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IMM-3855-15

IMM-3838-15

IMM-591-16

IMM-3515-16

IMM-1552-17

2019 CF 335

Ferenc Feher, Richard Sebok et l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, Erika Horvath et Ferenc Tibor Saalai, et Aniko Horvathne Serban (demandeurs)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : Feher c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge Boswell—Toronto, 23 au 25 octobre 2018; Ottawa, 20 mars 2019.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Contrôle judiciaire des décisions par lesquelles des agents d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs ont refusé les demandes de report du renvoi des demandeurs — Les demandeurs, des citoyens de la Hongrie et d’origine rome, ont contesté la validité de l’art. 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’art. 112(2)b.1) empêche un demandeur d’asile, en provenance d’un pays d’origine désigné (POD), de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) avant que 36 mois se soient écoulés à compter du dernier examen du risque, devant la Section de la protection des réfugiés (SPR) — Les demandes d’asile des demandeurs ont été refusées par la SPR — On a ordonné aux demandeurs de se présenter pour leur renvoi du Canada — Les demandeurs, des ressortissants d’un POD, ont dû attendre pendant 36 mois avant de demander un ERAR — Les demandeurs ont soutenu notamment que l’art. 112(2)b.1) nie à une catégorie de personnes le droit d’obtenir un ERAR assez rapidement à cause de leur nationalité — Il s’agissait de savoir si l’art. 112(2)b.1) était incompatible avec l’art. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés; si c’était le cas, si l’art. 112(2)b.1) pouvait se justifier aux termes de l’article premier de la Charte — L’art. 112(2)b.1), en ce qui a trait aux ressortissants de POD, est incompatible avec l’art. 15(1) de la Charte — Le traitement différentiel à l’égard des ressortissants provenant d’un POD constitue une distinction fondée sur le pays d’origine — La distinction n’est pas fondée sur les conditions en vigueur dans le pays — Elle a pour effet de marginaliser, de léser et de stéréotyper les demandeurs d’asile provenant d’un POD — L’art. 112(2)b.1) prive les demandeurs d’asile provenant d’un POD d’une égalité réelle — Imposer expressément un désavantage fondé sur le pays d’origine constitue de la discrimination — Nier aux ressortissants d’un POD le recours à une demande d’ERAR pendant 24 mois de plus qu’aux ressortissants qui ne proviennent pas d’un POD n’est pas proportionnel aux objectifs du gouvernement, et ne constitue pas une atteinte minimale — Cette inégalité n’était pas justifiée aux termes de l’article premier de la Charte — Il n’était pas nécessaire que le législateur établisse une différence entre les ressortissants d’un POD et ceux ne provenant pas d’un POD pour imposer une restriction quant au délai à respecter pour qu’un demandeur d’asile débouté puisse présenter une demande d’ERAR — L’art. 112(2)b.1) a été déclaré contraire à l’art. 15(1) de la Charte dans la mesure où il concernait les ressortissants d’un POD — Les termes « ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois », contenus à l’art. 112(2)b.1), ont été déclarés inopérants à l’égard des ressortissants d’un POD — Des questions ont été certifiées — Demandes accueillies.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Des agents d’exécution de la loi ont refusé les demandes de report du renvoi des demandeurs — Les demandeurs, des citoyens de la Hongrie et d’origine rome, ont contesté la validité de l’art. 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’art. 112(2)b.1) empêche un demandeur d’asile, en provenance d’un pays d’origine désigné (POD), de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) avant que 36 mois se soient écoulés à compter du dernier examen du risque — Les demandes d’asile des demandeurs ont été refusées — Les demandeurs, des ressortissants d’un POD, ont dû attendre 36 mois avant de demander un ERAR — Les demandeurs ont soutenu notamment que l’art. 112(2)b.1) nie à une catégorie de personnes le droit d’obtenir un ERAR assez rapidement à cause de leur nationalité — Dans la mesure où il concerne les ressortissants d’un POD, l’art. 112(2)b.1) est incompatible avec l’art. 15(1) de la Charte — Le traitement différentiel de ressortissants d’un POD par rapport à des ressortissants de pays d’origine non désignés constitue une distinction fondée sur le pays d’origine pour les besoins de l’application de l’art. 15(1) de la Charte — La distinction n’est pas fondée sur les conditions en vigueur dans le pays — Le premier aspect du critère d’égalité réelle a été satisfait par le libellé de l’art. 112(2)b.1) — La distinction établie entre les demandeurs d’asile provenant d’un POD et ceux ne provenant pas d’un POD à l’art. 112(2)b.1) était discriminatoire en apparence — Elle a pour effet de marginaliser, de léser et de stéréotyper davantage les demandeurs provenant d’un POD — L’art. 112(2)b.1) prive les demandeurs d’asile provenant des pays d’origine désignés d’une égalité réelle — Imposer expressément un désavantage fondé sur le pays d’origine constitue de la discrimination — Nier aux ressortissants d’un POD le recours à une demande d’ERAR pendant 24 mois de plus qu’aux ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné n’est pas proportionnel aux objectifs du gouvernement, et ne constitue pas une atteinte minimale — L’art. 112(2)(b.1) a été déclaré contraire à l’art. 15(1) de la Charte dans la mesure où il concernait les ressortissants d’un POD, et il n’était pas justifié aux termes de l’article premier de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limitative — Des agents d’exécution de la loi ont refusé les demandes de report du renvoi des demandeurs — Les demandeurs, des citoyens de la Hongrie et d’origine rome, ont contesté la validité de l’art. 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’art. 112(2)b.1) empêche un demandeur d’asile, en provenance d’un pays d’origine désigné (POD), de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) avant que 36 mois se soient écoulés à compter du dernier examen du risque — Les demandes d’asile des demandeurs ont été refusées — Les demandeurs, des ressortissants d’un POD, ont dû attendre 36 mois avant de demander un ERAR — Les demandeurs ont soutenu notamment que l’art. 112(2)b.1) nie à une catégorie de personnes le droit d’obtenir un ERAR assez rapidement à cause de leur nationalité — Dans la mesure où il concerne les ressortissants de POD, l’art. 112(2)b.1) est incompatible avec l’art. 15(1) de la Charte — Il s’agissait de savoir si l’incidence de l’art. 112(2)b.1) sur les droits des demandeurs provenant d’un POD par rapport à ceux ne provenant pas d’un POD était proportionnée eu égard aux objectifs urgents et réels de cet article — L’article premier de la Charte s’appliquait — L’objectif de l’art. 112(2)b.1) fait partie des objectifs globaux visés par les modifications en matière d’immigration — Toutefois, l’art. 112(2)b.1) n’est pas proportionnel aux objectifs du gouvernement et ne constitue pas une atteinte minimale — Tout risque de refoulement n’est pas atténué compte tenu des recours dont les ressortissants d’un POD peuvent se prévaloir — On n’a pas démontré que l’art. 112(2)b.1) était le moyen le moins radical permettant au gouvernement d’atteindre ses objectifs, que l’art. 112(2)b.1) renferme un autre effet dissuasif — Il n’était pas nécessaire que le législateur établisse une différence entre les ressortissants d’un POD et ceux ne provenant pas d’un POD pour imposer une restriction quant au délai à respecter pour qu’un demandeur d’asile débouté puisse présenter une demande d’ERAR — L’art. 112(2)b.1) n’était pas justifié aux termes de l’article premier de la Charte.

Pratique — Caractère théorique — Des agents d’exécution de la loi ont refusé les demandes de report du renvoi des demandeurs — Les demandeurs, des citoyens de la Hongrie et d’origine rome, ont contesté la validité de l’art. 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’art. 112(2)b.1) empêche un demandeur d’asile, en provenance d’un pays d’origine désigné (POD), de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) avant que 36 mois se soient écoulés à compter du dernier examen du risque — Les demandes d’asile des demandeurs ont été refusées — On a ordonné aux demandeurs de se présenter pour leur renvoi du Canada — Les reports du renvoi ont été refusés — Les demandeurs, des ressortissants d’un POD, devaient attendre 36 mois avant de demander un ERAR — L’un des demandeurs, M. Feher, est par la suite devenu admissible à un ERAR — Toutefois, un juge chargé de la gestion de l’instance a rejeté une requête du défendeur visant à rejeter les demandes en se fondant sur le caractère théorique — La période d’attente de 36 mois de l’ERAR est finalement venue à échéance pour les autres demandeurs — La question relative au caractère théorique était une chose jugée — Même si tous les autres demandeurs ne sont pas devenus admissibles à l’ERAR avant la date de l’ordonnance rendue par le juge chargé de la gestion de l’instance, les mêmes considérations et analyse s’appliquaient à eux avec les adaptations nécessaires — La Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire en l’espèce pour trancher cette affaire selon son bien-fondé — Cette affaire soulevait une question constitutionnelle importante qui aurait pu autrement avoir échappé au contrôle judiciaire, et il existait toujours un contexte contradictoire.

  Il s’agissait de demandes réunies de contrôle judiciaire des décisions par lesquelles divers agents d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs ont refusé les demandes de report du renvoi des demandeurs.

Les demandes comportaient une contestation constitutionnelle relative à une partie du régime des pays d’origine désignés (POD) établi aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Les demandeurs, tous des citoyens de la Hongrie et d’origine rome, ont contesté l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR, au motif qu’il contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. L’alinéa 112(2)b.1) empêche un demandeur d’asile, en provenance d’un POD, de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) avant que 36 mois se soient écoulés à compter du dernier examen du risque, devant la Section de la protection des réfugiés (SPR) ou la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Les demandeurs ont tous présenté une demande d’asile en 2011, alléguant une crainte justifiée d’être persécutés en raison de leur origine rome et une crainte de violence fondée sur le sexe. La SPR a rejeté chacune des demandes. L’Agence des services frontaliers du Canada a ordonné à chacun des demandeurs de se présenter pour son renvoi du Canada. Tous les demandeurs ont présenté des demandes de report du renvoi, qui ont toutes été refusées. Sans la période d’attente de 36 mois appliquée aux ressortissants d’un POD aux termes de l’alinéa 112(2)b.1), les demandeurs auraient eu droit à une autre évaluation du risque avant leur renvoi, au moyen d’un ERAR. Bien que l’un des demandeurs, M. Feher, est par la suite devenu admissible à un ERAR, un juge chargé de la gestion de l’instance a toutefois rejeté une requête du défendeur visant à rejeter les demandes de M. Feher en se fondant sur le caractère théorique, concluant qu’il existait un contexte contradictoire clair entre les parties en ce qui concerne la constitutionnalité des dispositions de la LIPR relatives aux POD. La période d’attente de 36 mois de l’ERAR est finalement venue à échéance pour tous les demandeurs.

Les demandeurs ont soutenu notamment que l’alinéa 112(2)b.1) nie à une catégorie de personnes le droit d’obtenir un ERAR assez rapidement à cause de leur nationalité. Selon les demandeurs, la discrimination fondée sur la nationalité était liée intimement à la discrimination fondée sur l’appartenance ethnique des demandeurs roms qui étaient touchés. Les demandeurs ont affirmé que l’alinéa 112(2)b.1) a pour objet et pour effet d’écarter les ressortissants d’un POD des autres demandeurs déboutés et de les priver de l’accès à l’ERAR pendant 24 mois de plus. Ils ont soutenu que cette mesure prive clairement les ressortissants d’un POD d’un avantage prévu par la loi.

Il s’agissait principalement de savoir si, dans la mesure où il concerne les ressortissants de pays d’origine désignés, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte et, si c’est le cas, si l’alinéa 112(2)b.1) pouvait se justifier aux termes de l’article premier de la Charte.

Jugement : les demandes doivent être accueillies.

La question relative au caractère théorique était une chose jugée. Même si tous les autres demandeurs n’étaient pas devenus admissibles à l’ERAR avant la date de l’ordonnance rendue par le juge chargé de la gestion de l’instance, les mêmes considérations et analyse s’appliquaient à eux avec les adaptations nécessaires. Par conséquent, la Cour a exercé son discrétionnaire pour trancher cette affaire selon son bien-fondé. Cette affaire soulevait une question constitutionnelle importante qui aurait pu autrement avoir échappé au contrôle judiciaire, et il existait toujours un contexte contradictoire.

L’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR, en ce qui a trait aux ressortissants d’un POD, est incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte. La question était celle de savoir si le traitement différentiel quant au moment où un demandeur provenant d’un POD et un demandeur ne provenant pas d’un POD peuvent soumettre une demande d’ERAR constitue une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues de discrimination. La Cour a déterminé, dans les décisions Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général) (Médecin canadiens) et Y.Z. c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (Y.Z.), que le traitement différentiel de ressortissants d’un POD par rapport à des ressortissants de pays d’origine non désignés constitue une distinction fondée sur le pays d’origine pour les besoins de l’application du paragraphe 15(1) de la Charte. L’argument selon lequel la distinction entre les ressortissants d’un POD et ceux qui ne proviennent pas d’un POD n’est pas la nationalité, mais plutôt les conditions qui sont en vigueur au pays à un moment donné, n’est pas convaincant. Le fait qu’un pays pourrait vraisemblablement être supprimé de la liste de pays d’origine désignés à l’avenir n’a pas pour effet de rendre le pays d’origine du demandeur malléable. Le premier aspect du critère d’égalité réelle a été satisfait par le libellé même de l’alinéa 112(2)b.1), qui crée deux classes de demandeurs d’asile fondées uniquement sur le pays d’origine. La distinction établie entre les demandeurs d’asile provenant d’un POD et ceux ne provenant pas d’un POD à l’alinéa 112(2)b.1) est discriminatoire en apparence. Cette distinction a pour effet de marginaliser, de léser et de stéréotyper davantage les demandeurs provenant d’un pays d’origine désigné, qui sont généralement considérés sûrs et « ne produisant pas de réfugiés ». L’alinéa 112(2)b.1) prive les demandeurs d’asile provenant d’un POD d’une égalité réelle par rapport aux demandeurs d’asile ne provenant pas d’un POD en ce qui a trait à l’accès à l’ERAR. Imposer expressément un désavantage fondé sur le pays d’origine constitue de la discrimination.

Nier aux ressortissants d’un POD le recours à une demande d’ERAR pendant 24 mois de plus qu’aux ressortissants qui ne proviennent pas d’un POD n’est pas proportionnel aux objectifs du gouvernement. Il s’agit d’une inégalité démesurée et excessive qui ne pouvait être justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. La question centrale consistait à rechercher si l’incidence de l’alinéa 112(2)b.1) sur les droits des demandeurs provenant d’un POD par rapport à ceux ne provenant pas d’un POD est proportionnée eu égard aux objectifs urgents et réels de cet alinéa. Le refus d’une demande d’ERAR présentée par un demandeur provenant d’un POD lorsque moins de 36 mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de sa demande d’asile est « prescrit par la loi » et, par conséquent, l’article premier de la Charte s’appliquait. Le Canada répondait à un objectif urgent et réel lorsqu’il a modifié la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés et la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada. L’objectif de l’alinéa 112(2)b.1) faisait partie des objectifs globaux visés par ces modifications. Toutefois, même s’il était raisonnable de supposer que le refus d’entendre une demande d’ERAR présentée par un ressortissant d’un POD pendant 24 mois de plus que pour une demande d’ERAR présentée par un ressortissant ne provenant pas d’un POD renforce ces objectifs et établit un lien logique avec ces derniers, on ne pouvait pas conclure que l’alinéa 112(2)b.1) constituait une atteinte minimale. Tout risque de refoulement découlant de l’accès retardé à un ERAR pour les ressortissants d’un POD n’est pas atténué compte tenu des recours dont ils peuvent se prévaloir. On n’a pas réussi à démontrer que de refuser d’entendre une demande d’ERAR d’un ressortissant d’un POD pendant 24 mois de plus que dans le cas d’un ressortissant ne provenant pas d’un POD était le moyen le moins radical permettant au gouvernement d’atteindre ses objectifs. On n’a pas présenté non plus d’élément de preuve servant à démontrer que l’alinéa 112(2)b.1) renferme un autre effet dissuasif. Il n’était pas nécessaire que le législateur établisse une différence entre les ressortissants d’un POD et ceux ne provenant pas d’un POD pour imposer une restriction quant au délai à respecter pour qu’un demandeur d’asile débouté puisse présenter une demande d’ERAR.

L’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR a été déclaré contraire au paragraphe 15(1) de la Charte dans la mesure où il concerne les ressortissants d’un POD, aux termes du paragraphe 109.1(1) de la LIPR, et la proposition suivante  : « ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois », contenue à l’alinéa 112(2)b.1), a été déclarée inopérante à l’égard desdits ressortissants. La demande du défendeur visant à ce que l’effet du jugement déclaratoire soit suspendu a été refusée. Remédier à cette inégalité dès que possible l’emportait sur tout fardeau administratif subi par le gouvernement. Les questions de savoir si l’alinéa 112(2)b.1) est incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte dans la mesure où il concerne les ressortissants d’un pays d’origine désigné et, si c’est le cas, si l’alinéa 112(2)b.1) constitue une restriction raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut être démontrée aux termes de l’article premier de la Charte, ont été certifiées.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS        

Acte de l’immigration, S.C. 1906, ch. 19, art. 30.

Arrêté établissant des seuils quantitatifs pour la désignation des pays d’origine, (2012), Gaz. C. I, 3378.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 15, 24.

Décret concernant le Programme fédéral de santé intérimaire (2012), TR/2012-26, (2012) Gaz. C. II, 1135.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.

Loi de l’immigration, S.C. 1910, ch. 27, art. 38.

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(2)e), 74d), 96, 97, 99(3.1), 100(4),(4.1), 107(2), 107.1, 109.1, 110(2)d.1), 111.1(1)a),(2), 112(1),(2),(2.1),(2.2), 161(1)c),(1.1).

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Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8.

Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 159.8, 159.9(1)a),b), 160.1, 206, 231(1),(2).

Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, art. 3(2), 7, 8, 54(1),(4).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 3.

Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004, [2004] J.O. L 158/77.

Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), [2013] J.O. L 180/60, art. 39.

Protocole (no 24) sur le droit d’asile pour les ressortissants des États membres de l’Union européenne.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Feher c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1259; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, [1986] A.C.S. no 7 (QL); Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 R.C.F. 674.

décision DIFFÉRENCIÉE:

Y.Z. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 892, [2016] 1 R.C.F. 575

décisions EXAMINÉES:

Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 R.C.F. 153, confirmant 2015 CF 774; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; R. v. Abbey, 2009 ONCA 624, 246 C.C.C. (3d) 301; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182; R. c. Bingley, 2017 CSC 12, [2017] 1 R.C.S. 170; R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 SCC 18, [2018] 1 S.C.R. 522; Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Pawar c. Canada, 1999 CanLII 8760 (C.A.F.); R. v. Finta (1989), 69 O.R. (2d) 557, 44 C.R.R. 23, 61 D.L.R. (4th) 85 (H. Ct. J. Ont.); RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165.

décisions citées :

Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Gravel c. Telus Communications Inc., 2011 CAF 14; Mayne Pharma (Canada) Inc. c. Aventis Pharma Inc., 2005 CAF 50; Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Fraser c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 223; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203.

DOCTRINE CITÉE

Beaudoin, Julianna. Challenging Essentialized Representations of Romani Identities in Canada (thèse de doctorat, University of Western Ontario, 2014).

Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 10e lég., 2e sess., vol. 3 (13 juin 1906).

Grant, Angus et Sean Rehaag. « Unappealing : An Assessment of the Limits on Appeal Rights in Canada’s New Refugee Determination System » (2016), 49 U.B.C. Law Rev. 203.

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 5e éd. vol. 2, édition à feuilles mobiles. Toronto : Thomson/Carswell, 2007.

Levine-Rasky, Cynthia. « Designating Safety, Denying Persecution : Implications for Roma Refugee Claimants in Canada » (2018), 16 Journal of Immigrant & Refugee Studies 313.

Levine-Rasky, Cynthia. « They didn’t treat me as a Gypsy : Romani Refugees in Toronto » (2016), 32 Refugee 54.

Levine-Rasky, Cynthia. Writing the Roma : Histories, Policies, and Communities in Canada. Halifax : Fernwood Publishing, 2016.

Levine-Rasky, Cynthia, Julianna Beaudoin et Paul St Clair. « The exclusion of Roma claimants in Canadian refugee policy » (2013), 48 Patterns of Prejudice 67.

Machlin, Audrey. « A safe country to emulate? Canada and the European refugee » dans Hélène Lambert et al. dir., The Global Reach of European Refugee Law, New York : Cambridge University Press, 2013.

Notes en vue d’une allocution de l’honorable Jason Kenney, C.P., député, ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, lors d’une conférence de presse pour annoncer la liste initiale des pays d’origine désignés dont les citoyens verront leur demande d’asile être traitée plus rapidement du fait que ces pays ne produisent habituellement pas de réfugiés, Ottawa, le 14 décembre 2012.

Notes en vue d’une allocution de l’honorable Jason Kenney, C.P., député, ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, lors d’une conférence de presse suivant le dépôt du projet de loi C-31, Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, Ottawa, le 16 février 2012.

Rehaag, Sean, Julianna Beaudoin et Jennifer Danch. « No Refuge : Hungarian Romani Refugee Claimants in Canada » (2015), 52 Osgoode Hall L.J. 705.

DEMANDES de contrôle judiciaire des décisions par lesquelles divers agents d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs ont refusé les demandes de report du renvoi des demandeurs. Demandes accueillies.

ONT COMPARU :

Anthony Navaneelan, Benjamin Liston, Andrew Brouwer, Alyssa Manning, Chelsea Peterdy et Amedeo Clivio pour les demandeurs.

Martin Anderson, Modupe Oluyomi et Laoura Christodoulides pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Aide juridique Ontario (Bureau du droit des réfugiés), Toronto, pour les demandeurs.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

 

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

            Le juge Boswell :

I.          Introduction

[1]        Les présentes demandes de contrôle judiciaire comportent une contestation constitutionnelle relative à une partie du régime des pays d’origine désignés (POD) établi aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). La Cour a déjà déterminé qu’un aspect de ce régime résiste à un examen constitutionnel. D’autres instances ont constaté que le traitement discriminatoire des demandeurs d’asile de POD ne correspond pas à la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

[2]        En l’espèce, les appelants contestent l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR, au motif qu’il contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte. Cet alinéa empêche un demandeur d’asile, en provenance d’un POD, de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) avant que 36 mois se soient écoulés à compter du dernier examen du risque, devant la Section de la protection des réfugiés (SPR) ou la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

[3]        Dans les présents motifs, j’examinerai d’abord l’historique procédural de ces cinq demandes de contrôle judiciaire, lesquelles ont été réunies. De là, je vous donnerai une vue d’ensemble du régime des POD. Ensuite, je déterminerai les questions que soulèvent ces demandes, puis j’aborderai la question de savoir si les demandes sont devenues théoriques.

[4]        La preuve par affidavit sera ensuite résumée lorsque les diverses questions auront été déterminées. La requête du défendeur en vue de radier du dossier certains affidavits, ou une partie de ceux-ci, sera prise en compte après que la preuve aura été résumée.

[5]        Les observations des parties sur la question de savoir si l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte seront examinées après avoir traité la requête du défendeur. Si l’on constate une atteinte constitutionnelle, il faudra alors déterminer la mesure de redressement qui s’impose. Enfin, j’examinerai s’il y a lieu de certifier des questions, en application de l’alinéa 74d) de la LIPR.

II.         L’historique des procédures

[6]        Dans cette affaire fusionnée, tous les demandeurs sont des citoyens de la Hongrie et d’origine rome. Ils ont tous présenté une demande d’asile en 2011, alléguant une crainte justifiée d’être persécutés en Hongrie en raison de leur origine rome et, dans le cas de la demanderesse Aniko Horvathne Serban, une crainte de violence fondée sur le sexe. La SPR a rejeté chacune des demandes.

[7]        Après que la SPR eut refusé les demandes, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a ordonné à chacun des demandeurs de se présenter pour son renvoi du Canada. Messieurs Sebok et Feher ont reçu l’ordre de se présenter pour leur renvoi plus d’un an (mais moins de 36 mois) après le rejet de leurs demandes par la SPR. Mesdames Serban et Horvath ont toutes deux reçu l’ordre de se présenter pour leur renvoi moins d’un an après le rejet de leur demande par la SPR. Mme Serban ne s’est pas présentée pour son renvoi prévu, mais cela a été de nouveau porté à l’attention de l’ASFC environ un an et demi plus tard; elle a été détenue et, peu après, a reçu l’ordre pour la deuxième fois de se présenter aux fins de renvoi. Tous les demandeurs ont présenté une demande de report du renvoi. Leurs demandes de report ont toutes été refusées. Ils ont tous déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire des décisions défavorables rendues par les agents d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs. Sans la période d’attente de 36 mois appliquée aux ressortissants d’un POD aux termes de l’alinéa 112(2)b.1), M. Sebok, M. Feher et Mme Serban auraient eu droit à une autre évaluation du risque avant leur renvoi, au moyen d’un ERAR.

