475, (C.S.N.-E.) invoqué par le juge McNair et qui portait que le critère de l'arrêt American Cyana- mid a une pertinence limitée lorsqu'un jugement déclaratoire et une injonction permanente sont demandés pour empêcher un tribunal d'exercer des pouvoirs et fonctions qui, de prime abord, lui sont conférés par une loi. Les faits de l'espèce exigent la conception d'un redressement ayant le caractère innovateur et évolutif de la Charte. Les motifs de jugement de la Cour d'appel fédérale seront publiés dans les Recueils des arrêts de la Cour fédérale du Canada.
Ce qui suit est la version française de l'ordon- nance rendus par
LE JUGE MCNAIR: L'affaire dont je suis saisi est une demande présentée en conformité avec l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10] visant à obtenir une ordonnance par voie de prohibition afin de suspen- dre l'enquête en cours devant la Commission sur les pratiques restrictives du commerce (CPRC) sous l'empire de l'article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, chap. C-23 (modifiée par S.C. 1974-75-76, chap. 76), jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada se prononce sur l'appel Thomson Newspapers Ltd. et al. v. Director of Investigation & Research et al. [(1986), 57 O.R. (2d) 257 (C.A.)]. L'autorisation d'appeler de la décision Thomson a été accordée le 25 juin 1987 [[1987] 1 S.C.R. xiv].
Le 28 septembre 1987, la Cour suprême du Canada a posé la question suivante à trancher en appel:
L'article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions est-il incompatible avec les dispositions des articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et est-il par conséquent inopérant?
La requête a aussi visé à obtenir une ordonnance de certiorari annulant toutes les ordonnances adoptées auparavant en ce qui concerne l'enquête tenue en vertu de l'article 17 et tous les avis d'audition y afférents, ainsi qu'une ordonnance de prohibition empêchant la Commission et l'officier enquêteur de poursuivre les auditions envisagées d'après les ordonnances et avis susmentionnés. Toute l'affaire porte, si je comprends bien, sur la question d'empêcher la CPRC de poursuivre l'en- quête en cours jusqu'à ce que la Cour suprême tranche sur la question constitutionnelle soulevée dans l'affaire Thomson. Les redressements acces- soires du certiorari et de la prohibition, au sens strict, ont été écartés avec l'accord des avocats.
Les faits sont relativement peu contestés. Les requérants sont tous des sociétés ou des particu- liers qui ont reçu différents avis ou ordonnances conformément à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions (LEC), en ce qui concerne une enquête que le Directeur des enquêtes et recher- ches nommé en vertu de la LEC a menée sur leurs activités dans le secteur de l'acier au cours des années 1975, 1976 et 1977. À une date située entre
le 27 janvier et le 2 février 1981, le président de la CPRC a rendu une ordonnance conformément au paragraphe 17 (1) de la LEC selon laquelle vingt- neuf particuliers devaient se présenter devant lui ou quelque autre personne désignée afin d'être interrogés dans les affaires intitulées:
Affaire intéressant la Loi relative aux enquêtes sur les coali tions et son article 32
et
Affaire intéressant une enquête relative à la production, à la fabrication, à l'achat, à la vente et à la fourniture d'acier laminé, d'acier en plaques, d'acier en barres et d'acier de construction, et d'autres produits connexes
M. H. H. Griffin a été nommé officier enquêteur pour mener l'enquête qui devait commencer le lundi 2 mars 1981. Les audiences ont continué devant l'officier enquêteur le 25 février et les 2, 3, 4, 5, 6, 9 et 12 mars 1981, et, à cette dernière date, l'enquête a été ajournée sine die à la demande de l'avocat du directeur, du fait qu'une action était intentée devant la Cour fédérale du Canada par les requérants dans la présente demande et par d'au- tres. Cette action s'est conclue par la décision de la Cour suprême du Canada publiée le 26 mars 1987: Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181.
Par lettres recommandées du 24 août 1987, le Directeur des enquêtes et recherches nommé en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions a averti les requérants et leurs avocats que la validité de l'enquête ajournée avait été maintenue par la Cour suprême et que les audien ces visant à recueillir les témoignages sous la foi du serment reprendraient le 29 septembre 1987 à Toronto. Par ordonnance du 21 septembre 1987, le président de la CPRC a désigné J. H. Cleveland l'officier enquêteur pour les fins de l'enquête. La reprise des audiences du 29 septembre avait été ajournée avec l'accord des avocats en attendant l'issue de la présente demande.
