T-186-88
Maya Singh Gill (requérant) (intimé)
c.
Arthur Trono, en sa qualité de sous-commissaire,
Région du Pacifique, Service correctionnel du
Canada (intimé) (appelant)
T-187-88
Jason Gallant (requérant) (intimé)
c.
Arthur Trono, en sa qualité de sous-commissaire,
Région du Pacifique, Service correctionnel du
Canada (intimé) (appelant)
RÉPERTORIÉ: GILL c. CANADA (SOUS-COMMISSAIRE, RÉGION
DU PACIFIQUE, SERVICE CORRECTIONNEL)
Division de première instance, juge Muldoon—
Vancouver, 7 et 17 mars 1988.
Pénitenciers — Demande en vue de surseoir à une ordon-
nance annulant la décision de transférer deux prisonniers à un
autre établissement à sécurité maximale — Le juge a annulé le
transferement en raison de la non-divulgation de renseigne-
ments sur les prétendus plans d'extorsion, dont le nom des
victimes — Obligation de veiller à la sécurité des prisonniers
— La règle de common law relative à la non-divulgation de
l'identité des indicateurs de police est prépondérante en droit
fédéral — Cette règle s'applique aux indicateurs en milieu
carcéral — Les tribunaux tiennent compte de l'existence d'un
«code de la prison» et du risque élevé de représailles à l'égard
des indicateurs — Les condamnations pour meurtres et les
nombreuses infractions commises en prison constituent des
motifs de croire que les prisonniers pourraient se livrer à de
violentes représailles — Le droit à la vie et le droit à la
sécurité de la personne des détenus de Kent ont été mis en
balance avec le droit à la liberté des deux prisonniers.
Pratique — Jugements et ordonnances — Suspension d'ins-
tance — Un juge a annulé le transferement de prisonniers d'un
pénitencier à un autre en raison de la non-divulgation du nom
des indicateurs et de renseignements concernant les allégations
— Ordonnance faisant l'objet d'un appel — Le sous-commis-
saire tente d'obtenir un sursis parce qu'il craint que les prison-
niers, qui ont déjà été condamnés pour meurtres, tuent ou
blessent d'autres détenus — Requête accueillie pour prévenir
le risque jusqu'au jugement de la Division d'appel.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — Le sous-com-
missaire du Service correctionnel de la région du Pacifique
demande de surseoir à l'exécution d'une ordonnance annulant
une décision de transférer des détenus — Obligation de veiller
à la sécurité des prisonniers — Les craintes de danger suffisent
à donner qualité pour présenter une demande.
Il s'agit d'une demande en vue de surseoir à une ordonnance
annulant la décision de transférer deux prisonniers de l'établis-
sement Kent au pénitencier de la Saskatchewan jusqu'à ce qu'il
soit statué sur l'appel formé contre cette ordonnance. Le direc-
teur de l'établissement Kent avait appris de six détenus que
lesdits prisonniers extorquaient des fonds aux autres détenus et
les convertissaient en stupéfiants. Ces renseignements ont été
fournis à la condition qu'on tairait l'identité des indicateurs. La
décision de transférer les prisonniers a été annulée parce que
l'on attendait peut-être d'eux qu'ils «luttent contre six fantô-
mes». (Le directeur avait refusé de donner des détails au sujet
des plans d'extorsion, car cela aurait peut-être pu permettre
d'identifier les indicateurs et mettant ainsi leur vie en danger.)
Les deux prisonniers ont tué en tout sept personnes, tant à
l'extérieur qu'à l'intérieur de la prison. Chacun d'eux a été
reconnu coupable de nombreuses infractions commises dans un
établissement de détention.
Jugement: la demande est accueillie.
Le sous-commissaire avait qualité pour demander de surseoir
aux ordonnances prononcées antérieurement. Le gardien de
prison a le devoir d'assurer la sécurité des prisonniers. Les
craintes relatives à l'existence de risques ou de dangers pour la
sécurité des prisonniers suffisaient pour donner au sous-com-
missaire pleine qualité juridique en l'espèce. Il aurait été illogi-
que que les indicateurs présentent une telle requête en leurs
propres noms, car cela aurait divulgué l'identité des détenus en
danger.
Le principe du secret relatif à l'identité des indicateurs de
police, formulé dans l'arrêt Bisaillon c. Keable, s'applique aux
indicateurs en milieu carcéral. Le principe de la non-divulga-
tion est prépondérant en droit fédéral, bien qu'il s'agisse de
common law fédérale. Le sous-commissaire et le directeur de
l'établissement Kent étaient tenus d'appliquer le principe du
secret. Quoique l'affaire Bisaillon ait été entendue avant l'en-
trée en vigueur de la Charte, la décision serait la même
aujourd'hui. La raison qui justifie la règle du secret est la
crainte des représailles. Les tribunaux tiennent d'office compte
du «code de la prison», suivant lequel il est interdit de chercher
à obtenir la protection des autorisés carcérales ou de coopérer
avec elles, et du risque élevé de représailles pour les indicateurs
dont l'identité serait connue.
Vu la règle de common law sur la non-divulgation de l'iden-
tité des indicateurs, vu l'existence du célèbre «code de la prison»
et vu l'obligation de veiller à la sécurité des prisonniers, seules
des preuves absolument irréfutables devraient pouvoir amener
la Cour à conclure qu'un sous-commissaire ou un directeur de
prison manifeste, dans l'appréciation des risques, une attitude
alarmiste, frivole ou insouciante. Aucune preuve répondant à ce
critère n'a été produite en l'espèce. Le fait que les deux
prisonniers avaient déjà été reconnus coupables de meurtres
montrait bien qu'on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'ils
adoptent un comportement pacifique à l'égard des indicateurs.