[8]        Ferenc Feher a présenté deux demandes de report de son renvoi, ce qui a donné lieu à des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire (IMM-3855-15 et IMM-3838-15). En août 2015, la Cour a suspendu la mesure d’expulsion jusqu’à ce que les décisions soient rendues concernant les demandes. Ces deux demandes ont été réunies en septembre 2015, le dossier IMM-3855-15 ayant été désigné comme le dossier principal. La demande d’autorisation de contrôle judiciaire a été accordée en décembre 2015. M. Feher est devenu admissible à un ERAR le 31 décembre 2015.

[9]        En janvier 2016, M. Feher a présenté une requête en vue de faire modifier sa demande de contrôle judiciaire de façon à inclure une requête de déclaration selon laquelle l’alinéa 112(2)b.1), dans la mesure où il se rapporte explicitement aux ressortissants d’un POD, soit déclaré comme constituant une violation injustifiée du paragraphe 15(1) de la Charte, et inopérant aux termes de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette modification a été accueillie en novembre 2016.

[10]      De plus, en janvier 2016, le défendeur a déposé une requête par écrit visant à rejeter les demandes de M. Feher en se fondant sur le caractère théorique, puisqu’il est devenu admissible à un ERAR. La protonotaire chargée de la gestion de l’instance (la protonotaire) pour cette affaire a rejeté la requête dans une ordonnance rendue le 10 novembre 2016 (voir Feher c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1259 (Feher no 1)). Elle a déterminé que, même si les demandes étaient théoriques, il était approprié à la deuxième étape du critère à deux volets du caractère théorique, dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski), d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’examiner la requête sur le bien-fondé.

[11]      La protonotaire a conclu que, compte tenu des décisions Y.Z. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 892, [2016] 1 R.C.F. 575 (Y.Z.) et Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267 (Médecins canadiens) de notre Cour, il existe un contexte contradictoire clair entre les parties en ce qui concerne la constitutionnalité des dispositions de la LIPR relatives aux POD. En ce qui concerne l’économie des ressources judiciaires, elle a déterminé dans la décision Feher no 1 ce qui suit [au paragraphe 23]  :

[...] il serait abusif de rejeter la demande de contrôle judiciaire en cours. Cela obligerait le demandeur à poursuivre son recours en jugement déclaratoire dans une action intentée en vertu du paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales alors qu’une mesure de ce genre, si elle avait été introduite antérieurement, aurait été radiée au motif que la réparation pouvait être demandée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Cela représenterait non seulement une utilisation inutile des ressources judiciaires, mais cela pénaliserait également le demandeur.

[12]      Quant à la question de savoir si la Cour serait en train de s’ingérer dans la sphère législative, la protonotaire a statué que, pour conclure que la demande est sans objet parce que M. Feher était admissible à l’ERAR, il ne faisait « aucun doute que ce contrôle judiciaire aurait abouti à un arbitrage. L’examen des décisions qui peuvent être inconstitutionnelles est l’un des rôles qui incombent à la Cour. Le fait de permettre que cette demande se poursuive ne représente pas un empiétement sur le plan législatif » (Feher no 1, au paragraphe 26). La protonotaire a rejeté la requête relative au caractère théorique du défendeur.

[13]      Richard Sebok et l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés (ACAADR) ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en février 2016 (IMM-591-16). Cette demande contestait également l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR, au motif qu’elle contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte. Notre Cour a suspendu la mesure d’expulsion le 10 février 2016 jusqu’à ce que la décision soit rendue concernant les demandes. L’autorisation a été accordée en mai 2016. La période d’attente de 36 mois de l’ERAR pour M. Sebok est venue à échéance le 19 décembre 2017.

[14]      Les demandes de contrôle judiciaire de M. Feher devaient être entendues en mars 2016, mais elles ont été ajournées et la protonotaire a ordonné que l’action se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale. Comme d’autres demandeurs ont déposé des demandes contestant la constitutionnalité de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR, à savoir Richard Sebok, Erika Horvath (et son fils) et Aniko Horvathne Serban, elles ont été assignées à la protonotaire, qui a ordonné qu’elles soient réunies dans une ordonnance datée du 4 juin 2018.

[15]      Erika Horvath et son fils ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en août 2016 (IMM-3515-16). Ils ont demandé à ce que leur renvoi du Canada soit reporté au motif que l’alinéa 112(2)b.1) est inconstitutionnel, qu’il y avait une demande en instance de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et que le report n’était pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Après le refus de la demande de report, notre Cour a suspendu la mesure de renvoi à l’égard de Mme Horvath et de son fils le 30 août 2016, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant la présente demande. L’autorisation a été accordée en décembre 2016. La période d’attente de 36 mois de l’ERAR pour Mme Horvath et son fils serait venue à échéance le 4 août 2018, mais on leur a octroyé la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire en juillet 2017.

[16]      Aniko Horvathne Serban a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en avril 2017 (IMM-1552-17). Mme Serban a demandé à ce que son renvoi du Canada soit reporté au motif que l’alinéa 112(2)b.1) est inconstitutionnel. Après le refus de la demande de report, notre Cour a suspendu la mesure de renvoi visant Mme Serban le 6 avril 2016, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue concernant la présente demande. L’autorisation a été accordée en juin 2017. L’interdiction relative à l’ERAR visant Mme Serban est venue à échéance le 5 mars 2018.

[17]      En novembre 2017, le défendeur a déposé une requête pour obtenir une ordonnance visant à supprimer l’ACAADR à titre de demanderesse dans la demande de M. Sebok. La protonotaire a rejeté la requête en radiation visant l’ACAADR à titre de demanderesse, dans une ordonnance datée du 31 janvier 2018. Elle a conclu que l’ACAADR répondait aux trois facteurs concernant la qualité pour agir dans l’intérêt public énoncés dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524, au paragraphe 37. Dans l’ordonnance, la protonotaire a décrit l’ACAADR de la façon suivante :

[traduction] L’ACAADR est une association d’avocats et d’universitaires qui ont un intérêt à l’égard des questions juridiques en lien avec les réfugiés, les demandeurs d’asile et les droits des immigrants. Elle est une défenderesse juridique au nom de ces groupes. Elle prend part à des litiges d’intérêt public au nom des réfugiés, des demandeurs d’asile, des résidents permanents et des migrants vulnérables. L’ACAADR s’est vu octroyer le statut d’intervenante ou de plaideuse agissant dans l’intérêt public à maintes reprises dans des cours de première instance et d’appel du Canada. Dans les jugements rendus dans Médecins canadiens et Y.Z., l’ACAADR s’est vu accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public dans notre Cour. L’ACAADR s’est également très souvent vu accorder le statut d’intervenante devant la Cour suprême du Canada [...]

[18]      Le défendeur a également déposé des requêtes identiques en novembre 2017, dans chacune des demandes d’ordonnance de radiation de l’affidavit, ou une partie de ces demandes, déposées par les demandeurs. Dans une ordonnance datée du 1er février 2018, la protonotaire a rejeté la requête en radiation. Cette ordonnance établissait également que la requête en radiation du défendeur pourrait être présentée au juge de première instance en temps opportun, et que l’autorisation était accordée pour tous les affidavits existants déposés au dossier, et y demeurer jusqu’au moment où le juge de première instance en décide autrement.

III.        Aperçu du régime des pays d’origine désignés

[19]      Lorsque le Parlement a remplacé la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52 par la LIPR, le paragraphe 112(2) a instauré une procédure d’ERAR. Ce paragraphe a permis à des personnes (avec quelques exceptions) se trouvant au Canada, qui étaient visées par une ordonnance de renvoi en vigueur et qui ont allégué être exposées à un risque de torture, à une menace à leur vie ou à des traitements ou peines cruels si elles étaient expulsées, de présenter une demande d’ERAR. Ce paragraphe ne prévoyait aucune limite de temps quant à la date à laquelle une demande d’ERAR pouvait être présentée.

[20]      La Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8 (LMRER), a ajouté une exigence à l’alinéa 112(2)b) de la LIPR, selon laquelle une personne qui avait présenté une demande d’asile, ou qui avait antérieurement présenté une demande d’ERAR ayant été rejetée, abandonnée ou retirée, n’était pas admissible à présenter une demande d’ERAR à moins que 12 mois se soient écoulés depuis le rejet, le désistement ou le retrait.

[21]      Dans le cadre des réformes adoptées par la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17 (LPSIC), le Parlement a instauré le concept des POD. La LPSIC a remplacé l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR. Ce nouvel alinéa est entré en vigueur le 15 décembre 2012. Il constitue une exception au paragraphe 112(1), aux termes duquel une personne se trouvant au Canada peut demander une protection si elle est visée par une mesure de renvoi exécutoire.

[22]      Le paragraphe 112(2) énonce ce qui suit dans un passage pertinent :

112 (1) […]

Exception

(2) Elle n’est pas admise à demander la protection dans les cas suivants :

[…]

b.1) sous réserve du paragraphe (2.1), moins de douze mois ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de sa demande d’asile — sauf s’il s’agit d’un rejet prévu au paragraphe 109(3) ou d’un rejet pour un motif prévu à la section E ou F de l’article premier de la Convention — ou le dernier prononcé du désistement ou du retrait de la demande par la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés;

c) sous réserve du paragraphe (2.1), moins de douze mois ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de 36 mois se sont écoulés depuis le rejet de sa dernière demande de protection ou le prononcé du retrait ou du désistement de cette demande par la Section de la protection des réfugiés ou le ministre.

[23]      Teny Dikranian, la directrice de la Direction de la législation sur la citoyenneté et de la politique de programme de la Direction générale de l’intégrité des programmes, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), déclare dans son affidavit que l’un des buts principaux du régime des POD consistait à écourter le processus de présentation d’une demande d’asile, afin de produire, d’une part, une décision favorable accordant une protection ou, d’autre part, une décision défavorable menant à un renvoi. D’autres facteurs ont également motivé des réformes du système de protection des réfugiés : il était trop lent, il comptait plusieurs niveaux de recours, le nombre de demandes augmentait et l’arriéré des demandes non entendues grandissait.

[24]      Avant que la LMRER ne soit adoptée, il fallait compter environ 19 mois après qu’une personne eut présenté une demande de protection à la suite d’une décision de la SPR, et environ quatre ans et demi depuis la demande initiale jusqu’au renvoi d’un demandeur d’asile débouté. Selon Mme Dikranian, le Parlement a créé une procédure distincte pour les demandes d’asile présentées par les ressortissants de POD afin d’accélérer le processus de toutes les demandes d’asile. Les ressortissants de POD ont toujours accès à un ERAR, mais ils doivent attendre plus longtemps avant d’être admissibles. Leurs demandes sont traitées différemment aux termes de la LIPR et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement).

[25]      Le paragraphe 109.1 de la LIPR régit la façon dont un pays est désigné. Les pays peuvent faire l’objet d’une désignation potentielle par le biais de facteurs déclenchants quantitatifs ou qualitatifs. Lorsque la présente affaire a été entendue, 42 pays avaient été désignés comme POD. La Hongrie a été un POD depuis l’entrée en vigueur du régime en décembre 2012. La LIPR n’accorde aucune autorisation expresse pour retirer la désignation d’un pays, mais en novembre 2014, le ministre a approuvé un processus pour ce faire. Ce processus comprend la surveillance de tous les POD, en ce qui a trait à une détérioration importante des conditions du pays et à une évaluation en fonction de divers facteurs. Au moment de l’audition de la présente affaire, aucun POD n’a été retiré de la liste de ces pays.

[26]      Les dispositions législatives, lesquelles établissent le régime des POD, prévoient plusieurs circonstances uniques pour les demandeurs de pays d’origine désignés. J’examinerai plus en détail ces conséquences ci-après; mais pour le moment, les principales conséquences sont résumées dans le tableau suivant :

Demandeurs provenant de pays d’origine désignés

Demandeurs ne provenant pas de pays d’origine désignés

LIPR et règlement

Sont-ils admissibles à un permis de travail, en application de l’article 206 du Règlement?

180 jours après que la demande a été renvoyée à la SPR

Immédiatement après que la demande a été renvoyée à la SPR

Paragraphe 30(1.1) de la Loi; alinéa 32d) de la Loi; paragraphe 206(1) du Règlement; paragraphe 206(2) du Règlement

Heure de l’audience de la SPR?

Dans les 45 jours (point d’entrée); dans les 30 jours (bureaux intérieurs)

Dans les 60 jours

Paragraphe 100(4.1) de la Loi; alinéa 111.1(1)b) de la Loi; paragraphe 111.1(2) de la Loi; paragraphe 159.9(1) du Règlement

Sursis automatique de la mesure de renvoi jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée et que toutes les voies d’appel ont été épuisées?

Non

Oui, dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SAR, ou d’appels subséquents à des tribunaux de niveau supérieur allant jusqu’à la Cour suprême du Canada

Paragraphe 231(1) du Règlement; paragraphe 231(2) du Règlement

Interdiction relative à la demande d’ERAR?

36 mois

12 mois

Alinéa 112(2)b.1) de la Loi; alinéa 112(2)c) de la Loi

 

[27]      Les procédures différentielles auxquelles les demandeurs provenant de pays d’origine désignés sont confrontés par rapport à celles des demandeurs ne provenant pas de pays d’origine désignés sont les suivantes :

1.         Le paragraphe 206(1) du Règlement permet généralement aux étrangers dont les demandes sont renvoyées à la SPR d’obtenir un permis de travail s’ils ne peuvent subvenir à leurs besoins sans travailler et sont visés par une mesure de renvoi exécutoire. Toutefois, le paragraphe 206(2) du Règlement prévoit qu’un ressortissant étranger d’un pays d’origine désigné ne peut pas obtenir de permis de travail, sauf si 180 jours se sont écoulés depuis que sa demande a été initialement renvoyée à la SPR.

2.         Le paragraphe 111.1(2) de la LIPR autorise la création de règlements qui « peuvent prévoir [...] des délais [pour des demandeurs de POD] différents de ceux qui sont applicables à l’égard des autres demandeurs d’asile » au moment de prévoir une audition aux termes du paragraphe 100(4.1) de la LIPR. Cela a été effectué par l’alinéa 159.9(1)a) du Règlement, qui énonce qu’une audition de la SPR pour un demandeur d’un POD doit être fixée dans un délai de 45 jours s’il demande la protection à un point d’entrée, ou dans un délai de 30 jours s’il demande la protection dans un bureau intérieur. Dans le cas des demandeurs ne provenant pas de pays d’origine désignés, les auditions doivent être fixées dans un délai de 60 jours, peu importe l’endroit où ils présentent leur demande d’asile (Règlement, alinéa 159.9(1)b)). Sous réserve de la disponibilité d’un avocat, une audition sera fixée à « la date la plus proche du dernier jour du délai applicable prévu par le Règlement, à moins que le demandeur consente à une date plus rapprochée » (Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [abrogé par DORS/2012-256, art. 73], paragraphe 3(2)). Tous les demandeurs peuvent présenter une demande de changement de la date de l’audition dans des circonstances exceptionnelles (Règles de la Section de la protection des réfugiés, paragraphes 54(1) et 54(4)). Cependant, depuis 2017, la SPR n’applique plus strictement le court délai fixé par la loi pour trancher les demandes par POD, employant un système du « premier arrivé, premier sorti » pour rendre une décision sur toutes les demandes d’asile.

3.         Le paragraphe 161(1.1) de la LIPR permet au président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (C.I.S.R.) d’établir une distinction entre les demandeurs provenant de pays d’origine désignés et ceux ne provenant pas de pays d’origine désignés lorsqu’il établit des règles sur « la teneur, la forme, le délai de présentation et les modalités d’examen des renseignements à fournir dans le cadre d’une affaire dont la Commission est saisie » (LIPR, alinéa 161(1)c), paragraphe 161(1.1)). Jusqu’à présent, il semble qu’aucune règle établissant une telle distinction n’ait été adoptée. Chaque demandeur doit présenter son formulaire « Fondement de la demande d’asile » et les autres documents pertinents dès que sa demande est renvoyée à la SPR, si la demande est présentée dans un bureau intérieur, ou dans un délai de 15 jours si sa demande est présentée à un point d’entrée (LIPR, paragraphes 99(3.1) et 100(4), alinéa 111.1(1)a); Règlement, article 159.8; Règles de la Section de la protection des réfugiés, article 7). Tous les demandeurs peuvent également demander une prolongation (Règlement, paragraphe 159.8(3); Règles de la Section de la protection des réfugiés, article 8).

4.         Le paragraphe 231(1) du Règlement octroie un sursis automatique de la mesure de renvoi aux demandeurs d’asile qui présentent une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SAR, mais le paragraphe 231(2) empêche les demandeurs de POD de profiter de ce sursis automatique. Les demandeurs de POD n’obtiendront pas de sursis automatique de la mesure de renvoi s’ils présentent subséquemment une demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, à moins qu’ils puissent obtenir un sursis judiciaire de la mesure de renvoi de notre Cour, les demandeurs de POD peuvent être expulsés du Canada avant même que leurs demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire soient examinées par notre Cour.

5.         À moins que certaines exemptions soient octroyées, les alinéas 112(2)b.1) et 112(2)c) de la LIPR interdisent à tous les demandeurs d’asile de demander un ERAR avant que 12 mois se soient écoulés depuis que leur demande de protection a été rejetée pour la dernière fois. Les demandeurs de POD doivent attendre 36 mois dans les mêmes circonstances.

[28]      La désignation d’un POD a également influencé le niveau de soins de santé financés par le gouvernement que les demandeurs ont reçus dans un POD jusqu’à ce que le Décret concernant le Programme fédéral de santé intérimaire (2012), TR/2012-26, (2012) Gaz. C. II, 1135, ait été invalidé dans l’arrêt Médecins canadiens. On a empêché un demandeur d’un POD d’interjeter appel devant la SAR, jusqu’à ce que l’alinéa 110(2)d.1) de la LIPR soit déclaré incompatible avec la Charte et inopérant dans la décision Y.Z.

[29]      Dans l’arrêt Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 R.C.F. 153 (Atawnah), la Cour d’appel fédérale a déterminé que l’interdiction prévue à l’alinéa 112(2)b.1) de présenter une demande d’ERAR avant que 36 mois se soient écoulés à la suite du désistement d’une demande ne contrevenait pas à l’article 7 de la Charte.

[30]      Dans la décision Atawnah, il est toutefois important de souligner que notre Cour et la Cour d’appel [fédérale] n’ont pas examiné l’écart de temps entre les interdictions de 12 et de 36 mois relatives à l’ERAR. Dans la décision Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 774, notre Cour a déclaré ce qui suit [aux paragraphes 61 et 61] :

Les demanderesses affirment que l’interdiction d’une durée de 36 mois imposée à l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est arbitraire. D’après elles, les délais de 12 mois et de 36 mois supposent que les conditions qui ont cours dans le pays et qui ont déjà été examinées ont peu de chance d’évoluer à l’intérieur de telles périodes. Cependant, si aucune évaluation des risques n’a été faite, les conditions qui ont cours dans le pays d’origine de l’intéressé seront probablement les mêmes le lendemain du désistement présumé de sa demande d’asile et dans 12 ou 36 mois.

Il ressort de ce qui précède que ce que contestent les demanderesses n’est pas la durée de l’interdiction relative à l’ERAR, mais l’existence même de l’interdiction. Il existe manifestement un lien rationnel entre l’interdiction faite aux personnes qui se sont désistées de leurs demandes d’asile de présenter une demande d’ERAR et les limites que l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR impose aux droits que l’article 7 confère aux demanderesses. [Italique dans l’original; non souligné dans l’original.]

[31]      En l’espèce, l’écart de temps relatif à l’admissibilité à un ERAR est directement haussé.

IV.       Questions en litige

[32]      Avant de désigner les questions à traiter, il est important de souligner que, sur le plan conceptuel, la présente affaire se distingue de l’arrêt Y.Z. En l’espèce, les demandeurs provenant de pays d’origine désignés se sont fait refuser un droit d’interjeter appel devant la SAR, alors que les demandeurs ne provenant pas de pays d’origine désignés détenaient ce droit. En l’espèce, les demandeurs provenant de pays d’origine désignés détiennent bel et bien le droit de présenter une demande d’ERAR, mais, pour ce faire, leur droit est reporté et refusé pendant deux années de plus que dans le cas des demandeurs ne provenant pas de pays d’origine désignés. La question fondamentale en l’espèce est donc de déterminer si cette distinction et ce refus vont à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte.

[33]      Les questions à trancher sont les suivantes :

1.         Les demandes de contrôle judiciaire sont-elles théoriques?

2.         Les affidavits contestés devraient-ils être radiés en totalité ou en partie?

3.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

4.         Dans la mesure où l’alinéa concerne les ressortissants de pays d’origine désignés, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est-il incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte?

5.         Si c’est le cas, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR peut-il se justifier aux termes de l’article premier de la Charte?

6.         Si l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est inconstitutionnel, quel serait un recours approprié?

7.         Quelles seraient les questions, le cas échéant, à certifier?

[34]      Je vais maintenant m’attarder à la première question.

V.        Les demandes de contrôle judiciaire sont-elles théoriques?

[35]      Compte tenu du temps écoulé, chacun des demandeurs a maintenant dépassé l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR. M. Feher était le premier le 31 décembre 2015; M. Sebok est devenu admissible le 4 novembre 2017; Mme Serban a été la dernière le 8 mars 2018 (Mme Horvath et son fils auraient été admissibles le 4 août 2018, mais on leur a octroyé la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire en juillet 2017). Au moment du jugement dans la décision Feher no 1, seul M. Feher était autorisé à présenter une demande d’ERAR.

[36]      Le défendeur affirme que toutes les demandes de contrôle judiciaire sont maintenant théoriques, car le fondement factuel sur lequel elles ont été présentées a disparu, aucun contexte contradictoire ne persiste et les résultats des demandes n’auront pas d’effet pratique sur les parties. Du point de vue du défendeur, le caractère théorique n’est pas une question statique; il évolue continuellement. Le défendeur souligne que : « l’inapplicabilité d’une loi à celui qui en conteste la validité rend le litige théorique » (Borowski, à la page 355).

[37]      Le défendeur ajoute qu’il n’est pas lié par la décision Feher no 1, car les faits ont changé, c’est-à-dire que tous les demandeurs sont maintenant admissibles à un ERAR. Le défendeur demande instamment à la Cour de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire, soulignant que le dossier est isolé et traite uniquement avec une minorité provenant d’un POD, alors qu’il existe un grand nombre de POD, et que ce facteur milite contre l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. En l’espèce, il y a lieu de ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire, puisqu’il serait préférable d’attendre un véritable contexte contradictoire.

[38]      Les demandeurs affirment que la requête du demandeur visant à rejeter les demandes en raison de leur caractère théorique est futile. L’ACAADR a la qualité pour agir dans l’intérêt public et n’est pas assujettie à la doctrine de caractère théorique, et cette qualité n’est pas contestée. Selon les demandeurs, la Cour est liée par la décision Feher no 1, car il s’agissait d’une ordonnance définitive, et rien n’indique qu’elle était interlocutoire. Les demandeurs affirment que la question de caractère théorique constitue une chose jugée, à la lumière de la décision Feher no 1.

[39]      Selon les demandeurs, l’arrêt Borowski appuie l’audience de cette affaire devant la Cour, puisqu’il concerne une importante question constitutionnelle, que le dossier est complet et qu’il sert un intérêt public important de trouver non seulement une réponse à la question de savoir si l’interdiction relative à l’ERAR de trois ans contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte, mais aussi de ne pas permettre la persistance d’une disposition inconstitutionnelle. Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême du Canada a affirmé que la doctrine relative au caractère théorique « s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire » (à la page 353). Ceci nécessite une analyse en deux temps : « En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire » (arrêt Borowski, à la page 353).

[40]      En conséquence, dans le cas où « il n’y a plus de litige actuel ni de différend concret », l’affaire peut être jugée théorique (arrêt Borowski, à la page 357). Même si une question peut être théorique, car il n’y a plus de litige actuel ni de différend concret, il est néanmoins nécessaire de déterminer si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire et trancher la question lorsque les circonstances le justifient.

[41]      Trois grands principes doivent être pris en compte dans cette deuxième étape d’une analyse du caractère théorique : 1) la présence d’un rapport contradictoire (Borowski, aux pages 358 et 359); 2) la nécessité de promouvoir l’économie des ressources judiciaires (Borowski, à la page 360); 3) la nécessité pour le tribunal d’être conscient de sa fonction juridictionnelle dans la structure politique (Borowski, à la page 362). La Cour doit se demander dans quelle mesure chacun de ces facteurs joue dans l’affaire en question, et l’absence de l’un peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement (Borowski, à la page 363).