Le 6 octobre 1987, M. O. G. Stoner, président de la CPRC, a annulé les ordonnances du 2 février 1981 et a délivré une nouvelle ordonnance priant les témoins de comparaître pour témoigner sous la foi du serment à l'enquête convoquée le 30 novem- bre 1987 à Mississauga.
Il s'agit aussi d'une requête de Samuel, Son & Co., Limited et de W. Grant Brayley présentée à l'encontre de la CPRC [Samuel, Son & Co., Ltd.
c. Canada (Commission sur les pratiques restric- tives de commerce), [1988] 2 C.F. 523 (lfe inst.)] et du Directeur des enquêtes et recherches en vue de la divulgation de la documentation à l'appui de la demande ex parte du Directeur formulée en janvier 1981 pour lancer l'enquête initiale ou, à titre subsidiaire, de l'annulation de cette ordon- nance pour le motif qu'elle viole les règles de justice naturelle. Il avait été ordonné que cette requête soit tranchée en même temps que l'autre requête des neuf requérants. M. Miller, avocat des requérants Samuel et Brayley, a demandé que la requête de ses clients soit réputée ajournée sine die en attendant l'isue de la présente requête, mais étant entendu qu'il aurait le loisir de demander une audience spéciale une fois l'issue certaine. La requête de Samuel, Son & Co., Limited et de W. Grant Brayley a été écartée sur cette base.
Les points en litige soulevés par les requérants ont été étudiés directement dans au moins deux autres affaires en instance devant les cours d'ap- pel. La première est Thomson Newspapers Ltd. et al. v. Director of Investigation & Research et al. (1986), 57 O.R. (2d) 257 (C.A.) qui, comme il a été dit, est actuellement en appel devant la Cour suprême du Canada. La seconde s'intitule Stelco Inc. c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 510 (1fe inst.). L'affaire Stelco fait actuellement l'objet d'un appel devant la Cour d'appel fédérale, lequel devrait être entendu le 22 octobre 1987 [no du greffe A-728-87]. L'avocat m'a depuis informé du rejet de l'appel.
Les requérants soutiennent que l'issue finale de la présente demande faite en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale dépend de l'issue des appels dans les affaires Thomson Newspapers et Stelco. Ils prétendent que tant que les questions relatives à la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982, sur le Canada, 1982, chap. 11, (R.-U.)] soulevées par ces affaires n'auront pas été réglées, le Direc- teur ne devrait pas être autorisé à continuer l'en- quête actuelle en vertu de l'article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions.
Le point en litige est de savoir s'il s'agit d'une affaire appropriée pour que soit accordée une sus pension du processus administratif d'enquête, que ce soit notamment par voie de prohibition ou
d'injonction, jusqu'à ce que la Cour suprême du Canada se soit prononcée sur la question constitu- tionnelle évoquée dans l'appel Thomson Newspa pers.
Les dispositions législatives les plus pertinentes pour trancher sur cette vaste question figurent aux paragraphes 17(1), 17(2), 17(3), 17(4), et aux articles 18 [mod. par S.C. 1974-75-76, chap. 76, art. 6] et 20 [mod. idem, art. 8] de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, dont voici le texte:
17. (1) Sur demande ex parte du directeur, ou de sa propre initiative, un membre de la Commission peut ordonner que toute personne résidant ou présente au Canada soit interrogée sous serment devant lui ou devant toute autre personne nommée à cette fin par l'ordonnance de ce membre, ou produise à ce membre ou à cette autre personne des livres, documents, archives ou autres pièces, et peut rendre les ordonnances qu'il estime propres à assurer la comparution et l'interrogatoire de ce témoin et la production par ce dernier de livres, documents, archives ou autres pièces, et il peut autrement exercer, en vue de l'exécution de ces ordonnances ou de la punition pour défaut de s'y conformer, les pleins pouvoirs exercés par toute cour supérieure au Canada quant à l'exécution des brefs d'assigna- tion ou à la punition en cas de défaut de s'y conformer.
(2) Toute personne assignée sous le régime du paragraphe (1) est habile à agir comme témoin et peut être contrainte à rendre témoignage.
(3) Un membre de la Commission ne doit pas exercer le pouvoir d'infliger une peine à quelque personne en vertu de la présente loi, pour désobéissance ou autrement, à moins que, sur requête de ce membre, un juge de la Cour fédérale du Canada ou d'une cour supérieure ou d'une cour de comté, n'ait certifié, comme un tel juge peut le faire, que ce pouvoir peut être exercé en la matière révélée dans la requête, et que ce membre n'ait donné à cette personne un avis de vingt-quatre heures de l'audition de la requête ou tel avis plus court que le juge estimera raisonnable.
