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A-521-89
Abdulhakim Ali Sheikh (appelant)
c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (intimé)
RÉPERTORIÉ: SHEIKH C. CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET DE L'IMMIGRATION) (CA.)
Cour d'appel, juge en chef Iacobucci, juges Mac- Guigan et Desjardins, J.C.A.—Toronto, 18 juin; Ottawa, 4 juillet 1990.
Immigration Statut de réfugié Critère du minimum de fondement exposé aux art. 46 et 46.01(6) de la Loi sur l'immigration Le premier palier d'audience (un arbitre et un membre de la section du statut) doivent faire leur propre appréciation de la crédibilité de la preuve qui leur est présen- tée L'arrêt Noor v. Canada (Minister of Employment and Immigration), /1989] R.J.Q. 967 (C.S.) (qui dit que le critère est respecté si la revendication est appuyée par des éléments crédibles ou dignes de foi) est cité et écarté.
Avocats et procureurs L'avocat désigné s'endort à l'audi- tion sur le minimum de fondement de la revendication du réfugié Le requérant affirme avoir subi un préjudice Le recours aux allusions faites au cours des procédures établit l'existence et non l'ampleur du problème Défaut de produc tion d'un affidavit qui aurait pu faire l'objet d'un contre- interrogatoire Bien que cette conduite soit essentiellement préjudiciable, des faits très précis sont nécessaires pour que le tribunal puisse conclure au préjudice, une telle conclusion étant susceptible de motiver une action pour négligence ou des procédures disciplinaires.
Demande de révision judiciaire de la décision par laquelle un arbitre de l'immigration et un membre de la section du statut (le premier palier d'audience) ont conclu que le demandeur de statut n'avait pas établi que sa revendication avait le minimum de fondement qui aurait pu permettre à la section du statut, en audience approfondie (le second palier d'audience) de lui recon- naître le statut de réfugié au sens de la Convention. L'article 46 de la Loi sur l'immigration prévoit que l'arbitre et un membre de la section du statut déterminent si la revendication a un minimum de fondement. Selon le paragraphe 46.01(6), l'arbitre ou le membre de la section du statut concluent que la revendi- cation a un minimum de fondement si, après examen des éléments de preuve présentés à l'audience, ils estiment qu'il existe des éléments crédibles sur lesquels la section du statut peut se fonder pour reconnaître à l'intéressé le statut de réfugié au sens de la Convention.
Le requérant, citoyen de l'Ouganda, a quitté ce pays quand il en est venu à croire que l'armée avait saisi et tué son père, pour ensuite tenter de contraindre le requérant à se joindre à l'ar- mée, affirmant que des forces rebelles avaient tué son père et qu'il devrait s'enrôler pour venger celui-ci. Le premier palier d'audience a accepté la version des faits du requérant, mais il a conclu que les inférences qu'il en tirait reposaient sur une simple conjecture et n'étaient pas plausibles.
Le requérant a aussi soutenu avoir subi un préjudice du fait que l'avocat qu'on lui avait désigné était tombé endormi à trois reprises au cours de l'audience.
Arrêt: la demande devrait être rejetée.
La Cour fédérale n'a pas encore décidé ce que doit être le critère applicable au premier palier d'audience, mais il ne s'agit pas du critère applicable à l'instruction approfondie de la section du statut. Le premier palier d'audience peut apprécier et soupeser la preuve orale et documentaire, mais il ne peut le faire de la façon propre à l'instruction approfondie de la section du statut.
La Cour supérieure du Québec, dans l'arrêt Noor v. Canada (Minister of Employment and Immigration), a statué qu'il est satisfait au critère du minimum de fondement visé aux articles 46 et 46.01 s'il existe «des» [any] éléments crédibles sur lesquels la section du statut «peut» se fonder pour reconnaître que la revendication du demandeur de statut a un minimum de fonde- ment. Il s'agit-là d'une interprétation erronée du paragraphe 46.01(6). En mettant les adjectifs «crédibles ou dignes de foi», le législateur entendait que le premier palier d'audience tire ses propres conclusions sur la crédibilité de la preuve qui lui est présentée, et non pas les conclusions qu'il pourrait attribuer au second palier. Il eut été facile au législateur d'omettre les adjectifs «crédibles ou dignes de foi» s'il avait voulu faire en sorte que l'affaire passe automatiquement au second palier en présence d'éléments sur lesquels ce dernier pouvait se fonder pour reconnaître à l'intéressé le statut de réfugié au sens de la Convention.
