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T-1843-89
Mary Deer et William Rainey (demandeurs) c.
Le conseil Mohawk de Kahnawake, conseil de la bande Kahnawake censé être dûment constitué sous le régime de la Loi sur les Indiens, le grand chef Joe Norton, en sa qualité de grand chef de la bande de Kahnawake et chef du conseil Mohawk de Kahnawake, Davis Rice, Walter Goodleaf, Hazel Lazare, Paul G. Deer, Melvin Jacobs, John Bud Morris, Thomas Phillips, Richard White, Joe Delaronde, Billy Two Rivers, et Alvin Delisle, membres du conseil Mohawk de Kahnawake, en leur qualité de membres de ce conseil, et l'honora- ble Pierre Cadieux, en sa qualité de ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et de surintendant général des affaires indiennes et Sa Majesté la Reine (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: DEER C. CONSEIL MOHAWK DE KAHNAWAKE (I" INST.)
Section de première instance, juge Dubé—Mont- réal, 8 novembre; Ottawa, 23 novembre 1990.
Pratique Plaidoiries Requête en radiation Appel contre l'ordonnance portant radiation de quatre paragraphes de la déclaration qui reprochent au ministre des Affaires indiennes et à la Reine de manquer à l'obligation qui leur incombe d'appliquer la Loi sur les Indiens et la Charte Les demandeurs sont mariés l'un à l'autre et résident dans la réserve Le conseil de bande a adopté une résolution som- mant la demanderesse d'expulser son mari qui n'est pas Indien La déclaration reproche au ministre, qui est chargé de l'application de la Loi, d'être au courant des actes du conseil de bande et de ne rien faire pour les empêcher Appel accueilli Il n'est pas .évident et au delà de tout doute» qu'il n'y a aucune cause d'action contre la Reine et le ministre La nouveauté de la cause ne joue pas contre les demandeurs Les tribunaux sont réticents à radier des allégations concer- nant les obligations de fiduciaire de la Couronne envers les Indiens.
Peuples autochtones Appel contre l'ordonnance portant radiation des paragraphes de la déclaration qui reprochent au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et à la
Reine de manquer à l'obligation d'appliquer la loi Les demandeurs sont mariés l'un à l'autre et résident dans la réserve Le conseil de bande a adopté une résolution som- mant la demanderesse d'expulser son mari qui n'est pas Indien La déclaration reproche au ministre, qui est chargé de l'application de la Loi, d'être au courant des actes du conseil de bande et de ne rien faire pour les empêcher Allégation de manquement aux obligations découlant de la Loi sur les
Indiens et de la Charte Appel accueilli Il n'est pas
évident et au delà de tout doute qu'il n'y a aucune cause
d'action Examen des pouvoirs que tient le conseil de bande de la Loi sur les Indiens Bien que critiquée, la Loi est toujours en vigueur et le ministre est toujours investi de pouvoirs étendus sous son régime Hésitation des tribunaux à radier les allégations de manquement aux obligations de fiduciaire de la Couronne envers les Indiens.
Appel contre une ordonnance du protonotaire-chef qui radie les paragraphes de la déclaration portant que le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien était chargé de l'appli- cation de la Loi sur les Indiens, qu'il était au courant des actes des autres défendeurs mais ne faisait rien pour les empêcher, et qu'en conséquence le ministre et la Reine ont manqué aux obligations qu'ils tiennent de la Loi et de la Charte. Les paragraphes de la conclusion qui demandaient un jugement déclaratoire à cet effet ont été également radiés. Le ministre et la Reine ont donc été radiés à titre de défendeurs. Les deman- deurs sont mariés l'un à l'autre et résident dans la réserve de Kahnawake. Le conseil Mohawk a pris une résolution pour sommer la demanderesse, qui est Indienne et membre de la bande, d'expulser son mari qui n'est pas Indien. Le protono- taire-chef a conclu que la question principale était de détermi- ner la validité d'un règlement administratif, et que le ministre n'avait pas le droit d'intervenir pour décider si un règlement administratif adopté par le conseil de bande était ultra vires. Les demandeurs soutiennent que la légalité du règlement admi- nistratif n'était que l'une des questions importantes soulevées dans la déclaration. Ils veulent faire valoir leur droit de vivre ensemble dans la réserve en vertu de la Loi sur les Indiens, telle qu'elle a été modifiée en 1985, et de la Charte. Ils soutiennent que la Reine et le ministre ont l'obligation d'appliquer la loi et de veiller à ce que les fonds déboursés par le conseil de bande soient bien dépensés. La Couronne soutient qu'il appartient aux tribunaux et non au ministre de se prononcer sur la validité d'un règlement administratif, par ce motif qu'un conseil de bande est un corps électif public, investi de pouvoirs semblables à ceux des municipalités et habilité à prendre des règlements administratifs ayant les mêmes objets que les arrêtés munici- paux. Il échet d'examiner s'il est «évident et au delà de tout doute» que les demandeurs n'ont aucune cause d'action contre la Reine et le ministre.