[42]      Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a déterminé plusieurs cas où une cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire qui pourrait autrement être théorique. Par exemple, si : 1) le rapport contradictoire nécessaire existe encore entre les parties, et ce, même s’il n’y a plus de litige actuel ou de différend concret (aux pages 360 et 361); 2) la décision de la Cour aura des effets concrets sur les droits des parties (à la page 360); 3) lorsque la cause est de nature répétitive et de courte durée, de telle sorte que des questions importantes pourraient autrement échapper à l’examen judiciaire (aux pages 360 et 361); 4) lorsque des questions d’intérêt public sont en jeu de telle sorte que la résolution relève de l’intérêt public, bien que la présence d’une question d’importance nationale ne suffise pas (à la page 362).

[43]      À la lumière de la décision Feher no 1, je conviens avec les demandeurs que la question relative au caractère théorique est une chose jugée. Même si tous les autres demandeurs ne sont pas devenus admissibles à l’ERAR avant la date de la décision Feher no 1, les mêmes considérations et analyse comme celle effectuée par la protonotaire s’appliquent à eux avec les adaptations nécessaires. Par conséquent, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour trancher cette affaire selon son bien-fondé.

[44]      Cette affaire soulève une question constitutionnelle importante qui pourrait autrement échapper au contrôle judiciaire. Comme la Cour suprême l’a fait remarquer dans l’arrêt Borowski, « il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique » (à la page 360).

[45]      La preuve au dossier montre que la plupart des demandeurs provenant de pays d’origine désignés, de même que ceux ne provenant pas de pays d’origine désignés, sont généralement expulsés du Canada dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle la demande d’asile a finalement été tranchée (contre-interrogatoire de Teny Dikranian, questions 62 à 72, et 149 à 152). Ainsi, la plupart des demandeurs d’asile déboutés n’auront jamais accès à un ERAR, peu importe s’ils sont ou ne sont pas des demandeurs provenant de pays d’origine désignés. Par conséquent, il est vraisemblable (bien que possible) que la question constitutionnelle soulevée en l’espèce puisse autrement échapper au contrôle judiciaire. Pour cette raison, et comme il existe toujours un contexte contradictoire, j’ai conclu qu’il est approprié de déterminer l’affaire en fonction de son bien-fondé.

VI.       La preuve par affidavit

[46]      Les parties ont déposé de nombreux affidavits contenant des témoignages écrits et des dizaines d’éléments de preuve. Le défendeur cherche à obtenir une ordonnance de radiation des huit affidavits déposés par les demandeurs, ou d’une partie de ces affidavits, parce qu’ils sont dépourvus de pertinence, inutiles ou renferment des éléments de preuve d’opinion inappropriés.

[47]      Avant d’examiner le bien-fondé de la requête du défendeur, il est utile de résumer quelques éléments de preuve présentés par les parties.

A.        Témoignage par affidavit des demandeurs

1)         Ferenc Feher

[48]      Ferenc Feher est né le 12 octobre 1985 à Pecs, en Hongrie. Il est l’un des demandeurs individuels en l’espèce. Il est arrivé au Canada en juin 2011, où il a présenté une demande d’asile, car il se disait victime de persécution ethnique de la part de la Garde hongroise et de la population en général de ce pays. Le 18 septembre 2015, M. Feher a déposé un affidavit à l’appui de ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire.

[49]      M. Feher craint de retourner en Hongrie, car la violence s’est intensifiée depuis son départ. Il estime que la manière dont la SPR a traité sa demande d’asile témoigne d’un déni flagrant de justice, car la SPR a accordé l’asile à tous les autres membres de sa famille.

[50]      L’audience de M. Feher devant la SPR a eu lieu en novembre 2012. Dans une décision rendue le 31 décembre 2012, la SPR a rejeté sa demande d’asile, le jugeant non crédible. M. Feher a alors demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SPR, mais cela lui a été refusé, tout comme sa demande de réouverture de sa demande d’asile pour manquement à l’équité procédurale.

[51]      Au début d’août 2015, M. Feher a eu une entrevue avant renvoi avec l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). On lui a alors demandé d’acheter un aller simple non remboursable pour la Hongrie, pour un départ devant avoir lieu au plus tard le 25 août 2015. Une semaine avant la date limite du 25 août, il a reçu un ordre de se présenter pour son renvoi. M. Feher et sa famille étaient profondément angoissés à la perspective de son expulsion imminente, car il était probable qu’ils ne se reverraient plus.

[52]      Lorsque M. Feher a rencontré son avocat pour discuter de ses craintes au sujet de son renvoi en Hongrie, il a appris que, bien que presque tous les demandeurs d’asile déboutés aient droit à une autre évaluation du risque avant leur renvoi lorsque plus de 12 mois se sont écoulés depuis le dernier refus signifié par la C.I.S.R., il ne pouvait pas avoir accès à ce recours parce qu’il venait d’un pays inscrit sur la liste des POD. Il dit avoir lu des articles traitant de ressortissants de pays d’origine désignés à qui l’ERAR a été refusé parce qu’on estimait que leurs demandes d’asile étaient frauduleuses et que les demandeurs ne cherchaient qu’à profiter des services sociaux offerts par le Canada. Bon nombre de ces articles faisaient directement référence aux Roms de Hongrie et il s’est dit humilié par cette rhétorique.

[53]      M. Feher a présenté une demande de report à l’ASFC le 18 août 2015 et soumis des documents supplémentaires les 19 et 20 août. Le 20 août, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs a rejeté la demande; plus tard cette journée-là, n’étant pas certain que l’agent ait pris en compte tous ses arguments (y compris ceux envoyés plus tôt le jour même), M. Feher a demandé que sa demande de report rejetée soit examinée de nouveau. Le lendemain, M. Feher a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de ce refus, ainsi qu’une requête en sursis à l’exécution de son renvoi vers la Hongrie. Plus tard cette journée-là, la demande de réexamen a été refusée. Trois jours plus tard, M. Feher a déposé une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus d’examiner à nouveau sa demande de report. Notre Cour a suspendu le renvoi de M. Feher du Canada le 25 août 2015.

[54]      M. Feher dit avoir subi une pression et un stress terribles du fait de ne pas savoir s’il serait expulsé et d’avoir eu à dire au revoir à tous ses amis et à sa famille et à mettre ses choses en règle en prévision de son départ du Canada. Même si tous ces au revoir se sont révélés inutiles, M. Feher précise que le processus a engendré des coûts importants, en plus d’être épuisant sur le plan physique et émotionnel.

2)         Richard Sebok

[55]      Richard Sebok est né le 5 janvier 1988 à Nyiregyhaza, en Hongrie. Il a fui la Hongrie en avril 2011 et a présenté peu après une demande d’asile au Canada. Il décrit en détail le racisme et la violence dont il a été victime à cause de son origine rome et ajoute que, bien que son oncle et d’autres membres de sa famille élargie aient été acceptés comme réfugiés au Canada, la SPR a conclu, en décembre 2014, qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention. M. Sebok est resté au Canada après que la SPR eut rejeté sa demande d’asile, car il craignait de retourner en Hongrie.

[56]      M. Sebok souligne qu’il lui a été difficile de vivre sans statut et sans emploi. En juin 2015, il a été tenu de se présenter à l’ASFC, ce qu’il a fait, et on l’a alors informé qu’il devrait retourner en Hongrie le mois suivant. En juillet 2015, un mandat a été délivré pour son arrestation après qu’il eut omis de se présenter à son entrevue avant renvoi. Le 10 novembre 2015, il a été placé en détention aux fins d’immigration dans un établissement à sécurité maximale. Il décrit le temps passé en prison comme le pire moment de sa vie. Il avait peur d’être incarcéré avec des hommes qui avaient commis des crimes dangereux et il a beaucoup pleuré.

[57]      Le 27 janvier 2016, M. Sebok a reçu un avis l’informant qu’il serait expulsé vers la Hongrie le 10 février 2016. Il dit que ce fut une période très difficile pour lui et qu’il ressentait une telle anxiété que cela lui donnait envie de vomir. Le 9 février 2016, l’ASFC a rejeté sa demande de report de son renvoi. Le 10 février 2016, notre Cour a suspendu le renvoi de M. Sebok du Canada, et ce dernier a par la suite été libéré du centre de détention de l’immigration.

[58]      M. Sebok doit se présenter tous les mois à l’ASFC; il dit ressentir chaque fois un nœud se nouer dans son estomac, car il ne sait pas ce qui va se passer. Lorsqu’il a appris qu’il ne pouvait être admissible à un ERAR avant qu’un délai de trois ans se soit écoulé à partir du moment où la SPR avait rejeté sa demande d’asile, alors que d’autres étaient admissibles après seulement un an, il s’est senti victime de discrimination du fait qu’il était Rom.

3)         Aniko Horvathne Serban

[59]      Mme Serban est née le 17 décembre 1965 à Szombathely, en Hongrie. Elle a quitté la Hongrie à cause d’une relation conjugale violente. Elle dit qu’elle n’a pu se prévaloir de la protection de l’État, car la Hongrie ne prend pas la violence familiale au sérieux et qu’elle est d’origine rome. Elle est arrivée au Canada en mai 2011 et a présenté une demande d’asile qui a été rejetée par la SPR en mars 2015.

[60]      Mme Serban devait initialement être expulsée en juin 2015. Craignant de retourner en Hongrie et croyant qu’il n’y avait rien qu’elle puisse faire, elle ne s’est pas présentée pour son renvoi et elle est restée au Canada, sans statut. L’ASFC a délivré un mandat d’arrestation la visant après qu’elle eut omis de se présenter pour son renvoi et, en mars 2017, l’ASFC l’a arrêtée et mise en détention aux fins de l’immigration. Comme Mme Serban venait de Hongrie, un pays qui figure sur la liste des POD, elle ne pouvait pas présenter de demande d’ERAR, car un délai de 36 mois ne s’était pas écoulé depuis le rejet de sa demande d’asile par la SPR.

[61]      Le 27 mars 2017, elle a été informée qu’elle serait expulsée du Canada quatre jours plus tard, mais l’ASFC a annulé son renvoi et l’a reporté au 10 avril 2017. Durant cette période, Mme Serban dit avoir vécu constamment dans la peur : elle pleurait beaucoup et n’avait plus d’appétit; elle a commencé à avoir des pensées suicidaires et à se remémorer les mauvais traitements que son ex-mari lui avait fait subir. Elle appelait fréquemment son avocat pour le supplier de lui éviter d’être renvoyée en Hongrie. Son avocat lui a expliqué qu’il était difficile de recueillir tous les renseignements et éléments de preuve nécessaires en aussi peu de temps, et qu’il ne pouvait rien lui garantir.

[62]      Le 6 avril 2017, l’avocat de Mme Serban l’a informée que notre Cour avait accordé un sursis à l’exécution de son renvoi. Elle décrit comment elle s’est alors sentie soulagée et, même si elle était toujours en détention, elle ne se sentait plus désespérée. Elle a été libérée du centre de détention de l’immigration le 26 juin 2017.

4)         Erika Horvath

[63]      Erika Horvath est une autre demanderesse individuelle en l’espèce. Elle est née à Budapest, en Hongrie, le 21 juin 1988 et elle est d’origine ethnique rome. Elle a un fils de 11 ans, Ferenc Tibor Sallai, lui aussi né à Budapest.

[64]      Mme Horvath et son fils sont arrivés au Canada en octobre 2011. Ils ont présenté une demande d’asile, un mois environ après leur arrivée. Dans une décision datée du 4 août 2015, la SPR a déterminé que la demanderesse et son fils n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger. Près d’un an après cette décision de la SPR, Mme Horvath a appris qu’elle serait expulsée du Canada. Son avocat a présenté une demande de report de son renvoi le 15 août 2016. Le même jour, Mme Horvath a présenté une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire.

[65]      Le 18 août 2016, l’ASFC a rejeté la demande de report de Mme Horvath. La veille de son renvoi prévu, notre Cour a ordonné la suspension de son renvoi. Mme Horvath mentionne que cette période de sa vie fut très éprouvante. Son fils était très triste et profondément inquiet d’avoir à quitter son père au Canada.

[66]      En juillet 2017, Mme Horvath a informé notre Cour, par voie d’affidavit, que la résidence permanente lui avait été accordée pour motifs d’ordre humanitaire en juillet 2017.

5)         Christopher Anderson

[67]      Christopher Anderson est professeur adjoint au département des sciences politiques de l’Université Wilfrid Laurier. Il a mené de vastes recherches sur les politiques du Canada en matière d’immigration et de réfugiés. Son affidavit porte principalement sur les tendances historiques qui ont influencé les politiques du Canada en matière d’immigration et de réfugiés.

[68]      Selon M. Anderson, le désir du Canada d’attirer certains immigrants a toujours été accompagné d’une volonté d’en exclure d’autres, et des stéréotypes négatifs ont souvent servi à déterminer quels groupes devaient être exclus (y compris parmi les réfugiés et les demandeurs d’asile). À certaines époques, cette pratique était fondée sur une discrimination raciale explicite, que l’on pense à la taxe d’entrée qui était imposée aux immigrants chinois. D’autres groupes ont aussi fait l’objet d’une discrimination, moins explicite peut-être, de la part du Canada, notamment les immigrants en provenance du Japon et des Indes orientales. Cette discrimination ne s’est pas toujours exercée par des moyens législatifs, précise M. Anderson, qui note que la tendance a été de conférer de vastes pouvoirs de réglementation au pouvoir exécutif, de manière à soustraire les lois sur l’immigration à l’examen du Parlement et du public.

[69]      Lorsque le législateur a adopté l’Acte de l’immigration, S.C. 1906, ch. 19, il l’a fait afin que le ministre puisse, « par proclamation ou par décret, chaque fois qu’il considère la chose nécessaire ou à propos, interdire le débarquement en Canada de toute catégorie donnée d’immigrants » (article 30). Le ministre de l’époque avait reconnu qu’il s’agissait d’une mesure « très rigoureuse; nous l’avons insérée à cause de la venue récente d’un certain nombre d’immigrants bohémiens que nous jugeons peu recommandables à tous égards, sauf au point de vue physique et mental, et nous voulons être en mesure de leur interdire l’entrée au Canada » (Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 10e lég., 2e sess., vol. 3, (13 juin 1906, à la page 5385). Avec l’adoption de Loi de l’immigration, S.C. 1910, ch. 27, le cabinet fédéral a été investi du pouvoir d’« interdire pendant une période de temps déterminée ou d’une manière permanente, le débarquement en Canada, ou le débarquement à un certain port d’entrée désigné, au Canada, d’immigrants de toute race jugée impropre au climat ou aux nécessités du Canada, ou d’immigrants d’une catégorie, d’une occupation ou d’un caractère particuliers » (article 38).

[70]      Après l’holocauste, il devint plus difficile pour le Canada de défendre des politiques explicitement racistes; le professeur Anderson affirme toutefois que le Canada a tout simplement dissimulé le débat racial en adoptant un discours qui mentionnait rarement quels groupes seraient visés par des restrictions, tout en veillant toutefois à ce que certains le soient. Le Canada a continué de faire preuve de discrimination en accordant aux fonctionnaires de larges pouvoirs discrétionnaires leur permettant d’établir des catégories géographiques d’immigrants à privilégier. Le professeur Anderson précise qu’il a fallu attendre 1967 pour que disparaissent les derniers vestiges d’une discrimination officielle et 1976 pour que le Canada s’engage officiellement en faveur de l’égalité, par la promulgation de la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52.

[71]      Le professeur Anderson ajoute que, tandis que la discrimination raciale explicite s’estompait, des préoccupations liées à la sécurité et à la violence découlant de la guerre froide érigeaient des barrières pour les réfugiés qui cherchaient à fuir l’oppression politique de droite. Selon le professeur Anderson, ces préoccupations continuent aujourd’hui encore d’influencer les politiques sur les réfugiés, qu’il s’agisse de l’imposition de visas, de la manière dont le gouvernement traite les immigrants en situation irrégulière ou de la création du système des pays d’origine désignés. Il estime que toutes ces mesures, le régime des POD, et autres dispositions visant à restreindre l’immigration ont un effet négatif, notamment en réduisant la possibilité pour les demandeurs d’asile roms d’obtenir la protection du Canada.

6)         Sean Rehaag

[72]      Le professeur Sean Rehaag est titulaire d’un doctorat en droit axé sur le droit de l’immigration. Il est professeur agrégé à la Osgoode Hall Law School, qui se spécialise dans le droit de l’immigration et des réfugiés et ses recoupements avec les questions de genre et de sexualité. Son affidavit daté du 14 juillet 2017 renferme celui déposé dans la décision Y.Z., dans lequel il conteste l’utilisation du critère quantitatif pour la désignation d’un pays en tant que pays d’origine désigné. Son affidavit inclut également deux articles parus en 2016 dans des revues de droit, dont un qu’il a rédigé conjointement avec Julianna Beaudoin et Jennifer Danch, intitulé « No Refuge : Hungarian Romani Refugee Claimants in Canada » [(2015), 52 Osgoode Hall L.J. 705] et un autre qu’il a rédigé avec Angus Gavin Grant et qui s’intitule « Unappealing : An Assessment of the Limits on Appeal Rights in Canada’s New Refugee Determination System » [(2016), 49 U.B.C. Law Rev. 203].

[73]      Selon le professeur Rehaag, les statistiques sur les décisions rendues au sujet des demandes d’asile en provenance d’un pays donné peuvent varier considérablement au fil des ans, sous l’effet de l’évolution de la situation dans le pays en cause et de facteurs aléatoires. Il note ainsi que certains pays qui satisfont aux critères quantitatifs de désignation durant une année peuvent obtenir de hauts taux de reconnaissance les années suivantes. Il ajoute que ces problèmes sont aggravés du fait que les demandes d’asile retirées et abandonnées sont incluses dans le calcul du taux de rejets; cela peut donner l’impression que les demandeurs d’un pays donné sont souvent déboutés, alors qu’il peut tout simplement s’agir d’une situation où de nombreuses demandes n’ont pas été inscrites au calendrier des audiences de la C.I.S.R. pour faire l’objet d’un examen sur le fond.

[74]      Un autre problème, souligne le professeur Rehaag, vient du fait qu’un pays peut être sûr pour bon nombre de demandeurs, mais ne pas l’être pour certains sous-groupes de demandeurs. Il mentionne plus particulièrement les demandes d’asile fondées sur le genre et l’orientation sexuelle qui, selon lui, sont plus susceptibles d’être accueillies que d’autres types de demandes provenant du même pays, et qui souvent émanent de pays qui ne produisent généralement pas beaucoup de réfugiés.

[75]      Selon le professeur Rehaag, on ne peut se fier aux données de la C.I.S.R. pour brosser un portrait démographique fiable, car tel n’est pas le but de ces données. Il estime que ces données ne tiennent pas nécessairement dûment compte des demandeurs qui sont des ressortissants de plusieurs pays ou qui, selon la SPR, viennent d’un pays autre que celui dont ils se disent originaires.

7)         Audrey Macklin

[76]      Audrey Macklin est professeure de droit et titulaire de la chaire de recherche sur le droit en matière de droits de la personne à l’Université de Toronto. Elle est également, depuis janvier 2017, directrice du Centre for Criminology and Sociolegal Studies de cette même université. De 1991 à 2009, elle a été membre de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Elle est l’auteure d’un chapitre dans le livre de Hélène Lambert et al., dir., The Global Reach of European Refugee Law (New York : Cambridge University Press, 2013). Ce chapitre, qui s’intitule « A safe country to emulate? Canada and the European refugee », traite de l’introduction des pays d’origine désignés ou sûrs; cette pièce est jointe à son affidavit. Selon sa théorie, la mise en place du système de POD a été motivée, en partie du moins, par le désir d’éviter la venue au Canada de demandeurs d’asile roms sans offusquer l’Union européenne [UE] en imposant des visas, car le gouvernement canadien avait besoin de la coopération de chaque État membre pour faciliter la ratification de l’accord commercial global entre le Canada et l’Union européenne.

[77]      La professeure Macklin explique comment sont désignés les pays. Elle précise que le régime de POD prévoit une boucle de rétroaction (elle utilise plutôt le terme « endogène » pour indiquer que ce régime découle du système de détermination du statut de réfugié proprement dit), selon laquelle des anomalies statistiques au cours d’une année peuvent mener à l’inscription d’un pays sur la liste, sans que des mesures soient prévues pour revoir cette désignation, même en cas de déclenchement d’une guerre civile.

[78]      Elle discute également du mythe selon lequel les Roms de Hongrie, et de fait tout ressortissant de l’Union européenne, peuvent chercher protection dans un autre État membre. Selon le protocole Aznar [Protocole (no 24) sur le droit d’asile pour les ressortissants des États membres de l’Union européenne], les ressortissants d’un État membre de l’Union européenne ne peuvent présenter une demande d’asile dans un autre État membre. Et, bien que les ressortissants de l’Union européenne aient le droit de circuler librement, différents mécanismes ont été utilisés pour limiter la liberté de circulation des Roms dans les États membres. La professeure Macklin est d’avis qu’on se méprend lorsqu’on compare l’Union européenne aux « États-Unis d’Europe » (où chaque État membre est une sous-unité sous-fédérale d’un tout), car la réalité juridique est tout autre et que chaque État membre est son propre pays.

8)         Aadil Mangalji

[79]      Aadil Mangalji est associé fondateur du cabinet d’avocats Long Mangalji LLP, qui se consacre exclusivement au droit des réfugiés et de l’immigration. Il est membre agréé du Barreau du Haut-Canada à titre de spécialiste en droit de la citoyenneté et de l’immigration et spécialiste du droit de la protection des réfugiés. Il décrit les fondements législatifs du processus d’ERAR, les inconvénients auxquels font face les personnes en provenance de pays d’origine désignés qui ne sont pas admissibles à l’ERAR, ainsi que son expérience en tant qu’avocat ayant apporté une assistance à divers clients qui ont eu accès à l’ERAR et à d’autres qui n’ont pu y avoir recours.

[80]      Selon M. Mangalji, les personnes inadmissibles à l’ERAR ignorent souvent qu’il existe un processus de demande de report ou qu’elles peuvent présenter une demande de report, et le site Web de l’ASFC ne fournit pas d’information à ce sujet. Il ajoute que, bien que la plupart des personnes qui présentent une demande d’ERAR aient droit, selon la loi, à une période de 30 jours pour préparer et soumettre leur demande, et qu’elles bénéficient habituellement de plusieurs mois, la loi ne prévoit aucune période minimale pour préparer et soumettre une demande de report et, en général, les personnes qui présentent ces demandes n’ont que quelques semaines, parfois même seulement quelques jours, pour préparer leur demande. D’après son expérience, les courts délais et l’absence de sursis prévu par la loi créent des obligations monétaires et des stress supplémentaires qui peuvent grandement nuire à la capacité des demandeurs de consacrer le temps et les ressources nécessaires pour soumettre une demande de report complète.

[81]      M. Mangalji note que l’ASFC n’a publié aucune procédure précisant à quel moment doit être convoquée une audience dans le contexte d’une demande de report, ni la marche à suivre à cette fin. Pour autant qu’il le sache, aucun demandeur ayant présenté une demande de report, s’étant vu accorder une audience devant un agent de l’ASFC, n’a vu par la suite sa demande de report refusée. Il ajoute que les demandeurs dont la demande de report est accueillie n’ont pas droit à la protection des réfugiés, ni ne sont admissibles à la résidence permanente. Tout comme il n’existe aucun critère législatif ou réglementaire précisant à quel moment une demande de report devrait être accueillie, de même il n’existe aucun critère précisant à quel moment un report autorisé devrait être réévalué ou révoqué.

9)         Lisa Andermann

[82]      Lisa Andermann est psychiatre et professeure agrégée de psychiatrie à la division de l’équité des genres et des populations du département de psychiatrie de l’Université de Toronto. Elle est rattachée à la clinique de traumatismes psychologiques du Mount Sinai Hospital et à la Clinique Nouveau départ du Centre de toxicomanie et de santé mentale pour les nouveaux arrivants et les réfugiés; elle est aussi psychiatre consultante au Centre canadien pour victimes de torture. Elle travaille dans le domaine des traumatismes psychologiques et de la psychiatrie culturelle depuis 2001.

[83]      On lui a demandé de répondre à la question suivante : « Quels sont (s’il en est) les effets psychologiques/psychiatriques probables résultant de l’incertitude associée aux procédures ou aux délais pour les demandeurs d’asile et les demandeurs d’asile déboutés? » Son affidavit montre comment l’incertitude et les retards dans le traitement des demandes d’asile augmentent les problèmes de santé mentale des réfugiés.