Le concept de la crédibilité des éléments de preuve et celui de la crédibilité du demandeur sont évidemment deux choses différentes, mais lorsque la seule preuve soumise au tribunal est celle fournie par le demandeur, la perception du tribunal que le demandeur n'est pas un témoin crédible équivaut en fait à la conclusion qu'il n'existe aucun élément crédible sur lequel pourrait se fonder le second palier d'audience pour faire droit à la demande.
Le premier niveau d'audience n'a pas commis d'erreur en intégrant à la preuve les inférences aussi bien que les faits, de sorte qu'à son avis, il n'existait aucun élément crédible ou digne de foi sur lequel le second palier d'audience aurait pu se fonder pour tirer une conclusion favorable au demandeur de statut.
Le comportement de l'avocat du demandeur de statut préoc- cupe le tribunal, d'autant plus qu'il avait été désigné d'office. Bien que le fait que l'avocat ait dormi au cours de l'audience puisse être considéré en lui-même préjudiciable à son client, les faits doivent être très précis, car ils pourraient motiver une action pour négligence ou des procédures disciplinaires. Le demandeur n'a pas produit d'affidavit sur la question qui aurait pu donner lieu à un contre-interrogatoire, mais il s'en est plutôt remis à quatre brèves allusions au cours des procédures qui établissaient l'existence du problème mais pas ses dimensions. La transcription révèle que l'arbitre a été attentif, et ses rapides interventions ont probablement limité l'ampleur du problème.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. I-2, art. 2 (mod. par L.R.C. (1985) (4» suppl.), chap. 28, art. 1),
46 (mod., idem, art. 14), 46.01 (édicté, idem), 82.1(1) (édicté, idem, art. 19).
JURISPRUDENCE
DÉCISION NON SUIVIE:
Noor v. Canada (Minister of Employment and Immigra tion), [1989] R.J.Q. 967 (C.S.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Lee c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion), C.A.F., A-401-89, juge Heald, J.C.A., jugement en date du 22-2-90, encore inédit; Sloley c. Canada (Minis- tre de l'Emploi et de l'Immigration), C.A.F., A-364-89, juge Heald, J.C.A., jugement en date du 22-2-90, encore inédit; Strickland v. Washington, 466 U.S. 668 (1984); favor v. U.S., 724 F. 2d 831 (9th Cir., 1984).
DÉCISIONS CITÉES:
Noor v. Canada (Minister of Employment and Immigra tion), [1990] R.J.Q. 668 (C.A.); R. v. Garofoli (1988), 41 C.C.C. (3d) 97; 64 C.R. (3d) 193; 27 O.A.C. 1 (C.A. Ont.).
AVOCATS:
M. Pia Zambelli pour l'appelant. Donald Macintosh pour l'intimé.
PROCUREURS:
Jackman, Zambelli et Silcoff, (Toronto), pour l'appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MACGUIGAN, J.C.A.: Cette demande fondée sur l'article 28, autorisée par un juge de cette Cour conformément au paragraphe 82.1(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. I-2 et ses modifications [L.R.C. (1985) (4e suppl.), chap. 28, art. 19] («la Loi»), vise la révision et l'annulation de la décision par laquelle, le 11 août 1989, un arbitre de l'immigration et un membre de la section du statut («le premier palier d'au- dience»), concluaient que le demandeur de statut n'avait pas établi que sa revendication avait le minimum de fondement qui aurait pu permettre à la section du statut, en audience approfondie («le second palier d'audience»), de lui reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention.
Voici le libellé des dispositions pertinentes de la Loi [mod. par L.R.C. (1985) (4» suppl.), chap. 28, art. 1, 14]:
2. (1) .. .
«réfugié au sens de la Convention» Toute personne:
a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:
(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ...