(4) Tous les livres, pièces, archives ou autres documents produits volontairement ou en conformité d'une ordonnance rendue sous le régime du paragraphe (I) doivent, dans les trente jours, être livrés au directeur, lequel, par la suite, sera responsable de leur garde et devra, dans les soixante jours après les avoir reçus, en remettre l'original ou une copie à la personne de qui ils ont été reçus.
18. (1) À toute étape d'une enquête,
a) le directeur peut, s'il est d'avis que la preuve obtenue révèle une situation contraire à quelque disposition de la Partie V, et
b) le directeur doit, si l'enquête se rapporte à une infraction dont on soutient ou soupçonne la Commission et que vise une disposition quelconque de la Partie V et s'il en est requis par le Ministre
préparer un exposé de la preuve obtenue au cours de l'enquête, et cet exposé doit être soumis à la Commission ainsi qu'à chaque personne contre qui une allégation y est faite.
(2) Sur réception de l'exposé mentionné au paragraphe (1), la Commission doit fixer un lieu, un jour et une heure des arguments à l'appui de cet exposé pourront être soumis par le directeur ou en son nom et les personnes visées par une allégation y contenue auront l'occasion voulue de se faire entendre en personne ou par un avocat.
(3) La Commission doit, conformément à la présente loi, étudier l'exposé soumis par le directeur en vertu du paragraphe (1), avec toute preuve ou matière nouvelle ou autre que la Commission juge opportune.
(4) La Commission ne doit présenter, aux termes de l'article 19 ou 22, aucun rapport contre qui que ce soit, à moins que la personne en cause n'ait eu l'occasion voulue de se faire entendre comme le prévoit le paragraphe (2).
20. (1) Un membre de la Commission peut permettre à toute personne dont la conduite fait l'objet d'une enquête, et doit permettre à quiconque est personnellement interrogé sous ser- ment d'être représenté par un avocat.
(2) Nul n'est dispensé de comparaître et de rendre témoi- gnage et de produire des livres, documents, archives ou autres pièces en conformité de l'ordonnance d'un membre de la Com mission, pour le motif que le témoignage verbal ou les docu ments requis de lui peuvent tendre à l'incriminer ou à l'exposer à quelque procédure ou pénalité, mais nul témoignage oral ainsi exigé ne peut être utilisé ni n'est recevable contre cette per- sonne dans toutes poursuites criminelles intentées par la suite contre elle, sauf dans une poursuite pour parjure en rendant un tel témoignage ou dans une poursuite intentée en vertu de l'article 122 ou 124 du Code criminel à l'égard d'un tel témoignage.
Dans l'arrêt Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives de commerce), précité, M. le juge Estey, s'exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a formulé quelques commen- taires intéressants et importants sur l'économie de la partie II de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et, plus particulièrement, sur la corréla- tion exacte qui existe entre les articles 17 et 18 de cette Loi. Ces commentaires, reproduits ci-après, sont extraits des pages 196 198:
La partie 11 de la Loi l'art. 16) établit la Commission sur les pratiques restrictives du commerce déjà mentionnée à l'art. 14 de la partie I de la Loi. Puis la partie I1 énonce la façon dont la Commission doit traiter les pièces réunies par le directeur au cours de ses enquêtes. Lorsque le directeur doit avoir recours à des mesures de contrainte pour réunir des éléments de preuve, il peut obtenir de la Commission, sur demande ex parte, une ordonnance enjoignant à toute personne présente au Canada de comparaître devant un membre de la Commission ou devant toute autre personne nommée à cette fin, pour être interrogée sous serment ou produire certains documents (par. 17(1)).
Selon l'article 18 de la Loi, lorsque le directeur est d'avis que la preuve obtenue révèle l'existence d'une infraction à la partie V (les principales infractions relatives à la concurrence énon- cées dans la Loi), il peut ou, si l'enquête se rapporte à une
infraction à la partie V, dont on soutient ou on soupçonne la perpétration, et s'il en est requis par le Ministre, il doit «préparer un exposé de la preuve obtenue au cours de l'enquête, et cet exposé doit être soumis à la Commission ainsi qu'à chaque personne contre qui une allégation y est faite». Contrai- rement à la partie I, l'article sur les enquêtes (l'art. 8) est suivi d'un article (l'art. 15) autorisant le directeur à remettre les éléments de preuve et les pièces qu'il a réunis au cours de l'enquête au procureur général du Canada pour qu'il examine l'opportunité d'agir en justice, l'art. 18 porte que le directeur peut remettre à la Commission un exposé de la preuve obtenue au cours de l'enquête s'il est d'avis que cette «preuve obtenue révèle une situation contraire à quelque disposition de la partie (al. 18(1)a)). La Loi n'oblige pas ou n'autorise pas le directeur à joindre à cet exposé des conclusions, des faits ou des recommandations. Le paragraphe (1), in fine, oblige le direc- teur à remettre copie de l'exposé qu'il soumet à la Commission «à chaque personne contre qui une allégation y est faite». Ce que la Loi n'explique pas, c'est la façon de mettre le Ministre au courant du fait que le directeur procède, en vertu de la Loi, à une enquête relativement à des soupçons ou à des allégations d'infractions à la partie V, sauf dans le cas c'est le Ministre lui-même qui a ordonné l'enquêtè en vertu de l'art. 8. Quoi qu'il en soit, s'il apprend qu'une telle enquête est tenue, il peut ordonner au directeur de préparer un exposé à l'intention de la Commission.
