Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-70-18

2019 CAF 48

Cosmetic Warriors Limited (appelante)

c.

Riches, McKenzie & Herbert LLP (intimée)

Répertorié : Cosmetic Warriors Limited c. Riches, McKenzie & Herbert LLP

Cour d’appel fédérale, juges Webb, Rennie et Laskin, J.C.A.—Toronto, 1er octobre 2018; Ottawa, 11 mars 2019.

Marques de commerce — Radiation — Appel d’un jugement rendu par la Cour fédérale faisant droit à un appel d’une décision d’un agent d’audience de la Commission des oppositions des marques de commerce, qui a maintenu l’enregistrement d’une marque de commerce qui était contesté pour défaut d’emploi au titre de l’art. 45 de la Loi sur les marques de commerce — L’appelante est propriétaire de la marque de commerce « LUSH » — Des tee-shirts portant la marque de commerce LUSH ont été vendus par Lush Canada aux employés, qui les portaient comme uniforme ou les donnaient en cadeau — L’agent d’audience a conclu que la marque de commerce avait été employée dans la « pratique normale du commerce » au sens de l’art. 4(1) de la Loi — Il a conclu que les tee-shirts arborant la marque LUSH étaient des objets de commerce et n’étaient pas simplement promotionnels — La Cour fédérale a conclu que l’agent d’audience avait de façon déraisonnable omis de tenir compte d’éléments de preuve présentés par l’appelante — Elle a conclu que la conclusion selon laquelle les ventes avaient été faites dans la « pratique normale du commerce » était déraisonnable — Elle a conclu que l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des produits exportés n’avait pas été établi, et a donc radié la marque de commerce du registre — Il s’agissait de savoir si le critère prévu à l’art. 4(1) doit inclure un profit pour qu’il y ait transfert dans la « pratique normale du commerce », et si la décision de l’agent d’audience était déraisonnable — L’agent d’audience a conclu à juste titre que l’art. 4(1) n’exige pas que le transfert de produits arborant une marque de commerce soit effectué à profit réel pour qu’il s’agisse d’un transfert dans la « pratique normale du commerce » — Sinon, des pratiques commerciales courantes ne seraient jamais suffisantes pour maintenir l’enregistrement d’une marque de commerce — Cela n’était pas l’intention du législateur — L’emploi d’une marque de commerce n’est pas synonyme du succès commercial des marchandises qui y sont liées — Une exigence stricte de profit pourrait enlever à l’art. 4(1) la souplesse qu’il lui faut pour se plier aux contextes commerciaux divers — La jurisprudence n’exige pas qu’un profit commercial soit réalisé — La thèse selon laquelle même la distribution gratuite de produits peut satisfaire à l’exigence de la « pratique normale du commerce », continue de faire autorité — L’agent d’audience a eu raison de refuser de conclure qu’un propriétaire inscrit doit obligatoirement réaliser un profit sur la vente de ses produits pour que ces ventes soient considérées comme ayant été effectuées « dans la pratique normale du commerce » — Un profit réel n’est pas une condition préalable — La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’agent d’audience avait appliqué l’art. 4(1) de façon déraisonnable — La Cour fédérale a aussi commis une erreur en entreprenant son propre réexamen de la preuve — Appel accueilli.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle judiciaire — La Cour fédérale a fait droit à un appel d’une décision d’un agent d’audience de la Commission des oppositions des marques de commerce, qui a maintenu l’enregistrement d’une marque de commerce qui était contesté pour défaut d’emploi au titre de l’art. 45 de la Loi sur les marques de commerce — L’appelante est propriétaire de la marque de commerce « LUSH » — Des tee-shirts portant la marque de commerce LUSH ont été vendus par Lush Canada aux employés, qui les portaient comme uniforme ou les donnaient en cadeau — L’agent d’audience a conclu que la marque de commerce avait été employée dans la « pratique normale du commerce » au sens de l’art. 4(1) de la Loi — Il a conclu que les tee-shirts arborant la marque LUSH étaient des objets de commerce et n’étaient pas simplement promotionnels — La Cour fédérale a conclu que l’agent d’audience avait de façon déraisonnable omis de tenir compte d’éléments de preuve présentés par l’appelante — Elle a conclu que la conclusion selon laquelle les ventes avaient été faites dans la « pratique normale du commerce » était déraisonnable — Elle a conclu que l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des produits exportés n’avait pas été établi, et elle a donc radié la marque de commerce du registre — Il s’agissait de savoir si la décision de l’agent d’audience était déraisonnable — La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’agent d’audience avait appliqué l’art. 4(1) de façon déraisonnable et en entreprenant son propre réexamen de la preuve — Cela revenait à appliquer la norme de la décision correcte et non celle de la décision raisonnable.

Il s’agissait d’un appel d’un jugement rendu par la Cour fédérale faisant droit à un appel d’une décision d’un agent d’audience de la Commission des oppositions des marques de commerce, qui a maintenu l’enregistrement d’une marque de commerce qui était contesté pour défaut d’emploi au titre de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce.