Jugement: l'appel devrait être accueilli.
L'action contre la Reine et le ministre n'est pas futile. Il n'est pas «évident et au delà de tout doute» que les demandeurs n'ont aucune cause d'action contre eux. La nouveauté de la cause d'action ne doit pas jouer contre les demandeurs. Il se peut que les demandeurs ne puissent faire valoir toutes leurs conclusions, mais il est encore trop tôt pour limiter le litige à la validité d'un règlement administratif. Au cours des dernières années, la Cour s'est montrée circonspecte pour ce qui est de radier des alléga- tions concernant les obligations de fiduciaire de la Couronne envers les Indiens. Quoique vigoureusement critiquée dans un rapport récent de la Commission canadienne des droits de la personne, la Loi sur les Indiens est toujours en vigueur, et le ministre est toujours investi de larges pouvoirs et attributions pour l'application de cette Loi.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice Il, n°44].
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), chap. I-5, art. 10(4), 81 (mod. par L.R.C. (1985) (1" suppl.), chap. 32, art. 15).
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 336(5), 419.
JURISPRUDENCE DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1.
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Native Communications Society of B.C. c. Canada (M.R.N.), [1986] 3 C.F. 471; [1986] 4 C.N.L.R. 79; [1986] 2 C.T.C. 170; (1986), 86 DTC 6353; 23 E.T.R. 210; 67 N.R. 146 (C.A.); Glazer v. Union Contractors Ltd. & Thornton (1960), 25 D.L.R. (2d) 653; 33 W.W.R. 145 (B.C.S.C.); LeBarc. Canada, [1989] 1 C.F. 603; (1988), 33 Admin. L.R. 107; 46 C.C.C. (3d) 103; 90 N.R. 5 (C.A.); Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; (1986), 33 D.L.R. (4th) 321; [1987] 1 W.W.R. 603; 23 Admin. L.R. 197; 17 C.P.C. (2d) 289; 71 N.R. 338; Seminole Nation c. United States, 62 S.Ct. 1049 (1942).
DÉCISIONS CITÉES:
Whitebear Band Council and Carpenters Provincial Council of Saskatchewan et al., Re (1982), 135 D.L.R. (3d) 128; [1982] 3 W.W.R. 554; 15 Sask. R. 37 (C.A.); R. v. Paul Indian Band and Attorney General of Alberta and Attorney General of Canada (1983), 50 A.R. 190; [1984] 2 W.W.R. 540; 20 Alta. L.R. (2d) 310; [1984] 1 C.N.L.R. (C.A.); Alliance de la Fonction publique du Canada c. Francis et autres, [1982] 2 R.C.S. 72; (1982), 139 D.L.R. (3d) 9; 82 CLLC 14,028; [1982] 4 C.N.L.R. 94; 44 N.R. 136; Apsassin c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1988] 3 C.F. 20; [1988] 1 C.N.L.R. 73; (1987), 14 F.T.R. 161 (lie inst.); R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; [1990] 4 W.W.R. 410; Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; (1984), 13 D.L.R. (4th) 321; [1984] 6 W.W.R. 481; 59 B.C.L.R. 301; [1985] 1 C.N.L.R. 120; 20 E.T.R. 6; 55 N.R. 161; 36 R.P.R. 1; Desjarlais et al. c. Canada (Ministre des Affaires indien- nes et du Nord canadien), [1988] 2 C.N.L.R. 62; (1987), 18 F.T.R. 316 (C.F. lie inst.); R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta.