La partie V de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions prévoit différentes infractions tou- chant à la concurrence. L'une de ces infractions est l'acte criminel de complot prévu à l'article 32, qui rend passible son auteur d'une condamnation à une peine de prison de cinq ans. Il s'agit d'un domaine particulièrement inquiétant pour les requérants. Ces derniers estiment qu'ils subiront un préjudice irréparable qui ne pourra être com- pensé par des dommages-intérêts s'ils sont con- traints à témoigner sous la foi du serment dans le cadre d'une commission d'enquête, conformément à l'article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, ce qui pourrait les rendre passibles de poursuites criminelles. Un argument identique avait été proposé dans Irvine et rejeté par M. le juge Estey parce qu'il était «prématuré, tant en fait qu'en vertu des dispositions de la Loi». Le savant juge a élaboré sur les motifs de sa conclusion en déclarant à la page 232:
La loi néanmoins exige non pas un rapport du directeur, mais uniquement un exposé de la preuve en vertu de l'art. 18. Cet exposé n'est pas rendu public, mais n'est remis par le directeur qu'aux personnes visées par les allégations qu'il contient et à la Commission. La Commission doit alors étudier l'exposé ainsi que toute «preuve ou matière„ qu'elle juge opportune (par. 18(3)) et faire rapport au Ministre. Lorsque le rapport est fait «contre qui que ce soit», la Commission ne doit le présenter que si la personne en cause a eu «l'occasion voulue de se faire entendre en personne ou par un avocat» (par. (2)). Ainsi les
par. (2) à (4) de l'art. 18 compensent largement tout inconvé- nient qu'entraîne le refus du contre-interrogatoire à ce stade préliminaire devant l'officier enquêteur. Toutes les «recomman- dations» ou «conclusions» qui se rendront jusqu'au Ministre à la suite de cette longue procédure en gradins seront celles de la Commission et non de l'officier enquêteur ou du directeur (par. 19(2)). Ce sera le premier rapport ou exposé qui sera rendu public, à moins que la Commission et le Ministre ne décident de ne pas en autoriser la publication. Aucun de ces événements potentiels ne s'est réalisé jusqu'ici, au stade la procédure légale en était rendue en l'espèce. Nous n'en sommes qu'au premier stade, celui de la recherche de renseignements.
Le juge Estey a alors fait cette déclaration pertinente à la page 233:
Si un individu est poursuivi au criminel, le par. 20(2) de la Loi interdit d'utiliser contre lui au procès le témoignage qu'il a donné à l'enquête. L'article 643 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, peut être d'une certaine utilité dans le cas du témoignage des autres témoins entendus par l'officier enquê- teur. Par le biais de cette disposition, il se pourrait que les témoignages recueillis par l'officier enquêteur réapparaissent au cours d'une procédure criminelle en vertu du Code. Toute- fois, l'exception à la règle du ouï-dire édictée par l'art. 643 n'autoriserait pas le recours à ce témoignage lorsque l'accusé, contre qui il pourrait être utilisé, n'a pas eu pleinement l'occa- sion de contre-interroger.
Le requérant soutient avec fermeté que le privi- lège à l'encontre de l'auto-incrimination est impli- cite à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu'il serait totalement détruit si l'on permettait à l'enquête de continuer. En bref, ils soutiennent que le refus d'accorder une suspension d'instance en l'espèce correspondrait en réalité à un règlement final sur le bien-fondé de l'affaire, en concluant que les requérants ne peuvent se préva- loir de droits prévus aux articles 7 et 8 de la Charte. L'avocat s'est largement appuyé sur une récente décision de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, ainsi que sur la décision de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Canada (Procureur Général) c. Alex Couture Inc., [1987] R.J.Q. 1971.
Dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd. (précité), un syndicat avait demandé au Manitoba Labour Board d'im- poser une première convention collective confor- mément à une disposition de la Loi sur les rela tions de travail [C.C.S.M., chap. L10]. L'employeur avait intenté une action par avis de requête introductive d'instance devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba afin de faire invali-
der la disposition de la Loi comme contraire à la Charte canadienne des droits et libertés. Dans le cadre de cette action, l'employeur a ensuite demandé à la Cour, par voie de requête, une ordonnance de suspension à l'encontre de la Com mission jusqu'à ce que la question de la constitu- tionnalité de la Loi ait été entendue. La requête a été refusée par le juge saisi. L'employeur a alors fait appel. La Cour d'appel du Manitoba a accueilli l'appel de l'employeur à l'encontre de la décision qui refusait l'ordonnance de suspension, et elle a accordé une suspension. La Cour suprême du Canada a accueilli le pourvoi du procureur général pour le motif que la Cour d'appel du Manitoba avait commis une erreur en substituant son pouvoir discrétionnaire à celui du juge sur la requête et en refusant la suspension d'instance dès le départ. Le principal point en litige visait les principes qui devraient régir l'exercice du pouvoir discrétion- naire des tribunaux d'ordonner une suspension jus- qu'à ce que le caractère constitutionnel de la légis- lation contestée ait été établi et, en guise de corollaire, la question de savoir si l'intervention de la Cour d'appel sur la requête constituait un exer- cice du pouvoir discrétionnaire du juge qui soit adapté aux circonstances.
M. le juge Beetz s'est lancé dans une analyse exhaustive des principes applicables aux injonc- tions interlocutoires en général, et il a conclu à la page 127:
La suspension d'instance et l'injonction interlocutoire sont des redressements de même nature. À moins qu'un texte légis- latif ne prescrive un critère différent, elles ont suffisamment de traits en commun pour qu'elles soient assujetties aux mêmes règles et c'est avec raison que les tribunaux ont eu tendance à appliquer à la suspension interlocutoire d'instance les principes qu'ils suivent dans le cas d'injonctions interlocutoires ...
Le savant juge s'est ensuite concentré sur les trois principaux critères à appliquer dans le proces- sus de décision judiciaire sur la question de savoir si la suspension d'instance ou l'injonction interlo- cutoire constituent des redressements acceptables dans les circonstances.
Les trois critères peuvent donc être résumés ainsi:
(I) une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige qui, dans une affaire portant sur la contestation constitution- nelle d'une loi l'intérêt public doit entrer en considération dans la prépondérance des inconvénients, constitue la »question sérieuse» présentée par American Cyanamid;
(2) la question de savoir si la partie qui cherche à obtenir l'injonction subirait un préjudice irréparable qui ne soit pas susceptible d'être compensé par des dommages-intérêts, sauf si l'injonction est accordée; et
(3) le critère de la prépondérance des inconvénients consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préju- dice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocu- toire en attendant une décision sur le fond.
Le savant juge a fait les commentaires impor- tants qui suivent aux pages 135 et 136:
Qu'elles soient ou non finalement jugées constitutionnelles, les lois dont les plaideurs cherchent à obtenir la suspension, ou de l'application desquelles ils demandent d'être exemptés par voie d'injonction interlocutoire, ont été adoptées par des législa- tures démocratiquement élues et visent généralement le bien commun, par exemple : assurer et financer des services publics tels que des services éducatifs ou l'électricité; protéger la santé publique, les ressources naturelles et l'environnement; réprimer toute activité considérée comme criminelle; diriger, les activités économiques notamment par l'endiguement de l'inflation et la réglementation des relations du travail, etc. Il semble bien évident qu'une injonction interlocutoire dans la plupart des cas de suspension et, jusqu'à un certain point, comme nous allons le voir plus loin, dans un bon nombre de cas d'exemption, risque de contrecarrer temporairement la poursuite du bien commun.
Quoique le respect de la Constitution doive conserver son caractère primordial, il y a lieu à ce moment-là de se demander s'il est juste et équitable de priver le public, ou d'importants secteurs du public, de la protection et des avantages conférés par la loi attaquée, dont l'invalidité n'est qu'incertaine, sans tenir compte de l'intérêt public dans l'évaluation de la prépon- dérance des inconvénients et sans lui accorder l'importance qu'il mérite. Comme il fallait s'y attendre, les tribunaux ont généralement répondu à cette question par la négative. Sur la question de la prépondérance des inconvénients, ils ont jugé nécessaire de subordonner les intérêts des plaideurs privés à l'intérêt public et, dans les cas il s'agit d'injonctions interlo- cutoires adressées à des organismes constitués en vertu d'une loi, ils ont conclu à bon droit que c'est une erreur que d'agir à leur égard comme s'ils avaient un intérêt distinct de celui du public au bénéfice duquel ils sont tenus de remplir les fonctions que leur impose la loi.