46. (1) Les règles suivantes s'appliquent aux enquêtes ou audiences tenues devant un arbitre et un membre de la section du statut:
c) si au moins l'un des deux conclut à la recevabilité, ils déterminent ensuite si la revendication a un minimum de fondement.
(2) Il appartient au demandeur de statut de prouver que sa revendication est recevable et qu'elle a un minimum de fondement.
46.01.. .
(6) L'arbitre ou le membre de la section du statut concluent que la revendication a un minimum de fondement si, après examen des éléments de preuve présentés à l'enquête ou à l'audience, ils estiment qu'il existe des éléments crédibles ou dignes de foi sur lesquels la section du statut peut se fonder pour reconnaître à, l'intéressé le statut de réfugié au sens de la Convention. Parmi les éléments présentés, ils tiennent compte notamment des points suivants:
a) les antécédents en matière de respect des droits de la personne du pays que le demandeur a quitté ou hors duquel il est demeuré de crainte d'être persécuté;
b) les décisions déjà rendues aux termes de la présente loi ou de ses règlements sur les revendications était invoquée la crainte de persécution dans ce pays.
Le requérant est citoyen de l'Ouganda. Tant en qualité d'arabe que de musulman, il appartient à des groupes minoritaires de ce pays. Il dit avoir vécu en Ouganda de sa naissance en 1965 jusqu'en 1979, lorsqu'il a fui au Kenya avec sa famille pour y demeurer jusqu'à son retour en Ouganda en 1984-1985. Il est retourné vivre au Kenya de 1986 à 1989, année au cours de laquelle il est venu au Canada. Lui et sa famille auraient vécu illégale- ment au Kenya les deux fois ils y ont résidé.
L'une des questions en cause porte sur la conclu sion tirée au premier palier d'audience relative- ment au manque de minimum de fondement de sa demande, et la seconde question vise la conduite de l'avocat qui lui a été désigné.
Il ne fait aucun doute que le premier palier d'audience commet une erreur de droit en appli- quant le critère propre à l'instruction approfondie plutôt que le critère moins strict qui convient au premier palier: voir l'arrêt Lee c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), no A-401-89, que cette Cour a prononcé le 22 février 1990 [encore inédit]. Mais cette dernière n'a pas encore décidé ce que doit être le critère applicable au premier palier d'audience. On ne peut assurément considérer que la décision de cette Cour dans l'affaire Sloley c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), A-364-89, décision rendue également le 22 février 1990 [encore inédite], signifie qu'il est interdit au premier palier d'au- dience d'apprécier et de soupeser la preuve orale et documentaire, mais seulement qu'il ne peut le faire de la façon propre à l'instruction approfondie de la section du statut. Il serait difficile de concevoir un tribunal compétent à tirer des conclusions de fait qui ne serait pas habilité à apprécier et à soupeser les éléments de preuve qui lui sont soumis.
La grande partie des difficultés auxquelles se sont confrontés les avocats en tentant d'interpréter les paragraphes 46(1) et 46.01(6) de la Loi tien- nent aux motifs du juge Greenberg de la Cour supérieure du Québec dans l'affaire Noor v. Canada (Minister of Employment and Immigra tion), [1989] R.J.Q. 967, infirmés pour des motifs plus généraux par la Cour d'appel du Québec sans mentionner cette question précise: voir [1990] R.J.Q. 668. Au sujet de la compétence du premier palier d'audience, voici ce qu'a dit le juge Green- berg (aux pages 978 et 979):
[TRADUCTION] Nous convenons qu'ils auraient agir en qualité de «tribunal d'accès» ou «tribunal de triage», alors qu'en réalité ils ont agi et statué comme s'ils avaient été le tribunal au second palier conformément aux articles 70, 71 et 71.1 de la Loi. Ils ont, de fait, statué sur le fond de la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention faite par le deman- deur de statut.
Cette Cour estime également qu'ils se sont mépris sur le sens du concept du «minimum de fondement». Il s'agit-là d'un concept nouveau en droit canadien, qu'il ne faut pas confondre avec «l'apparence de droit suffisante» ni avec le critère bien connu appliqué dans l'affaire Shephard pour renvoyer une
personne à son procès au cours de son enquête préliminaire ou pour ordonner son extradition au cours d'une audience d'extra- dition (États-Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067).