L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 85 CLLC 14,023; 13 C.R.R. 64; 58 N.R. 81; Bande 146 des Indiens Pieds- Noirs (membres) c. Canada et Bande 146 des Indiens Pieds-Noirs (chef et conseillers), [1987] 2 C.N.L.R. 63; (1986), 5 F.T.R. 23 (C.F. 1`e inst.); Bande 146 des Indiens Pieds-Noirs (membres) c. Canada et Bande 146 des Indiens Pieds-Noirs (chef et conseillers) (1986), 7 F.T.R. 133 (C.F. l'e inst.).
AVOCATS:
Diane Soroka pour les demandeurs.
Jean-Marc Aubry pour les défendeurs Sa Majesté la Reine et l'honorable Pierre Cadieux.
Philip Schneider pour les défendeurs Conseil Mohawk de Kahnawake, grand chef Joe Norton, Davis Rice, Walter Goodleaf, Hazel Lazare, Paul G. Deer, Melvin Jacobs, John Bud Morris, Thomas Phillips, Richard White, Joe Delaronde, Billy Two Rivers et Alvin Delisle.
PROCUREURS:
Hutchins, Soroka & Dionne, Montréal, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs Sa Majesté la Reine et l'hono- rable Pierre Cadieux.
Patenaude Dubois & Associés, Longueuil, Québec, pour les défendeurs Conseil Mohawk de Kahnawake, grand chef Joe Norton, Davis Rice, Walter Goodleaf, Hazel Lazare, Paul G. Deer, Melvin Jacobs, John Bud Morris, Thomas Phillips, Richard White, Joe Dela- ronde, Billy Two Rivers et Alvin Delisle.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE DURÉ: Le présent appel interjeté en vertu de la Règle 336(5) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663] attaque une ordon- nance rendue, par le protonotaire-chef le 7 juin 1990 et accueillant une requête présentée pour le compte de deux des défendeurs, Sa Majesté la Reine et l'honorable Pierre Cadieux, et radiant les paragraphes 33, 34, 35 et 36 de la déclaration des demandeurs et les sous-alinéas (i), (j), (n) et (o) de la demande de redressement, et radiant en consé- quence les noms de ces deux défendeurs pour le
motif que les paragraphes en question ne révèlent aucune cause d'action raisonnable contre eux. Dans son ordonnance, le protonoraire-chef a motivé sa décision comme suit:
[TRADUCTION] 1. La question principale est de déterminer la validité d'un règlement administratif; cela relève de la Cour.
2. Le ministre jouit de pouvoirs spécifiques; par exemple les articles 20, 28, 32, 34, 42, 43, 51, 52, 54, 55, 56, 60, 61, 62, 63, 64, 71, 74, 91, 93, 114; le conseil de bande jouit égale- ment de pouvoirs spécifiques; par exemple 81-82-83.
3. Le ministre n'a pas le droit d'intervenir pour décider si un règlement administratif adopté par le conseil de bande est ultra vires.