Son étude des précédents jurisprudentiels en matière d'intérêt public a conduit le savant juge à conclure de la manière suivante à la page 149:
En bref, je conclus que, lorsque l'autorité d'un organisme chargé de l'application de la loi fait l'objet d'une attaque fondée sur la Constitution, aucune injonction interlocutoire ni aucune suspension d'instance ne devrait être prononcée pour empêcher cet organisme de remplir ses obligations envers le public, à moins que l'intérêt public ne soit pris en considération et ne reçoive l'importance qu'il mérite dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients. Telle est la règle lorsqu'il y a un doute sérieux relativement à l'autorité de l'organisme chargé de l'application de la loi car, s'il en était autrement, la question d'un redressement interlocutoire ne devrait même pas se poser. Toutefois, cette règle s'applique aussi même lorsqu'on considère
qu'il y a une apparence de droit suffisante contre l'organisme chargé de l'application de la loi, laquelle apparence de droit nécessiterait par exemple le recours à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés.
Enfin, et je pense qu'il s'agit d'un aspect très important en ce qui concerne l'issue finale de l'affaire, le juge Beetz a fait la déclaration de principe suivante à la page 157:
On pourrait interpréter l'arrêt de la Cour d'appel comme signifiant qu'une suspension interlocutoire d'instance peut être accordée automatiquement chaque fois qu'un argument sérieux est opposé à la validité d'une loi ou, à tout le moins, chaque fois qu'une apparence suffisante de violation de la Charte cana- dienne des droits et libertés entraînera normalement un recours à l'effet légitimant de l'article premier de la Charte. Si c'est ce qu'a voulu dire la Cour d'appel, elle a eu manifestement tort: son arrêt s'oppose à l'arrêt Gould', précité, et est incompatible avec les principes énoncés dans les présents motifs.
Dans l'arrêt Canada (Procureur Général) c. Alex Couture Inc. (précité), la Cour d'appel du Québec a suivi la décision rendue dans Metropoli tan Stores, et elle a rejeté l'appel d'un jugement interlocutoire de la Cour supérieure qui accordait jusqu'au 1e` octobre 1987 une ordonnance de sus pension dans une action devant le tribunal de la concurrence. Le procureur général a soutenu que la Cour supérieure n'était pas compétente pour se prononcer sur le jugement en cause. La Cour d'appel a conclu que la Cour supérieure avait le pouvoir inhérent d'accorder une suspension dans une affaire à caractère constitutionnel. Quant à la prétention subsidiaire du procureur général selon laquelle la Cour supérieure avait commis une erreur de droit en exerçant sa compétence d'oc- troyer la suspension, le tribunal a jugé qu'il n'était pas dans l'intérêt public de révoquer l'ordonnance accordant la suspension. Il est intéressant de remarquer, à mon avis, que l'action des intimés à l'encontre du caractère inconstitutionnel de l'ac- tion devant le tribunal de la concurrence devait être entendue sur le fond devant la Cour supé- rieure, les 29 et 30 septembre, et le 1" octobre 1987. Il s'agit d'un élément fondamentalement différent de l'affaire en l'espèce. L'autre point essentiel pour établir une distinction tient au fait que les intimés avaient intenté une action pour une déclaration qui met en cause la validité constitu- tionnelle de la Loi sur la concurrence [S.R.C. 1970, chap. C-23 (mod. par S.C. 1986, chap. 26, art. 19)].
Gould c. Procureur général du Canada et autre, [1984] 2 R.C.S. 124; confirmant [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.).
Les requérants soutiennent vigoureusement qu'il s'agit ici d'une affaire très claire le tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder une suspension d'instance dans le cadre de l'enquête en cours devant la CPRC en atten dant une décision finale de la Cour suprême du Canada sur la question constitutionnelle soulevée dans l'appel Thomson. Les requérants soutiennent qu'ils subiront un préjudice irréparable qui ne pourra être compensé par des dommages-intérêts s'ils sont contraints à témoigner sous la foi du serment dans le cadre de l'enquête. Toute garantie donnée par les articles 7 et 8 de la Charte sera perdue à tout jamais. Les requérants soutiennent que la prépondérance des inconvénients dans la perspective de l'intérêt public penche très nette- ment en leur faveur en ce qui concerne les droits garantis par la Charte et que l'intérêt public ne saurait souffrir si l'enquête était reportée jusqu'à la décision de la Cour suprême sur la question constitutionnelle. On prétend aussi que l'enquête actuelle a été ajournée pendant quelque six ans avec le consentement du Directeur.