Il est satisfait à ce nouveau critère, celui du minimum de fondement, si l'arbitre ou le membre de la section du statut estiment, selon le libellé du paragraphe 46.01(6) de la Loi, qu'il existe «des» éléments crédibles ou dignes de foi sur lesquels la section du statut «peut» se fonder (noter: on ne dit pas «devra» ni «devrait» ni «pourrait» se fonder, mais «peut» se fonder) pour reconnaître à l'intéressé le statut de réfugié au sens de la Convention. Le cas échéant, l'arbitre ou le membre de la section du statut «concluent, que la revendication a un mini mum de fondement.
On n'exige pas que le demandeur soit nécessairement crédi- ble, mais qu'il existe des [any] éléments crédibles ou dignes de foi ayant trait à la définition de réfugié au sens de la Conven tion qui peuvent mener à la conclusion que le demandeur est un réfugié au sens de la Convention.
Donc, à notre avis, le Parlement entendait que le premier palier d'audience fasse une présélection des cas abusifs les plus flagrants, pour écarter ceux qui sont manifestement et claire- ment des «faux» réfugiés. Un bon exemple de ces derniers est fourni par le grand nombre de citoyens turcs qui, en 1987 et 1988, ont revendiqué le statut de réfugiés au sens de la Conven tion sous l'ancien système, alors qu'il s'agissait évidemment de personnes qui tentaient de passer à la tête de la file d'attente, et qui souhaitaient immigrer principalement, sinon exclusivement, pour améliorer leur condition matérielle.
Au premier palier, la revendication du demandeur ne peut être considérée dénuée «du minimum de fondement» qu'en l'absence des [any] éléments crédibles nécessaires.
Avec égards, j'estime qu'il s'agit-là d'une interpré- tation erronée du paragraphe 46.01(6). Il eut été facile au législateur d'omettre les adjectifs «crédi- bles ou dignes de foi» s'il avait voulu faire en sorte que l'affaire passe automatiquement au second palier en présence d'éléments sur lesquels ce der- nier pouvait se fonder pour reconnaître à l'inté- ressé le statut de réfugié au sens de la Convention. Or, le législateur n'a pas omis ces adjectifs, et par conséquent il a, à mon sens, tenu à ce que le premier palier d'audience tire ses propres conclu sions sur la crédibilité de la preuve qui lui est soumise'. Que le législateur avait en vue les pro- pres conclusions du premier palier d'audience sur la crédibilité des éléments soumis et non pas celles qu'il pourrait attribuer au second palier ressort de toute évidence, en premier lieu, de l'ordre des mots
' Je ne vois aucune justification linguistique qui permette d'établir une distinction entre les adjectifs «crédibles» et «dignes de foi», aussi la plupart du temps, j'utilise l'adjectif «crédibles».
dans le paragraphe concerné. En effet, le second palier n'est mentionné que plus loin dans la dispo sition. C'est le premier palier d'audience qui doit «estime[r] qu'il existe des éléments crédibles et dignes de fois». La même conclusion, me semble- t-il, vaut aussi pour le paragraphe 46(4), dont voici le libellé:
46....
(4) L'arbitre et le membre de la section du statut peuvent, en ce qui a trait aux points visés aux alinéas (1)b) et c), fonder leurs décisions sur les éléments de preuve présentés à l'enquête ou à l'audience et qui sont considérés comme crédibles ou dignes de foi en l'occurrence.
C'est le premier niveau d'audience qui doit fonder sa décision sur des éléments de preuve qui sont considérés, évidemment par lui, comme crédibles ou dignes de foi en l'occurence.
Le concept de la crédibilité des éléments de preuve et celui de la crédibilité du demandeur sont évidemment deux choses différentes, mais il est évident que lorsque la seule preuve soumise au tribunal qui relie le demandeur à sa demande est celle que ce dernier fournit lui-même (outre, peut- être, les dossiers sur différents pays dont on ne peut rien déduire directement à l'égard de la revendication du demandeur), la perception du tribunal que le demandeur n'est pas un témoin crédible équivaut en fait à la conclusion qu'il n'existe aucun élément crédible sur lequel pourrait se fonder le second palier d'audience pour faire droit à la demande.