La déclaration indique que les deux demandeurs sont mariés et résident sur la réserve de Kahna- wake. La demanderesse Mary Deer est une Indienne et est membre de la bande indienne de Kahnawake. Le demandeur William Rainey ne l'est pas. Le 23 mai 1989, le conseil Mohawk a demandé qu'elle évince son mari conformément à une résolution du conseil. Texte des quatre para- graphes dont le protonotaire-chef a ordonné la radiation:
[TRADUCTION] 33. LE DÉFENDEUR l'honorable Pierre Cadieux, en sa qualité de ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et de surintendant général des affaires indiennes, est responsable de l'application, de la mise en oeuvre et de l'exécution de la Loi sur les Indiens;
34. LES DÉFENDEURS l'honorable Pierre Cadieux, ainsi que les ministres précédents des Affaires indiennes et du Nord canadien, et Sa Majesté la Reine ont été informés et avaient connaissance des actes des autres DÉFENDEURS en l'espèce;
35. LES DÉFENDEURS l'honorable Pierre Cadieux et Sa Majesté la Reine n'ont pris aucune mesure pour empêcher ou faire cesser les actes illégaux des autres DÉFENDEURS en l'espèce; ils n'ont pris aucune mesure appropriée pour assurer la pleine application de la Loi sur les Indiens ou pour veiller à ce que les droits garantis aux individus tels que la DEMAN- DERESSE, Mary Deer, par la Loi sur les Indiens soient mis en oeuvre et respectés, encourageant de ce fait les autres DÉFENDEURS en l'espèce à continuer et à poursuivre leurs actes illégaux;
36. Le fait de tolérer les actes illégaux susmentionnés de la part des autres DÉFENDEURS en l'espèce et le manque de dili gence dans l'application, la mise en oeuvre et l'exécution de la Loi sur les Indiens par les DÉFENDEURS, l'honorable Pierre Cadieux et Sa Majesté la Reine, constituent un manquement à leurs obligations légales, notamment:
(a) leurs obligations au titre de la Loi sur les Indiens, y compris l'obligation de fiduciaire des DÉFENDEURS envers Mary Deer;
(b) leur obligation au titre de la Charte d'assurer que les droits et libertés garantis aux DEMANDEURS Mary Deer et William Rainey sont respectés;
(c) leur obligation d'assurer que les autres DÉFENDEURS en l'espèce, agissant en vertu d'une délégation de pouvoir au titre d'une loi édictée par le Parlement, exercent leurs responsabilités d'une manière compatible avec la loi habilitante et la Charte;
Ont également été radiés les sous-alinéas sui- vants de la demande de redressement exposée dans la déclaration:
(i) DÉCLARER que l'honorable Pierre Cadieux en sa qualité de ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien ou de surintendant général des affaires indiennes, a manqué à son obligation de veiller à l'application, à la mise en oeuvre et à l'exécution régulière de la Loi sur les Indiens;
(j) DÉCLARER que les DÉFENDEURS, l'honorable Pierre Cadieux et Sa Majesté la Reine, ont manqué à leurs obligations légales, notamment:
(i) leurs obligations au titre de la Loi sur les Indiens, y compris l'obligation de fiduciaire des défendeurs envers Mary Deer;
(ii) leur obligation au titre de la Charte d'assurer que les droits et libertés garantis aux DÉFENDEURS Mary Deer et William Rainey sont respectés;
(iii) leur obligation d'assurer que les autres DÉFENDEURS en l'espèce, agissant en vertu d'une délégation de pouvoir au titre d'une loi édictée par le Parlement, exercent leurs responsabilités d'une manière compa tible avec la loi habilitante et la Charte;
n) ORDONNER à la DÉFENDERESSE Sa Majesté la Reine de verser à la DEMANDERESSE Mary Deer la somme de 25 000 $ pour les souffrances et l'humiliation qu'elle a subies, et la négation des droits que lui reconnaît la loi;
o) ORDONNER À LA DÉFENDERESSE Sa Majesté la Reine de verser au DEMANDEUR William Rainey la somme de 10 000 $ pour les souffrances et l'humiliation subies;
Ainsi la question à trancher est-elle de savoir s'il est «évident et au-delà de tout doute»' que les demandeurs n'ont aucune cause d'action contre Sa Majesté la Reine et le ministre des Affaires indien- nes et du Nord canadien.
I1 est établi en droit qu'en ce qui concerne la radiation des plaidoiries prévue sous le régime de la Règle 419, les faits allégués dans la déclaration doivent être considérés comme vrais et prouvables. En un mot, les demandeurs allèguent que le minis- tre est responsable de l'application et de l'exécu- tion de la Loi sur les Indiens 2 , qu'il a été informé
' Voir le critère énoncé dans Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [ 1980] 2 R.C.S. 735, à la p. 740.
2 L.R.C. (1985), chap. 1-5.
des actes du conseil de Kahnawake, qu'il n'a pris aucune mesure pour empêcher ces actes et, par conséquent, lui et Sa Majesté la Reine ont manqué à leurs obligations légales prévues par la Loi et la Charte canadienne des droits et libertés [qui cons- titue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44] ]. Dans leur demande de redressement, les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire à cet effet et des dommages-intérêts.