[84]      Elle décrit comment ces incertitudes associées au processus et aux échéanciers, pendant et après le prononcé de la décision, influent sur la santé mentale des demandeurs d’asile. Ces incertitudes empêchent notamment le traitement des troubles de stress post-traumatique, car la première étape de bon nombre des traitements consiste à assurer « sécurité et stabilité », une étape qui requiert l’élimination du risque d’autres traumatismes et le traitement des symptômes coexistants. Elle ajoute ce qui suit : [traduction] « les retards démesurés dans le prononcé des décisions concernant des demandes d’asile et l’incertitude accrue quant aux délais accordés après le rendu de la décision, ne font que prolonger la période d’incertitude et d’absence de sécurité. Durant cette période, les symptômes de trouble mental ou de détresse psychologique liés aux traumatismes subis risquent peu de s’atténuer et pourraient au contraire s’aggraver encore plus ».

10)      Julianna Beaudoin

[85]      Julianna Beaudoin est titulaire d’un doctorat en anthropologie, et son mémoire intitulé Challenging Essentialized Representations of Romani Identities in Canada [University of Western Ontario, 2014] porte sur les Roms au Canada et sur les divers problèmes auxquels ils font face. Elle explique que les Roms sont souvent dépeints et traités de manière négative, et que les Canadiens manquent de renseignements exacts sur cette population. Comme notre exposition aux Roms est si limitée, elle juge inquiétant lorsque des fonctionnaires concluent que des Roms font de fausses allégations ou qu’ils ne méritent pas la protection que confère le statut de réfugié.

[86]      Dans son affidavit, elle soutient que les demandes d’asile abandonnées ou retirées ne devraient pas être comptées comme des refus dans le système de POD, car on ne tient ainsi pas compte du taux de demandes accueillies. Elle note à ce sujet que le retrait ou l’abandon d’une demande d’asile peut être justifié par de nombreux motifs qui n’ont rien à voir avec le risque de persécution dans le pays d’origine. Dans la préparation de son mémoire, elle a interviewé un grand nombre de nouveaux arrivants roms qui lui ont fait part de plusieurs motifs ayant justifié l’abandon de leur demande d’asile : ils avaient été représentés par une personne incompétente ou qui les avait escroqués; certains demandeurs ne comprennent pas qu’ils ne peuvent retourner dans leur pays pour aucun motif, ou ils croient à tort qu’ils pourront présenter à nouveau leur demande ultérieurement; certains doivent souvent changer d’adresse, mais ne sont pas conscients de l’importance d’en informer la C.I.S.R., ce qui fait qu’ils ne respectent pas certains délais; certains ont des handicaps intellectuels qui ajoutent à leurs problèmes; enfin, certains demandeurs se sont découragés lorsqu’ils ont entendu l’ancien ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Jason Kenney, dire que leurs demandes d’asile étaient « frauduleuses ».

[87]      Son mémoire est annexé à son affidavit, avec les deux articles suivants : « The exclusion of Roma claimants in Canadian refugee policy » [(2013), 48 Patterns of Prejudice 67] et « No Refuge : Hungarian Romani Refugee Claimants in Canada ». Une quatrième pièce consiste en une compilation d’extraits d’articles décrivant en détail des commentaires et des opinions formulés par des fonctionnaires du gouvernement du Canada au sujet de demandeurs d’asile roms.

a)         Mémoire

[88]      Dans son mémoire, Julianna Beaudoin examine comment le processus identitaire des Roms peut être utilisé pour lutter contre la discrimination, les stéréotypes fondamentaux, ainsi que les politiques et attitudes d’exclusion.

[89]      Dans la section 3.1, elle décrit comment la généalogie et l’analyse linguistique ont été utilisées pour retracer les origines historiques des Roms dans le nord-ouest de l’Inde. Elle décrit également les nombreuses injustices dont les Roms ont été victimes tout au long de leur histoire, que l’on pense à l’asservissement, à la stérilisation forcée, aux expulsions, aux « chasses » spéciales avec permission de tirer à vue, aux viols et meurtres légalisés, aux communautés et écoles séparées, au vol de biens, aux restrictions linguistiques, aux adoptions forcées, ainsi qu’au génocide pur et simple. Cette persécution se poursuit encore aujourd’hui, les Roms étant toujours victimes de ségrégation en éducation, de stérilisation forcée, de brutalité policière sanctionnée par l’État et de ghettoïsation. Elle décrit ultérieurement comment les Roms comparent la montée actuelle du parti Jobbik en Hongrie au gain de popularité de Hitler. Les Roms qui arrivent au Canada viennent de différents pays, notamment d’Angleterre, de Hongrie et de la République tchèque.

[90]      Selon Mme Beaudoin, la présence des Roms au Canada pourrait remonter aussi loin qu’aux années 1500 à 1700. Dans les années 1800, des Roms vivaient au Canada. À la fin de 1957, plus de 37 000 Hongrois avaient été acceptés au Canada. En 1996, un grand nombre de réfugiés roms tchèques ont commencé à présenter des demandes d’asile au Canada et ils ont été suivis peu après par des Hongrois, à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Bien que le Canada ne publie pas l’origine ethnique des demandeurs d’asile, mais seulement leur nationalité, on estime que la majeure partie des demandes d’asile présentées entre 1996 et 2008 l’ont été par des Roms en provenance de ces deux pays.

[91]      Dans le quatrième chapitre de son mémoire, Mme Beaudoin traite de la couverture médiatique des Roms au Canada. Dans la majeure partie de ce chapitre et des chapitres qui suivent, elle examine comment les demandeurs d’asile roms sont considérés comme de « faux » demandeurs et des « tziganes » resquilleurs. Selon Mme Beaudoin, ces idées se reflètent dans les notions et les structures de notre système d’immigration, et la croyance erronée selon laquelle les demandeurs d’asile de l’intérieur sont des resquilleurs est une notion alimentée par les fonctionnaires qui décrivent les demandes d’asile rejetées, abandonnées ou retirées comme étant frauduleuses.

[92]      Mme Beaudoin mentionne que divers fonctionnaires, dont le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de l’époque, Jason Kenney, ont communiqué avec des personnes qui avaient brossé un portrait bienveillant des Roms, et que le gouvernement tente, par l’intimidation, de contrôler les faits et les renseignements qui sont communiqués au public. Elle ajoute qu’une partie du blâme revient aussi aux médias, qui ne tardent pas à diffuser des nouvelles sur la criminalité, en particulier au sujet des Roms, car la peur fait vendre.

[93]      Dans un échantillon de 235 articles publiés depuis 2012, dans lesquels Mme Beaudoin a relevé les termes précis « Roms » et « tziganes », 95 articles utilisaient également le terme « frauduleux ». Près de la moitié de ces articles parlaient également, d’une manière ou d’une autre, des pays européens comme étant des pays « sûrs ». Tout comme ces articles tendancieux, certaines discussions sur la liste des POD, qualifiant l’ensemble des États membres de l’Union européenne comme des pays sûrs n’étant pas sources de demandeurs d’asile, suscitent certaines réserves. Seuls 12 titres attiraient explicitement l’attention sur des questions comme l’intolérance, la haine, la persécution et autres conditions difficiles auxquelles sont exposés les Roms, et 15 titres abordaient expressément diverses questions auxquelles les Roms font face quotidiennement au Canada.

[94]      Mme Beaudoin décrit comment les Roms ont tenté de défendre leur cause au Canada. L’un des objectifs a été d’améliorer les possibilités pour les Roms de s’instruire; cependant, l’accélération du délai d’exécution des expulsions fait en sorte que certains programmes mis en place ne peuvent être utilisés pleinement. Elle décrit également comment certains Roms, craignant que leur demande d’asile ne soit rejetée et qu’ils ne soient expulsés, quittent le Canada vers d’autres pays avant d’avoir la chance d’être entendus par la C.I.S.R.

[95]      Elle discute ensuite de la manière dont les statistiques ont été utilisées pour établir la liste des POD, et comment ces statistiques peuvent être utilisées ou interprétées de différentes manières pour obtenir différents résultats. Elle ajoute que ces statistiques ne tiennent pas nécessairement compte de facteurs tels que la capacité du demandeur de se payer un avocat ou un interprète durant l’audience, des facteurs qui peuvent avoir une grande incidence sur le succès de la demande d’asile, mais qui sont rarement mesurés.

b)         « No Refuge : Hungarian Romani Refugee Claimants in Canada »

[96]      Cet article, rédigé par Sean Rehaag, Julianna Beaudoin et Jennifer Danch, consiste en une analyse qualitative et quantitative des demandes d’asile présentées par des Roms de Hongrie, qui examine ce que les auteurs qualifient d’absence d’éléments de preuve pour évaluer les changements survenus depuis l’adoption, en 2012, de la LPSIC. Les auteurs discutent de la manière dont le système de détermination du statut de réfugié du Canada a traité les Roms de Hongrie, de 2008 à 2012. L’article se termine par la présentation des conclusions de l’étude, à savoir l’impact du discours anti-réfugiés, la partialité institutionnelle, l’incohérence du processus de prise de décisions ainsi que les problèmes découlant de l’incompétence des avocats.

[97]      Dans la première partie de cet article, les auteurs abordent différents sujets, notamment l’histoire de la persécution des Roms, ainsi que le paysage juridique et les politiques d’immigration du Canada envers les Roms. Dans la deuxième partie, les auteurs examinent comment les demandeurs d’asile hongrois ont été traités de 2008 à 2012. L’une des conclusions des auteurs est que, bien qu’il soit inexact de faire des déclarations généralisées concernant le caractère frauduleux des demandes d’asile présentées par les Hongrois, il est juste de dire que la grande majorité des demandeurs hongrois, dont la demande d’asile a été traitée entre 2008 et 2012, ont été déboutés.

[98]      Les auteurs examinent également différentes raisons pour lesquelles les demandeurs se sont vu refuser le statut de réfugiés; parmi ces motifs, mentionnons la protection offerte par l’État en cause, la question de la discrimination par opposition à la persécution et les conclusions négatives quant à la crédibilité générale des demandeurs. L’article traite aussi du taux de demandes d’asile abandonnées et retirées par des demandeurs hongrois. Une grande proportion (52,5 p.100) des 7 669 demandes d’asile présentées par des Hongrois entre 2008 et 2012 ont été retirées ou abandonnées. Ces résultats s’expliquent notamment par le désespoir des demandeurs, une forte proportion d’avocats ayant fait preuve d’inconduite professionnelle, ainsi que par d’autres motifs dont le choc des cultures, l’expulsion d’autres membres de la famille créant une réaction en chaîne, ainsi que la nécessité pour les demandeurs de retourner en Hongrie pour prendre soin de membres de la famille malades ou pour assister à des funérailles. Les auteurs concluent que, bien que les taux d’abandon et de retrait aient été plus élevés (sans pour autant l’être autant que les statistiques présentées par le ministre Kenney), ces taux plus élevés s’expliquent pas des motifs autres que la présentation de demandes frauduleuses.

11)      Cynthia Levine-Rasky

[99]      Cynthia Levine-Rasky est professeure agrégée au département de sociologie de l’Université Queen’s. Depuis 2011, ses recherches portent sur les Roms. Son livre intitulé  Writing the Roma : Histories, Policies, and Communities in Canada  [Halifax : Fernwood Publishing] a été publié en 2016. Elle est également l’auteure de plusieurs articles, dont ceux intitulés « Designating Safety, Denying Persecution : Implications for Roma Refugee Claimants in Canada » [(2018), 16 Journal of Immigrant & Refuge Studies 313] et « They didn’t treat me as a Gypsy : Romani Refugees in Toronto » [(2016), 32 Refugee 54]. Ces articles et le livre de la professeur Levine-Rasky sont annexés en pièces jointes à son affidavit.

a)         « Writing the Roma »

[100]   Le livre Writing the Roma traite de l’histoire des Roms, de leur persécution actuelle et passée ainsi que de la manière dont le système d’immigration du Canada traite les Roms. Dans un chapitre consacré au système canadien de détermination du statut de réfugié intitulé « The Canadian Refugee System and the Roma », la professeure Levine-Rasky examine comment les statistiques sont utilisées pour défendre une opinion politique au sujet des demandeurs d’asile roms. Dans un autre chapitre sur la réforme et le système de pays d’origine désignés (« Reforms to the System and Designated Countries of Origin »), Mme Levine-Rasky explique le principe du système de POD et ses effets sur les demandeurs d’asile roms. Elle explique également comment la prolongation du délai d’attente, de 12 mois à 36 mois, avant d’avoir accès à un ERAR, s’inscrit dans une politique visant à accélérer le rapatriement des demandeurs déboutés. Elle estime que la méthode de désignation des pays pose problème, précisant ce qui suit :

[traduction] [...] la probabilité qu’un pays soit désigné « sûr » est basée sur le nombre de demandeurs d’asile en provenance de ce pays. Tout aussi troublant est le fait que les demandes d’asile retirées ou abandonnées sont prises en compte dans le calcul de la sécurité [...] Les demandeurs d’asile se retrouvent ainsi à la merci de circonstances externes, des circonstances suffisamment mauvaises pour les amener à abandonner ou à retirer leur demande.

[101]   Selon la professeure Levine-Rasky, le racisme et des préoccupations économiques ont contribué à la création du régime de POD. Par le passé, des visas ont été utilisés pour limiter les demandes d’asile; cependant, cet instrument sans nuance a aussi eu des effets indirects en limitant le commerce, et c’est ce qui a mené à l’établissement de la liste des POD. La professeure Levine-Rasky pose la question rhétorique suivante :

[traduction] Dans quelle mesure le commerce international influe-t-il sur la politique nationale relative aux réfugiés? En résumé, la valeur du commerce et le désir d’entretenir des relations politiques propices au maintien de la mondialisation des échanges commerciaux sont des facteurs qui incitent à passer outre aux violations des droits de la personne par un partenaire commercial. Pour faciliter le libre-échange et les relations diplomatiques, il arrive souvent qu’un pays refuse d’admettre les conditions sociales des minorités d’un autre pays, ou en fasse abstraction. La persécution des minorités se trouve de ce fait écartée du discours politique.

b)         « Designating Safety, Denying Persecution : Implications for Roma Refugee Claimants in Canada »

[102]   Dans cet article, la professeure Levine-Rasky fait valoir qu’en rejetant les demandeurs d’asile roms, la politique canadienne sur les réfugiés non seulement repose sur des politiques racistes, mais également rétablit le mythe du nomadisme imminent (et immanent) des tziganes. Elle décrit comment des témoignages personnels relatés dans des recherches ethnographiques corroborent les conditions dangereuses qui existent en Hongrie; pourtant, le discours sur la désignation des zones sûres a pour effet d’en nier l’importance. Le déni de la persécution est repris dans le discours de l’ancien ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Jason Kenney. Ce déni se poursuit dans le système de détermination du statut de réfugié, dans lequel l’interprétation de la persécution se fait souvent sans tenir compte des seuils prévus dans la Convention.

12)      Janet Mosher

[103]   Janet Mosher est professeure agrégée de droit à la Osgoode Hall Law School de l’Université York. Elle relie son travail aux perceptions des assistés sociaux à la façon dont cette stigmatisation a été utilisée pour compromettre la légitimité des demandeurs d’asile d’un POD comme faux. Ses recherches indiquent que les assistés sociaux sont perçus comme étant fainéants et sont « criminalisés » (au sens où ils sont remis en cause par leurs voisins et qu’on présume qu’ils fraudent le système simplement en ayant recours au réseau de soutien social offert par le Canada). Cette conception est juxtaposée avec celle des individus inculpés de fraude fiscale qui sont plutôt perçus comme des citoyens canadiens ayant la fibre de l’entrepreneuriat et travaillant dur (qui ont été accusés d’avoir fraudé ou dépouillé des ressources du système fiscal canadien). Selon la professeure Mosher, la création de la liste de POD approfondit, renforce et perpétue le stéréotype des personnes ne nécessitant pas la protection des réfugiés puisqu’elles viennent d’un pays sûr, mais ces personnes sont rejetées par le système lui-même.

[104]   Elle joint les notes d’allocution de Jason Kenney, ancien ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, un discours de Chris Alexander, ancien ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et un communiqué de presse de 2012 annonçant des changements à la LPSIC comme pièces de son affidavit.

B.        La preuve par affidavit du défendeur

1)         Kay Hailbronner

[105]   Kay Hailbronner est professeur émérite de droit public, de droit international public et de droit européen à l’Université de Constance, en Allemagne. Il compte 40 années d’expérience dans l’étude et la pratique du droit de l’immigration et des réfugiés allemand, européen et international et du droit international public connexe régissant la migration et la protection des réfugiés.

[106]   Le professeur Hailbronner explique les notions de pays d’origine sûrs utilisées en Europe et fournit une étude comparative concernant le cadre juridique national et européen dans lequel les notions de pays d’origine sûrs fonctionnent. Il établit comment le concept fondamental a vu le jour et décrit son fonctionnement au sein de l’UE. Il décrit en détail les régimes nationaux de pays d’origine sûrs en Allemagne, au Royaume-Uni, en France, en Belgique et en Autriche.

[107]   Le professeur Hailbronner fait remarquer que chaque État membre de l’UE crée sa propre liste de pays sûrs. Les demandeurs d’un pays d’origine sûr ne peuvent pas obtenir l’asile, à moins qu’ils réfutent la présomption de sécurité et il y a généralement des conséquences procédurales, par exemple des calendriers accélérés. L’article 39 de la Directive 2013/32/UE [du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), [2013] J.O. L 180/60] relative à des procédures de l’UE assure qu’un demandeur d’asile a un accès raisonnable à un recours effectif si sa demande est rejetée, mais les États membres ont un pouvoir discrétionnaire considérable pour décider si un demandeur peut rester dans le pays en attendant l’issue de sa demande. En règle générale, des calendriers accélérés ont été acceptés tant que les demandeurs ont en pratique assez de temps pour préparer et intenter une action efficace devant le tribunal.

[108]   Le professeur Hailbronner note également que la Directive 2004/38/CE [du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004, [2004] J.O. L 158/77] concernant les citoyens de l’Union établit les détails relatifs au droit à la libre circulation. Il explique que bien que le droit de séjour jusqu’à trois mois ne soit pas tributaire d’autres conditions qu’un document d’identité valide, le droit de séjour de plus de trois mois est pour sa part assujetti à des conditions afin que les citoyens de l’UE ne deviennent pas un fardeau à l’égard des services sociaux de l’État membre hôte. Ce que veut dire un fardeau sur le système social n’est pas défini avec précision, affirme le professeur Hailbronner, mais la Cour européenne de justice a clairement énoncé de manière répétée qu’une mesure d’expulsion ne doit pas être une conséquence automatique du recours au système d’aide sociale. Lorsque le citoyen d’un État membre a passé cinq ans dans un autre État membre de l’UE, il bénéficie d’un droit de résidence permanente.

[109]   Le professeur Hailbronner poursuit en faisant remarquer que dans le cas où une personne est expulsée d’un pays, cela n’a pas de conséquences sur sa liberté de circulation générale dans le reste de l’UE. Selon le professeur Hailbronner, le nombre total d’expulsions de citoyens de l’UE est très faible par rapport au grand nombre de citoyens européens se déplaçant librement dans l’Union. Il souligne, par exemple, qu’en Allemagne en 2016, 38 Hongrois ont été expulsés tandis que 58 096 personnes ont déménagé en Allemagne. Une exception notable semble être l’incident largement médiatisé de l’évacuation de citoyens européens d’origine rome de France vers la Roumanie en 2010. Cependant, depuis 2010, le professeur Hailbronner affirme que des mesures ont été prises pour améliorer l’intégration des Roms sur les plans politiques, sociaux et économiques, et un groupe de travail a été établi pour surveiller et présenter des rapports annuels sur leur intégration.

[110]   Le professeur Hailbronner traite des droits de libre circulation des ressortissants de l’UE comme solution de rechange à l’obtention de protection à l’étranger. Selon le professeur Hailbronner, l’existence d’un pays tiers sûr prêt à accepter un demandeur d’asile constitue un motif établi pour le refuser dans la plupart des principaux pays d’accueil. Au sein de l’UE, cependant, une connexion au moyen d’un séjour antérieur ou d’autres critères avec le pays tiers sûr a été demandée comme condition d’application de la notion de pays tiers sûr.

[111]   Le professeur Hailbronner énonce que [traduction] « [n]ormalement, une mesure de rechange en matière de protection sous la forme d’un État tiers dans lequel le demandeur d’asile n’avait pas séjourné avant de présenter une demande dans un autre État ne se poserait pas étant donné que les États tiers, en l’absence d’un précédent séjour ou d’une précédente résidence, ne sont généralement pas disposés à accepter des demandeurs d’asile. La situation est toutefois différente en ce qui concerne les citoyens de l’Union qui [...] jouissent dans le cadre de leur statut fondamental de droits à la libre circulation ». Il poursuit en déclarant que [traduction] « même si une sorte de critère de connexion est maintenu pour des raisons de législation ou de politique nationale, afin de renvoyer un demandeur d’asile à un État tiers sûr, la citoyenneté de l’Union peut être considérée comme un lien qui justifie l’attribution d’une responsabilité première des États membres de l’UE de prendre soin des citoyens de l’Union qui allèguent un danger de persécution ou un préjudice grave dans leur état d’origine [...] En vertu des exigences du droit international, cependant, les obligations de non-refoulement des États ne seraient pas un obstacle à la référence des demandeurs d’asile à leurs droits de libre circulation au sein de l’Union européenne ».

[112]   Le professeur Hailbronner note que l’accès des demandeurs à des procédures d’asile au sein de l’UE est limité en vertu du protocole Aznar. Il note de plus qu’une demande d’asile dans l’UE sera déclarée irrecevable et ne sera pas considérée, sauf s’il existe des circonstances exceptionnelles qui exigent d’admettre la demande à l’égard d’un examen complet.

[113]   Le professeur Hailbronner conclut son affidavit en déclarant que son examen de la documentation sur la situation en Hongrie montre que la Hongrie respecte les valeurs de l’UE et respecte les principes de la primauté du droit, que le droit hongrois n’autorise pas la discrimination fondée sur l’origine ethnique et que le gouvernement hongrois ne préconise pas, n’appuie pas ou ne tolère pas la discrimination raciale. Il fait remarquer que, bien que le protocole Aznar n’ait pas abouti à une exclusion automatique des ressortissants hongrois des procédures d’asile, le taux de reconnaissance se rapproche de zéro. Selon le professeur Hailbronner, ces chiffres extrêmement faibles s’expliquent en raison du fait que les ressortissants de l’UE ont des droits de libre circulation. Il note qu’entre 2010 et 2013, le nombre de Hongrois vivant en Allemagne a augmenté de 68 890 à 132 477; de plus, s’il n’est pas possible de déterminer de quels groupes ethniques ces migrants sont issus, il est raisonnable de supposer qu’un grand pourcentage des personnes venant de la Hongrie est issu des minorités ethniques.

 

2)         Teny Dikranian

[114]   Teny Dikranian est, depuis 2015, la directrice, Législation et politique du programme de la Direction générale de la citoyenneté d’IRCC (anciennement Citoyenneté et Immigration Canada (CIC)). Avant cela, elle était la responsable de la politique d’asile de la Division des politiques et des programmes d’asile de la Direction générale des affaires des réfugiés de CIC.

[115]   Dans son affidavit, elle déclare que dans le cadre de son rôle auprès de la Direction générale des affaires des réfugiés, elle a travaillé sur les réformes législatives du système de détermination de statut de réfugié du Canada, y compris la LMRER et la LPSIC. Elle donne trois raisons expliquant pourquoi le système a été réformé : 1) les ressources de la C.I.S.R. étaient mises à rude épreuve avec un retard de plus de 60 000 demandes d’asile non entendues lorsque la LMRER a été introduite et ce retard signifiait qu’il y avait un temps d’attente d’environ 19 mois entre la demande d’une personne à l’égard de la protection des réfugiés et le moment où elle recevait une décision de la SPR; 2) plusieurs couches de recours possibles s’offraient aux demandeurs d’asile et il n’y avait aucune limite à l’égard du nombre de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ou d’ERAR et il fallait en moyenne quatre années et demie pour renvoyer un demandeur d’asile débouté; et 3) rendre le système plus rapide était nécessaire pour régler la question du retard croissant afin de dissuader les demandes non authentiques et d’assurer une protection plus opportune à ceux qui en ont besoin.

[116]   Le régime des POD est l’un des changements les plus importants mis en place pour répondre à ces besoins, explique Mme Dikranian. Elle affirme que certains pays ne produisent normalement pas de réfugiés et l’une des raisons principales pour le régime des POD était de [traduction] « dissuader les abus de notre système de réfugiés par des gens qui viennent de pays généralement considérés comme sûrs et “ne produisant pas de réfugiés”, tout en préservant le droit de chaque demandeur d’asile admissible à une audition équitable devant la CISR ».