J'ajouterais qu'à mon sens, même sans mettre en doute chacune des paroles du demandeur, le pre mier palier d'audience peut douter raisonnable- ment de sa crédibilité au point de conclure qu'il n'existe aucun élément de preuve crédible ayant trait à la revendication sur lequel le second palier d'audience pourrait se fonder pour y faire droit. En d'autres termes, la conclusion générale du manque de crédibilité du demandeur de statut peut fort bien s'étendre à tous les éléments de preuve perti- nents de son témoignage. Naturellement, puisque le demandeur doit établir qu'il réunit tous les éléments de la définition de l'expression réfugié au sens de la Convention, la conclusion du premier palier d'audience que sa revendication ne possède pas un minimum de fondement est suffisante.
L'analyse précédente suffit, je crois, pour écar- ter l'argument du demandeur de statut relatif à la
conclusion du premier palier d'audience qu'il n'était pas un témoin crédible, si telle était la conclusion. De fait, il ne ressort pas clairement des motifs du premier palier d'audience que celui-ci a bien conclu au manque de crédibilité du deman- deur, de sorte que son avocat a plaidé ce moyen à titre subsidiaire.
Le demandeur a déposé que lui et sa famille avaient finalement quitté l'Ouganda pour le Kenya quand ils en sont venus à croire que la National Resistance Army de l'Ouganda avait saisi et tué le père du demandeur, pour ensuite tenter de le contraindre à se joindre à l'armée, affirmant que des forces rebelles avaient tué son père et qu'il devrait s'enrôler pour venger celui-ci.
Dans ce cas, ce n'était pas les faits tels quels qui étaient mis en question mais plutôt les conclusions qu'on pouvait en tirer. Le premier palier d'au- dience a dit ce qui suit: (Dossier d'enquête, le 11 août 1989):
[TRADUCTION] Pour ce qui est de la conscription, on m'a référé à la Encyclopedia of the Third World, pièce P-5, à la section sur la défense, on peut lire, et je cite «l'enrôlement dans les forces armées est entièrement volontaire». Vous avez déposé que l'armée vous a demandé de joindre ses rangs après la mort de votre père.
Les circonstances sont, pour le moins, très inusitées. À notre avis, le service militaire, obligatoire ou non, est une pratique reconnue internationalement, et elle n'est pas en elle-même assimilable à la persécution.
Or, votre déposition montre que les circonstances dans lesquel- les on vous a demandé de vous enrôler ne s'accompagnaient d'aucune contrainte à votre égard; de fait, vous avez dit que les autorités vous ont demandé poliment de vous enrôler.
Il n'y a aucune preuve de persécution dans cette affaire. La preuve documentaire montre qu'en 1986, M. Museveni et ses forces combattaient encore pour obtenir le contrôle sur l'ensem- ble du pays, et il est bien possible qu'il ait essayé de recruter le plus de gens possible dans son armée.
Mais le pays est stable maintenant, et aucun élément de preuve ne nous porte à croire que les conditions existant en 1986 subsistent aujourd'hui, ni n'explique pourquoi vous craignez aujourd'hui d'être recruté dans l'armée.
M. Sheikl (sic), reste à savoir pourquoi l'armée voudrait vous persécuter. La preuve dont nous disposons montre qu'après la mort de votre père, les soldats se sont présentés. Ils ne vous ont pas arrêté.
Lorsque les soldats sont venus chercher votre père plus tôt, pour qu'il identifie les camions, ils ne vous ont pas arrêté. Il n'existe aucune preuve qu'ils vous aient maltraité. À notre sens, la crainte que vous avez d'être tué par les autorités repose sur une simple conjecture, et n'est pas plausible.
Vous avez cru qu'il s'agissait d'un truc pour vous tuer, que c'est dans ce but que les soldats voulaient vous recruter dans l'armée.
Nous ne voyons pas pourquoi l'armée tiendrait à vous tuer, et si elle tenait à le faire, pourquoi elle essaierait de vous recruter d'abord, pour ensuite vous éliminer.