Le protonotaire chef a conclu que la question principale à trancher était «la validité d'un règle- ment administratif» et que «le ministre n'a pas le droit d'intervenir». C'est essentiellement la posi tion adoptée par l'avocat de la Couronne, à savoir que tous les actes attaqués par les demandeurs émanent du conseil de bande, et non du ministre ou de la Reine, et qu'il appartient aux tribunaux de les examiner, s'ils sont ultra vires.
L'avocat de la Couronne soutient qu'un conseil de bande indienne est un corps électif public, dont l'existence relève du Parlement, son objet étant d'assurer une forme d'administration locale. Plus précisément, l'article 81 (mod. par L.R.C. (1985) (1e' suppl.), chap. 32, art. 15) accorde aux bandes indiennes les pouvoirs généralement reconnus aux municipalités rurales, par voie de délégation de pouvoir du Parlement, et non du ministre ou de la Couronne (voir Whitebear Band Council and Car penters Provincial Council of Saskatchewan et al., Re) 3 . Les seules activités qu'un conseil de bande est habilité à exercer sont celles qui sont autorisées par le Parlement dans la Loi sur les Indiens, et particulièrement à l'article 81 (voir R. v. Paul Indian Band and Attorney General of Alberta and Attorney General of Canada) °. Cet article habilite le conseil à prendre des règlements administratifs, non incompatibles avec la Loi ou avec un règle- ment, à des fins multiples précises qui sont les mêmes fins régies par des arrêtés municipaux. Le conseil est un corps désigné de personnes jouissant d'un rôle précis en vertu de la Loi sur les Indiens (voir Alliance de la Fonction publique du Canada c. Francis et autres) 5 . Évidemment, la Loi sur les
3 (1982), 135 D.L.R. (3d) 128 (C.A. Sask.), à la p. 133.
' (1983), 50 A.R. 190 (C.A.), à la p. 195.
5 [1982] 2 R.C.S. 72, à la p. 78.
Indiens impose certaines restrictions à l'égard des actes et des droits des Indiens inscrits, mais qui ne doivent pas «être légalement traités comme s'ils étaient incapables d'exercer pleinement leurs droits, comme le sont les mineurs ou les personnes incapables de s'occuper de leurs affaires ... Ils sont pleinement habilités à recourir aux lois fédé- rales et provinciales ainsi qu'à notre système judi- ciaire pour faire valoir leurs droits, comme ils le font d'ailleurs en l'espèce» (voir Apsassin c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) 6 ).
Il est notoire que certains sont fermement con- vaincus que la Loi sur les Indiens devrait être abolie et que le ministère des Affaires indiennes devrait être éliminé comme le recommande un récent rapport de la Commission canadienne des droits de la personne, mais la Loi est toujours en vigueur et le ministre jouit toujours de vastes attributions pour l'application éclairée de cette Loi.
Les demandeurs soutiennent que la déclaration soulève un certain nombre de questions importan- tes, dont une seulement a trait à la légalité du règlement administratif en question. Ils veulent faire valoir leur droit de vivre ensemble sur la réserve en vertu de la Loi sur les Indiens, telle qu'elle a été modifiée en 1985, et de la Charte canadienne des droits et libertés. Le ministre est responsable de l'application de la Loi sur les Indiens sur la réserve. Il a également été désigné surintendant général des affaires indiennes. À cet égard, le juge Stone, de la Cour d'appel fédérale, s'est exprimé comme suit dans Native Communi cations Society of B.C. c. Canada (M.R.N.) 7 :
Un examen sommaire de la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, chap. I-6 et de ses modifications révèle jusqu'où va l'interven- tion de l'État. Je ferais observer, par exemple, que celui-ci peut avoir voix au chapitre dans: la constitution des bandes et l'occupation des terres situées dans une réserve; l'enregistre- ment des Indiens; la détention, la gestion et l'utilisation de l'argent des Indiens; la prise ou l'utilisation obligatoires, ou la cession, des terres d'une réserve; la transmission des biens par droit de succession, les testaments et la distribution des biens ab intestat; l'incapacité mentale et la tutelle; le commerce avec les Indiens; l'émancipation; les écoles. C'est le ministre des Affai- res indiennes et du Nord canadien qui est chargé de l'applica- tion de la Loi, et il est également le surintendant général des Affaires indiennes. La Loi prévoit un «surintendant», dont la définition s'étend à un commissaire, à un surveillant régional, à
6 [1988] 3 C.F. 20 (1« inst.) aux p. 46 et 47. [1986] 3 C.F. 471 (C.A.), à la p. 483.