[117]   Elle explique comment un pays est désigné comme POD. Il y a deux différentes façons pour un pays de faire l’objet d’une désignation éventuelle : à savoir, quantitativement ou qualitativement. Même si un pays peut qualitativement ou quantitativement faire que le processus soit déclenché pour qu’il figure sur la liste des POD, une analyse plus approfondie de neuf critères est fournie au ministre afin d’aider à la prise de décision. Ces critères sont les suivants : 1) la gouvernance démocratique; 2) la protection du droit à la liberté et à la sécurité de la personne; 3) la liberté d’opinion et d’expression; 4) la liberté de religion et d’association; 5) l’absence de discrimination et la protection des droits des groupes qui courent des risques; 6) la protection contre les acteurs non étatiques; 7) l’accès à des enquêtes impartiales; 8) l’accès à un système judiciaire indépendant; et 9) l’accès à la réparation, ce qui inclut des dispositions constitutionnelles et légales. Le ministre a le dernier mot quant à savoir si un pays est désigné comme POD.

[118]   Les éléments déclencheurs quantitatifs s’appliquent uniquement aux pays où au moins 30 demandeurs ont reçu leur décision définitive de la C.I.S.R. (y compris les décisions d’abandon ou de retrait) dans les trois années précédant la désignation potentielle. Un faible nombre de demandes de ressortissants d’un pays donné pourrait être révélateur de ce que le pays ne produise normalement pas de réfugiés, explique Mme Dikranian. Elle note que l’alinéa 109.1(1)b) de la LIPR prévoit trois domaines que les pays doivent satisfaire pour être considérés à l’égard d’une désignation éventuelle : (i) il y a un système judiciaire indépendant; (ii) les droits démocratiques fondamentaux et les libertés sont reconnus et des mécanismes de réparation sont disponibles si ces droits ou libertés sont violés; et (iii) des organisations de la société civile existent.

[119]   Les éléments déclencheurs quantitatifs sont : un taux combiné de rejet, d’abandon ou de retrait de 75 p. 100 ou plus; ou un taux combiné d’abandon ou de retrait de 60 p. 100 ou plus avant qu’une décision ne soit prise par la SPR pendant une période de 12 mois consécutifs. Pour s’assurer que ces taux sont stables, l’analyse porte sur plusieurs périodes de 12 mois consécutifs; par exemple, en commençant en janvier et les 11 mois qui précèdent, en commençant en février et les 11 mois qui précèdent et ainsi de suite.

[120]   Depuis novembre 2014, Mme Dikranian affirme qu’il y a eu un suivi continu des pays figurant sur la liste des POD en utilisant les neuf critères susmentionnés pour déterminer s’il y a une détérioration importante dans les conditions de pays depuis l’époque de la désignation. À ce jour, aucune désignation de pays n’a été révoquée.

[121]   Mme Dikranian fait remarquer que la Hongrie a été désignée comme POD en décembre 2012, ainsi que tous les États membres de l’Union européenne excepté la Roumanie et la Bulgarie. La Roumanie a été par la suite assujettie à des éléments déclencheurs quantitatifs et a été désignée en octobre 2014. À ce jour, la Bulgarie ne remplit pas les seuils quantitatifs ou qualitatifs. Mme Dikranian affirme que la Bulgarie a dépassé les 30 décisions définitives requises pour être assujettie au déclenchement quantitatif; mais le taux combiné de rejet, d’abandon et de retrait n’a pas a atteint ou dépassé le seuil quantitatif de 75 p. 100.

[122]   Mme Dikranian affirme que la politique en matière de POD était efficace pour dissuader les demandes non fondées alors que le taux d’acceptation globale a augmenté de 42 p. 100 en 2012 à 66 p. 100 en 2014. Elle a aussi réduit le nombre de demandes d’ERAR de 7 682 en 2007 à 2 059 en 2016.

[123]   Mme Dikranian explique que le régime des POD a introduit une procédure différente pour les demandeurs de ces pays déboutés, en ce qu’ils doivent attendre trois ans pour présenter une demande d’ERAR, à la différence des demandeurs qui ne proviennent pas de pays d’origine désignés qui doivent attendre un an seulement. La justification de cette différence, affirme Mme Dikranian, est que les POD ne produisent habituellement pas de réfugiés. En règle générale, ils respectent également les droits de la personne et sont censés être plus stables. Mme Dikranian déclare que [traduction] « [l]a plus longue interdiction à l’ERAR est essentiellement une plus longue période de validité d’une décision de la CISR. Parce que ces pays sont généralement stables, le délai dans lequel il y a une faible probabilité que quelque chose change est plus long ».

[124]   Mme Dikranian affirme également qu’il y a des « garanties » en place pour assurer qu’un demandeur puisse recevoir un ERAR dans le cas où quelque chose a changé depuis la précédente décision négative de la C.I.S.R. ou d’ERAR le concernant. Les ressortissants étrangers confrontés à une préoccupation à l’égard du développement d’un risque tardif peuvent demander à un agent d’exécution de la loi un report de renvoi pour faciliter l’accès au processus d’ERAR par une levée de l’interdiction. En outre, le paragraphe 112(2.1) de la LIPR permet au ministre d’exempter des ressortissants nationaux ou des personnes ayant leur résidence habituelle sur le territoire d’un pays ou d’une partie d’un pays, ou une catégorie de ressortissants nationaux ou de personnes ayant leur résidence habituelle sur le territoire d’un pays, de l’interdiction relative à l’ERAR. Mme Dikranian note que depuis 2012, il y a eu 19 exemptions (certains pays ont été exemptés deux fois) à l’interdiction de 12 mois relative à l’ERAR. Il n’y a eu aucune exemption à l’égard des POD, ce qui, affirme-t-elle [traduction] « indique que les pays d’origine désignés sont des États stables ayant des institutions solides (par exemple, des institutions judiciaires), ne faisant l’objet d’aucune violence politique cautionnée par l’État, possédant des niveaux élevés de liberté d’expression des opinions sans crainte et n’étant assujettis à aucune guerre civile ».

3)         Aldina Saude

[125]   Aldina Saude est une agente d’exécution de la loi au Canada de l’ASFC. Elle a travaillé dans plusieurs sections, y compris la section de protection des réfugiés déboutés (PRD) pendant environ un an. Elle décrit ses expériences de travail dans la section de PRD et dans la section des reports, une section qui traite les demandes formelles écrites de report.

[126]   Dans la section de PRD, elle a tout d’abord réalisé une entrevue avant renvoi. Lors de cette entrevue, elle transmettait la décision négative relative à l’ERAR et informait le demandeur d’asile débouté du fait qu’il serait prochainement renvoyé du Canada. Si un demandeur débouté possédait un document de voyage valide et qu’il n’y avait aucun empêchement connu à l’égard du renvoi, un départ du Canada était prévu dans les trois à quatre semaines. En dehors de toute restriction légale ou réglementaire à l’égard d’un renvoi, si le demandeur débouté présentait une raison valable de retarder le renvoi, elle ajustait souvent la date de renvoi en conséquence. Mme Saude déclare qu’elle a retardé de nombreux renvois à l’égard de demandeurs déboutés pour leur permettre de se rendre à un rendez-vous médical, de terminer une année scolaire ou de participer à une entrevue en personne auprès de CIC pour l’évaluation d’une demande de parrainage de conjoint au Canada.

[127]   Selon Mme Saude, il n’y a aucun délai prescrit pour le dépôt des demandes de report du renvoi. Certains demandeurs d’asile déboutés soumettent une demande de report dès qu’ils reçoivent l’appel et l’avis les informant de leur entrevue avant renvoi à venir; ces demandes sont jugées prématurées parce que le renvoi n’a pas encore été fixé. La plupart des demandes sont toutefois soumises après que des dates de renvoi ont été fixées et Mme Saude affirme qu’il n’est pas rare que des ressortissants étrangers présentent une demande de report de renvoi moins de cinq jours ouvrables avant la date de départ prévue bien qu’ils aient eu un préavis de plusieurs semaines du renvoi. Lorsqu’une demande de report est faite verbalement, elle est évaluée verbalement au cours de l’interaction. Les demandes écrites de report sont traitées en fonction des priorités opérationnelles en ce que les demandes des personnes qui sont les plus proches de l’expulsion sont traitées avant celles dont le renvoi est moins imminent.

[128]   Il n’y a pas de limite au nombre de demandes de report de renvoi qu’un demandeur débouté peut faire. Mme Saude affirme que les demandeurs déboutés peuvent demander un report au même motif plusieurs fois; par exemple, ils peuvent le faire une fois de manière informelle, une fois par écrit, puis une autre fois par écrit par l’entremise d’un représentant légal. Ils peuvent ensuite demander un report pour des motifs différents. Mme Saude affirme qu’un report est [traduction] « une mesure disponible pour atténuer une circonstance exceptionnelle, de plus en plus, il semble que les ressortissants étrangers présentent ces demandes écrites systématiquement. Nous comptons sur les orientations fournies dans le chapitre 10 du Guide de l’exécution de la loi sur les renvois relatifs à l’examen par un agent de nouvelles allégations de risque à l’étape du report du renvoi ». Selon Mme Saude, l’adoption de textes législatifs limitant l’admissibilité à l’égard d’une demande au programme d’ERAR a entraîné un afflux de demandes de reporter un renvoi fondées sur un risque présumé auquel les ressortissants étrangers pourraient être confrontés dans leurs pays de destination.

[129]   Mme Saude déclare que les demandes de report de renvoi sont accordées afin d’atténuer les circonstances exceptionnelles présentées, et alors seulement à titre de mesure temporaire — il existe toujours une obligation légale d’exécution à l’égard des mesures de renvoi exécutoires. Dans le cas où de nouveaux éléments de preuve de risque sont présentés, affirme-t-elle, l’évaluation de la situation ne constitue pas une simple tâche parce que le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de la loi au Canada est limité et ne lui confère pas le pouvoir délégué d’émettre une évaluation des risques s’apparentant à un ERAR. Mme Saude conclut son affidavit en affirmant que le rôle de l’agent d’exécution de la loi au Canada se limite à déterminer si la preuve du risque présenté est nouvelle et irrésistible et, si c’est le cas, le renvoi sera reporté pour qu’une évaluation des risques soit effectuée par un tribunal compétent.

[130]   Compte tenu du précédent résumé de la preuve, il convient maintenant d’examiner si certains des affidavits ou certaines parties d’eux devraient être radiés.

VII.      Les affidavits contestés devraient-ils être radiés en totalité ou en partie?

[131]   Comme il a déjà été mentionné, le juge chargé de la gestion de l’instance a rejeté la requête en radiation de certains affidavits ou de parties de ceux-ci du défendeur dans une ordonnance datée du 1er février 2018. Cette ordonnance établissait que la requête du défendeur pourrait être présentée au juge de première instance en temps opportun, et que tous les affidavits existants déposés au dossier y demeurent jusqu’au moment où le juge de première instance en décide autrement. Il est par conséquent nécessaire de traiter la requête du défendeur qui a été présentée à nouveau le premier jour de l’audition de la présente affaire.

A.        Les observations du défendeur

[132]   Le défendeur soutient que les demandeurs ont déposé des affidavits inappropriés qui ne respectent pas les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, dans leur version modifiée, en ce qui concerne la recevabilité des affidavits d’experts. D’après le défendeur, les affidavits ne sont pas pertinents à l’égard des questions soulevées dans le cadre des présentes demandes de contrôle judiciaire, ne sont pas nécessaires pour aider le juge des faits et contiennent un contenu inapproprié. La recevabilité de ces affidavits a le potentiel, soutient le défendeur, de déformer les faits et de détourner les parties des questions pertinentes.

[133]   Le défendeur ne conteste pas les affidavits des demandeurs individuels puisqu’ils contiennent des détails relatifs à leurs expériences personnelles. Le défendeur conteste toutefois, la recevabilité en preuve des huit affidavits ou de parties de ceux-ci déposés par les demandeurs en tant que témoins experts proposés. Ces déposants sont : Sean Rehaag, Aadil Mangalji, Audrey Macklin, Janet Mosher, Christopher Anderson, Cynthia Levine-Rasky, Juliana Beaudoin et Lisa Andermann.

[134]   Le défendeur note que la Cour suprême a souligné le rôle de « gardien » du juge et les juges du procès doivent être vigilants dans le cadre de la surveillance et de l’application de la portée adéquate du témoignage d’expert. Selon le défendeur, la jurisprudence établie de longue date énonce que les témoins experts n’ont pas la permission d’usurper les fonctions du juge des faits en donnant des opinions sur le droit national. Les tribunaux sont les experts en ce qui concerne les questions de droit et son interprétation et, par conséquent, les affidavits d’expert contenant des opinions à l’égard du droit national sont irrecevables.

[135]   Le défendeur affirme que la recevabilité d’un témoignage d’expert dépend de l’application de quatre facteurs émanant de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 (Mohan), aux paragraphes 17 à 21 : 1) la pertinence; 2) la nécessité d’aider le juge des faits; 3) l’absence de toute règle d’exclusion; et 4) la qualification suffisante de l’expert. Le défendeur mentionne l’analyse en deux étapes conçue pour faciliter l’application des critères de l’arrêt Mohan développée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Abbey, 2009 ONCA 624, 246 C.C.C. (3d) 301 (Abbey), aux paragraphes 76, 77 et 82 à 85. À la première étape, la partie qui propose l’élément de preuve doit convaincre le tribunal qu’il satisfait aux critères du seuil d’admissibilité. En ce qui concerne la pertinence, le tribunal doit être convaincu que l’élément de preuve proposé est logiquement pertinent en ce qu’il tend à rendre l’existence ou la non-existence d’un fait allégué plus ou moins probable. À la deuxième étape, le tribunal entreprend une analyse coûts-avantages propre à l’affaire afin d’établir si le témoignage d’expert est suffisamment probant pour l’emporter sur l’incidence défavorable que la recevabilité aura.

[136]   Le défendeur soutient que l’affidavit Rehaag manque d’impartialité et contient un témoignage d’opinion non pertinent. De l’avis du défendeur, cet affidavit ne satisfait pas à l’analyse coûts-avantages de l’arrêt Abbey. Dans le cadre de l’évaluation de la valeur probante, le défendeur affirme que la Cour doit tenir compte de la question de savoir si les éléments de preuve proposés sont mis en doute par des lacunes sur le plan de la fiabilité, y compris l’impartialité alléguée. D’après le défendeur, le professeur Rehaag manque d’impartialité, car il a toujours milité contre les dispositions sur les POD et prétendu que le régime des POD ne respectait pas la Charte. Le rôle d’un expert n’est pas de militer, déclare le défendeur, mais d’aider la Cour en fournissant un avis indépendant et objectif sur les questions qui relèvent de l’expertise du témoin. Le défendeur insiste à l’égard du fait que les affirmations du professeur Rehaag devraient être considérées dans la perspective de sa partialité et, si son affidavit n’est pas radié, il devrait à tout le moins être apprécié en conséquence.

[137]   Le défendeur soutient que l’affidavit Mangalji contient un témoignage d’opinion inapproprié. Le défendeur note que M. Mangalji indique qu’il lui a été demandé de fournir un affidavit à l’égard des différences juridiques, politiques et pratiques entre le processus d’ERAR et le processus de demande de report. Le défendeur affirme qu’il n’est pas nécessaire pour M. Mangalji d’utiliser son expertise pour faire ressortir les diverses dispositions de la LIPR et du règlement dont la Cour a déjà connaissance. D’après le défendeur, l’opinion d’expert sur la législation nationale et sur l’interprétation adéquate de la loi usurpe le rôle de la Cour et est irrecevable. M. Mangalji ne prétend pas fournir une opinion scientifique ou une autre opinion contextuelle hors de la portée de l’expertise de la Cour. En tant qu’avocat, il présente plutôt des renseignements et un avis juridique. Le défendeur affirme qu’il ne s’agit pas d’un témoignage d’expert recevable et que cet affidavit devrait être radié.

[138]   En ce qui concerne l’affidavit Macklin, le défendeur soutient qu’il contient un témoignage d’opinion qui est inapproprié. Le défendeur note qu’il contient comme pièce le chapitre d’un livre qu’elle a écrit intitulé « A Safe country to emulate? Canada and the European refugee ». De l’avis du défendeur, cet affidavit ne possède autrement aucun contenu, ne fournit aucun contexte à l’égard de ce document et est par conséquent tout à fait inutile. Le défendeur soutient que la pièce jointe comprend un témoignage d’opinion sur des questions de droit en matière d’immigration au Canada et les dispositions sur les POD et est, par conséquent, irrecevable en tant que témoignage d’expert.

[139]   Le défendeur affirme que les paragraphes 11 à 50 de l’affidavit Mosher devraient être radiés pour défaut de pertinence. La majeure partie de son affidavit (les paragraphes 11 à 39) traite des stéréotypes et des préjugés auxquels sont confrontés les bénéficiaires de l’aide sociale et, selon le défendeur, cela n’est pas pertinent à l’égard du droit et de la politique de l’immigration ou à la question particulière soulevée dans le cadre du présent litige. Le défendeur note que la professeure Mosher tente d’assimiler l’étiquetage politique de certains demandeurs d’asile des POD de faux à l’étiquetage de certains bénéficiaires de l’aide sociale de paresseux ou de malhonnêtes. De l’avis du défendeur, il n’est pas clair comment cette comparaison peut aider la Cour à établir la validité constitutionnelle de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR.

[140]   Selon le défendeur, la majeure partie de l’affidavit Anderson fournit un examen sélectif de l’histoire et des politiques en matière d’immigration du Canada, mais ne fait aucunement référence aux dispositions actuelles sur les POD. Le défendeur affirme que cet affidavit n’est ni pertinent ni nécessaire et qu’il devrait être radié parce qu’il ne satisfait pas à l’analyse coûts-avantages de l’arrêt Abbey. Plus particulièrement, le défendeur soutient que les paragraphes 2 à 48 de l’affidavit Anderson ne sont ni pertinents ni nécessaires.

[141]   Le défendeur note que bien que l’affidavit Anderson soit axé sur les politiques historiques qui ont tenté d’exclure certains groupes de demandeurs d’asile en se fondant sur la race, l’origine ethnique, la religion ou la nationalité, l’alinéa 112(2)b.1) ne fait aucune distinction sur ces fondements. L’affidavit vise à donner un contexte général permettant de comprendre les politiques récentes du Canada en matière d’immigration, mais le défendeur critique l’affidavit parce qu’il n’offre pas de contexte historique pertinent à la constitutionnalité de l’alinéa 112(2)b.1). Même si certaines parties de cet affidavit sont déclarées pertinentes, le défendeur affirme qu’elles devraient être exclues dans le cas où leur valeur probante est annihilée par l’effet préjudiciable, elles impliquent une période de temps excessive qui n’est pas proportionnelle à leur valeur ou elles sont trompeuses au sens que leur effet sur le juge des faits est disproportionné par rapport à leur fiabilité.

[142]   Selon le défendeur, l’affidavit Anderson ne répond pas à l’analyse coûts-avantages de l’arrêt Abbey. De l’avis du défendeur, cet élément de preuve élargirait inutilement la portée du présent litige en le transformant potentiellement en une attaque du système d’immigration et de protection des réfugiés au Canada depuis la Confédération. La période de temps et les dépenses excessives liées au contre-interrogatoire et à la présentation potentielle d’un témoignage expert pour réfuter les conclusions du professeur Anderson, qui sera alors assujetti à un contre-interrogatoire des demandeurs, l’emportent sur la valeur probante limitée de cet élément de preuve.

[143]   Le défendeur soutient que l’affidavit de M. Anderson n’est pas nécessaire pour aider la Cour. Le défendeur affirme que la Cour est probablement au fait des politiques historiques générales traitées dans cet affidavit et que ces politiques ne comprennent rien de particulier ou de difficile sur le plan des notions exigeant les explications d’un expert. Le défendeur est d’avis que la Cour est en mesure de comprendre le contexte historique général de la politique canadienne en matière d’immigration sans le témoignage d’expert du professeur Anderson. D’après le défendeur, cet affidavit a le potentiel, s’il n’est pas radié, de déformer le processus de recherche des faits parce que les opinions du professeur Anderson, tirées de son résumé sélectif en matière d’immigration et de politiques de protection des réfugiés d’exclusion, n’ont aucune incidence sur le caractère constitutionnel de l’alinéa 112(2)b.1).

[144]   Le défendeur affirme que l’affidavit Levine-Rasky joint le livre de la professeure Levine-Rasky, ainsi que deux articles écrits par elle, en tant que pièces. D’après le défendeur, cet affidavit ne possède autrement aucun contenu et ne donne aucun contexte à l’égard de ces documents. Cet affidavit, affirme le défendeur, est tout à fait inutile puisque les sources jointes en tant que pièces pourraient tout simplement être citées dans le mémoire des faits des demandeurs et il devrait être radié pour ce motif.

[145]   Le défendeur fait remarquer que l’affidavit Beaudoin indique que Mme Beaudoin l’a préparé aux fins de contester la légalité de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR. Toutefois, d’après le défendeur, son affidavit traite principalement de la description des Roms dans les médias au Canada et des attitudes du public à l’égard des personnes d’origine ethnique rome et ces sujets n’ont aucune pertinence en l’espèce. La majeure partie de cet affidavit est tout simplement non pertinente à l’égard de la question principale soulevée dans le cadre du présent litige et, d’après le défendeur, les paragraphes 7 à 18 devraient être radiés.

[146]   Le défendeur affirme que l’affidavit de la professeure Andermann devrait être intégralement radié parce qu’il n’est ni pertinent ni nécessaire. D’après le défendeur, son avis sur les effets psychologiques ou psychiatriques de l’incertitude liée aux procédures et aux délais sur les demandeurs d’asile n’est pas pertinent à l’égard de la question de la validité de l’alinéa 112(2)b.1) sur le plan constitutionnel. D’après le défendeur, la Cour ne nécessite pas ce témoignage d’expert pour apprécier le fait que certains demandeurs d’asile pourraient souffrir de symptômes post-traumatiques découlant de leur expérience. Ces conclusions ne comportent pas d’élément compliqué, technique ou difficile sur le plan conceptuel exigeant les explications d’un expert.

B.        Les arguments des demandeurs

[147]   Lors de l’instruction de l’affaire, les demandeurs ont fait valoir que la Cour n’était pas dûment saisie de la requête en radiation du défendeur et que le moment choisi pour déposer cette requête leur porte atteinte. Selon les demandeurs, la juge Elliott qui est chargée de la gestion de l’instance a rendu une ordonnance qui rejette la requête et énonce clairement que le défendeur doit déposer une autre requête autonome. Les demandeurs se plaignent aussi d’avoir entendu pour la première fois à l’audience les allégations d’impartialité portées contre les professeurs Macklin et Beaudoin et que ces allégations n’étaient pas présentes dans la requête en radiation précédente.

[148]   Les demandeurs font de plus valoir qu’ils n’ont plus l’occasion de réfuter les nouvelles allégations sur les témoignages d’experts, car le défendeur a attendu à la dernière minute pour relancer sa requête, ce qui les pousse à répondre à des arguments interminables sur-le-champ sans préavis, et qu’il s’agit là essentiellement d’un piège. Les demandeurs ont affirmé à l’audience que le défendeur avait eu amplement le temps de déposer une requête appropriée et que le fait de ne pas l’avoir fait aliène de façon fondamentale le droit du défendeur à le faire maintenant.

[149]   Dans leurs observations écrites, les demandeurs remarquent que le défendeur ne conteste pas les qualifications des sept experts qu’ils présentent, mais qu’il conteste plutôt la pertinence de certains des témoignages rendus par ces experts. Selon les demandeurs, à la première étape de l’évaluation de l’admissibilité, pertinence veut dire pertinence logique et un témoignage d’expert qui se veut logiquement pertinent doit tendre à augmenter la probabilité de l’existence ou de la non-existence d’un fait contesté, tant par l’expérience humaine que par la logique.

[150]   À la deuxième étape de l’évaluation de l’admissibilité, les demandeurs reconnaissent que, même si les juges qui président exercent une fonction de gardien en ce qui a trait aux témoignages d’experts, ce rôle augmente en importance lors d’un procès, surtout lors d’un procès devant jury. Par contre, ce rôle perd de son importance lorsqu’il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en raison de l’absence de témoignages oraux et de jury.

[151]   Les demandeurs font remarquer que la fonction de gardien est décrite dans l’arrêt Abbey en ce qui concerne l’analyse coûts-avantages portant sur l’admissibilité des témoignages d’experts. Pour établir les « avantages » de l’évaluation, il doit y avoir examen de la valeur probante potentielle des témoignages et de l’importance de la question en litige à laquelle les témoignages se rapportent. Parmi les « coûts » de la même évaluation, il y a possibilité que, s’il est confronté à une opinion d’expert bien présentée, le juge des faits abandonne la recherche de faits et que le témoignage d’opinion d’un expert ne vienne vicier le processus judiciaire par le prolongement indu de la procédure, ce qui donnerait un avantage à la partie ayant le plus de ressources.

[152]   Selon les demandeurs, les questions de coûts ou de préjudice ne se posent pas pour deux raisons : 1) il n’y a aucun risque que l’admission de témoignages d’experts ne prolonge ni ne complexifie indûment la procédure et l’instruction des requêtes peut alors compter sur un dossier de la preuve complet sans délai supplémentaire ou imprévu; 2) en l’absence de jury, la Cour ne court aucun risque d’être submergée par la preuve ni de délaisser son rôle de recherche de faits.