L’appelante est propriétaire de la marque de commerce « LUSH » et exerce ses activités par l’entremise de licenciés partout dans le monde. Parmi ces licenciés se trouve Lush Canada, qui exploite des magasins LUSH. Des tee-shirts portant la marque de commerce LUSH ont été vendus par Lush Canada aux employés des magasins LUSH, qui les portaient comme uniforme ou parfois les donnaient en cadeau à leur famille et à leurs amis. L’agent d’audience a conclu que la marque de commerce avait été employée dans la « pratique normale du commerce » au sens du paragraphe 4(1) de la Loi et qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si l’emploi, au sens du paragraphe 4(3), avait été établi relativement aux produits exportés. L’agent d’audience a conclu que, même si la preuve donnait à penser que les vêtements avaient été vendus à des employés au prix coûtant et même si l’activité principale du propriétaire de la marque du commerce était la vente de produits de soins personnels et de produits cosmétiques, les tee-shirts arborant la marque LUSH étaient « en eux-mêmes, des objets de commerce » et n’étaient « pas simplement promotionnels », puisqu’ils avaient été vendus à des employés, que des factures avaient été établies et que des taxes avaient été perçues sur les ventes. La Cour fédérale a conclu que l’agent d’audience avait de façon déraisonnable omis de tenir compte d’éléments de preuve présentés par l’appelante montrant que les tee-shirts avaient été qualifiés par leur fournisseur de [traduction] « marchandises promotionnelles » et qu’ils étaient vendus par Lush Canada aux employés à des prix se rapprochant de leur coût d’acquisition. La Cour fédérale a conclu que la conclusion selon laquelle les ventes avaient été faites dans la « pratique normale du commerce » était déraisonnable compte tenu de l’absence de preuve de profit, de la portée limitée des ventes et de leur nature promotionnelle, et du fait que l’appelante ne vend habituellement pas de vêtements. La Cour fédérale a également conclu que l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des produits exportés n’avait pas été établi. Elle a donc radié la marque de commerce du registre. L’appelante a demandé le maintien de l’enregistrement de la marque de commerce LUSH. Elle a fait valoir notamment que la Cour fédérale a appliqué les mauvais critères pour déterminer s’il y avait emploi de la marque de commerce au sens des paragraphes 4(1) et (3) de la Loi.

Il s’agissait de savoir si le critère prévu au paragraphe 4(1) doit inclure un profit pour qu’il y ait transfert dans la « pratique normale du commerce », et si la décision de l’agent d’audience était déraisonnable.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

L’agent d’audience a conclu à juste titre que le paragraphe 4(1) n’exige pas que le transfert de produits arborant une marque de commerce soit effectué à profit réel pour qu’il s’agisse d’un transfert dans la « pratique normale du commerce ». Une conclusion selon laquelle un profit réel est nécessaire signifierait que des pratiques commerciales courantes, comme la vente à prix réduit de produits arborant une marque de commerce de l’année dernière, ne seraient jamais suffisantes pour maintenir l’enregistrement d’une marque de commerce. Cela ne peut pas avoir été l’intention du législateur. Cette intention serait aussi incompatible avec le principe selon lequel « l’emploi d’une marque de commerce n’est pas synonyme du succès commercial des marchandises qui y sont liées ». Une exigence stricte de profit pourrait enlever au paragraphe 4(1) la souplesse qu’il lui faut pour se plier aux nombreux contextes commerciaux divers dans lesquels il pourrait devoir s’appliquer. La jurisprudence ne va pas jusqu’à exiger qu’un profit commercial soit réalisé. La thèse retenue dans une décision judiciaire, selon laquelle même la distribution gratuite de produits peut, selon les circonstances, satisfaire à l’exigence de la « pratique normale du commerce », continue de faire autorité. L’agent d’audience en l’espèce a eu raison de refuser de conclure « qu’un propriétaire inscrit doit obligatoirement réaliser un profit sur la vente de ses produits pour que [ces] ventes soient considérées comme ayant été effectuées “dans la pratique normale du commerce” ». La question de savoir si le transfert a produit un profit ou non peut constituer un facteur pertinent, mais un profit réel n’est pas une condition préalable.

La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’agent d’audience avait appliqué le paragraphe 4(1) de façon déraisonnable et en entreprenant son propre réexamen de la preuve. Le juge qui contrôle la décision d’un agent d’audience pour en déterminer le caractère raisonnable ne doit pas réexaminer la preuve et substituer sa propre appréciation de la preuve à celle de l’agent d’audience. S’il le faisait, cela reviendrait à appliquer la norme de la décision correcte et non celle de la décision raisonnable. L’agent d’audience a commis une erreur en refusant de tirer une conclusion défavorable à l’égard de l’appelante à partir de la documentation faisant état des achats et des ventes de tee-shirts au motif que l’appelante n’était pas tenue de la produire, mais cette erreur n’a pas rendu déraisonnable la décision de l’agent d’audience dans son ensemble.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42.

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 2 « emploi », « marque de commerce », 4(1),(3), 45, 56.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; One Group LLC c. Gouverneur Inc., 2016 CAF 109; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283; JC Penney Co. Inc. c. Gaberdine Clothing Co. Inc., 2001 CFPI 1333; CBM Kabushiki Kaisha v. Lin Trading Co. Ltd. (1985), 5 C.P.R. (3d) 27, [1985] T.M.O.B. no 71 (QL), conf. par [1987] 2 C.F. 352 (1re inst.), conf. par [1989] 1 C.F. 620 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S.772; Diamant Elinor Inc. c. 88766 Canada Inc., 2010 CF 1184; John Labatt Ltd. c. Rainier Brewing Co., [1984] A.C.F. no 302 (QL) (C.A.); Plough (Canada) Limited c. Aerosol Fillers Inc., [1981] 1 C.F. 679 (C.A.); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.