De toute façon, ce n'était pas le sous-commissaire qui avait le
fardeau de la preuve. Que les allégations fussent fondées ou
non, cela n'influait pas sur le risque de représailles à l'égard des
indicateurs. En effet, si elles n'étaient pas fondées—cette possi-
bilité sous-tend l'ordonnance annulant la décision de transférer
les deux prisonniers—ceux-ci en auraient été encore plus affli-
gés que si les allégations avaient été fondées. La cour a ajouté
foi à la forte probabilité de risque dont fait état le sous-commis-
saire. S'il est sursis à l'ordonnance jusqu'à ce que la Division
d'appel rende son jugement, le risque sera retardé, voire éli-
miné, et le directeur de la prison aura le temps de prendre des
dispositions de nature préventive.
La Cour devait mettre en balance, d'une part, le droit à la vie
et le droit à la sécurité de la personne des détenus de l'établisse-
ment Kent et, d'autre part, le droit à la liberté des deux
prisonniers incarcérés au pénitencier de la Saskatchewan.
L'obligation d'attendre le dénouement de l'appel en subissant
dans un établissement à sécurité maximale plutôt que dans un
autre une restriction de liberté de toute façon inévitable, semble
relativement insignifiante lorsqu'on la compare à la très proba
ble menace à la vie ou à la sécurité des personnes qui s'atten-
dent à une violente vengeance à l'établissement Kent et la
craignent. Le droit d'être détenu en toute sécurité, droit dont
l'origine est ancienne, consiste dans le droit à la vie et à la
sécurité de sa personne, même lorsque la liberté est radicale-
ment restreinte.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles
341A (ajoutée par DORS/79-57, art. 8), 1909.
JURISPRUDENCE
DÉCISION APPLIQUÉE:
Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Travailleurs en communications du Canada c. Bell
Canada, [1976] 1 C.F. 282; (1975) 64 D.L.R. (3d) 171
(I" inst.); Rose et autres c. Fraternité internationale des
ouvriers en électricité (1985), 7 C.P.R. (3d) 141 (C.F. 1'e
inst.).
AVOCATS:
Bruce H. Ralston pour le requérant (intimé)
Gill.
J. P. Benning pour le requérant (intimé)
Gallant.
F. D. Banning pour l'intimé (appelant).
PROCUREURS:
B. H. Ralston, Vancouver, pour le requérant
(intimé) Gill.
J. P. Benning, Legal Services Society, Prison
Legal Services, Abbotsford (Colombie-Bri-
tannique), pour le requérant (intimé) Gallant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
de l'ordonnance rendus par
LE JUGE MULDOON: Arthur Trono, en sa qua-
lité officielle, est désigné «appelant» par ses procu-
reurs parce que dans une instance dont est saisie la
Division d'appel de cette Cour, il cherche à ce titre
à faire infirmer les ordonnances prononcées le 2
mars 1988 par le juge Dubé, de la Division de
première instance [T-187-88, encore inédites] .
Ont été annulées par ces ordonnances les décisions
dudit intimé (appelant) concernant le transfère-
ment des deux requérants (intimés) de l'établisse-
ment Kent au pénitencier de la Saskatchewan.
Voici les faits exposés dans l'affidavit produit le
18 février 1988 par Pieter H. DeVink, directeur de
l'établissement Kent:
[TRADUCTION] 2. D'après les renseignements confidentiels que
m'ont donnés des détenus de l'établissement Kent, je crois
sincèrement que Jason Gallant et Maya Singh Gill ont parti-
cipé à un plan visant à extorquer des fonds aux détenus et à les
convertir en stupéfiants destinés à être introduits dans
l'établissement.
3. Tous les renseignements menant à cette conclusion ont été
fournis par des indicateurs à qui l'on avait promis de taire leur
identité.
4. Les renseignements sur lesquels je me fonde consistent dans
des déclarations confidentielles faites par six indicateurs. [Sui-
vent certains renseignements.] À mon avis, le fait de divulguer
le nom des victimes, les sommes d'argent extorquées, les mena
ces employées ou la procédure suivie pour obtenir l'argent
entraînerait probablement l'identification de la victime.
5. L'un des indicateurs appartenait à [...] [Suivent d'autres
renseignements]. À mon avis, le fait de divulguer les détails de
ce plan indiquerait que l'un des petits groupes de personnes
impliquées était l'indicateur, et menacerait ainsi son anonymat
[sic].
6. La sixième déclaration provenait d'un indicateur qui n'est
pas un détenu, mais un parent d'un détenu menacé par Maya
Singh Gill et Jason Gallant ... [Suivent des renseignements
plus pertinents.] À mon avis, préciser davantage les sommes et
services extorqués ou l'identité de la personne impliquée accroî-
trait le risque que l'identité de l'indicateur soit divulguée.
7. À mon avis, les indicateurs risqueraient d'être tués ou
gravement blessés par d'autres détenus si l'identité de l'un
d'entre eux était divulguée.
8. J'ai donné à Jason Gallant et Maya Singh Gill les détails
relatifs à ces incidents qui, à mon avis, pouvaient leur être
donnés sans danger, et je les ai invités à soumettre par écrit
leurs commentaires au sujet de leur transfèrement projeté à un
établissement à sécurité maximale supérieure. J'ai reçu des
commentaires écrits tant de Jason Gallant que de Maya Singh
Gill. Je les ai lus et en ai tenu compte avant de confirmer ma
recommandation de transfèrement de Jason Gallant et de Maya
Singh Gill vers un établissement à sécurité maximale supé-
rieure, en Saskatchewan.