L'avocat des intimés a fait valoir un argument de procédure selon lequel la demande actuelle faite en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale est une requête introductive d'instance et ne peut être considérée comme une requête interlo- cutoire de quelque manière que ce soit du fait qu'il n'y a pas d'action. Puisque le redressement recher- ché n'est pas un redressement interlocutoire dans le cadre d'une action en cours, les principes appli- cables à l'octroi d'une injonction interlocutoire ou d'une suspension d'instance ne s'appliquent pas et, par conséquent, la Cour devrait se montrer réti- cente à accorder un redressement final qui aurait pour effet de suspendre l'exercice du processus administratif devant un autre tribunal. Il est aussi soutenu que les ordonnances contraignant les témoins à se présenter à l'enquête ont un caractère de subpoenas ad testificandum et qu'elles sont donc adoptées dans le cadre d'une fonction admi nistrative qui n'est pas sujette au contrôle judiciaire.
Le critère en trois volets d'American Cyanamid [American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.)] s'applique-t-il dans le cas d'une contestation formée en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale lorsqu'un tribunal admi-
nistratif exerce le pouvoir qui lui est conféré par la loi? A mon avis, il n'en est rien, en dépit de l'opinion contraire citée par la Cour d'appel de l'Alberta dans Law Society of Alberta v. Black et al. (1983), 8 D.L.R. (4th) 346. Je préfère adopter le raisonnement de la Cour suprême de la Nou- velle-Écosse, dans sa division d'appel, dans McFe- tridge v. Nova Scotia Barristers' Society (1981), 123 D.L.R. (3d) 475, raisonnement que la Cour a refusé de suivre dans Black.
Le juge en chef de la Nouvelle-Écosse MacKei- gan, a fait la déclaration suivante, à la page 476:
[TRADUCTION] L'injonction provisoire n'est pas demandée dans le cadre d'une action civile ordinaire entre parties pour empêcher un préjudice comme une intrusion ou une contrefa- çon de brevet en attendant le règlement des droits des parties à une instruction. A notre avis, les principes à partir desquels une injonction provisoire peut être accordée dans ces actions, comme il a été avancé dans des arrêts comme American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] C.A. 396, et discuté par M. le juge Burchell, n'ont qu'une pertinence limitée quand on sait qu'en l'espèce, le demandeur sollicite une déclaration et une injonction permanentes pour empêcher un tribunal quasi judi- ciaire d'exercer des pouvoirs et fonctions qui, de prime abord, lui sont conférés par la Loi. L'action est assimilée à une action visant à obtenir une ordonnance par voie de prohibition pour empêcher un tribunal créé par la loi d'excéder ses pouvoirs.
Le savant juge en chef a ensuite formulé la conclusion suivante, à la page 477:
[TRADUCTION] La Cour ne devrait pas s'interposer par voie d'injonction provisoire ou de suspension d'instance, sauf dans des circonstances très particulières, c'est-à-dire lorsqu'il est nécessaire de gagner du temps pour que la Cour puisse trancher sur la question ou lorsque les conséquences du défaut de suspension d'une instance inférieure seraient graves et irréversibles.
Voir aussi Lodge c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1979] 1 C.F. 775 (C.A.), la Cour a jugé qu'il serait abusif d'appliquer le cri- tère de la question sérieuse à une injonction inter- locutoire, selon les principes posés dans American Cyanamid, quand il s'agit d'une demande formu- lée en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale en vue d'obtenir une injonction perma- nente, même si elle est de portée limitée dans le temps, pour le motif qu'il était impossible d'assimi- ler ce type d'injonction permanente à une injonc- tion interlocutoire dans une action.
Dans Ziegler c. Hunter, [1984] 2 C.F. 608; (1983), 8 D.L.R. (4th) 648, la Cour d'appel fédé- rale a jugé que l'article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions ne transgressait pas
l'alinéa 2d) de la Déclaration canadienne des droits [S.R.C. 1970, Appendice III], ni l'article 8 de la Charte. Le juge Marceau a noté le renvoi par les appelants aux articles 2 et 7 de la Charte, mais il n'a pas pu voir en quoi ceux-ci appuyaient la proposition d'une atteinte inconstitutionnelle aux droits à la vie privée et à la sécurité contre des perquisitions et saisies abusives, indépendamment de l'article 8 de la Charte. La Cour estimait sans hésitation qu'il n'existait au Canada aucun privi- lège absolu du témoin, sauf dans la mesure la Loi le définit, par exemple à l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada [S.R.C. 1970, chap. E-10] et au paragraphe 20(2) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions.