DÉCISIONS CITÉES :

Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; Domaines Pinnacle Inc. c. Constellation Brands Inc., 2016 CAF 302, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2017] 4 R.C.S. viii; Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, [2000] 3 C.F. 145 (C.A.); Iwasaki Electric Co. Ltd. c. Hortilux Schreder B.V., 2012 CAF 321; John Labatt Ltd. v. Molson Cos. Ltd. (1987), 19 C.P.R. (3d) 211, [1987] T.M.O.B. no 326 (QL), inf. par (1988), 22 C.P.R. (3d) 311, 22 F.T.R. 270 (C.F. 1re inst.); Cast Iron Soil Pipe Institute v. Concourse International Trading Inc. (1988), 19 C.P.R. (3d) 393, [1988] T.M.O.B. no 43 (QL); Distrimedic Inc. c. Dispill Inc., 2013 CF 1043; Conagra Foods Inc. c. Fetherstonhaugh & Co., 2002 CFPI 1257; Cathay Pacific Airways Limited c. Air Miles International Trading B.V., 2015 CAF 253; Jean Pierre c. Canada (Immigration et Statut de réfugié), 2018 CAF 97.

DOCTRINE CITÉE

Pretnar, Bojan. « Use and Non-Use in Trade Mark Law » dans Jeremy Phillips et Ilana Simon, dir., Trade Mark Use, Oxford : Oxford University Press, 2005.

APPEL d’un jugement rendu par la Cour fédérale (2018 CF 63) faisant droit à un appel d’une décision d’un agent d’audience de la Commission des oppositions des marques de commerce (2017 COMC 36), qui a maintenu l’enregistrement d’une marque de commerce qui était contesté pour défaut d’emploi au titre de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Mark Robbins et Tamara Céline Winegust pour l’appelante.

Peter W. Choe et Scott Jolliffe pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Bereskin & Parr LLP, Toronto, pour l’appelante.

Gowling WLG (Canada) LLP, Toronto, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Laskin, J.C.A. :

I.          Aperçu

[1]        Cosmetic Warriors Limited interjette appel d’un jugement rendu par la Cour fédérale (le juge Manson, 2018 CF 63) faisant droit à un appel d’une décision du registraire des marques de commerce (2017 COMC 36), rendue par son délégué, un agent d’audience de la Commission des oppositions des marques de commerce. L’agent d’audience a maintenu l’enregistrement d’une marque de commerce qui était contesté pour défaut d’emploi au titre de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 [la Loi]. Il a conclu que la marque de commerce avait été employée dans la « pratique normale du commerce » au sens du paragraphe 4(1) de la Loi et que, compte tenu de cette conclusion, il n’était pas nécessaire de déterminer si l’emploi, au sens du paragraphe 4(3), avait été établi relativement aux produits exportés.

[2]        Est en cause la marque de commerce « LUSH » telle qu’elle est enregistrée (no TMA649810) pour son emploi en liaison avec des [traduction] « vêtements, à savoir des tee-shirts ». Le propriétaire de la marque de commerce, Cosmetic Warriors, est une entreprise de cosmétiques qui exerce ses activités par l’entremise de licenciés partout dans le monde. Parmi ces licenciés se trouve l’entreprise connue sous le nom de Lush Canada, qui exploite des magasins LUSH au pays. Des tee-shirts et des débardeurs portant la marque de commerce LUSH sont vendus par Lush Canada en quantité limitée aux employés des magasins LUSH au Canada et aux États-Unis, qui les portent comme uniforme ou parfois les donnent en cadeau à leur famille et à leurs amis. Cosmetic Warriors crée également des tee-shirts à édition limitée portant la marque LUSH pour promouvoir ses campagnes de sensibilisation et de lobbying sur des causes sociales et environnementales d’importance pour l’industrie des cosmétiques. Le produit tiré la vente de ces articles sert alors à des actions directes ou est versé à des organismes de bienfaisance.

[3]        En appel, le juge de la Cour fédérale a conclu que l’agent d’audience avait omis, d’une manière déraisonnable, de tenir compte d’éléments de preuve présentés par Cosmetic Warriors montrant, entre autres, que les tee-shirts et les débardeurs avaient été qualifiés par leur fournisseur de [traduction] « marchandises promotionnelles » et qu’ils étaient vendus par Lush Canada aux employés à des prix se rapprochant de leur coût d’acquisition. Après examen de l’ensemble de la preuve, le juge a conclu que la conclusion de l’agent d’audience selon laquelle les ventes avaient été faites dans la « pratique normale du commerce » était déraisonnable. Le juge s’est fondé sur l’absence de preuve de profit, la portée limitée des ventes et leur nature promotionnelle, et le fait que Cosmetic Warriors ne vend habituellement pas de vêtements. Il a également conclu que l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des produits exportés n’avait pas été établi. Il a donc radié la marque de commerce du registre.

[4]        Cosmetic Warriors demande l’annulation du jugement de la Cour fédérale et le maintien de l’enregistrement de la marque de commerce LUSH conformément à la décision de l’agent d’audience. Elle fait valoir que le juge de la Cour fédérale a appliqué les mauvais critères pour déterminer s’il y avait emploi de la marque de commerce au sens des paragraphes 4(1) et (3) et qu’il n’a pas fait preuve de suffisamment de retenue à l’égard des conclusions de l’agent d’audience.

[5]        Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir l’appel.