Le juge Dubé a annulé la décision de transfère-
ment des prisonniers, en faisant valoir [à la page
6] que l'on attendait peut-être d'eux qu'ils «luttent
contre six fantômes».
L'appelant n'a produit aucun affidavit dans la
présente instance, où il cherche à faire prononcer
une ordonnance, en conformité avec les Règles
[Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663]
341A [ajoutée par DORS/79-57, art. 8] et 1909,
suspendant l'exécution de l'ordonnance du juge
Dubé jusqu'à ce que la Division d'appel statue sur
l'appel. Son procureur a cependant produit un
exposé des points d'arguments, et s'est fondé sur
les affidavits déjà produits dans l'instance dont
était saisi le juge Dubé.
L'appelant, qui apparemment a quelques doutes
au sujet de la possibilité pour lui de demander la
suspension des ordonnances rendues par la Cour,
fournit la justification suivante dans le paragraphe
3 de son exposé des points d'arguments:
[TRADUCTION] 3. La présente demande est fondée sur des
motifs assez inhabituels. En effet, le Service correctionnel n'a
aucun intérêt propre en jeu dans cet appel. Mis à part les
quelques ennuis administratifs et les frais pour les contribuables
qu'implique le transfèrement des requérants dei la Saskatche-
wan à l'établissement Kent et la possibilité d'un nouveau
transfèrement dans l'autre sens, le Service correctionnel ne
risque pas de subir un préjudice si l'ordonnance est exécutée
avant la décision sur l'appel. Le Service correctionnel présente
la demande au nom des détenus de l'établissement Kent, dont il
a la responsabilité et qui risquent de subir un préjudice irrépa-
rable et d'une extrême gravité dans le cas où l'ordonnance du
juge serait exécutée et ensuite jugée mal fondée.
Tant en fait qu'en droit, l'appelant a incontestable-
ment qualité pour présenter sa demande. De temps
immémorial, tous les constables et gardiens de
prison à qui est confiée la garde d'un prisonnier ou
d'une autre personne ont eu le devoir d'assurer sa
sécurité. Et même, dans sa formulation la plus
incisive et extrême, ce devoir impose au constable
ou gardien de prison de risquer sa propre vie et sa
propre sécurité pour veiller à la sécurité des per-
sonnes dont il a la garde. Il doit les protéger contre
les malfaiteurs se trouvant à l'extérieur de la
prison, contre les risques liés aux conditions de
travail et aussi contre les risques que leur font
courir les autres détenus de la prison. Il peut être
noté que le manquement à ce devoir—volontaire
ou dû à la négligence—peut donner lieu à des
poursuites, bien qu'il ne convienne cependant pas
d'étudier ici les questions de la responsabilité ou
du montant de l'indemnisation en cette matière.
Les craintes relatives à l'existence de risques ou
de dangers pour la sécurité des prisonniers (le
gardien de prison est le meilleur juge à cet égard)
suffisent pour donner à l'appelant pleine qualité
juridique en l'espèce. La Cour n'a pas l'intention
de contester l'appréciation par le sous-commis-
saire, région du Pacifique, Service correctionnel du
Canada, de son rôle dans une situation qu'il juge
critique, du moins en ce qui a trait à sa qualité
pour présenter la demande au nom des détenus
dont il a la responsabilité. Par ailleurs, il serait
illogique que l'un quelconque des détenus présente
une telle requête en son propre nom, car le risque
perçu par le sous-commissaire consiste justement
dans la divulgation de l'identité des détenus qui
selon lui sont en danger.
On aurait du mal à trouver un meilleur exposé
de la nature véritable et de la portée en common
law du principe du secret relatif à l'identité des
indicateurs de police, que celui du juge Beetz, de la
Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Bisaillon c.
Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, page 88 et suivantes.
Cette nature et cette portée, ainsi que le principal
fondement du principe et la pertinence qu'il a
conservée, ne sont ni atténués ni modifiés lorsqu'il
s'agit de l'appliquer, comme en l'espèce, à des
prisonniers. Et même, dans la mesure où la popula
tion carcérale revêt un caractère tout à fait parti-
culier, le principe prend une importance encore
plus grande à l'égard des indicateurs détenus dans
les prisons.
Le raisonnement du juge Beetz est extrêmement
lucide et instructif et il y aurait lieu de le lire dans
son intégralité, mais il est trop long pour être
reproduit ici en entier. Les procureurs des intimés
ont acquiescé à la formulation de la règle, mais ont
semblé ne pas en saisir l'un des aspects pratiques
importants. Voici certains passages tirés de l'arrêt
Bisaillon [aux pages 94, 95, 96 et 102]:
Ce n'est pas dans l'intérêt des indicateurs de police que la
règle d'exclusion a été reconnue mais elle protège effectivement
chacun d'eux.
Le principe du secret relatif aux indicateurs de police s'est
principalement manifesté par des règles de preuve en matière
criminelle et en matière civile mais il y a lieu de croire que le
principe est générateur de règles d'une autre nature, qui impo-
sent des devoirs à l'agent de la paix. Si la loi interdit au policier
de révéler L'identité de l'indicateur dans des procédures judiciai-
res au nom d'un intérêt public qu'elle considère supérieur à
celui de l'administration de la justice par la cour, à fortiori lui
fait-elle un devoir de garder la confidence en dehors de toutes
procédures judiciaires, lorsque l'intérêt de la justice ne le
commande pas. Aussi j'éprouverais peu de difficulté à tenir,
quoique je ne connaisse pas de précédent sur la question, qu'un
agent de la paix qui remettrait par exemple à des média
d'information une liste de ses indicateurs se rendrait passible de
mesures disciplinaires sévères et s'exposerait à des condamna-
tions à des dommages-intérêts. Il y aurait même lieu de se
demander si ce policier ne commettrait pas alors, selon les
circonstances, l'acte criminel d'entrave à la justice prévu à l'art.