un surintendant des Indiens, à un surintendant adjoint des Indiens, etc., ainsi qu'au surintendant d'une bande ou d'une réserve déterminée. Cet ensemble détaillé de dispositions montre bien que l'État a assumé une responsabilité particulière à l'égard du bien-être des Indiens. Contrairement à la grande majorité de leurs concitoyens, ils constituent un peuple désigné pour recevoir une aide et une protection particulières dans maints aspects de leur vie.
Les demandeurs prétentent que la Reine et le ministre ont l'obligation d'appliquer la loi. La règle concernant l'inscription des Indiens et l'ap- partenance aux bandes a été remaniée en grande partie en 1985 de manière à être conforme à l'article 15 de la Charte qui est entré en vigueur le 17 avril 1985. D'après cette nouvelle règle, le con- seil de bande ne jouit d'aucun pouvoir pour déter- miner qui est un Indien inscrit. Il a plutôt le choix d'adopter ses propres règles définissant l'apparte- nance à la bande, si elles sont conformes à la procédure et aux exigences énoncées dans la Loi sur les Indiens. Ces exigences comprennent l'inter- diction de toute atteinte aux droits acquis par les femmes qui ont été réinscrites comme Indiennes et membres d'une bande en vertu des modifications de la Loi (voir le paragraphe 10(4)). Le conseil Mohawk de Kahnawake n'a pas choisi d'adopter ses propres règles d'appartenance: il doit, par conséquent, suivre les règles énoncées dans la Loi. Les deux défendeurs ne peuvent se soustraire à leur obligation manifeste de veiller à l'application et à l'exécution de la Loi sur les Indiens.
Les demandeurs mentionnent la décision que la Cour suprême de la Colombie-Britannique a rendue dans Glazer v. Union Contractors Ltd. & Thornton 8 . La Cour a alors statué qu'un ministre du gouvernement provincial était coupable d'ou- trage au tribunal parce qu'il ne s'était pas con formé à une injonction dont il avait été officieuse- ment informé. Le juge Norris a statué, à la page 678, que [TRADUCTION] «tout au long, ses actes manifestent un manque de sens approprié de res- ponsabilité dans l'observation de la loi».
Les demandeurs mentionnent également la déci- sion que notre Cour d'appel fédérale a rendue dans LeBar c. Canada 9 le juge MacGuigan a déclaré:
8 (1960), 25 D.L.R. (2d) 653 (B.C.S.C.).
9 [1989] 1 C.F. 603 (C.A.), aux p. 613 et 614.
Même si ses fonctionnaires croient qu'il a une bonne raison de marquer un temps d'arrêt et d'étudier la question, il ne suffit pas au gouvernement de rester en apparence muet à l'égard d'un jugement déclaratoire et de ne pas s'y conformer, parce qu'une telle inobservation manifeste de la loi peut facilement scandaliser le public. On doit s'apercevoir que le gouvernement obéit à la loi. S'il a quelque raison de ne pas être certain, il doit bien au principe de la primauté du droit de faire connaître publiquement sa position, en contestant juridiquement l'obliga- tion apparente imposée par les tribunaux. A mon avis, la primauté du droit ne peut pas vouloir dire moins que cela. Je rejette donc la prétention de l'appelante selon laquelle elle n'était pas tenue de se conformer au jugement déclaratoire prononcé dans l'affaire Maclntyre.
Les demandeurs soutiennent également que la Couronne et le ministre sont responables de l'utili- sation par la bande des crédits votés annuellement et déboursés par l'intermédiaire du ministère des Affaires indiennes. Tous deux ont l'obligation de voir à ce que ces fonds soient utilisés dans l'intérêt de tous les Indiens qui sont membres de la bande et pour l'exercice approprié des attributions du conseil de bande. Dans l'affaire Finlay c. Canada (Ministre des Finances) 10 , trois ministres fédéraux cités comme défendeurs dans une action avaient demandé de faire radier leurs noms pour le motif qu'il n'y avait pas de lien avec la Couronne. La Cour suprême du Canada a conclu que le deman- deur Finlay avait qualité suffisante pour agir et qu'il avait une cause d'action contre eux. Dans cette affaire, on prétendait que des paiements que le gouvernement du Canada avait versés à la pro vince du Manitoba au titre d'une entente de par- tage des frais et que le Régime d'assistance publi- que du Canada avait autorisés étaient illégaux et que la province ne se conformait pas aux modalités du Régime. Le demandeur Finlay a eu gain de cause sur le fond à tous les niveaux.