II.         Le contexte législatif

[6]        Comme l’a dit la Cour suprême dans un jugement bien connu, « [c]ontrairement à d’autres formes de propriété intellectuelle, le droit à une marque de commerce repose essentiellement sur son emploi véritable […] en ce qui concerne une marque de commerce, le mot d’ordre est de l’employer sous peine de la perdre » : Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772, au paragraphe 5. On retrouve ce principe dans la définition de « marque de commerce » à l’article 2 de la Loi :

Définitions

2 […]

[…]

marque de commerce […]

a) marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les produits fabriqués, vendus, donnés à bail ou loués ou les services loués ou exécutés, par elle, des produits fabriqués, vendus, donnés à bail ou loués ou des services loués ou exécutés, par d’autres;

[7]        L’article 45 de la Loi établit la procédure sommaire servant à radier du registre les marques de commerce tombées en désuétude. Le paragraphe 45(1) autorise le registraire, en tout temps de sa propre initiative ou sur demande écrite présentée après trois années à compter de la date de l’enregistrement d’une marque de commerce, à enjoindre au propriétaire de lui fournir une preuve démontrant que la marque de commerce a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois années précédentes. Du fait des paragraphes 45(3) et (5), si le propriétaire est incapable de démontrer que la marque de commerce a été employée au Canada au cours de cette période ou de fournir une justification pour le défaut d’emploi, l’enregistrement sera radié.

[8]        Comme le prévoit également l’article 2, la définition d’« emploi » d’une marque de commerce en liaison avec des produits est énoncée au paragraphe 4(1), qui est libellé ainsi :

Quand une marque de commerce est réputée employée

4 (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des produits si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces produits, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les produits mêmes ou sur les emballages dans lesquels ces produits sont distribués, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux produits à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée. [Non souligné dans l’original.]

[9]        Le paragraphe 4(3) dispose ce qui suit pour l’emploi réputé au Canada d’une marque de commerce employée en liaison avec des produits exportés :

4 (1) […]

Emploi pour exportation

(3) Une marque de commerce mise au Canada sur des produits ou sur les emballages qui les contiennent est réputée, quand ces produits sont exportés du Canada, être employée dans ce pays en liaison avec ces produits.

[10]      Les procédures prévues à l’article 45 sont instruites par le registraire, qui peut déléguer cette fonction à un agent d’audience. Le paragraphe 45(2) limite la preuve qui peut être présentée à l’affidavit ou à la déclaration solennelle fournie par le propriétaire de la marque de commerce. Il n’est pas permis de procéder à un contre-interrogatoire sur ces éléments de preuve ni de présenter de contre-preuve, quoique le propriétaire de la marque de commerce et la personne à la demande de laquelle l’avis a été donné puissent présenter des observations. La Cour fédérale a décrit le fardeau de preuve dont doit s’acquitter le propriétaire de la marque de commerce comme étant « très bas »; il suffit que la preuve déposée par le propriétaire de la marque de commerce « établiss[e] des faits à partir desquels une conclusion d’emploi peut logiquement être inférée » : voir, par exemple, Diamant Elinor Inc. c. 88766 Canada Inc., 2010 CF 1184, au paragraphe 9. La preuve doit néanmoins être suffisante pour « informer [le registraire] quant à l’emploi de la marque de commerce afin que lui et la Cour, s’il y a appel, puissent être en mesure d’apprécier la situation et d’appliquer, le cas échéant, la règle de fond énoncée au [paragraphe 45(3)] » : John Labatt Ltd. c. Rainier Brewing Co., [1984] A.C.F. no 302 (QL) (C.A.), (1984) 80 C.P.R. (2d) 228, aux pages 235 et 236 [du C.P.R.], citant l’arrêt Plough (Canada) Limited c. Aerosol Fillers Inc., [1981] 1 C.F. 679 (C.A.), à la page 684.

[11]      Aux termes du paragraphe 56(1), appel de toute décision rendue sous le régime de l’article 45 peut être interjeté à la Cour fédérale. Le paragraphe 56(5) autorise le dépôt d’éléments de preuve supplémentaires devant la Cour fédérale et dispose qu’en appel, le tribunal « peut exercer toute discrétion dont le registraire est investi ».

III.        La norme de contrôle

[12]      La norme de contrôle qui s’applique aux appels par voie de contrôle judiciaire de décisions administratives s’applique également aux appels prévus par la loi, comme en l’espèce : Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 38; Domaines Pinnacle Inc. c. Constellation Brands Inc., 2016 CAF 302, au paragraphe 8, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [[2017] 4 R.C.S. viii], 2017 CanLII 23865.

[13]      Conséquemment, comme il a été établi dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47, la tâche de la Cour en appel est de déterminer si la Cour fédérale, en contrôlant la décision du registraire, a correctement déterminé la norme de contrôle en droit administratif qu’elle devait appliquer — la décision raisonnable ou la décision correcte — et si elle a correctement appliqué cette norme. Cela signifie en pratique que la Cour « se [met] à la place » de la Cour fédérale et se concentre sur la décision du registraire : Agraira, au paragraphe 46; One Group LLC c. Gouverneur Inc., 2016 CAF 109, au paragraphe 12.

[14]      Dans les appels des décisions du registraire interjetés en vertu de l’article 56, la réponse à la première question formulée dans l’arrêt Agraira — à savoir si la Cour fédérale a correctement déterminé la norme qu’elle devait appliquer — dépend habituellement de la question de savoir si de nouveaux éléments de preuve importants ont été présentés en appel : voir Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, [2000] 3 C.F. 145 (C.A.), au paragraphe 51; Iwasaki Electric Co. Ltd. c. Hortilux Schreder B.V., 2012 CAF 321, aux paragraphes 2 et 3. Si, comme en l’espèce, aucun nouvel élément de preuve important n’a été présenté en appel, les décisions du registraire qui relèvent de son domaine d’expertise, qu’elles portent sur les faits, le droit ou un pouvoir discrétionnaire, sont habituellement contrôlées selon la norme de la décision raisonnable.