127(2) du Code criminel.
Le droit lui-même avait jugé qu'il est toujours contraire à
l'intérêt public qu'un agent de la paix soit contraint de divul-
guer l'identité d'un indicateur de police et que cet aspect de
l'intérêt public doit toujours l'emporter sur la nécessité de
rendre une meilleure justice, sous réserve d'une seule exception
en droit criminel. [Soit lorsque, au cours d'un procès relatif à
une infraction criminelle, l'identification de l'indicateur pour-
rait contribuer à démontrer l'innocence de l'accusé; dans ce seul
cas, la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la
divulgation: cité par le juge Martland dans l'arrêt Health
Records [Solliciteur général du Canada et autre c. Commis
sion royale d'enquête (Dossiers de santé en Ontario) et autre],
[1981] 2 R.C.S. 494, à la page 533.]
Les passages les plus pertinents de l'opinion du
juge Beetz, en ce qui a trait à la présente affaire,
sont sans doute ceux-ci [aux pages 105-106]:
La common law n'a pas conféré cette faculté à l'agent de la
paix parce qu'elle pouvait lui être simplement utile, mais parce
qu'elle a jugé, dans son empirisme, que la faculté lui est
nécessaire. Sans doute ne peut-on pas aller jusqu'à dire que,
sans cette faculté, l'agent de la paix serait réduit à l'impuis-
sance complète et que les lois criminelles seraient totalement
inefficaces. Mais l'impuissance de l'un et l'inefficacité des
autres atteindraient un point où elles ne seraient plus tolérables.
C'est ce à quoi réfère lord Simon of Glaisdale lorsqu'il écrit
dans l'affaire N.S.P.C.C. à la p. 232:
[TRADUCTION] Un autre aspect est un service de police
efficace. Mais la police ne peut fonctionner de manière
efficace que si elle reçoit continuellement des renseignements
sur les crimes projetés ou sur les personnes qui vont les
perpétrer. Ces renseignements ne viendront pas si les infor-
mateurs n'ont pas l'assurance de la non-divulgation de leur
identité ...
C'est également ce que le juge Haines de la Cour suprême de
l'Ontario reconnaît à juste titre dans R. v. Lalonde (1971), 15
C.R.N.S. 1, à la p. 13:
[TRADUCTION] Il y a de plus la reconnaissance du fait que si
les citoyens ne donnaient pas de renseignements à la police,
la recherche des crimes s'en trouverait gravement entravée et
même rendue impossible. Sans témoins, les cours ne pour-
raient fonctionner. Ceux qui connaissent les faits essentiels
devraient pouvoir les révéler à la police en étant assurés
qu'on en respectera le caractère confidentiel. Dans une
société agressive, la crainte de représailles peut être fondée.
Dans un dernier extrait de l'arrêt Bisaillon [à la
page 1081, le juge Beetz ne laisse subsister aucun
doute quant à la primauté de la règle du secret en
droit fédéral, bien qu'elle relève de la common law
fédérale:
Il est vrai que le parlement fédéral n'a pas donné une forme
législative au principe du secret relatif à l'identité de l'indica-
teur de police. L'article 41 de la Loi sur la Cour fédérale, en
vigueur à l'époque, à mon sens, n'embrasse aucunement ce
principe. Et, au meilleur de mon souvenir, je ne me rappelle pas
de cas où l'on ait fait prévaloir du «droit fédéral» non législatif
sur des lois provinciales. Mais je ne vois pas pourquoi le
parlement fédéral serait contraint de codifier des règles juridi-
ques dont il est satisfait s'il veut leur assurer la primauté sur les
lois provinciales, du moins quand certaines de ces règles juridi-
ques relèvent de sa compétence exclusive, comme par exemple
des règles de preuve en matière criminelle.
Ce passage s'inscrit dans les explications données
par le juge Beetz sur la nécessité et la primauté de
l'application de la règle dans les procédures civiles
et les procédures engagées entièrement en vertu de
lois provinciales. Le sous-commissaire, région du
Pacifique, Service correctionnel du Canada est
clairement tenu à l'observation et à l'application
de la règle du secret, aussi bien que le directeur de
l'établissement Kent.
La Cour suprême a entendu l'affaire Bisaillon
au début de mars 1982, soit avant l'entrée en
vigueur de la Charte canadienne des droits et
libertés [qui constitue la Partie I de la Loi consti-
tutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le
Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. Force est de
conclure, en tenant compte du texte de la décision
et de la Charte, qu'elle rendrait exactement la
même décision qu'en 1982 si elle était saisie de
l'affaire aujourd'hui.
La raison qui justifie la règle du secret est
limpide, et elle vaut pour toutes les sociétés civili
sées, celles qui sont libres et démocratiques comme
le Canada et celles qui sont totalitaires, comme
bien d'autres pays dans le monde. Elle consiste
dans la crainte des représailles, tout à fait réelle et
justifiée, qui existe dans toute société agressive—
en l'espèce, la population d'un établissement péni-
tentiaire à sécurité maximale. Cette crainte des
représailles probables, pouvant être exercées à tout
moment et en tout lieu, les avocats, les juges, les
travailleurs sociaux et les professeurs œuvrant
dans les prisons, les gardiens et même le grand
public en connaissent l'existence depuis longtemps.