[153]   De l’avis des demandeurs, les arguments du défendeur à l’égard des affidavits de M. Rehaag, de M. Anderson et de Mme Beaudoin sont irrecevables selon le principe de préclusion ou sinon ils constituent une attaque indirecte et un abus de procédure. Les demandeurs de la décision Y.Z. ont déposé des affidavits d’experts de plusieurs déposants, entre autres M. Sean Rehaag, M. Christopher Anderson et Mme Julianna Beaudoin. Les demandeurs font remarquer que, dans les présentes requêtes, le professeur Rehaag joint l’affidavit qu’il a déposé pour la décision Y.Z. et l’invoque, tandis que le professeur Anderson et Mme Beaudoin fournissent essentiellement le même témoignage pour les présentes requêtes que celui qu’ils ont livré dans la décision Y.Z. Les demandeurs se fondent sur ces affidavits pour les mêmes raisons invoquées dans la décision Y.Z., c’est-à-dire pour démontrer que les distinctions établies par la loi entre les avantages procéduraux accordés aux demandeurs d’asile qui ne proviennent pas de pays d’origine désignés et les inconvénients subis par les demandeurs d’asile en provenance de pays d’origine désignés sont discriminatoires et servent à marginaliser, à léser et à stéréotyper les demandeurs provenant d’un pays d’origine désigné.

[154]   L’ACAADR dit que tous les critères nécessaires pour ordonner au défendeur de retirer ses requêtes en radiation des affidavits Rehaag, Anderson et Beaudoin ont été satisfaits. Ces affidavits sont semblables à ceux présentés dans la décision Y.Z. Leur dépôt vise à démontrer que les inconvénients procéduraux imposés aux demandeurs provenant de POD en application de la LIPR sont discriminatoires par application du paragraphe 15(1) de la Charte. Le défendeur dans la décision Y.Z., le même qu’en l’espèce, s’est désisté de l’appel de ce jugement. Vu ces circonstances, l’ACAADR soutient que les conditions précédentes pour la préclusion sont satisfaites et qu’aucun des motifs discrétionnaires de non-application de la préclusion ne s’appliquent en l’espèce. L’ACAADR admet que les autres demandeurs des présentes requêtes ne sont pas des parties dans la décision Y.Z. Il est néanmoins encore possible de se prévaloir des principes de common law, comme la contestation indirecte et l’abus de procédure, pour éviter le gaspillage de ressources et l’abus potentiel découlant de la tentative du défendeur de remettre en litige l’admissibilité des affidavits Rehaag, Anderson et Beaudoin.

[155]   De l’avis des demandeurs, la requête en radiation du défendeur est sans fondement et, si elle était accueillie, empêcherait la Cour d’évaluer la validité constitutionnelle de la loi contestée en s’appuyant sur un dossier complet. Les demandeurs se fondent sur ces témoignages pour établir les faits législatifs et sociaux nécessaires pour faire valoir que la distinction faite par le législateur entre ressortissants provenant de pays d’origine désignés et ceux ne provenant pas pays d’origine désignés est fondée sur des stéréotypes blessants, préjudiciables et inexacts sur le fond des demandes présentées par les ressortissants de POD.

[156]   Selon les demandeurs, l’argument du défendeur voulant que le professeur Rehaag manque d’impartialité n’a pas de fondement. Il ne suffit pas d’affirmer, selon eux, que le professeur Rehaag n’est pas impartial. C’est à la partie qui présente la requête qu’incombe le fardeau de démontrer qu’une telle allégation est fondée lorsque cette partie sollicite la radiation d’un affidavit, une mesure exceptionnelle à cette étape de l’instance. Le défendeur n’a fourni aucun fondement permettant de conclure à la partialité du professeur. À l’égard de l’allégation d’ordre général voulant que l’affidavit de M. Rehaag ne soit qu’un avis juridique sur le fondement des dispositions sur les POD, les demandeurs pensent qu’il s’agit là d’une déformation de l’objet de ce témoignage. L’affidavit de M. Rehaag fournit une analyse statistique du critère quantitatif pour la désignation d’un pays d’origine désigné et son opinion d’expert au sujet de la fiabilité des données statistiques compilées par la C.I.S.R. sur l’issue des demandes d’asile.

[157]   Les demandeurs remarquent également que le défendeur a omis de désigner les paragraphes ou les parties de l’affidavit de M. Rehaag qui sont censés constituer un avis juridique irrecevable. Une allégation d’ordre général selon laquelle un déposant expert produirait un témoignage d’opinion non fiable ou irrecevable et qui ne fournit aucune preuve précise de partialité ni aucun exemple d’opinion irrecevable ne pourra jamais atteindre le seuil requis pour la radiation de l’affidavit en tout ou en partie.

[158]   Pour ce qui est de l’affidavit de M. Mangalji, les demandeurs n’ont pas affirmé, contrairement à l’argumentation du défendeur, que M. Mangalji était un témoin expert. M. Mangalji n’a pas présenté de certificat relatif au code de déontologie régissant le témoin expert. Il se trouve dans son affidavit des renseignements pertinents et des connaissances personnelles au sujet des différences juridiques, politiques et pratiques entre le processus d’ERAR et le processus de demande de report. De l’avis des demandeurs, M. Mangalji ne fait qu’attester des faits relevant de ses connaissances acquises du fait de ses activités professionnelles.

[159]   Les demandeurs disent que l’affidavit de M. Mangalji est pertinent à leur argument portant sur le paragraphe 15(1) sur le traitement différentiel des ressortissants d’un POD en ce qui concerne la présentation de nouveaux éléments de preuve pour examen, l’évitement du refoulement et l’acceptation d’une demande de protection au Canada après le rejet d’une telle demande. Les demandeurs ajoutent que, lorsqu’ils évaluent les violations de la Charte, la menace de blessures et la possibilité de violations de la Charte sont pertinentes. Selon les demandeurs, les situations hypothétiques raisonnables, comme les expériences d’autres demandeurs se trouvant dans l’affidavit de M. Mangalji, sont pertinentes à la question de savoir si la désignation de pays d’origine est conforme à la Charte. Comme il est souvent difficile de faire une distinction claire entre un avis de profane irrecevable et un témoignage recevable, la démarche préférable serait, de l’avis des demandeurs, d’admettre le témoignage et de déterminer le poids à accorder en fonction de l’ensemble de la preuve présentée à la Cour.

[160]   De l’avis des demandeurs, l’affirmation du défendeur voulant que le témoignage d’expert de la professeure Macklin ne soit pas nécessaire, soit vide de contenu et ne fournisse pas de contexte ne tient pas compte de sa déclaration claire selon laquelle le chapitre de son livre joint à son affidavit reflète son opinion d’experte sur des questions pertinentes au présent litige. Les demandeurs indiquent que le chapitre du livre de Mme Macklin porte sur la création et l’adoption de la désignation du régime de POD dans le contexte des tentatives du gouvernement canadien dans le passé de restreindre les Roms demandeurs d’asile en provenance de la Hongrie et de la République tchèque. Ce témoignage, nous disent les demandeurs, a de l’importance pour leur argument voulant que les demandeurs d’asile en provenance de ces pays ont été désavantagés dans le passé et que le régime de POD maintient en place un stéréotype qui renforce ce désavantage.

[161]   Selon les demandeurs, le défendeur déforme les parties de l’affidavit de Mme Mosher qui porte sur la question des stéréotypes et des préjugés à l’endroit des bénéficiaires de l’aide sociale. Cet affidavit, font remarquer les demandeurs, aborde la question précise du stéréotypage et des préjugés à l’égard des bénéficiaires de l’aide sociale pour illustrer le vaste potentiel de la loi de reprendre et de maintenir en place les stéréotypes de groupes. De l’avis des demandeurs, ce témoignage d’expert concernant le potentiel de la loi à reprendre et à maintenir en place des stéréotypes de groupes est pertinent à un argument relatif au paragraphe 15(1) de la Charte. Bien que le domaine d’expertise en recherche de la professeure Mosher vise les bénéficiaires de l’aide sociale, les demandeurs signalent que son affidavit porte précisément sur la question de savoir si le régime de POD pourrait lui aussi reprendre et intégrer des stéréotypes de demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés.

[162]   En ce qui a trait à l’argument du défendeur voulant que l’affidavit de M. Anderson ne soit pas pertinent, les demandeurs ne prétendent pas que l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR établit à lui seul une distinction fondée sur la nationalité. Cependant, ils soutiennent qu’une interprétation de cette disposition en corrélation avec la désignation des pays d’origine désignés de l’article 109.1 fait ressortir le fondement intrinsèque de cette distinction. Les demandeurs soulignent que l’une des questions en litige que la Cour doit évaluer en l’espèce est de savoir si les immigrants et les réfugiés ont été des groupes désavantagés dans le passé et si les stéréotypes négatifs fondés sur le pays d’origine leur ont porté préjudice. De l’avis des demandeurs, l’examen de l’histoire et des politiques en matière d’immigration au Canada que propose le professeur Anderson est tout à fait pertinent.

[163]   Contestant l’argument du défendeur portant sur le témoignage de la professeure Levine-Rasky, les demandeurs affirment que l’affidavit de celle-ci est nécessaire, offre un contenu et étaye le contexte. Les demandeurs expliquent que sa déposition est importante puisqu’elle contient des chapitres de son livre portant sur la situation des Roms en Europe et sur le régime des POD.

[164]   Les demandeurs soutiennent que les paragraphes contestés de l’affidavit de Mme Beaudoin sont d’une importance évidente envers l’argument relatif au paragraphe 15(1) de la Charte. La simple affirmation du défendeur voulant que ces sujets n’aient pas de pertinence pour le fond du présent litige ne tient pas compte de la pertinence de questions comme le désavantage historique, le stéréotypage et la perpétuation de la discrimination dans l’ensemble de la discussion portant sur le paragraphe 15(1).

[165]   Selon les demandeurs, la requête en vue de radier l’intégralité de l’affidavit de Mme Andermann en raison de l’absence de renvoi aux dispositions sur les POD ou à l’interdiction relative à l’ERAR de trois ans et de l’absence de discussion sur la susceptibilité des demandeurs de POD aux effets psychologiques négatifs ne reconnaît pas que la pertinence de la déposition doit être évaluée dans le contexte de la demande dont la Cour est saisie. Selon les demandeurs, l’examen d’une question constitutionnelle exige souvent l’adoption d’une approche contextuelle plus large pour prouver sur le fond qu’une disposition de la loi viole la Charte. Les demandeurs maintiennent que l’opinion de Mme Andermann est pertinente puisque les demandeurs d’asile provenant de POD essuyant un rejet font face à plus d’incertitude procédurale et temporelle que les demandeurs des autres pays dont la demande a été rejetée.

C.        Discussion

[166]   Il est acquis que le recours à une requête en vue de radier un affidavit en tout ou en partie ne doit pas être routinier (Gravel c. Telus Communications Inc., 2011 CAF 14, au paragraphe 5, surtout lorsque l’objet de la radiation a trait à la pertinence. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles où l’existence d’un préjudice est démontrée et que la preuve est de toute évidence dénuée de pertinence que ce type de requête est justifié (voir l’arrêt Mayne Pharma (Canada) Inc. c. Aventis Pharma Inc., 2005 CAF 50, au paragraphe 13 et la décision Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, au paragraphe 40).

[167]   Les présentes demandes de contrôle judiciaire font l’objet d’une gestion de l’instance. La juge Elliott connaît bien le dossier et aurait pu se prononcer sur la requête sur le fond si elle était d’avis que la mesure était de toute évidence justifiée (voir l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux paragraphes 11 et 12). Cependant, elle ne l’a pas fait. Elle a plutôt rejeté la requête à la condition qu’elle puisse être présentée au juge de première instance en temps voulu.

[168]   Je considère que le rejet de la requête au complet ne portera pas atteinte au défendeur à ce moment-ci de la procédure. Le défendeur a contre-interrogé tous les déposants dont il attaque à présent les affidavits, au moment où la transcription de ces interrogatoires fait désormais partie du dossier volumineux présenté à la Cour. Je ne suis pas convaincu que le défendeur a subi un préjudice physique quelconque en raison du dossier volumineux que les demandeurs ont compilé.

[169]   Il n’est pas évident que les affidavits ou les parties d’affidavit qui sont contestés par le défendeur aient tellement peu de rapport avec la question constitutionnelle soulevée par les présentes requêtes qu’ils doivent être radiés du dossier. L’espèce n’est pas une cause pour laquelle la radiation d’affidavits ou de parties d’affidavit facilite le bon déroulement de l’instance. Il n’est pas nécessaire de reprendre chaque affidavit ligne par ligne pour en évaluer la pertinence envers l’instance. À cet égard, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que mon rôle de gardien perd fortement de son importance lorsqu’il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, là où les témoignages oraux et le jury sont absents.

[170]   La Cour suprême a établi un critère en deux volets pour les témoignages d’opinion de l’expert dans l’arrêt Mohan et l’a repris dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182 (White), aux paragraphes 23 et 24. Plus récemment, la Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt R. c. Bingley, 2017 CSC 12, [2017] 1 R.C.S. 170, ce qui suit [aux paragraphes 14 à 17]  :

L’analyse du témoignage d’expert se divise en deux étapes. Premièrement, celui-ci doit satisfaire aux quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan : (1) pertinence, (2) nécessité, (3) absence de toute règle d’exclusion et (4) expertise particulière. Deuxièmement, le juge du procès doit soupeser les risques éventuels et les avantages que présente l’admission du témoignage (White Burgess, par. 24.)

Si, à la première étape de l’analyse, le témoignage ne satisfait pas aux critères établis dans Mohan, il ne devrait pas être admis. Le témoignage doit être logiquement pertinent à l’égard d’un fait en cause [renvoi omis]. Il doit être nécessaire « pour permettre au juge des faits d’apprécier les questions en litige » en lui fournissant des renseignements qui dépassent son expérience et ses connaissances [renvoi omis]. Un témoignage d’opinion qui respecte par ailleurs les exigences de l’arrêt Mohan sera inadmissible si une autre règle d’exclusion s’applique (Mohan, p. 25). Un tel témoignage doit être donné par un témoin qui possède des connaissances spéciales ou une expertise particulière (Mohan, p. 25). Dans le cas d’une opinion fondée sur une théorie ou technique scientifique nouvelle, les principes scientifiques sur lesquels repose l’opinion doivent également respecter un degré minimal de fiabilité [renvois omis].

À la deuxième étape de l’analyse, le juge du procès conserve le pouvoir discrétionnaire d’exclure un témoignage qui satisfait aux critères minimaux d’admissibilité si les risques de son admission l’emportent sur ses avantages. Bien que cette seconde étape ait été décrite de nombreuses façons, il vaut mieux la considérer comme une application de la règle générale d’exclusion : le juge du procès doit déterminer si les avantages de son admission l’emportent sur le préjudice potentiel pour le procès (Abbey, par. 76). Lorsque l’effet préjudiciable du témoignage d’opinion d’un expert l’emporte sur sa valeur probante, ce témoignage devrait être exclu [renvois omis].

L’analyse relative à l’admissibilité de l’opinion d’un expert ne saurait être [traduction] « effectuée dans l’abstrait » (Abbey, par. 62). Avant d’appliquer le cadre d’analyse en deux étapes, le juge du procès doit déterminer la nature et la portée de l’opinion d’expert proposée, laquelle doit être soigneusement circonscrite afin de réduire le risque de viciation du procès [renvois omis].

[171]   Le défendeur reproche à l’affidavit du professeur Anderson l’absence de contexte historique ayant un rapport avec l’analyse de la constitutionnalité de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR. Pour déterminer si l’affidavit doit être radié, la question « est de savoir si l’expert fournit des renseignements qui dépassent vraisemblablement l’expérience et les connaissances ordinaires du juge des faits » (voir R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, au paragraphe 21; White, au paragraphe 21).

[172]   Quelques-uns des cas de discrimination que le professeur Anderson décrit dans son affidavit sont notoires, mais l’histoire générale des lois et des politiques discriminatoires en matière d’immigration de M. Anderson est plus approfondie que « l’expérience et les connaissances ordinaires » d’un Canadien raisonnablement informé. Je ne suis pas convaincu que je pourrais tenir pour fait notoire tout ce qu’il affirme ou son opinion sur les tendances historiques. Cet affidavit ne sera donc pas radié.

[173]   En ce qui concerne l’objection du défendeur à l’égard de l’impartialité du professeur Rehaag, celle-ci se limitait à des questions d’influence. Cependant, pour traiter brièvement la question de l’admissibilité, je suis d’accord avec les arguments des demandeurs. Je ne suis pas convaincu que le professeur Rehaag « ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale » (White, au paragraphe 49).

[174]   Quant aux arguments du défendeur à l’égard des autres déposants d’affidavit pour la partie des demandeurs, qu’il suffise de dire que je suis conscient des objections du défendeur à ce sujet. Même lorsqu’un affidavit contient, comme le prétend le défendeur, une preuve d’opinion inappropriée, il n’y a pas de nécessité de radier cet affidavit au complet. Il faut plutôt accorder une moindre pondération à ce type d’affidavit. Je n’ai pas fait preuve de déférence envers les opinions ou les observations des déposants.

[175]   La requête en radiation du défendeur est rejetée dans son intégralité. Je vais maintenant me pencher sur la norme de contrôle qui convient.

VIII.     Quelle est la norme de contrôle applicable?

[176]   Comme il est question en l’espèce de la validité constitutionnelle de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR en ce qui a trait aux ressortissants provenant de POD, les demandeurs sont d’avis que la norme de la décision correcte serait applicable. Ils soulignent que, dans la décision Atawnah, la juge Mactavish avait appliqué la norme de la décision correcte pour déterminer si l’interdiction d’une durée de 36 mois est une violation injustifiée de l’article 7 de la Charte et que, sur appel, la Cour d’appel fédérale a conclu que la juge avait choisi la norme de contrôle qui convenait, soit la norme de la décision correcte, et qu’elle l’a appliquée correctement (Atawnah, au paragraphe 7).

[177]   Le défendeur est du même avis que les demandeurs sur la norme de contrôle à appliquer à une question constitutionnelle, c’est-à-dire la norme de la décision correcte.

[178]   Je conviens avec les parties que la norme à appliquer pour déterminer de la compatibilité de l’alinéa 112(2)b.1) avec le paragraphe 15(1) de la Charte est la norme de la décision correcte. Comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 58 : « il a été établi que la norme de contrôle applicable aux questions touchant au partage des compétences entre le Parlement et les provinces dans la Loi constitutionnelle de 1867 est celle de la décision correcte [...] Il ne pouvait en aller autrement pour ces questions et celles touchant par ailleurs à la Constitution ».

[179]   Ayant conclu que la norme à appliquer est celle de la décision correcte, je vais maintenant me pencher sur la question de savoir si l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est compatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte.

IX.       Dans la mesure où l’alinéa concerne les ressortissants de pays d’origine désignés, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est-il incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte?

A.        Les arguments des demandeurs

[180]   Selon les demandeurs, le législateur a choisi de ne pas traiter tous les demandeurs d’asile essuyant un rejet de la même façon pour le recours à une demande d’ERAR, car le traitement réservé à une catégorie de demandeurs dont la demande a été rejetée, à savoir les ressortissants d’un pays d’origine désigné, est plus sévère en raison de leur pays d’origine uniquement. Les demandeurs mentionnent que les membres de ce groupe déjà désavantagé peuvent être expulsés sans examen des risques lorsque l’expulsion a lieu au cours des trois années suivant leur demande d’asile, alors que tous les autres demandeurs ont le droit de faire examiner leur situation de risque avant renvoi par un agent un an seulement après le rejet de leur demande. Les demandeurs soutiennent que ce traitement différentiel est discriminatoire et va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte.

[181]   Les demandeurs renvoient à l’arrêt de la Cour suprême Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522 (Centrale des syndicats), dans lequel la juge Abella, s’exprimant au nom de la majorité, donne les explications suivantes [au paragraphe 22] :

Pour l’examen d’une demande fondée sur le par. 15(1), la jurisprudence de notre Cour établit une démarche en deux étapes : à première vue ou de par son effet, la loi contestée établit-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et, dans l’affirmative, impose-t-elle « un fardeau ou [nie-t-elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage », y compris le désavantage « historique » subi? [Renvois omis.]

1)  L’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR fait-il une distinction fondée sur l’origine nationale?

[182]   Selon les demandeurs, la première étape d’une analyse sur le paragraphe 15(1) exige qu’ils démontrent que cette disposition crée une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues. De leur avis, la distinction faisant litige en l’espèce est évidente et explicite : il s’agit de l’origine nationale. L’alinéa 112(2)b.1) le précise lui-même. En voici le texte :

Examen des risques avant renvoi

Protection

Demande de protection

112 (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

Exception

(2) Elle n’est pas admise à demander la protection dans les cas suivants :

[…]

b.1) sous réserve du paragraphe (2.1), moins de douze mois ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de sa demande d’asile — sauf s’il s’agit d’un rejet prévu au paragraphe 109(3) ou d’un rejet pour un motif prévu à la section E ou F de l’article premier de la Convention — ou le dernier prononcé du désistement ou du retrait de la demande par la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés; [Non souligné dans l’original.]

[183]   Les demandeurs soutiennent que même si la LIPR garantit généralement le droit d’obtenir un ERAR assez rapidement pour ceux qui ont subi le rejet de leur demande d’asile, l’alinéa 112(2)b.1) nie à une catégorie de personnes ce droit à cause de leur nationalité. Les personnes de cette catégorie ne bénéficient du droit à un examen des risques prescrit par la loi que trois ans après le rejet de leur demande. Selon les demandeurs, même si le fondement cette distinction est la nationalité, la discrimination fondée sur la nationalité est depuis bien longtemps la compagne inséparable de la discrimination fondée sur la race et sur l’origine nationale ou ethnique. En l’espèce, la discrimination fondée sur la nationalité est liée intimement à la discrimination fondée sur l’appartenance ethnique des demandeurs roms qui sont touchés.

[184]   Les demandeurs remarquent que la Cour a établi par les décisions Médecins canadiens et Y.Z. que le traitement différentiel de ressortissants provenant de pays d’origine désignés par rapport à des ressortissants ne provenant pas de pays d’origine désignés constitue une distinction fondée sur l’origine nationale aux fins de l’application du paragraphe 15(1) de la Charte. Ils remarquent encore que, pour chacune de ces décisions, le défendeur a présenté un appel à la Cour d’appel fédérale avant de se désister. Les décisions rendues dans ces deux causes sur ce point de droit devraient, selon les demandeurs, susciter la courtoisie de notre Cour; la question devrait être considérée comme étant arrêtée en l’absence d’intervention d’une cour d’appel.

2)         L’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est discriminatoire

[185]   Selon les demandeurs, la deuxième étape d’une analyse sur le paragraphe 15(1) consiste à se demander si le traitement différentiel est discriminatoire. En répondant à cette question, ils font savoir que la Cour suprême a demandé aux tribunaux inférieurs d’adopter une interprétation fondée sur l’objet visé, une interprétation qui soulignerait la promesse de l’article 15 d’une égalité réelle et de l’anti-discrimination. Les demandeurs rapportent que, compte tenu de l’arrêt Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, au paragraphe 319, la disposition sur l’égalité ainsi que les lois luttant contre la discrimination en général ont pour objet « d’éliminer les obstacles qui empêchent les membres d’un groupe énuméré ou analogue d’avoir accès concrètement à des mesures dont dispose la population en général ». Ils rapportent encore que la Cour suprême affirme que la question de savoir si l’objet d’une loi qui contreviendrait à l’article 15 de la Charte est raisonnable ou justifiable doit être envisagée sous l’angle de l’article 1 de la Charte.

[186]   De l’avis des demandeurs, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR impose des fardeaux et prive d’avantages les ressortissants provenant de pays d’origine désignés comparativement aux ressortissants ne provenant pas de pays d’origine désignés. Les demandeurs disent que l’interdiction de l’ERAR pendant 36 mois impose des fardeaux manifestes et prive les ressortissants de pays d’origine désignés d’avantages manifestes. Ils relèvent que, pour les 12 premiers mois suivant le rejet, le retrait ou l’abandon d’une demande d’asile par la C.I.S.R., tous les demandeurs déboutés se voient semblablement interdire la possibilité de demander un examen des risques avant renvoi. Cependant, après cette période de 12 mois, l’uniformité ou l’équité du traitement réservé aux demandeurs déboutés prennent fin. Les demandeurs affirment catégoriquement que l’alinéa 112(2)b.1) a pour objet et pour effet d’écarter les ressortissants de POD, sur la seule base de leur nationalité, des autres demandeurs déboutés et leur priver de l’accès à l’ERAR pendant 24 mois de plus. Ils soutiennent que cette mesure prive les ressortissants de POD d’un avantage prévu par la loi.