Ainsi, les demandeurs affirment que la Reine et le ministre sont assujettis à une obligation de fiduciaire envers la demanderesse Mary Deer, soit l'obligation de veiller à ce que les fonds déboursés par le conseil de bande soient bien dépensés. Ils citent une décision américaine, Seminole Nation c. United States", dans laquelle la Cour suprême des États-Unis a conclu comme suit:
[TRADUCTION] Dans l'exercice de ses obligations découlant des traités avec les tribus indiennes, le gouvernement est plus qu'une simple partie contractante ... il s'est donné des obliga tions morales ... Le versement de fonds effectué à la demande
10 [1986] 2 R.C.S. 607.
11 62 S.Ct. 1049 (1942), aux pp. 1054 et 1055.
d'un conseil tribal, qui, à la connaissance des fonctionnaires chargés de l'administration des affaires indiennes et du débour- sement de fonds au titre des obligations découlant des traités, était composé de représentants non fidèles à leur peuple et sans intégrité serait un manquement manifeste par le gouvernement à son obligation de fiduciaire.
Au cours des dernières années, le concept d'obli- gation de fiduciaire de la Couronne envers les Indiens a été considérablement discuté et élargi par les tribunaux canadiens ' 2 .
Les demandeurs prétendent que la Reine et le ministre sont assujettis à l'obligation positive d'as- surer que sont respectés les droits que leur recon- naît la Charte: la Reine et le ministre ont tous les deux l'obligation immédiatement exécutoire de prendre toutes les mesures nécessaires pour empê- cher et éliminer toute violation de leurs droits. La Charte est un document qui vise un but. Son interprétation, «large plutôt que formaliste», vise à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte ".
Par conséquent, il n'est pas «évident et au-delà de tout doute» que les demandeurs n'ont aucune cause d'action contre la Reine et son ministre. Il est bien établi que les tribunaux doivent se montrer prudents et hésitants avant de radier tout ou partie d'une déclaration pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action. Comme l'a mentionné madame le juge Wilson dans Operation Dismantle Inc. et autres c. la Reine et autres 14 : «et la nouveauté de la cause d'action ne joue pas contre les demandeurs.»
La présente action intentée contre les deux défendeurs n'est pas futile. Il se pourrait qu'elle ne soit pas prouvable sur tous les plans, mais il est encore trop tôt pour limiter la question à la validité d'un règlement administratif. Au cours des derniè- res années, la Cour s'est montrée réticente à radier des allégations concernant les obligations de fidu-
' 2 R. c. Sparrow, [ 1990] I R.C.S. 1075; Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; et Desjarlais et al. c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1988] 2 C.N.L.R. 62 (C.F. inst.).
17 R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] I R.C.S. 295.
14 [ 1985] 1 R.C.S. 441, à la p. 477.
ciaire de la Couronne envers les Indiens. Ainsi, dans deux décisions ayant trait à la bande indienne Pieds-Noirs, mes collègues, le juge Reed' 5 le 11 juin et le juge Teitelbaum 16 le 7 novembre 1986, ont refusé des demandes de radiation présentées par la Couronne.
Par conséquent, l'appel des demandeurs est accueilli avec dépens dans la cause.
Bande n" 146 des Indiens Pieds-Noirs (membres) c. Canada et Bande n" 146 des Indiens Pieds-Noirs (chef et conseillers), [1987] 2 C.N.L.R. 63 (C.F. 1" inst.).
' 6 Bande n" 146 des Indiens Pieds-Noirs (membres) c. Canada et Bande n" 146 des Indiens Pieds-Noirs (chef et conseillers) (1986), 7 F.T.R. 133 (C.F. 1' inst.).
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