Elle est tellement bien connue, et tellement bien
fondée dans les faits, que la Cour ferait preuve
d'ignorance volontaire en refusant de tenir compte
d'office de ce «code de conduite» sauvage, non
écrit, appliqué par les détenus qui font la loi dans
ces «sociétés agressives [de détenus]» au sein des
prisons canadiennes. Ni l'adoption par l'État de la
Déclaration canadienne des droits [S.R.C. 1970,
Appendice III] ni celle de la Charte canadienne
des droits et libertés n'ont atténué les effets de cet
abominable «code de la prison», suivant lequel il est
interdit de chercher à obtenir la protection des
autorités carcérales ou de coopérer avec elles. Et
bien que le Parlement ait écarté la peine capitale,
les partisans de ce «code» et ceux qui l'appliquent,
n'hésitent pas à tuer, à mutiler, à blesser, à battre
ou à infliger des outrages sexuels en fonction de la
«culpabilité», dans l'application de leur «justice»
corrompue.
Faut-il le dire, les autorités carcérales font légi-
timement tout ce qui est en leur pouvoir pour
déceler, supprimer, décourager, contrecarrer et
limiter ces pratiques constituant un travestisse-
ment de la justice, avec suffisamment de succès
pour que certains détenus purgent leur peine d'em-
prisonnement sans pratiquement en souffrir, tout
en étant presque nécessairement conscients de
l'existence de ce «code» implacable.
Ce «code» vise essentiellement à exercer un châ-
timent, une vengeance, à l'égard des «infractions»
consistant dans la coopération avec les autorités
carcérales et dans la dénonciation de véritables
infractions et d'autres actes répréhensibles. Son
existence est entourée d'un silence prudent et
craintif, qui sert uniquement à protéger ceux qui se
livrent à l'oppression, à l'extorsion, aux menaces et
à la violence. Toute société libre et démocratique,
y compris le Canada, est une société civilisée. Mais
le «code de la prison», forcément élaboré et appli-
qué dans un milieu coupé de l'ensemble de la
société, soit dans le «milieu agressif» de la prison,
vise à forcer, par la crainte, les détenus à obéir aux
princes barbares et féroces qui règnent parmi eux,
à leur verser le tribut exigé. Combien de fois des
détenus ne choisissent-ils pas, devant les tribunaux
de juridiction criminelle, de se voir infliger une
peine d'emprisonnement supplémentaire plutôt que
de témoigner contre un codétenu!
C'est donc pour cette raison—au bout du
compte, la probabilité de représailles—que les tri-
bunaux ont défini, élaboré et maintenu en vigueur
la règle de la non-divulgation de l'identité des
indicateurs. Ce faisant, la magistrature (y compris
la Cour suprême du Canada) a tenu et tient
compte de ce «code» et du risque élevé de voir les
indicateurs dont l'identité est dévoilée ou semble
l'être, subir une vengeance sauvage. C'est précisé-
ment ce type de vengeance dont risquaient de faire
l'objet les indicateurs, véritables ou simplement
désignés par la rumeur, parmi les détenus de l'éta-
blissement Kent, qui incite l'appelant (le sous-
commissaire) à demander que l'exécution de l'or-
donnance du juge Dubé soit suspendue jusqu'à ce
que la Cour ait statué sur l'appel.
Est-il justifiable d'attribuer une telle importance
aux inquiétudes exprimées par le sous-commissaire
quant à la menace probable pesant sur le droit des
indicateurs à la sécurité de leur personne, ou bien
est-ce se montrer alarmiste? Outre l'obligation
générale du Service correctionnel d'assurer la
sécurité des détenus, le sous-commissaire invoque,
à l'appui de sa requête, de nombreux faits perti-
nents décrits dans les affidavits produits en vue de
l'audition devant le juge Dubé, ou dans des docu
ments y annexés. Avant d'aborder l'examen de ces
faits, la Cour souligne que, vu la règle de common
law sur la non-divulgation de l'identité des indica-
teurs, vu l'existence indiscutable de cette abomina
tion bien connue qu'est le «code de la prison» et
enfin, vu l'obligation—ancienne et toujours en
vigueur—des autorités carcérales quant à la sécu-
rité des prisonniers qui leur sont confiés, seules des
preuves absolument irréfutables devraient pouvoir
amener la Cour à conclure qu'un sous-commissaire
ou un directeur de prison manifeste, dans l'appré-
ciation des risques, une attitude alarmiste, frivole
ou insouciante. Or, aucune preuve répondant à ce
critère n'ayant été produite en l'espèce, la Cour ne
rejettera pas la requête présentée par le sous-com-
missaire.
La Cour aborde maintenant les éléments de
preuve pertinents au sujet des deux détenus dont le
cas préoccupe le sous-commissaire. Ils se trouvent
toujours au pénitencier de la Saskatchewan et
seront rapidement renvoyés à l'établissement Kent
si l'exécution de l'ordonnance du juge Dubé n'est
pas suspendue jusqu'à ce qu'il soit statué sur l'ap-
pel interjeté par le sous-commissaire relativement
à cette ordonnance.