[187]   Les demandeurs remarquent que, même si le paragraphe 112(2.1) de la LIPR autorise le ministre à exempter des catégories de demandeurs déboutés de l’interdiction de l’ERAR pendant 12 ou 36 mois (y compris, possiblement, des ressortissants de POD), le ministre n’a jamais eu recours à cette disposition depuis son adoption en 2012 pour exempter un ressortissant de POD de l’interdiction de l’ERAR. Selon les demandeurs, si le ministre n’exempte pas tous les ressortissants de POD, le paragraphe 112(2.1) ne peut remédier au refus évident d’un avantage prévu par la loi puisque toute autre mesure que l’exemption universelle refuserait à certains ressortissants de POD l’accès à l’ERAR pendant encore 24 mois au seul motif de leur nationalité.

[188]   De l’avis des demandeurs, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR impose des fardeaux supplémentaires aux ressortissants provenant de pays d’origine désignés comparativement à ceux ne provenant pas de pays d’origine désignés. Selon les demandeurs, ces fardeaux sont le plus visibles lorsque l’ASFC choisit d’expulser un demandeur d’asile débouté entre le 12e et le 36e mois suivant la décision de la C.I.S.R. et aussi lorsque ce demandeur détient de nouveaux éléments en matière de risque. Les demandeurs opposent la position des ressortissants provenant de pays d’origine désignés à celle des ressortissants ne provenant pas de pays d’origine désignés lors du processus d’expulsion de la façon suivante :

Ressortissant ne provenant pas d’un pays d’origine désigné

Ressortissant provenant d’un pays d’origine désigné

Un ressortissant ne provenant pas d’un POD a le droit de présenter une demande d’ERAR prévue par l’article 112 de la LIPR. En vertu de l’article 160 du Règlement, l’ASFC doit signifier au demandeur d’asile une demande d’ERAR. Si le ressortissant ne provenant pas d’un POD est détenu, un agent de l’ASFC devra rendre visite au demandeur en détention pour lui signifier sa demande.

Le ressortissant provenant d’un POD n’a comme seul droit celui de présenter une demande de report de renvoi. Le régime des demandes de report n’est établi ni dans la LIPR, ni dans le Règlement. La demande doit être initiée par le demandeur et l’ASFC n’a aucune obligation d’informer le demandeur de son droit de présenter une telle demande. Si le ressortissant provenant d’un POD est détenu, un agent de l’ASFC ne rendra pas visite au demandeur en détention pour démarrer le processus de report de renvoi.

Un ressortissant ne provenant pas d’un POD dispose d’un minimum de 30 jours autorisés par la loi pour préparer sa demande d’ERAR, entre autres pour retenir les services d’un avocat, demander de l’aide juridique, réunir les éléments de preuve et présenter sa demande (article 162 du Règlement). La mesure de renvoi visant un ressortissant ne provenant pas d’un POD ne peut être traitée tant que la demande d’ERAR est en suspens, ce qui peut durer plusieurs mois ou même plus longtemps (article 232 du Règlement). Une demande d’ERAR peut être mise à jour pendant ce sursis. Ce n’est que lorsque la demande d’ERAR est refusée que les réservations sont faites en vue du renvoi.

Un ressortissant provenant d’un POD ne peut demander un report lorsque les réservations en vue du renvoi sont déjà faites. Ce ressortissant n’a droit à aucune période minimale d’avis entre la prise de réservation en vue du renvoi et le renvoi lui-même. C’est une question de jours dans certains cas. Au cours de cette brève période, le ressortissant provenant d’un POD doit retenir les services d’un avocat, demander de l’aide juridique, recueillir les éléments de preuve et soumettre sa demande. Comme la date du renvoi a déjà été fixée, le ressortissant doit exécuter ces tâches alors même qu’il doit quitter son emploi, mettre fin à son bail, retirer ses enfants de l’école qu’ils fréquentent et préparer les bagages de la famille qui quittera le Canada.

Un ressortissant ne provenant pas d’un pays d’origine désigné a droit à un permis de travail par l’application de l’alinéa 206b) du Règlement en attendant l’issue d’une décision de l’ERAR.

Un ressortissant provenant d’un POD n’a pas droit à un permis de travail en attendant l’issue d’une décision de l’ERAR.

Un ressortissant ne provenant pas d’un POD est assuré de recevoir la décision de sa demande d’ERAR avant l’exécution de son renvoi parce que ce demandeur bénéficie d’un sursis de l’exécution de renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue.

Un ressortissant provenant d’un POD n’est pas assuré de recevoir la décision de sa demande d’ERAR avant l’exécution de son renvoi parce que ce demandeur ne bénéficie d’aucun sursis d’exécution jusqu’à ce qu’une décision soit rendue. Même si l’ASFC tente de rendre toutes les décisions de report avant l’exécution du renvoi, la Cour fédérale a affirmé qu’il est possible que des individus en attente d’une décision de ce type doivent assumer le coût et la complexité de solliciter un bref de mandamus pour assurer que cette décision soit rendue avant l’exécution de leur renvoi. Certains ressortissants provenant de POD ne recevront la décision que lorsqu’ils seront à l’aéroport en attente de leur expulsion.

Un ressortissant ne provenant pas d’un pays d’origine désigné doit seulement démontrer que la persécution et le risque de persécution sont possibles après son renvoi pour faire accepter sa demande d’ERAR. Si sa demande est acceptée, le demandeur aura droit à la protection accordée aux réfugiés et pourra faire une demande de résidence permanente.

Un ressortissant de provenant d’un POD doit démontrer suivant la prépondérance des probabilités que le renvoi l’exposerait à la mort, à une sanction extrême ou à un traitement inhumain pour que sa demande de report soit acceptée. Si cette demande est acceptée, le demandeur n’a pas droit à la protection accordée aux réfugiés et il n’est pas autorisé à faire une demande de résidence permanente. Ce qui se passe plutôt, c’est que sa demande est transmise au ministre pour vérifier si le demandeur devrait avoir accès à l’ERAR, c’est-à-dire à l’avantage prévu par la loi auquel les ressortissants ne provenant pas d’un pays d’origine désignés ont droit dans les mêmes circonstances.

[189]   De l’avis des demandeurs, ces fardeaux supplémentaires qui sont imposés aux ressortissants de pays d’origine désignés dont le renvoi est prévu entre le 12e et le 36e mois suivant la décision rendue par la C.I.S.R., en comparaison aux fardeaux des ressortissants ne provenant pas de pays d’origine désignés, sont évidents dans les demandes soumises à la Cour.

[190]   Par exemple, les demandeurs remarquent que M. Sebok était au centre de détention de l’immigration lorsqu’on lui a signifié son renvoi et appris que son expulsion en Hongrie aurait lieu le 10 février 2016. Parce qu’il lui était interdit de présenter une demande d’ERAR, il n’avait que 14 jours pour : (i) retenir les services d’un avocat; (ii) préparer et soumettre une demande de report; (iii) déposer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant notre Cour; (iv) préparer, déposer et plaider une requête en sursis de l’exécution de son renvoi pour qu’un agent d’exécution de la loi examine les nouveaux éléments de preuve en matière de risque. M. Sebok décrit le temps qu’il a passé en attente d’une décision de sa demande de report ainsi : « Un jour, des agents sont venus me transférer dans une autre prison à Toronto pour me rapprocher de l’aéroport. Je ne me souviens plus exactement à quel moment, mais je crois que c’était le jour précédant mon renvoi. J’étais si terrifié que j’ai refusé de quitter ma cellule ». L’ASFC a rejeté la demande de report de M. Sebok plus tard ce jour-là et la requête de sursis de l’exécution de son renvoi a été entendue le même jour que la date de l’exécution de son renvoi. Notre Cour a suspendu la mesure d’expulsion quelques heures à peine avant l’heure de l’exécution de son renvoi.

[191]   Les demandeurs ajoutent que Mme Serban, tout comme M. Sebok, était également placée en détention aux fins d’immigration lorsque l’ASFC lui a signifié les modalités de renvoi. Comme il lui était interdit de présenter une demande d’ERAR, elle n’avait, comme M. Sebok, que 14 jours pour se soumettre à la même procédure comme l’a fait M. Sebok. Notre Cour a suspendu son renvoi quatre jours avant la date prévue du renvoi.

[192]   En revanche, les demandeurs déclarent qu’un ressortissant qui ne provient pas d’un pays d’origine désigné dans des circonstances identiques à celles de M. Sebok et à Mme Serban se serait vu signifier une demande d’ERAR de plein droit; aurait eu 30 jours pour soumettre la demande; aurait probablement attendu des mois pour une décision exposant une mise à jour de la demande; et ne serait renvoyé qu’après la signification d’une décision d’ERAR.

[193]   Selon les demandeurs, le fardeau supplémentaire que le régime de report impose aux ressortissants de POD non détenus est tout aussi lourd. Après que l’ASFC a rejeté sa demande de report, M. Feher, à l’instar de M. Sebok, n’a reçu une ordonnance de sursis de notre Cour que quelques heures avant la date prévue de son expulsion. En conséquence, il avait déjà mis de côté toutes ses activités au Canada et traversé le processus psychologiquement pénible de dire au revoir aux membres de sa famille qui, en tant que réfugiés au sens de la Convention en provenance de Hongrie, ne pouvaient pas lui rendre visite en Hongrie après son expulsion. En revanche, un ressortissant qui ne provient pas d’un pays d’origine désigné dans des circonstances identiques ne serait pas renvoyé avant qu’un agent d’ERAR ait examiné sa situation de risque.

[194]   En refusant aux ressortissants d’un pays d’origine désigné l’accès au régime d’ERAR pendant 24 mois de plus que les ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné, les demandeurs déclarent que l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR nie non seulement un avantage prévu par la loi, mais impose des fardeaux lourds et supplémentaires aux ressortissants d’un pays d’origine désigné par rapport à des ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné. Ils ajoutent que les ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné ont accès au régime d’ERAR et, s’ils n’obtiennent pas gain de cause, au régime de report. Sous le régime actuel, les demandeurs prétendent que les ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné jouissent de deux occasions, après le refus de leur demande d’asile, de présenter de nouveaux éléments de preuve concernant la situation de risque; alors que les ressortissants d’un pays d’origine désigné n’en bénéficient que d’une seule.

3)         L’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR nie les avantages et impose des fardeaux de manière à renforcer, perpétuer ou accentuer un désavantage

[195]   Bien que la question de savoir si une loi renforce, perpétue ou accentuer un désavantage est l’enquête ultime en vertu de l’article 15, la Cour suprême a déclaré que deux indicateurs fiables, le cas échéant, indiqueraient probablement une loi qui va à l’encontre du droit à l’égalité de la Charte : si son incidence impose un fardeau à un groupe historiquement désavantagé ou si elle s’appuie sur des stéréotypes.

[196]   Au vu de la preuve par affidavit du professeur Anderson, les demandeurs affirment que l’histoire du système d’immigration du Canada est marquée par le traitement discriminatoire des migrants fondé sur leur origine nationale et ethnique, ce qui entraîne un désavantage historique pour ces groupes. Selon les demandeurs, jusqu’aux années 1970, la politique d’immigration du Canada privilégiait explicitement les immigrants des anciennes colonies britanniques et françaises majoritairement blanches, tous les autres immigrants étant traités en droit et en pratique comme moins souhaitables. Les demandeurs ajoutent que, même si ces lois manifestement racistes ont été abrogées, leur influence sur le système d’immigration du Canada et leur incidence sur les groupes désavantagés en raison de leur existence persistent.

[197]   De l’avis des demandeurs, le régime des POD vise un groupe de personnes particulièrement vulnérable à la discrimination fondée sur la nationalité : les demandeurs d’asile. Ils allèguent qu’il y a toujours eu des catégories de demandeurs d’asile jugés particulièrement indésirables par le gouvernement canadien. Par le passé, ces classes comprenaient des réfugiés sikhs d’Inde et des réfugiés juifs d’Europe. Les demandeurs soutiennent que le régime des POD vise en grande partie les réfugiés européens, en affirmant que leurs demandes sont présumées être sans fondement et fausses.

[198]   Selon les demandeurs, en ciblant les demandeurs d’asile hongrois, le régime des POD a des répercussions sur une population particulièrement vulnérable et désavantagée au sein de ce groupe : les Roms. Les demandeurs allèguent que les Roms constituent la majorité des demandeurs d’asile de Hongrie et qu’en ciblant les demandeurs d’asile hongrois en raison leur nationalité, le régime des POD cible automatiquement les demandeurs d’asile en raison de leur appartenance ethnique. Ils évoquent des désavantages subis par les Roms en Europe et au Canada, affirmant que, dans la mesure où le régime des POD perpétue une conception raciste des réfugiés roms, motivé par les avantages sociaux disponibles au Canada plutôt que par la crainte de présenter des demandes, cette pratique perpétue ce désavantage. Selon la professeure Levine-Rasky :

[traduction] Aujourd’hui, le Tsigane, voleur, vagabond et dépendant de l’aide sociale, est devenu métamorphosé en faux réfugié. Perçus comme une menace pour la sécurité et la propriété des masses, les Roms sont désormais considérés comme des figures menaçantes nécessitant une gestion rigoureuse. En Europe, la sécurité publique, la ségrégation résidentielle et éducative, le maintien de l’ordre et la justice punitive font partie des mesures prises pour assurer la différenciation entre les Roms et les groupes dominants, créant ainsi une « romaphobie » ou un « tsiganisme » unique.

[199]   Les demandeurs soutiennent que le régime des POD cible un groupe historiquement désavantagé, à savoir les demandeurs d’asile hongrois et, automatiquement, les Roms. En refusant des avantages et en imposant des fardeaux supplémentaires à ce groupe, le régime des POD a pour effet de renforcer, de perpétuer et d’accentuer ce désavantage et, ce faisant, de violer le droit à l’égalité prévu au paragraphe 15(1) de la Charte.

[200]   Les demandeurs prétendent que le régime des POD va également à l’encontre du paragraphe 15(1) du fait qu’il repose sur des stéréotypes nuisibles. Ils ajoutent que lors de l’instauration du régime des POD en 2012, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (ministre) avait clairement énoncé l’objectif du gouvernement consistant à imposer des mesures plus restrictives aux ressortissants provenant de pays d’origine désignés. Selon le ministre, les demandeurs d’asile de ces pays avaient tendance à présenter de fausses demandes et étaient plus motivés par les services sociaux offerts par le Canada plutôt que par une crainte réelle.

[201]   Lors d’une conférence de presse en février 2012 [Notes en vue d’une allocution de l’honorable Jason Kenney, C.P., député, ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, lors d’une conférence de presse suivant le dépôt du projet de loi C-31, Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, Ottawa, le 16 février 2012], annonçant l’introduction de la LPSIC, le ministre a énoncé ce qui suit :

Notre gouvernement se montre très préoccupé par la hausse récente du nombre de demandes d’asile venant de pays démocratiques qui défendent les droits de la personne. Notre système d’octroi de l’asile compte déjà un arriéré considérable de cas. Le nombre croissant de fausses demandes de ressortissants de démocraties de l’Union européenne ne fait qu’exacerber le problème. Trop de deniers publics sont dépensés pour des personnes qui n’ont pas besoin de notre protection. Dans les faits, environ 90 pour cent de toutes les demandes présentées par des personnes provenant de l’Union européenne ont été jugées, aux termes de notre système, et principalement par les demandeurs d’asile eux-mêmes, comme étant non fondées, et ont fait l’objet d’un retrait ou d’un désistement de la part des demandeurs, ou d’un rejet par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, laquelle agit de manière indépendante.

En outre, il existe un trop grand nombre d’avenues permettant aux demandeurs d’asile déboutés de retarder leur renvoi du Canada après que la CISR a pris une décision juste à l’égard de leur demande. À l’heure actuelle, quatre années et demie s’écoulent en moyenne entre la date de présentation de la demande initiale et le renvoi du pays d’un demandeur d’asile débouté. Dans certains cas, plus de dix années se sont écoulées. Il en découle un système surchargé et un gaspillage de deniers publics.

[…]

Les mesures que j’annonce aujourd’hui prennent appui sur les réformes adoptées dans la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés. Ces nouvelles mesures permettront d’accélérer davantage le traitement des demandes d’asile présentées par des étrangers venant de pays désignés qui ne sont habituellement pas des sources de réfugiés. Elles réduiront également les options qui s’offrent aux faux demandeurs d’asile pour retarder leur renvoi du Canada, parfois pendant des années. En fait, au moins 4.5 années s’écoulent en moyenne avant qu’un demandeur d’asile débouté ait épuisé tous les recours qui s’offrent à lui pour interjeter appel du rejet de sa demande, et il s’écoule encore plus de temps avant que nous soyons en mesure de le renvoyer du Canada. De ce fait, nous encourageons presque les personnes qui veulent venir ici et abuser de notre générosité.

[202]   Les demandeurs affirment que le fait que ces ressortissants d’un pays d’origine désigné soient des fraudeurs et des escrocs a eu un impact punitif sur la dignité des demandeurs individuels en l’espèce. Comme l’a déclaré M. Feher dans un affidavit présenté à l’appui de sa demande de report :

[traduction] J’ai entendu et lu de nombreux articles de presse dans lesquels le gouvernement canadien a justifié la prolongation de l’interdiction relative à l’ERAR pour les ressortissants provenant d’un pays d’origine désigné, au motif que nous étions de faux réfugiés et que nous cherchions uniquement à exploiter les services sociaux du Canada. En fait, beaucoup de ces histoires faisaient directement référence à des Roms hongrois comme moi. Cette rhétorique a été incroyablement dommageable et dégradante pour des gens comme moi. C’est le type de rhétorique que j’ai voulu échapper en quittant la Hongrie et c’était la dernière chose que je m’attendais à rencontrer au Canada. C’est aussi totalement opposé aux expériences personnelles de ma famille. Je rappellerai que quatre différents commissaires de la SPR ont tous conclu lors de quatre audiences différentes que nous étions de vrais et non de faux réfugiés.

[203]   Les demandeurs soulignent que, lorsque la LPSIC a reçu la sanction royale en juin 2012, le ministre a continué de déclarer publiquement que le gouvernement avait instauré le régime des pays d’origine désignés « pour démontrer aux Canadiens et à la vaste majorité des immigrants qui respectent la loi que nous ne tolérerons pas ceux qui cherchent à abuser de notre générosité, incluant les faux demandeurs d’asile, les passeurs de clandestins et ceux qui sont susceptibles de représenter un risque pour la sécurité du Canada ». Il a ajouté ce qui suit :

La vaste majorité — plus de 90 % — des demandeurs européens abandonnent ou retirent leur demande, choisissant de leur propre gré de ne pas demander la protection du Canada, mais pratiquement la totalité d’entre eux s’inscrivent aux généreux programmes du Canada liés aux prestations d’aide sociale, aux soins de santé, aux logements subventionnés et à d’autres programmes de soutien social. C’est pourquoi nous avons dû prévoir des mesures additionnelles dans le projet de loi C-31, lesquelles visent à dissuader les faux demandeurs d’asile d’abuser de la générosité du Canada et à les empêcher d’obstruer le système, rendant ce dernier plus lent pour les réfugiés authentiques à qui nous voulons accorder notre protection le plus vite possible.

[204]   De l’avis des demandeurs, les déclarations du ministre en février et en juin 2012 confondaient les préoccupations relatives aux faux demandeurs d’asile européens avec ceux qui ont abandonné ou retiré leurs demandes. Ils disent que l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR pour les ressortissants provenant d’un pays d’origine désigné ne se limitait pas à ces catégories spécifiques de demandeurs d’asile non retenus, mais s’appliquait plutôt à tous les demandeurs d’asile de pays d’origine désignés qui avaient présenté leur demande à une audience et dont la demande s’est vue rejetée sur le fond. Ils ajoutent que l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR ne visait pas uniquement les demandes d’asile rejetées au motif qu’elles étaient sans fondement crédible ou manifestement non fondées aux termes du paragraphe 107(2) et de l’article 107.1 de la LIPR, respectivement. Selon les demandeurs, la réponse punitive du gouvernement à de prétendues fausses demandes d’asile s’appliquait à tous les demandeurs d’asile, de sorte que toute demande d’asile refusée au fond déclenchait l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR, que la C.I.S.R. ait jugé le récit crédible ou non.

[205]   Les demandeurs notent que la Hongrie figurait parmi les 27 premiers pays désignés par le ministre en tant que pays d’origine désignés en décembre 2012. Dans sa déclaration [Notes en vue d’une allocution de l’honorable Jason Kenney, C.P., député, ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, lors d’une conférence de presse pour annoncer la liste initiale des pays d’origine désignés dont les citoyens verront leur demande d’asile être traitée plus rapidement du fait que ces pays ne produisent habituellement pas de réfugiés, Ottawa, le 14 décembre 2012] concernant l’annonce de la première liste des pays d’origine désignés, le ministre a expressément et abondamment cité les « abus » commis par des demandeurs d’asile hongrois comme étant la motivation du nouveau régime des pays d’origine désignés et a mis l’accent sur l’allégation selon laquelle des demandeurs hongrois avaient retiré ou abandonné leurs demandes de manière écrasante :

La Hongrie était la première source de demandes d’asile présentées au Canada l’année dernière. En fait, de toutes les demandes d’asile présentées par des ressortissants hongrois partout dans le monde l’an dernier, 98 %, j’ai bien dit 98 %, ont été présentées au Canada, même si ces mêmes ressortissants hongrois ont un droit de mobilité non restreint dans les 27 démocraties de l’Union européenne et ont accès – sans obligation de visa – à une douzaine d’autres pays dans le monde. En outre, presque tous les demandeurs d’asile en provenance de l’UE ont abandonné leur demande ou s’en sont désistés. Je répète : ont abandonné leur demande ou s’en sont désistés. C’est-à-dire qu’ils ont pris eux-mêmes cette décision; ils ont décidé eux-mêmes qu’ils n’avaient pas besoin de notre protection, après avoir présenté leur demande, ou ils ont poursuivi le processus et leur demande a été rejetée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, laquelle est un tribunal indépendant et équitable.

Du nombre total de demandes d’asile présentées par des ressortissants de l’UE partout dans le monde, plus de 80 % l’ont été au Canada, même si, encore une fois, les ressortissants de l’UE ont un droit de mobilité non restreint dans les 27 États membres et ont accès, sans obligation de visa, à une douzaine d’autres pays dans le monde. Et, pour une raison qui nous est inconnue, 80 % d’entre eux sont tout de même venus au Canada. Par ailleurs, moins d’un pour cent sont allés, par exemple, en Australie et aux États-Unis, pays auxquels ils peuvent accéder sans visa et qui, évidemment, perpétuent leurs propres traditions en matière d’asile.

La majorité des demandeurs d’asile provenant de l’UE ne se présentent pas lors de leur audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, puisqu’ils abandonnent leur demande ou s’en désistent. En fait, bien au-delà de 90 % de tous les demandeurs d’asile provenant de l’UE ont vu leur demande être rejetée l’année dernière, et depuis que nous avons dispensé les ressortissants hongrois de l’obligation de visa, au printemps 2008, quelque 6 000 demandes d’asile présentées par des Hongrois ont été traitées, dont environ 62 % ont été abandonnées ou ont fait l’objet d’un désistement par les demandeurs eux-mêmes, et environ 33 % ont été rejetées par l’équitable Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Cela signifie que nous recevons 98 % des demandes d’asile présentées dans le monde par des ressortissants de ce pays et pratiquement aucune d’elles ne s’avère fondée.

[206]   Les demandeurs affirment que les ressortissants hongrois dont les demandes sont rejetées sur le fond peuvent désormais être expulsés sans l’ERAR, même si près de trois ans se sont écoulés depuis que la C.I.S.R. a évalué leur risque. Il en est ainsi, selon les demandeurs, même si les ressortissants de pays où le taux d’acceptation des réfugiés est moins élevé reçoivent leur évaluation de l’ERAR après seulement 12 mois. Les demandeurs soulignent qu’en 2014, les membres de la C.I.S.R. ont approuvé 57,3 p. 100 des demandes hongroises. Ce taux d’acceptation était supérieur à celui des demandeurs ne provenant pas de pays d’origine désignés, tels que l’Angola (44,4 p. 100), le Burundi (54,2 p. 100), la Chine (52,7 p. 100), la République démocratique du Congo (46,7 p. 100), Haïti (47,4 p. 100), la Jamaïque (54,1 p. 100), le Liban (47,6 p. 100), le Nigéria (54,3 p. 100) et la Sierra Leone (50 p. 100).