[15]      Il y a toutefois une exception à l’application de la norme de la décision raisonnable. Lorsque la Loi confère au registraire et à la Cour fédérale une compétence concurrente en première instance pour trancher une question d’interprétation législative, le raisonnement exposé dans l’arrêt Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, commande l’application de la norme de la décision correcte à la décision du registraire sur cette question.

[16]      Dans l’arrêt Rogers, la Cour suprême a jugé que, dans le contexte de procédures encadrées par la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, « [i]l serait illogique de contrôler la décision de la Commission [du droit d’auteur] sur un point de droit selon une norme déférente, mais d’examiner de novo la décision d’une cour de justice rendue en première instance sur le même point de droit dans le cadre d’une action pour violation du droit d’auteur » (au paragraphe 14). La Cour a ajouté que, du fait que le législateur a conféré une compétence concurrente à la Commission du droit d’auteur et à la Cour, il fallait inférer « que le législateur n’a pas voulu reconnaître à la Commission une expertise supérieure à celle de la cour de justice en la matière » (au paragraphe 15).

[17]      La Loi sur les marques de commerce confère à la Cour compétence en première instance relativement à l’« emploi » dans divers contextes, y compris les procédures de violation et d’invalidité. Donc, à mon avis, il y a en l’espèce la même incohérence que celle dont il est question dans l’arrêt Rogers et il faut en tirer la même inférence en ce qui concerne les décisions du registraire sur le sens du terme « emploi » pour l’application de la Loi. Ces décisions sont donc susceptibles de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte.

IV.       L’agent d’audience a-t-il commis une erreur en concluant qu’il y avait emploi de la marque de commerce au sens du paragraphe 4(1)?

A.        Le critère prévu au paragraphe 4(1) : faut-il qu’il y ait profit réel?

[18]      En jugeant qu’il était satisfait à l’exigence de la « pratique normale du commerce », l’agent d’audience a conclu [aux paragraphes 23 et 25] que, même si la preuve donnait à penser que les tee-shirts avaient été vendus à des employés au prix coûtant et même si l’activité principale du propriétaire de la marque du commerce était la vente de produits de soins personnels et de produits cosmétiques, les tee-shirts arborant la marque LUSH étaient « en eux-mêmes, des objets de commerce » et n’étaient « pas simplement promotionnels » (en italique dans l’original) puisqu’ils avaient été vendus à des employés, que des factures avaient été établies et que des taxes avaient été perçues sur les ventes. L’agent d’audience a ajouté (au paragraphe 25) ce qui suit :

[…] J’estime qu’il est inapproprié d’élargir la portée de la jurisprudence […] pour laisser entendre qu’un propriétaire inscrit doit obligatoirement réaliser un profit sur la vente de ses produits pour que ses ventes soient considérées comme ayant été effectuées « dans la pratique normale du commerce » au sens de l’article 4(1) de la Loi.

[19]      En appel, le juge de la Cour fédérale a affirmé (au paragraphe 10) que la première question en litige dont il était saisi était de savoir si « [l]’exigence de la “pratique normale du commerce” » requérait « le transfert des produits arborant la marque en réalisant un profit ». Il a ensuite mentionné plusieurs fois dans ses motifs que les ventes ne procuraient aucun profit réel à Cosmetic Warriors. Par conséquent, Cosmetic Warriors soutient que le juge de la Cour fédérale a en fait infirmé la décision de l’agent d’audience sur cette question et a imposé l’exigence selon laquelle, pour qu’il y ait transfert dans la « pratique normale du commerce », il faut obligatoirement réaliser un profit réel sur la vente des produits. Cosmetic Warriors soutient que le juge, en agissant ainsi, a appliqué le mauvais critère pour déterminer s’il y a emploi au sens du paragraphe 4(1).

[20]      Je ne souscris pas à la thèse voulant que le juge de la Cour fédérale ait tranché cette question. Bien qu’il ait sans doute posé la question de savoir si le profit réel est un élément constitutif du transfert dans la « pratique normale du commerce », un examen de son analyse révèle clairement qu’il n’a pas tranché cette question juridique et qu’il n’a pas jugé que l’issue de l’affaire reposait sur la réponse à cette question. Il a plutôt affirmé (au paragraphe 12) que, dans les circonstances de l’espèce, « ce qui constitue “l’emploi dans la pratique normale du commerce” […] comporte une question mixte ou une question où le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent être aisément dissociés, de telle sorte que la question de droit ne peut pas se distinguer clairement de son contexte factuel ». Il n’estimait donc pas être en train de trancher une question de droit isolable, comme celle de savoir si, pour l’application de la Loi, le profit réel était nécessaire. Il a également fait remarquer (au paragraphe 18) que, dans certaines circonstances, la distribution gratuite de produits peut constituer un emploi dans la « pratique normale du commerce ». Étant donné cette affirmation, il n’aurait pas pu conclure que le transfert doit en soi générer des profits pour satisfaire aux exigences du paragraphe 4(1).