Le requérant (intimé) Maya Singh Gill, dans
son affidavit produit le 2 février 1988, a déclaré ce
qui suit:
[TRADUCTION] 2. Le 11 décembre 1987, j'étais prisonnier à
l'établissement Kent, où je purgeais trois peines d'emprisonne-
ment à perpétuité pour meurtre. Deux de ces peines ont été
prononcées le 10 juin 1977, l'une pour un meurtre au premier
degré et l'autre pour un meurtre au second degré. La troisième
a été prononcée le 27 janvier 1983, pour un meurtre au premier
degré.
La déposition semble constituée d'éléments épars
et rédigée d'une manière plutôt sèche, lorsqu'on la
rapproche du contenu de la pièce «D» de l'affidavit,
un «Rapport sur l'évolution du cas» que le requé-
rant (intimé) a refusé de signer le 20 janvier 1988.
Il y est indiqué que son équipe de gestion de cas a.
recommandé qu'il soit [TRADUCTION] «envoyé
dans un établissement à sécurité maximale supé-
rieure». Le meurtre est par définition un acte
barbare, mais celui de l'oncle et de la tante de Gill,
devant lequel avait reculé le tueur à gages engagé
par son père, a été accompli par ce détenu d'une
façon particulièrement brutale et impitoyable.
Quatre ans et demi environ après ses premières
condamnations pour meurtre, il a été encore une
fois déclaré coupable d'un meurtre au premier
degré commis en poignardant un codétenu à l'éta-
blissement Kent. Son dossier antérieur n'indique
pas de violence contre les personnes, seulement des
infractions contre les biens, mais pendant ses longs
séjours en prison, il s'est livré à des menaces de
voie de fait, et plus tard à de véritables voies de
fait, contre des membres du personnel, a commis
une tentative d'incitation à l'égard de codétenus et
s'est battu contre un autre détenu. En tout, on a
relevé 37 déclarations de culpabilité pour des
infractions commises dans un établissement de
détention. La pièce «D», un document de six pages
sur papier ministre, comporte bien d'autres rensei-
gnements dont il n'est pas nécessaire de faire état
ici.
Quant au requérant (intimé) Jason Gallant, il
déclare ceci dans son affidavit produit le 2 février
1988:
[TRADUCTION] 2. Le 11 décembre 1987, j'étais détenu dans
l'établissement Kent, où je purgeais quatre peines d'emprison-
nement à perpétuité pour meurtre au premier degré. La pre-
mière de ces peines a été prononcée le 4 juin 1977, les trois
autres le 22 février 1983, par suite de mon plaidoyer de
culpabilité.
La déposition semble constituée d'éléments épars
et rédigée d'une manière plutôt sèche, lorsqu'on la
rapproche du contenu de la pièce «B» de l'affidavit,
un «Rapport sur l'évolution du cas», qui n'est pas
signé par le requérant (intimé). Daté du mois de
janvier 1988, il recommande qu'il [TRADUCTION]
«soit transféré à un établissement à sécurité maxi-
male supérieure» parce que [TRADUCTION] «il
constitue un risque pour la sécurité à l'établisse-
ment Kent et éventuellement pour celle de certains
détenus». La première de ses condamnations pour
meurtre au premier degré paraît avoir trait à un
meurtre commis à l'extérieur de la prison. Les trois
autres découlent du décès de trois agents du Ser
vice correctionnel lors de troubles qui se sont
produits le 25 juillet 1982 l'Institut Archam-
bault. Jason Gallant a commis ses premiers crimes
en 1970. En 1975, il était condamné pour voies de
fait ayant occasionné des lésions corporelles et en
1976, pour possession d'armes et introduction par
effraction dans l'intention de commettre une
infraction. En outre, il a été renvoyé au pénitencier
de la Saskatchewan pour avoir contrevenu aux
règles de la surveillance obligatoire. Son dossier
fait état de 65 déclarations de culpabilité concer-
nant des infractions commises en prison, dont 7
commises à l'établissement Kent.
Le rapport sur l'évolution du cas n'est pas dénué
de tout commentaire positif. On y signale par
exemple que Jason Gallant a fait des progrès
quant à son aptitude aux relations interpersonnel-
les avec les travailleurs à contrat et les employés
de divers niveaux. On y déclare aussi qu'il a [TRA-
DUCTION] «suivi trois cours de préparation à la vie
quotidienne, auxquels il a participé d'une façon
constructive et sérieuse». Gallant vient par ailleurs
de terminer un programme de sensibilisation à
l'alcool et aux drogues et, selon le directeur [TRA-
DUCTION] «il a participé aux réunions d'une façon
très active et très productive». La pièce «B», un
document de cinq pages sur papier ministre, com-
porte bien d'autres renseignements dont il n'est pas
nécessaire de faire état ici.
La pièce «D» jointe à l'affidavit du requérant
(intimé) est une photocopie d'une déclaration de
onze pages, format lettre, écrite de sa main, appa-
remment destinée au directeur de la prison. Jason
Gallant y conteste la plupart des rapports et obser
vations défavorables contenus dans le «rapport sur
l'évolution du cas», pièce «B». Il y fait état, en ses
propres termes, de la bonne influence qu'il exerce:
[TRADUCTION] J'ai souvent joué un rôle de «médiateur* entre
des factions rivales au sein de l'établissement. Parfois il s'agis-
sait de disputes liées à la propriété de stupéfiants. Parfois, les
querelles portaient sur de l'argent. D'autres fois, c'était un
détenu qui en accusait un autre de ne pas être correct, ou d'être
un mouchard, etc. Un détenu était accusé d'avoir baisé la petite
amie d'un autre. Et ainsi de suite.
Chaque fois que l'on menaçait de recourir à une arme comme
seul moyen, je suis parvenu à faire jouer mon influence, pas
toujours pour faire cesser l'altercation, mais au moins pour
écarter le recours à des armes.