Les garanties fondamentales que sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la sécurité de la personne, prévues dans l'article 7 de la Charte, ne sont aucunement absolues, mais elles doivent être opposées au droit d'autrui et au droit de la société en général, en admettant que «l'article a pour objet central l'ingérence directe du gouverne- ment dans la vie, la liberté et la sécurité person- nelle des citoyens»: voir Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, la page 490; 18 D.L.R. (4th) 481, la page 518 (madame le juge Wilson). En outre, la Charte n'a pas été adoptée dans le vide et les droits qu'elle énonce doivent être interprétés de façon ration- nelle, compte tenu des règles de droit existantes: Re Federal Republic of Germany and Rauca
(1983), 41 O.R. (2d) 225, la page 244; 145
D.L.R. (3d) 638, la page 658 (C.A. Ont.). En
réalité, il est utile de se rappeler que les rédacteurs de notre Charte, à la différence des rédacteurs du Cinquième amendement de la Constitution des États-Unis, ont fait une différence très nette entre le caractère non contraignable des témoins et la protection légale offerte au témoin qui ne peut s'incriminer lui-même. Le but de cette règle n'est pas d'incriminer le témoin, mais d'obtenir un témoignage dans l'intérêt du public: voir Haywood Securities Inc. c. Inter-Tech Resource Group Inc. (1985), 24 D.L.R. (4th) 724 (C.A.C.-B.), juge d'appel Macfarlane.
Quant à la question de savoir si les ordonnances rendues sous le régime du paragraphe 17(1) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions afin de convoquer des témoins transgressent l'article 7 de
la Charte, je me range entièrement à l'avis et aux conclusions du juge en chef adjoint dans l'affaire Stelco aux pages 524 et 525:
Ces procédures ne sont pas de celles qui exigent la protection contre l'auto-incrimination accordée à toute personne inculpée d'une infraction. J'ai déjà précisé que les pouvoirs d'enquête contestés en l'espèce font partie d'une procédure administrative. On ne peut pas, à l'étape de l'enquête, déterminer les droits des parties quant au fond. Ni le directeur ni la Commission n'ont le pouvoir en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions d'intenter des poursuites pénales contre les requé- rants en se fondant sur les renseignements obtenus au cours de l'enquête. Le directeur a des pouvoirs restreints qui consistent à renvoyer les éléments de preuve au procureur général du Canada (paragraphe 15(1)) ou à soumettre un exposé de la preuve à la Commission sur les pratiques restrictives du com merce conformément aux articles 18 et 47. Dans ce dernier cas, un avis doit être donné à toutes les personnes visées par des allégations, qui ont alors toutes les occasions voulues de se faire entendre en personne ou par un avocat. Par la suite, la Com mission transmet au ministre le rapport de son examen des éléments de preuve et de ses recommandations. Par conséquent, l'étape de l'enquête n'a pas pour objet d'établir les droits des requérants ou de leur imposer des obligations. Il n'est donc pas nécessaire d'accorder une protection contre l'auto-incrimination autre que celle qui est prévue au paragraphe 20(2) de la Loi.
Le privilège accordé contre l'auto-incrimination, tel qu'il existe au Canada, ne permet pas aux témoins en cause de refuser de répondre aux questions qui leur sont posées au cours d'une enquête. De toute évidence, il ne leur reconnaît pas le droit de refuser de comparaître. Ils sont adéquatement protégés par la Loi sur la preuve au Canada, par le paragraphe 20(2) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions ainsi que par l'article 13 de la Charte contre l'utilisation ultérieure des témoignages incriminants qu'ils ont donnés. Lorsqu'on y ajoute le droit à l'assistance d'un avocat, ces protections sont plus que suffisantes, compte tenu des faits de l'espèce.
En conséquence, je conclus que les requérants n'ont pas réussi à démontrer que des répercussions graves et irréversibles résulteraient de la première étape de la procédure d'enquête au point qu'il soit justifié d'accorder une injonction provisoire ou une suspension d'instance. J'estime plutôt que l'intérêt public sera mieux servi si l'on permet la poursuite de l'enquête. En formulant cette conclusion, je tiens compte de l'avertissement de M. le juge Estey dans Irvine c. Canada (Commission sur les prati- ques restrictives du commerce) la page 235], selon lequel les tribunaux, dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire, doivent «toujours demeu- rer conscients du danger qu'il y a de surcharger et de compliquer indûment le processus d'enquête sur l'application de la loi».
Pour les motifs ci-dessus, la requête des requé- rants est rejetée avec dépens.
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