Il n'existe aucune preuve ayant trait à l'identité des assassins de votre père. Il n'y a aucun rapport sur sa mort, aucun témoin oculaire, le comportement des autorités gouvernementales con- tredit la prétention que ces troupes, les troupes du gouverne- ment, aient eu l'intention de vous tuer.
Ainsi donc, je vous renvoie de nouveau à la définition de la Loi sur l'immigration, paragraphe 48.01(6) [sic], et le membre de la commission et moi-même sommes d'avis que votre revendica- tion n'a aucun minimum de fondement qui permettrait à la section du statut de réfugié de conclure que vous êtes un réfugié au sens de la Convention.
Si je comprends bien le raisonnement du pre mier palier d'audience, il a accepté les faits extrin- sèques que lui a présenté le demandeur de statut, mais il a conclu que les inférences qu'il en tirait «repos[aient] sur une simple conjecture et n'[étaient] pas plausible[s]». A mon avis, le pre mier palier d'audience a ainsi incorporé dans la preuve aussi bien les inférences que les faits. Il n'avait pas à prendre la position qu'il a prise à l'égard des inférences, mais puisqu'il a choisi de les intégrer à la preuve aussi bien que les faits, je suis incapable de dire qu'il a commis une erreur en ce faisant, de sorte qu'à son avis, il n'existait aucun élément crédible ou digne de foi sur lequel le second palier d'audience aurait pu se fonder pour tirer une conclusion favorable au demandeur de statut.
Je dois aussi ajouter que je n'interprète pas l'allusion du premier palier d'audience à l'absence de persécution de l'appelant dans le passé comme exigeant ni plus ni moins la persécution antérieure pour lui permettre d'établir l'élément objectif de sa revendication de statut, c'est-à-dire de démontrer qu'il craint avec raison d'être persécuté; le premier palier d'audience ne faisait que souligner l'absence d'éléments de preuve pertinents.
Pour ce qui est du comportement à l'audience de l'avocat du demandeur de statut, qui lui a été désigné selon le Règlement, on a avancé qu'il s'est endormi à trois reprises, deux fois au cours du contre-interrogatoire et une fois au cours du pro- noncé de la décision 2 . Il va sans dire qu'une telle conduite doit particulièrement préoccuper le tribu-
2 Le demandeur de statut a été représenté devant cette Cour par un nouvel avocat.
nal lorsqu'un avocat n'est pas le choix du deman- deur mais lui a été désigné d'office. Dans l'arrêt Strickland v. Washington, 466 U.S. 668 (1984), la Cour suprême des États-Unis a statué qu'un défen- deur au criminel avait droit à une assistance rai- sonnablement efficace de la part de son avocat. Le juge O'Connor a dit ce qui suit pour la majorité la page 694):
[TRADUCTION] Le défendeur doit démontrer qu'il est raisonna- blement probable que n'était-ce des erreurs commises par son avocat par manque de professionnalisme, l'issue de l'instance aurait été différente. Une probabilité raisonnable est celle qui suffit à enlever confiance dans l'issue de l'action.
L'arrêt Strickland a été adopté par la Cour d'Ap- pel de l'Ontario dans l'arrêt R. v. Garofoli (1988), 41 C.C.C. (3d) 97, à la page 152.
Le demandeur a soutenu que dans le cas parti- culier d'un avocat endormi, la personne touchée n'a pas à prouver qu'elle a subi un préjudice; voir l'arrêt favor v. U.S., 724 F. 2d 831 (9th Circ., 1984). Le juge Ferguson, de la Circuit Court, a statué comme suit au nom de la Cour la page 833):
[TRADUCTION] Aujourd'hui nous concluons que lorsque l'avocat d'un défendeur au criminel dort pendant une partie considérable du procès, sa conduite est de ce fait même préjudi- ciable à son client, qui n'a pas à faire une autre preuve du préjudice subi.