[21]      Mais le fait que le juge de la Cour fédérale n’a pas tranché cette question ne dispense pas la Cour d’y répondre. Comme il en a été question précédemment, l’arrêt Agraira exige que la Cour se concentre sur la décision visée par le contrôle judiciaire de la Cour fédérale, et l’agent d’audience [au paragraphe 25] a clairement décidé qu’il n’existait pas d’exigence selon laquelle « un propriétaire inscrit doit obligatoirement réaliser un profit sur la vente de ses produits pour que ses ventes soient considérées comme ayant été effectuées “dans la pratique normale du commerce” ». L’intimée soutient que la décision de l’agent d’audience sur ce point soulève une question de droit isolable qui, si on applique le raisonnement exposé dans l’arrêt Rogers, commande la norme de la décision correcte. C’est aussi mon avis. L’intimée affirme que l’agent d’audience a rendu une décision erronée sur cette question et que cette erreur alléguée constitue un motif justifiant la confirmation du jugement de la Cour fédérale.

[22]      À mon avis, l’agent d’audience a conclu à juste titre que le paragraphe 4(1) n’exige pas que le transfert de produits arborant une marque de commerce soit effectué à profit réel pour qu’il s’agisse d’un transfert dans la « pratique normale du commerce ». Une conclusion selon laquelle un profit réel est nécessaire signifierait que des pratiques commerciales courantes, comme la vente à prix réduit de produits arborant une marque de commerce de l’année dernière, ne seraient jamais suffisantes pour maintenir l’enregistrement d’une marque de commerce. Cela ne peut pas avoir été l’intention du législateur. Cette intention serait aussi incompatible avec le principe selon lequel « l’emploi d’une marque de commerce n’est pas synonyme du succès commercial des marchandises qui y sont liées » : JC Penney Co. Inc. c. Gaberdine Clothing Co. Inc., 2001 CFPI 1333, au paragraphe 91. De plus, le fait d’exiger du propriétaire de la marque de commerce qu’il établisse que telle vente a généré ou générerait nécessairement un profit — ce qui peut s’avérer complexe à prouver — mettrait en péril, comme l’affirme Cosmetic Warriors, le caractère sommaire de la procédure prévue à l’article 45.

[23]      En outre, une exigence stricte de profit pourrait enlever au paragraphe 4(1) la souplesse qu’il lui faut pour se plier aux nombreux contextes commerciaux divers dans lesquels il pourrait devoir s’appliquer. Un commentateur avisé fait observer qu’une définition précise et complète de ce qu’est l’emploi d’une marque de commerce non seulement est impossible, mais encore n’est [traduction] « pas nécessairement souhaitable en ce qu’elle est susceptible de devenir trop rigide ou désuète dans un monde qui change rapidement et où de nouvelles façons de vendre, de commercialiser ou de faire du commerce sont développées au quotidien » : Bojan Pretnar, « Use and Non-Use in Trade Mark Law » dans Jeremy Phillips et Ilana Simon, dir., Trade Mark Use, Oxford : Oxford University Press, 2005, 11, à la page 27.

[24]      L’intimée soutient que l’agent d’audience a fait fi de [traduction] « la jurisprudence claire qui exige qu’un profit commercial soit réalisé » (mémoire de l’intimée, au paragraphe 36). Je ne crois pas que la jurisprudence aille si loin.

[25]      Il semble que la relation entre le profit et l’exigence de la « pratique normale du commerce » énoncée au paragraphe 4(1) ait d’abord été examinée expressément par un agent d’audience dans la décision CBM Kabushiki Kaisha v. Lin Trading Co. Ltd. (1985), 5 C.P.R. (3d) 27, [1985] T.M.O.B. no 71 (QL), confirmée sans observations sur ce point par [1987] 2 C.F. 352 (1re inst.), confirmée par [1989] 1 C.F. 620 (C.A.). Dans cette affaire, on avait fait valoir que la vente d’une petite quantité de produits arborant une marque à un distributeur qui les utiliserait comme échantillons pour encourager des détaillants à passer des commandes ne faisait pas partie de la pratique normale du commerce.

[26]      L’agent d’audience dans la décision Lin Trading n’a pas souscrit à cet argument. Il a d’ailleurs déclaré (à la page 32 [du C.P.R., paragraphe 12 de QL]) que [traduction] « l’expression “dans la pratique normale du commerce” doit être interprétée comme exigeant que le transfert fasse partie d’une transaction sur les produits réalisée dans le but d’acquérir de l’achalandage et de tirer des profits des produits arborant une marque » (le souligné est de moi). À l’appui de cette interprétation, il a invoqué une décision de la Cour d’appel de l’Angleterre interprétant une expression quelque peu différente — [traduction] « une pratique de bonne foi du commerce » — figurant dans la loi anglaise sur les marques de commerce de l’époque :

[traduction]

[…] Le lord juge Shaw a adopté une approche semblable dans l’arrêt Imperial Group Ltd. v. Philip Morris & Co. Ltd., [1982] F.S.R. 72, pour interpréter l’expression « une pratique de bonne foi du commerce ». À la page 83, le lord juge Shaw affirme ce qui suit :

Selon moi, « une pratique de bonne foi du commerce » implique une activité commerciale exercée dans le but principal d’en tirer un profit commercial, auquel s’ajoute un achalandage commercial, ceux-ci étant les objectifs légitimes et ultimes du commerce.

[27]      L’agent d’audience a reconnu (aux pages 32 et 33 [du C.P.R., paragraphes 13 et 14 de QL]) que les transferts pour lesquels il n’y avait aucune contrepartie pouvaient satisfaire à l’exigence de la « pratique normale du commerce », comme il l’avait exprimé, selon les circonstances. Il a ensuite affirmé (à la page 33 [du C.P.R., paragraphe 14 de QL]) que l’envoi en cause faisait [traduction] « clairement partie d’une activité générale exercée […] dans le but de réaliser un profit et d’acquérir un achalandage pour la marque de commerce ». C’est pourquoi il a conclu que le transfert s’était fait « dans la pratique normale du commerce ».