Au comité, il est arrivé plus d'une fois que frapper un détenu
moins calme soit la seule façon d'éviter que s'aggrave la
situation dans les cas les plus sérieux. Moi-même et [un autre
détenu] avons ouvertement parlé de ces incidents avec le per
sonnel (lorsque cela était nécessaire)—sans donner de noms
lorsque les employés ne savaient pas qui étaient les personnes
en cause.
En décembre 1976, j'ai tué un homme pendant que j'étais en
état d'automatisme à cause de l'alcool. Je ne me rappelle pas
avoir commis ce meurtre. Je pensais pouvoir gagner contre le
système; j'ai donc menti au procès, en croyant à la possibilité
d'un acquittement. J'ai joué le tout pour le tout, et j'ai perdu.
Je reconnais en outre ma culpabilité. Et dans une large mesure,
j'en ai pris mon parti.
Le 25 juillet 1982, trois gardiens ont été tués à l'Institut
Archambault. Je n'ai pas tué ces hommes. J'ai cependant plaidé
coupable, afin de permettre à [un autre détenu] de se soustraire
à une accusation de tentative de meurtre dont je savais qu'il
n'était pas coupable. Un autre détenu avait promis alors de
m'aider à m'évader. J'ai donc plaidé coupable à l'égard de ces
accusations.
La «nouvelle vague» dans les prisons, avec des types qui n'ont
jamais été mis en taule auparavant, permet à un détenu de
voler des choses à un autre sans en subir les conséquences—il
s'agit selon moi de voleurs, pour quelqu'un qui est censé
respecter le vieux «code», quel qu'il soit ...
Dans une large mesure, les membres du personnel estiment
que je m'en tiens aux anciennes coutumes, et on me dit que
c'est pour cette raison que j'ai des problèmes avec le système
des U.R. [... phrase difficile à comprendre ...]. J'ai toujours
tenté (à tort ou à raison) de lutter pour les droits des prison-
niers, d'instaurer un sens de l'unité parmi eux.
Selon moi, malgré tous mes défauts et toutes mes fautes, je
n'ai jamais intentionnellement «baisé>, un codétenu. Maintenant
que j'ai 34 ans et que les membres du personnel me jugent
moins hostile à leur endroit—car je ne leur avais jamais parlé
jusqu'à ce que j'arrive à Kent je risque de me faire accuser
par mes compagnons d'être usé, de ne plus pouvoir me battre
contre le système, mais maintenant, avec ces accusations d'ex-
torsion, je suis devenu l'adversaire des prisonniers au cours du
processus??
La déclaration est trop longue pour être reproduite
intégralement. Bien sûr, elle est faite dans l'intérêt
de son auteur, mais qu'aurait pu faire d'autre le
requérant Gallant (intimé) pour réagir à l'enquête
du directeur de la prison? Les passages cités ont
été choisis pour la lumière qu'ils jettent, non seule-
ment sur le cas de ce prisonnier, mais aussi sur le
milieu agressif de la prison.
Également considérées sont la pièce «Gu, une
copie d'une lettre favorable écrite par un profes-
seur de préparation à la vie quotidienne au Fraser
Valley College et la pièce «I», une copie d'une
autre lettre du directeur de Set Free Ministries,
qui présentent des commentaires favorables au
sujet de Jason Gallant.
Étant donné les six condamnations pour meurtre
au premier et au second degré prononcées au total
contre les deux requérants (intimés) Gill et Gal
lant, il serait difficile de soutenir qu'il incombe au
sous-commissaire d'établir les raisons pour lesquel-
les on ne peut s'attendre à ce qu'ils adoptent un
comportement pacifique à l'égard des indicateurs,
ou des personnes tenues pour telles. Ce n'est pas
lui qui a le fardeau de la preuve et le fardeau de
persuasion. Bien sûr, il faudrait avoir un don de
seconde vue pour prédire d'une façon absolument
certaine que l'un d'entre eux, ou les deux, tente-
ront à coup sûr de molester les indicateurs, vérita-
bles ou présumés. Mais le sous-commissaire, sou-
cieux d'assurer la sécurité des détenus (dans la
mesure du possible) comme il en a l'obligation, n'a
aucune raison de croire que les requérants (inti-
més) ne nourriront pas des instincts meurtriers à
l'égard de leurs délateurs, et ne leur donneront pas
libre cours.
Le sous-commissaire et le directeur de l'établis-
sement se trouvent devant le même dilemme, que
les accusations les ayant amenés à agir soient
fondées ou non. Si elles ne sont pas fondées, du
reste, on peut craindre que les requérants (intimés)
soient encore plus ulcérés que si elles le sont. Cette
possibilité que les accusations portées par les «six
fantômes" soient sans fondement sous-tend les
motifs pour lesquels le juge Dubé a annulé les
décisions de transférer les deux requérants (inti-
més) de l'établissement Kent au pénitencier de la
Saskatchewan.