Je serais disposé à adopter cette conclusion, mais je soulignerais que dans tous les cas elle sera appliquée, elle devrait avoir pour fondement des faits très précis. Dans l'affaire favor, par exemple, le tribunal d'appel avait l'avantage d'une telle conclusion de fait tirée par un magistrat améri- cain. Après l'audience, le magistrat a conclu ce qui suit la page 832):
[TRADUCTION] ... que l'avocat du requérant dormait ou som- meillait, et ne portait pas attention à l'instance pendant une partie importante du procès du requérant et de ses deux co-défendeurs; qu'en raison de ce qui précède, le requérant n'a pas eu l'assistance d'un avocat pendant une partie considérable du procès, y compris quelques occasions au cours desquelles on présentait des éléments de preuve pertinents à l'action du ministère public contre le défendeur et très vraisemblablement à sa défense, et alors que s'imposait la participation de son avocat (pour observer les témoins, écouter les dépositions, envisager des objections, préparer le contre-interrogatoire des témoins, réfléchir à la préparation de la contre-preuve et déci- der d'une plaidoirie à ce sujet); qu'une telle conduite n'était pas normale ni habituelle de la part d'un avocat de la défense, mais était au contraire rare sinon sans précédent.
Vu la possibilité qu'un jugement de la sorte puisse motiver soit une action pour négligence de la part du client lésé, soit des procédures disciplinaires de la part du barreau concerné, pour ne rien dire du tort causé à la réputation de l'avocat somnolent, le tribunal compétent tiendrait à s'assurer du bien- fondé de sa conclusion avant de la tirer.
En l'espèce, on fait plusieurs allusions au problè- me au cours des débats. Prenons par exemple ce qui s'est produit le 13 juillet 1989 la page 22):
[TRADUCTION] L'ARBITRE: Je trouve cela extrêmement délicat, mais il me faut ... il semble que l'avocat est en train de s'endormir, si je puis user de cette expression.
L'AVOCAT: Je suis très bien, allez-y.
L'ARBITRE: C'est que ... vous reconnaîtrez ... que votre client
sera desservi si ...
L'AVOCAT: Ouais, ça va.
L'ARBITRE: J'aurais, j'aurais préféré agir avec plus de tact ...
mais il n'y avait tout simplement pas ... tout simplement pas
d'autre façon de le dire.
Il existe une allusion antérieure au problème, plus oblique, le 13 juillet la page 10):
[TRADUCTION] Il semble qu'il est environ deux heures trente et que certains membres de l'enquête sont ... paraissent être fatigués, alors nous pouvons peut-être suspendre l'audience quelques minutes. L'enquête est suspendue.
On trouve une autre allusion au problème le 26 juillet 1989:
[TRADUCTION] L'ARBITRE: Excusez-moi, je suis désolé, mais je crois que l'avocat du demandeur semble roupiller. Vous sentez- vous bien, M. .
L'AVOCAT: Très bien, parfaitement bien.
Une dernière allusion a été faite au cours du prononcé de la décision le 11 août 1989:
LA PARTIE CONCERNÉE: Il veut vous rappeler, il se demande si
son avocat est attentif à ce que vous dites.
L'ARBITRE: Oui, M.... semble être, il est bel et bien attentif.
Voilà sûrement suffisamment de preuves pour établir l'existence d'un problème, sans toutefois préciser son étendue. L'arbitre était attentif même si l'avocat ne l'était pas, et il semble être intervenu relativement vite à chaque occasion, limitant pro- bablement de la sorte l'ampleur du problème. En tout état de cause, il était loisible au demandeur de déposer un affidavit exposant que la prévarication de son avocat avait considérablement nui à la conduite de son affaire. Cela aurait alors pu donner lieu à un contre-interrogatoire relativement à l'affidavit, si nécessaire, ou à des contre-affida vits. C'était au demandeur de décider comment
procéder. Il a décidé de ne produire aucune preuve relative à cette question, mais plutôt de s'appuyer sur quatre brèves allusions au cours des débats, allusions qui ne permettent de déduire que l'exis- tence du problème et non pas ses dimensions. Il ne peut donc pas être étonné que la Cour ne se prononce pas en sa faveur en se fondant simple- ment sur la preuve dont elle dispose.
Conséquemment, la demande fondée sur l'article 28 doit être rejetée.
LE JUGE EN CHEF IACOBUCCI: Je souscris à ces motifs.
LE JUGE DESJARDINS, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
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