[28]      Les termes employés dans la décision Lin Trading ont été repris par l’agent d’audience principal dans la décision John Labatt Ltd. v. Molson CosLtd. (1987), 19 C.P.R. (3d) 211, [1987] T.M.O.B. no 326 (QL), infirmée pour d’autres motifs par (1988), 22 C.P.R. (3d) 311, 22 F.T.R. 270 (C.F. 1re inst.), et dans la décision Cast Iron Soil Pipe Institute v. Concourse International Trading Inc. (1988), 19 C.P.R. (3d) 393, [1988] T.M.O.B. no 43 (QL), sur lesquelles l’intimée s’appuie en l’espèce. Ce principe a depuis été accepté et appliqué par le registraire dans une longue série de décisions, tout comme par la Cour fédérale : voir Distrimedic Inc. c. Dispill Inc., 2013 CF 1043, au paragraphe 302.

[29]      Cela dit, aucun de ces précédents ne semble aller jusqu’à interpréter l’expression « pratique normale du commerce » comme exigeant que des profits soient effectivement réalisés, plutôt qu’ils constituent le but ultime, par le transfert de produits arborant une marque. De plus, la thèse retenue dans la décision Lin Trading et (au paragraphe 18) par le juge de la Cour fédérale en l’espèce, selon laquelle même la distribution gratuite de produits peut, selon les circonstances, satisfaire à l’exigence de la « pratique normale du commerce », continue de faire autorité : voir, par exemple, Conagra Foods Inc. c. Fetherstonhaugh & Co., 2002 CFPI 1257, au paragraphe 16.

[30]      À mon avis, donc, l’agent d’audience en l’espèce a eu raison de refuser de conclure [au paragraphe 7] « qu’un propriétaire inscrit doit obligatoirement réaliser un profit sur la vente de ses produits pour que [ces] ventes soient considérées comme ayant été effectuées “dans la pratique normale du commerce” ». La question de savoir si le transfert a produit un profit ou non peut constituer un facteur pertinent, mais un profit réel n’est pas une condition préalable.

B.        L’application du paragraphe 4(1) : la décision de l’agent d’audience était-elle déraisonnable?

[31]      Cosmetic Warriors soutient que le juge de la Cour fédérale n’a pas appliqué correctement la norme de la décision raisonnable parce qu’il a à tort substitué ses conclusions de fait et ses conclusions mixtes de fait et de droit à celles de l’agent d’audience en concluant que les ventes de vêtements faites par Cosmetic Warriors servaient à la promotion de ses produits cosmétiques et n’avaient donc pas été faites dans la « pratique normale du commerce ». Elle s’appuie également, entre autres, sur la déclaration du juge (au paragraphe 13) selon laquelle il « faut faire preuve d’une certaine retenue » (le souligné est de moi) à l’égard de la décision de l’agent d’audience, qui montre selon elle que le juge n’a pas fait preuve, à l’égard de la décision, de toute la retenue qu’exige un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable.

[32]      Je souscris à l’observation de Cosmetic Warriors selon laquelle le juge qui contrôle la décision d’un agent d’audience pour en déterminer le caractère raisonnable ne doit pas réexaminer la preuve et substituer sa propre appréciation de la preuve à celle de l’agent d’audience : One Group LLC c. Gouverneur Inc., aux paragraphes 10 et 14. S’il le faisait, cela reviendrait à appliquer la norme de la décision correcte et non celle de la décision raisonnable : Cathay Pacific Airways Limited c. Air Miles International Trading B.V., 2015 CAF 253, au paragraphe 20. La question que la Cour fédérale devait trancher et que la Cour, qui « se met à la place » de la Cour fédérale, doit maintenant trancher est de savoir si la décision de l’agent d’audience, examinée dans son ensemble, à la lumière du dossier, était déraisonnable : Agraira, au paragraphe 53.

[33]      L’intimée soutient que la décision de l’agent d’audience était déraisonnable parce qu’il n’a pas tenu compte de deux éléments de preuve pertinents inclus dans l’affidavit de Cosmetic Warriors, et que cette omission donnait au juge le droit d’entreprendre un nouvel examen de la preuve dans son ensemble.

[34]      Le premier élément de preuve que, selon l’intimée, l’agent d’audience a omis de prendre en considération consiste en deux factures du fournisseur des tee-shirts, qui appelait ces derniers, ainsi que d’autres produits, des [traduction] « marchandises promotionnelles variées ». L’agent d’audience a affirmé (au paragraphe 27) qu’il n’était pas prêt à tirer des inférences défavorables de l’utilisation par le fournisseur de l’expression [traduction] « marchandises promotionnelles », parce qu’il s’agissait d’un terme vague et que les factures provenaient non pas de Cosmetic Warriors, mais du fournisseur.

[35]      Je ne crois pas que l’agent d’audience ait omis de tenir compte des deux factures du fournisseur. À mon avis, l’agent d’audience a tenu compte de ces éléments de preuve, mais a décidé de ne pas leur accorder de poids en raison de leur terminologie et de leur source. Il était loisible à l’agent d’audience d’évaluer ces éléments de preuve comme il l’a fait.