Donc, peu importe que les plaintes des indica-
teurs soient fondées ou non—et cela, seuls eux-
mêmes et les requérants (intimés) sont en mesure
de le savoir avec certitude—il est tout à fait rai-
sonnable de craindre que les requérants tentent de
recourir à la violence ou d'assouvir leur soif de
vengeance. Le risque est bel et bien réel, et il
deviendrait immédiat si les requérants (intimés) se
trouvaient en contact avec les indicateurs, parmi
les détenus de l'établissement Kent. Et même si un
tribunal ou une autre instance décisionnelle venait
à déclarer que les accusations des indicateurs ne
sont pas fondées, il paraît extrêmement improba
ble, si l'on regarde la réalité en face, que dans le
dur milieu de la prison, les requérants (intimés)
s'estiment satisfaits et vengés pacifiquement mais
intégralement par une simple décision de cette
nature. Peut-être ont-ils fait en prison des progrès
sur le plan psychosocial, mais si l'un d'entre eux en
venait encore une fois à assassiner quelqu'un qui
d'après sa vision des choses mérite la «peine de
mort», il serait établi que le risque pris par le
directeur de l'établissement ou par cette Cour
n'était pas justifié.
De toute évidence, la situation du directeur de
prison n'a rien d'enviable, mais la Cour ne peut
prétendre l'améliorer en statuant en appel sur la
décision du juge Dubé. Elle doit cependant ajouter
foi à la forte probabilité de risque dont fait état le
sous-commissaire. Si l'exécution de l'ordonnance
est suspendue jusqu'à la décision de la Division
d'appel, ce risque sera retardé, voire éliminé, et le
directeur de la prison aura le temps et la possibi-
lité, en cas de rejet de l'appel interjeté par le
sous-commissaire, de prendre des dispositions de
nature préventive.
Les procureurs des requérants (intimés) ont fait
valoir que, vu le dilemme devant lequel le directeur
se trouve, la prépondérance des inconvénients favo-
rise leurs clients. Les (requérants) intimés pour-
raient être renvoyés à l'établissement Kent de
toute façon, par suite de l'éventuel rejet du pourvoi
par la Division d'appel. Alors pourquoi, demande-
t-on, leur faudrait-il attendre en Saskatchewan le
dénouement de l'appel? En l'occurrence, le droit à
la liberté et le droit à la vie et à la sécurité de la
personne s'opposent, en ce qui concerne d'une part
les requérants (intimés) actuellement détenus au
pénitencier de la Saskatchewan, et d'autre part les
détenus de l'établissement Kent. Il faut résoudre
ce conflit. L'obligation d'attendre le dénouement
de l'appel en subissant dans un établissement à
sécurité maximale plutôt que dans un autre une
restriction de liberté de toute façon inévitable,
semble relativement insignifiante lorsqu'on la com-
pare à la très probable menace à la vie ou à la
sécurité des personnes qui s'attendent à une vio-
lente vengeance à l'établissement Kent et la crai-
gnent. Voilà en quoi consiste, dans de telles cir-
constances, le droit d'être détenu en toute sécurité,
droit dont l'origine est très ancienne. Il s'agit du
droit à la vie et à la sécurité de sa personne, même
lorsque la liberté est radicalement restreinte. Ce
droit transcende logiquement et légalement les
désagréments et contrariétés subis par les requé-
rants (intimés) maintenant détenus au pénitencier
de la Saskatchewan.
Les procureurs des requérants (intimés) ont
invoqué deux décisions pour s'opposer à la suspen
sion de l'exécution de l'ordonnance du juge Dubé.
Il s'agit de Travailleurs en communication du
Canada c. Bell Canada, [1976] 1 C.F. 282;
(1975), 64 D.L.R. (3d) 171 (l ie inst.) et de Rose et
autres c. Fraternité internationale des ouvriers en
électricité (1985), 7 C.P.R. (3d) 141 (C.F. lre
inst.). Ce sont des affaires relevant du droit civil,
dans lesquelles la Cour a refusé d'ordonner la
suspension d'ordonnances antérieures; les principes
applicables y semblent correctement énoncés. Les
questions qui sont tranchées sont bien loin de
présenter la même gravité que lorsqu'il existe un
risque sérieux pour la vie et la sécurité de plusieurs
personnes. Dans la première décision, le juge Dubé
a refusé de surseoir à l'exécution d'une ordonnance
rendue par le Conseil canadien des relations du
travail jusqu'à ce que la Division d'appel de la
Cour statue sur l'appel interjeté. Dans l'autre
affaire, la Cour a refusé de surseoir à l'exécution
d'un jugement interdisant l'utilisation, sur du
papier à lettre commercial, d'une marque déposée
constituant contrefaçon, également jusqu'à la déci-
sion sur l'appel. Comme il a déjà été indiqué, la
prépondérance des inconvénients milite très claire-
ment en faveur de la protection des personnes
exposées à un risque très grave pour leur vie et leur
sécurité, lorsque cette valeur s'oppose aux simples
inconvénients—il ne s'agit guère de plus que
cela—subis par des personnes qui ont, au cours de
la présente décennie, «réussi» à atteindre à elles
deux un total de sept condamnations pour meurtre.
Les principes exprimés dans ces deux décisions
viennent appuyer les prétentions du sous-commis-
saire, dans ces circonstances.
Pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour fait
droit à la requête du sous-commissaire. En confor-
mité avec les Règles 341A et 1909, la Cour
ordonne de surseoir à l'exécution de l'ordonnance
prononcée par le juge Dubé le 2 mars 1988, jus-
qu'à ce que la Division d'appel de cette Cour ait
statué sur l'appel interjeté à ce sujet par le sous-
commissaire, aucuns dépens n'étant adjugés à
l'une ou l'autre des parties. La Cour estime qu'il
serait inopportun de condamner les requérants
(intimés) aux dépens parce qu'ils perdent, jusqu'à
la décision sur l'appel, les avantages découlant de
l'ordonnance antérieurement rendue. En exerçant
son pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de
dépens, la Cour n'entend aucunement critiquer de
quelque manière le sous-commissaire ou ses
procureurs.
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