[36]      Le deuxième élément de preuve auquel l’intimée fait référence est la documentation faisant état des achats de tee-shirts et de débardeurs du fournisseur et des ventes aux employés à des prix équivalant plus ou moins à celui payé par Lush Canada. (Je remarque que certains articles semblent avoir été vendus à des prix légèrement supérieurs à ceux payés par Lush Canada. Par exemple, les documents montrent que 46 tee-shirts achetés par Lush Canada à 12 $ ont été vendus aux employés à 13 $.) L’agent d’audience a analysé ces éléments de preuve dans le cadre de son traitement de ce qu’il a appelé la question du « prix coûtant ». Il a affirmé que Cosmetic Warriors n’était pas tenue de fournir une preuve de ses achats auprès de son fournisseur. Il a ensuite déclaré (au paragraphe 24) qu’il n’était « pas disposé à tirer une conclusion défavorable [à l’endroit de Cosmetic Warriors] simplement parce qu’elle a fourni une telle preuve ».

[37]      Je conviens avec le juge de la Cour fédérale que l’agent d’audience a commis une erreur en refusant de tirer une conclusion défavorable à l’égard de Cosmetic Warriors à partir de la documentation faisant état des achats et des ventes de tee-shirts au motif que Cosmetic Warriors n’était pas tenue de la produire. L’agent d’audience n’a pas laissé entendre que ces éléments de preuve n’étaient pas pertinents dans son analyse de la question du « prix coûtant ». Une fois l’élément de preuve devant lui, il avait l’obligation d’en tenir compte — sa tâche consistait à « décider si ces précisions sont révélatrices d’un emploi de la marque » : Plough (Canada) Limited c. Aerosol Fillers Inc., à la page 686. Pour ce faire, il fallait notamment tirer de l’élément de preuve les conclusions appropriées lorsqu’il fallait en tirer, que l’élément de preuve dût ou non être produit.

[38]      Mais la question demeure de savoir si cette erreur a rendu déraisonnable la décision de l’agent d’audience dans son ensemble. À mon avis, non.

[39]      Il est évident que la norme de la décision raisonnable commande véritablement de la retenue. Elle s’appuie « sur l’idée […] [qu’]un litige [peut donner lieu] à plus d’une solution, et que la cour de révision doit se garder d’intervenir lorsque la décision administrative a un fondement rationnel » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 41. Une décision n’est pas déraisonnable parce que la preuve appuierait une autre conclusion : Cathay Pacific Airways Limited, au paragraphe 21. Il convient de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait et des inférences de fait d’un tribunal administratif : Jean Pierre c. Canada (Immigration et Statut de réfugié), 2018 CAF 97, au paragraphe 53.

[40]      Pour en arriver à sa décision, l’agent d’audience a examiné la jurisprudence établissant la norme de preuve à respecter pour que soit maintenu un enregistrement dans une procédure instruite sous le régime de l’article 45, puis les éléments de preuve produits par Cosmetic Warriors, ce qui comprenait une feuille de calcul résumant des centaines de ventes de tee-shirts et de débardeurs aux employés sur une période de 18 mois. Il a fait référence à la jurisprudence qui porte sur le paragraphe 4(1) et la distinction entre l’emploi de marchandises à des fins purement promotionnelles et leur emploi comme objets de commerce en tant que tels. Il a également fait référence à la jurisprudence selon laquelle une vente unique peut suffire à établir que le transfert des produits s’est fait dans la « pratique normale du commerce », et que les ventes aux employés peuvent aussi se faire dans la « pratique normale du commerce ». Il s’est fondé, avec raison, sur le principe voulant que le profit réel ne soit pas nécessaire. Il a conclu, comme je l’ai mentionné précédemment, que les tee-shirts n’étaient pas « simplement promotionnels » (au paragraphe 25; en italique dans l’original) et que leurs ventes « sembl[aient] elles-mêmes présenter les caractéristiques de transactions commerciales véritables effectuées dans la pratique normale du commerce » (au paragraphe 26).

[41]      À mon avis, l’agent d’audience pouvait, de façon raisonnable, tirer ces conclusions à la lumière du dossier dont il disposait. En effet, s’il avait été disposé à tirer des inférences de la documentation sur les achats et les ventes, cela aurait fort bien pu renforcer sa décision puisque, comme il a été mentionné ci-dessus, la documentation montre que certains tee-shirts ont été vendus non pas au prix coûtant, mais, selon une définition du terme, à un profit modeste.

[42]      Je souscris donc à la thèse de Cosmetic Warriors selon laquelle le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’agent d’audience avait appliqué le paragraphe 4(1) de façon déraisonnable et en entreprenant son propre réexamen de la preuve.

V.        La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas eu emploi de la marque de commerce au sens du paragraphe 4(3)?

[43]      Comme je l’ai mentionné précédemment, l’agent d’audience a jugé inutile de déterminer si les ventes de Cosmetic Warriors à des employés américains satisfaisaient au critère du paragraphe 4(3), compte tenu de sa conclusion selon laquelle l’emploi au sens du paragraphe 4(1) avait été démontré. À la lumière de la décision que je propose de rendre relativement aux questions soulevées par le paragraphe 4(1), il est tout aussi inutile pour la Cour d’examiner les questions relatives au paragraphe 4(3) dans le présent appel.

VI.       Dispositif proposé

[44]      J’accueillerais donc d’avis l’appel, avec dépens en faveur de Cosmetic Warriors, pour la somme globale convenue de 5 000 $, et j’annulerais le jugement de la Cour fédérale. Rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais, avec dépens, l’appel de l’intimée auprès de la Cour fédérale contre la décision de l’agent d’audience de maintenir l’enregistrement de la marque de commerce no TMA649810.

Le juge Webb, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Rennie, J.C.A. : Je suis d’accord.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.