[207]   De l’avis des demandeurs, il est évident que l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR énoncée à l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR était explicitement établie en fonction des stéréotypes concernant le bien-fondé des demandes présentées par des ressortissants d’un pays d’origine désigné et leurs motivations. Au lieu d’utiliser un outil chirurgical pour cibler des demandes non fondées, comme la prolongation de l’interdiction relative à l’ERAR pour les demandes du statut de réfugié déclarées manifestement non fondées ou dépourvues de fondement crédible, le législateur a plutôt choisi d’utiliser la nationalité comme substitut. Et, ce faisant, les demandeurs déclarent que le groupe entier s’est vu refuser un avantage et imposer des fardeaux supplémentaires en raison de leurs prétendus traits nationaux, et non sur le bien-fondé de leurs demandes. Selon les demandeurs, le législateur ne peut procéder ainsi sans porter atteinte à la protection prévue au paragraphe 15(1) de la Charte.

[208]   En résumé, les demandeurs déclarent que l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR pour les ressortissants provenant d’un pays d’origine désigné : (i) avait pour effet de cibler un groupe déjà vulnérable et historiquement désavantagé; (ii) a employé des hypothèses stéréotypées et préjudiciables liées au bien-fondé des demandes présentées par des ressortissants provenant d’un pays d’origine désigné et aux raisons pour lesquelles elles n’ont pas abouti; et (iii) a engendré un traitement différentiel des ressortissants d’un pays d’origine désigné de manière à leur refuser un avantage prévu par la loi et à leur imposer un fardeau supplémentaire et onéreux. De l’avis des demandeurs, cette interdiction est discriminatoire et le deuxième critère de l’analyse du paragraphe 15(1) est rempli.

[209]   Les demandeurs affirment que la Cour n’a pas besoin de parvenir à cette conclusion par elle-même. Ils renvoient aux jugements rendus dans les décisions Médecins canadiens et Y.Z., où notre Cour a conclu que le traitement différentiel des ressortissants provenant d’un pays d’origine désigné dans le système canadien de protection des réfugiés était discriminatoire et constituait un manquement au paragraphe 15(1) de la Charte. Ils affirment que l’analyse présentée dans ces jugements s’applique également au refus persistant de présenter une demande d’ERAR en temps utile pour un ressortissant d’un pays d’origine désigné en se fondant uniquement sur sa nationalité, alors qu’il s’est écoulé plus d’un an depuis le rejet de sa demande par la C.I.S.R.

[210]   Selon les demandeurs, le principe sous-jacent énoncé dans les décisions Y.Z. et Médecins canadiens est que la décision du législateur de traiter les ressortissants d’un pays d’origine désigné différemment de tous les autres demandeurs d’asile était arbitraire, blessante et préjudiciable. De l’avis des demandeurs, cela n’en est pas moins le cas dans le contexte de l’ERAR. Les demandeurs concluent que l’expulsion des ressortissants d’un pays d’origine désigné sans autre évaluation des risques avant la fin de la période de 36 mois, alors que les ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné ont droit à une autre évaluation des risques après seulement 12 mois, constitue une discrimination et une violation du paragraphe 15(1) de la Charte.

B.        Les observations du défendeur

[211]   Contrairement aux allégations des demandeurs, le défendeur soutient que l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR n’établit pas de distinction fondée sur la nationalité, mais plutôt sur les conditions existant dans un pays donné. Selon le défendeur, une telle distinction n’est pas interdite et ne perpétue pas de préjugés ni de stéréotypes pour les motifs prévus au paragraphe 15(1) de la Charte. La jurisprudence invoquée par les demandeurs pour apporter une preuve contraire n’est pas déterminante.

[212]   Le défendeur affirme que le critère énoncé à l’article 15 pose la question de savoir si la disposition contestée établit des distinctions fondées sur des motifs de distinction illicites, et, dans l’affirmative, si ces distinctions sont substantiellement discriminatoires en perpétuant des préjugés ou des stéréotypes. Selon le défendeur, les demandeurs doivent établir, selon la prépondérance des probabilités, que : a) la loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; et b) que l’effet de la distinction est discriminatoire.

[213]   Selon le défendeur, le critère énoncé à l’article 15 porte sur l’effet d’une disposition fondée sur les motifs de distinction illicite. Le défendeur affirme que, même si les déclarations ministérielles relatives à la motivation sous-tendant une disposition peuvent éclairer le contexte, elles ne déterminent pas l’existence d’une discrimination. Selon le défendeur, il en va de même pour d’autres exemples de discrimination historique et chaque contestation fondée sur la Charte doit être évaluée individuellement.

1)         Les critères de désignation basés sur les conditions du pays ne sont ni des motifs énumérés ni des motifs analogues

[214]   Le défendeur a déclaré que les pays d’origine désignés sont des pays qui respectent les droits de la personne, offrent la protection de l’État et ne produisent normalement pas de réfugiés. Selon le défendeur, les facteurs déclencheurs quantitatifs permettant de désigner un pays d’origine désigné reposent sur une évaluation statistique de la manière dont les demandes émanant de ces pays sont examinés, tandis que les facteurs déclencheurs qualitatifs consistent à déterminer si le pays dispose d’un système judiciaire indépendant, s’il accorde les droits et libertés démocratiques garantis par des mécanismes de réparation, et si des organisations de la société civile existent.

[215]   Une fois que l’un des pays a rencontré l’un ou l’autre des facteurs déclencheurs, le défendeur fait remarquer qu’IRCC entreprend un examen approfondi afin d’évaluer le bilan du pays en matière de droits de la personne, de protection de l’État et de mécanismes de recours. Le défendeur ajoute qu’une désignation d’un pays d’origine désigné s’applique à un pays et non pas précisément à des groupes ethniques dans diverses régions de différents pays. Selon le défendeur, ni les critères qualitatifs ni les critères quantitatifs de désignation ne tiennent compte, et encore moins ne dépendent du motif fondé sur l’origine nationale, et les facteurs de condition du pays pris en compte dans l’évaluation de la désignation ne dépendent pas du motif fondé sur l’origine nationale.

[216]   De l’avis du défendeur, les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que le régime des POD avait pour objet d’exclure les demandeurs d’asile roms. Le défendeur a déclaré que les Hongrois sont traités de la même manière que tous les autres ressortissants des pays d’origine désignés au vu des éléments de preuve et des données qualitatives et quantitatives probantes. Bien que les Roms de Hongrie soient soumis aux règles régissant les pays d’origine désignés ainsi que tous les autres ressortissants des pays d’origine désignés, le défendeur souligne qu’il existe d’autres nations ayant une population rome qui ne sont pas des pays d’origine désignés et que la distinction à laquelle ces demandeurs d’asile sont confrontés ne résulte pas de leur identité.

[217]   Le défendeur soutient que les demandeurs présument que l’origine nationale inclut la nationalité et qu’ils n’ont pas établi de lien entre le système de désignation de pays d’origine désigné et l’origine nationale. Selon le défendeur, la distinction entre les ressortissants provenant d’un pays d’origine désigné et ceux ne provenant pas d’un pays d’origine désigné n’est pas la nationalité, mais plutôt les conditions qui étaient en vigueur au pays à un moment donné. Le défendeur a déclaré qu’aucun pays n’est en principe inadmissible à être désigné pays d’origine désigné, et aucun pays n’est à l’abri de perdre le statut de pays d’origine désigné.

[218]   De l’avis du défendeur, tout dépend des conditions du pays et non de la nationalité. Selon le défendeur, la jurisprudence appuie la position selon laquelle ce type de distinction n’est pas fondée sur un motif énuméré ou analogue. Le défendeur fait référence à l’arrêt Pawar c. Canada, 1999 CanLII 8760 (C.A.F.), aux paragraphes 3 et 4, dans lesquels la Cour a déclaré que le gouvernement pouvait accorder différents niveaux de prestations de sécurité de la vieillesse à des retraités de nationalités différentes lorsque les régimes de pension publics en leurs pays pouvaient être coordonnés avec le Canada, ainsi qu’à la décision R. v. Finta (1989), 69 O.R. (2d) 557, 44 C.R.R. 23, 61 D.L.R. (4th) 85, au paragraphe 84, où la Haute Cour de justice de l’Ontario a noté que les distinctions fondées sur les lieux géographiques (c.-à-d. les conditions prévalant dans des lieux précis) ne sont pas fondées sur l’origine nationale ou sur des caractéristiques personnelles ou les attributs personnels.

[219]   De l’avis du défendeur, les demandeurs ne peuvent pas invoquer Y.Z. et Médecins canadiens pour affirmer que ces décisions devraient susciter la courtoisie de notre Cour concernant l’analyse effectuée dans le cadre de l’article 15. Le défendeur affirme que les conclusions de ces décisions selon lesquelles les dispositions relatives aux pays d’origine désignés établissent des distinctions fondées sur l’origine nationale ne peuvent avoir beaucoup de poids. La décision Y.Z. n’a pas évalué le problème de façon indépendante, mais a adopté l’analyse dans la décision Médecins canadiens. Dans la décision Médecins canadiens, alors que la juge Mactavish invoquait l’interdiction de toute discrimination fondée sur le pays d’origine énoncée à l’article 3 de la Convention [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6], elle n’a pas cherché à savoir comment cette interdiction avait été adaptée en fonction du droit international des réfugiés accepté concernant les régimes de pays d’origine sûrs qui établissent une distinction entre les demandeurs d’asile fondée sur le type de protection de l’État disponible dans leur pays.

[220]   Le défendeur affirme que l’analyse de l’article 15 dans les présentes demandes est différente de celle de la décisionY.Z. et de la décision Médecins canadiens. Selon le défendeur, l’identification d’un pays d’origine désigné est fondée sur le type et la qualité de la protection de l’État dans le pays, et une période d’attente plus longue pour un ERAR correspond fortement à une meilleure protection de l’État dans le pays d’origine du demandeur d’asile. De l’avis du défendeur, ces différents contextes modifient le contexte de l’analyse fondée sur l’article 15 nécessaire en l’espèce. Selon le défendeur, les tribunaux ont reconnu qu’une analyse fondée sur l’article 15 dépendait fortement du contexte et que chaque affaire dépendait de la situation du groupe demandeur d’asile et de l’impact du régime législatif en cause à leur sujet.

2)         Absence de discrimination causée par une période d’attente de 36 mois de l’ERAR

[221]   Si la Cour conclut à une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, alors le défendeur soutient qu’une période d’attente de 36 mois de l’ERAR ne perpétue pas de préjugés ni de stéréotypes. Le défendeur souligne que l’article 109.1 et l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR ne comportent aucun énoncé fondé sur l’origine nationale concernant les demandeurs d’asile et que le seul énoncé que ces dispositions comportent concerne les conditions objectives du pays vis-à-vis de la protection de l’État dans les pays d’origine désignés. Selon le défendeur, lorsque les facteurs contextuels décrits dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au paragraphe 88, sont évalués, il est évident que ces dispositions législatives ont pour effet de renforcer les préjugés ou les stéréotypes.

a)         Degré de correspondance

[222]   Selon le défendeur, l’article 109.1 de la LIPR permet, en tant que condition initiale, la désignation d’un pays sur la base de critères mesurables et bien identifiés relatifs à l’issue des demandes présentées devant la SPR. Un pourcentage élevé de refus de la SPR, ou un taux élevé de retraits et d’abandons de demandeurs d’asile dans un pays donné, indique que de nombreuses demandes de ce pays sont non authentiques et non fondées. Le défendeur souligne que les désignations des pays d’origine désignés sont fondées sur des facteurs déclencheurs objectifs, suivi d’examens approfondis sur la situation dans les pays, et que la législation est fondée sur des évaluations éclairées de critères objectifs, et non de préjugés ou de stéréotypes.

b)         Absence de perpétuation d’un désavantage préexistant

[223]   Le défendeur soutient que le régime de désignation des pays d’origine désignés ne perpétue aucun désavantage historique. Selon le défendeur, les ressortissants de pays qui ne sont généralement pas réputés produire des réfugiés ne souffrent d’aucun désavantage historique au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. Le défendeur affirme qu’un pays d’origine désigné est sélectionné en fonction des conditions de protection dans le pays, et que ces conditions ne constituent pas un marqueur historique de la discrimination.

[224]   Le défendeur affirme que les moyens choisis pour rationaliser le système de détermination du statut de réfugié correspondent aux besoins des personnes concernées. Le défendeur affirme que le système limite l’accès à une évaluation des risques après demande sur la base d’une évaluation approfondie et objective de la protection nationale disponible dans le pays d’origine, tout en maintenant des possibilités d’accéder à une évaluation individualisée des risques, le cas échéant.

[225]   De l’avis du défendeur, la comparaison faite par les demandeurs entre des ressortissants d’un pays d’origine désigné et des ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné est erronée. Leur analyse du désavantage comparatif considère de manière étroite deux processus différents : le processus d’ERAR et le processus de report. Selon le demandeur, le renvoi d’un demandeur d’asile d’un pays d’origine désigné du Canada au cours de la période d’attente de 36 mois est comparable à un renvoi du Canada d’un demandeur d’asile ne provenant pas d’un pays d’origine désigné au cours de la période d’attente de 12 mois. Selon le défendeur, il n’y a aucun désavantage pour un demandeur d’asile d’un pays d’origine désigné.

[226]   Le défendeur affirme que l’argument des demandeurs, selon lequel les ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné sont avantagés en ayant accès à la fois à un ERAR et à une demande de report, n’est pas valable parce qu’il repose sur une hypothèse erronée quant à l’objet d’un ERAR et au fondement de la période d’attente pour l’ERAR. Selon le défendeur, l’objet d’un ERAR est de n’évaluer que les nouveaux risques apparus depuis le rejet de la demande d’asile, période qui peut nécessiter une nouvelle évaluation. De l’avis du défendeur, une demande d’ERAR ne peut ni ne doit être utilisée comme un appel ou un réexamen d’une décision de la C.I.S.R. rejetant une demande d’asile. Le défendeur soutient que l’accès à un ERAR devrait être fondé sur le caractère suffisant de la protection offerte par l’État disponible dans le pays de référence et que le moment de la prochaine évaluation des risques devrait reposer sur l’accès à la protection offerte par le demandeur d’asile concerné.

[227]   De l’avis du défendeur, les demandeurs ne sont pas désavantagés par le fait que le processus de report constitue leur seul recours à une évaluation des risques avant l’expiration du délai d’attente de 36 mois. Selon le défendeur, le processus de report n’est pas conçu pour être équivalent à un ERAR, mais pour fournir un moyen d’accéder à une évaluation des risques actualisée lorsqu’elle est exigée. En l’espèce, le défendeur souligne que l’option d’une demande de report n’était manifestement pas désavantageuse, dans la mesure où tous les demandeurs ont présenté des demandes détaillées et volumineuses, puis ont demandé un contrôle judiciaire de leurs décisions défavorables de report afin d’obtenir un sursis de renvoi.

[228]   Le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas démontré que la norme de preuve utilisée par les agents d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs pour trancher la question de savoir s’il y avait un risque était incorrecte. Le défendeur a déclaré qu’une norme de la prépondérance des probabilités était la norme de preuve par défaut et qu’elle s’appliquait également aux articles 96 et 97 de la LIPR. Selon le défendeur, la période d’attente de l’ERAR peut être dispensée s’il y a besoin de présenter une demande d’ERAR, et les ressortissants provenant d’un POD peuvent également demander le sursis de leur renvoi de la Cour fédérale.

[229]   Le défendeur soutient que la garantie d’égalité ne consiste pas à évaluer les avantages relatifs, mais à déterminer si un désavantage perpétue une discrimination. Le défendeur affirme que le refus d’un avantage ne cause pas toujours un désavantage comparatif et que, dans certains cas, les distinctions dans la loi et leurs effets ne constituent pas toujours une discrimination. Le défendeur affirme que la parité d’accès n’est pas requise lorsque les distinctions exigent un traitement différent, et que les demandeurs d’asile de pays bénéficiant d’une bonne protection de l’État, comme les POD, n’ont pas besoin d’avoir accès à une évaluation de risque ultérieure aussi tôt que ceux qui ne proviennent pas des POD.

[230]   De l’avis du défendeur, les demandeurs allèguent à tort que la désignation d’un POD et la période d’attente de 36 mois de l’ERAR créent une présomption selon laquelle les demandeurs d’asile provenant de POD présentent des demandes non fondées et qu’une telle présomption les désavantage. Selon le défendeur, les facteurs déclencheurs d’objectifs utilisés pour la désignation ne sont liés à aucun groupe ethnique précis ni à aucun motif d’origine nationale et reposent sur une évaluation du système de protection de l’État de chaque pays concerné, suivi d’une évaluation plus complète de la situation actuelle des droits de la personne dans ces pays. Le défendeur affirme que rien de tout cela ne se rapporte aux préjugés ou aux stéréotypes liés à un pays ou à une ethnie. Le défendeur ajoute que les demandeurs n’avaient pas établi que l’absence de recours à une demande d’ERAR pendant 36 mois avait un effet disproportionné sur les groupes de demandeurs d’asile.

c)         Les demandeurs d’asile roms ne sont pas historiquement défavorisés au sein du système d’asile canadien

[231]   Le défendeur affirme qu’il n’y a aucune preuve au soutien de la prétention selon laquelle les demandeurs d’asile hongrois ou roms sont désavantagés par rapport aux autres demandeurs d’asile au Canada. Selon le défendeur, les affirmations des demandeurs sont incompatibles avec les faits, et les éléments de preuve montrent que le Canada a examiné des milliers de demandes présentées par des demandeurs d’asile roms. Le défendeur affirme que ces demandes avaient été évaluées sur le fond et que de nombreuses demandes avaient été acceptées comme demandes d’asile bien fondées.

[232]   Selon le défendeur, les ressortissants de POD et les demandeurs d’asile roms ne souffrent d’aucun désavantage historique ou préexistant par rapport aux autres demandeurs d’asile déboutés. Le défendeur a déclaré que la désignation d’un POD et l’application de la période d’attente de 36 mois de l’ERAR reposaient sur les conditions du pays, à savoir si le pays était sécuritaire et ne produisait pas normalement de réfugiés. De l’avis du défendeur, les ressortissants de pays dotés de mécanismes robustes de protection de l’État national ne souffrent d’aucun désavantage historique au sens de l’article 15 de la Charte.

[233]   Le défendeur a déclaré que les demandeurs n’avaient présenté aucune preuve de désavantage historique ou de préjudice causé aux demandeurs d’asile roms ou hongrois au sein du système d’asile canadien. En revanche, le défendeur souligne que les éléments de preuve montrent que les Européens ont toujours figuré parmi les groupes d’immigration privilégiés au Canada et que la liste des pays d’origine désignés est dominée par les pays européens qui ne sont généralement pas considérés comme des pays qui produisent des réfugiés.

[234]   De l’avis du défendeur, l’affirmation des demandeurs selon laquelle le système de pays d’origine désignés avait été conçu pour cibler spécifiquement les demandeurs d’asile roms et les empêcher de s’inscrire au Canada est sans fondement. Le défendeur souligne que les Roms avaient des nationalités diverses et qu’ils venaient au Canada en provenance de toutes les régions du monde. Le défendeur souligne également que de nombreux pays ayant une population rome importante ne figurent pas sur la liste des pays d’origine désignés, car ils ne remplissent pas les critères de déclenchement. Le défendeur affirme que les facteurs déclencheurs objectifs qualitatifs et quantitatifs utilisés dans la désignation des pays d’origine désignés ne ciblent pas les demandeurs d’asile roms.

d)         Nature de l’intérêt touché

[235]   Selon le défendeur, l’intérêt touché doit tenir compte du régime législatif dans son ensemble. De l’avis du défendeur, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR établit des distinctions fondées sur des évaluations éclairées de critères objectifs et ne crée aucun désavantage.

[236]   Tous les demandeurs provenant de pays d’origine désignés ont la possibilité d’obtenir une audience en bonne et due forme sur le fond de leur demande devant la SPR, fait remarquer le défendeur, et ils peuvent également se tourner vers la SAR pour faire réévaluer le bien-fondé de leur demande, ayant ainsi la possibilité d’obtenir une autre audience. Le défendeur ajoute que toute erreur présentée à la SPR ou la SAR peut également être soulevée dans le cadre d’un contrôle judiciaire devant la Cour. Le défendeur affirme que les demandeurs provenant de pays d’origine désignés qui sont renvoyés avant d’être admissibles à un ERAR peuvent faire évaluer des éléments de preuve concernant la situation de risque avant leur renvoi dans le cadre d’un processus de report. Selon le défendeur, les demandeurs ignorent ou banalisent le fait que les agents d’exécution de la loi peuvent analyser et évaluer la suffisance de tout nouvel élément de preuve concernant la situation de risque et, si cela est justifié, accorder un report temporaire pour déterminer si une exemption à la période d’attente de 36 mois de l’ERAR doit être autorisée.

[237]   Le défendeur conclut en faisant valoir que l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR n’établit aucune distinction en fonction du pays d’origine ou de tout autre motif illicite, et que même s’il établissait une distinction, la prise en compte de la suffisance de la protection de l’État dans le pays d’origine, sur laquelle cette distinction est fondée, ne renforce aucun préjugé ou stéréotype fondé sur le pays d’origine.

C.        Discussion

1)         Introduction

[238]   L’article 15 de la Charte est libellé ainsi :

Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Programmes de promotion sociale

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[239]   Il est intéressant, alors que nous nous apprêtons à déterminer si l’alinéa 112(2)b.1) est incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte, d’examiner la jurisprudence rendue récemment par la Cour suprême relativement à ce paragraphe.

[240]   Dans l’arrêt Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464 (Alliance), la juge Abella (s’exprimant au nom de la majorité), a fait valoir ce qui suit [au paragraphe 25] :

Depuis l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, notre Cour a insisté sur l’égalité réelle comme moteur de l’analyse fondée sur l’art. 15 [citations omises]. Le critère pour savoir s’il y a violation prima facie de l’art. 15 comporte deux étapes :la loi contestée crée-t-elle, à première vue ou de par son effet une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et, dans l’affirmative, la loi impose-t-elle « un fardeau ou [nie-t-elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage » (Taypotat, par. 19-20)?

[241]   Elle a ensuite déclaré ce qui suit [au paragraphe 26] :

La première étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1) de la Charte ne constitue ni une étape de filtrage initial sur le fond, ni un lourd obstacle visant à écarter certaines demandes pour des motifs techniques. Son objectif consiste plutôt à faire en sorte que les personnes que cette disposition est censée protéger puissent avoir accès à celle-ci. L’étape de la « distinction » ne devrait faire obstacle qu’aux demandes alléguant une distinction que la « Charte [ne] visait [pas] à interdire » parce que de telles demandes ne sont pas fondées sur des motifs énumérés ou analogues — qui sont « des indicateurs permanents de l’existence d’un processus décisionnel suspect ou de discrimination potentielle » [citations omises]. Autrement dit, l’objectif consiste à exclure les demandes qui « n’ont rien à voir avec l’égalité réelle » (Taypotat, par. 19, citant Lynn Smith et William Black, « The Equality Rights » (2013), 62 S.C.L.R. (2d) 301, p. 336). Pour ce motif, il ne convient pas, à la première étape de l’analyse, d’exiger la prise en compte d’autres facteurs — notamment l’effet discriminatoire, lequel devrait être examiné directement à la deuxième étape de l’analyse. L’analyse doit demeurer axée sur les motifs de la distinction.

[242]   La juge Abella a ensuite ajouté ceci [au paragraphe 28] :

Comme l’a affirmé la Cour dans les arrêts Kapp (par. 23-24) et Withler (par. 66), il n’est pas nécessaire ni souhaitable, à la deuxième étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), d’examiner point par point les facteurs énoncés dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, et, dans aucune affaire depuis l’arrêt Kapp, on ne l’a fait. L’accent est mis non pas sur la question de « savoir s’il existe une attitude [...] discriminatoire » ou si une distinction « perpétue une attitude négative » à l’endroit d’un groupe défavorisé, mais plutôt sur l’effet discriminatoire de la distinction (Québec c. A, par. 327 et 330 (italiques omis)).

[243]   À la lumière de ces indications, je vais maintenant déterminer si les appelants ont établi que l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte.

2)         L’alinéa 112(2)b.1) établit-il une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues?

[244]   La première question est celle de savoir si le traitement différentiel quant au moment où un demandeur provenant d’un pays d’origine désigné et un demandeur ne provenant pas d’un pays d’origine désigné peuvent soumettre une demande d’ERAR constitue une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues de discrimination.

[245]   La Cour a déterminé, dans les décisions Médecin canadiens et Y.Z., que le traitement différentiel de ressortissants de pays d’origine désignés par rapport à des ressortissants de pays d’origine non désignés constitue une distinction fondée sur le pays d’origine pour les besoins de l’application du paragraphe 15(1) de la Charte. Je suis d’accord avec l’interprétation de l’expression « pays d’origine » adoptée dans la décision Médecins canadiens, où la juge Mactavish a déclaré que la référence au « pays d’origine » au paragraphe 15(1), en ce qu’elle « interdit une discrimination entre les classes de non citoyens fondée sur leur pays d’origine est aussi compatible avec les dispositions de la Convention relative au statut des réfugiés, dont l’article 3 interdit la discrimination à l’égard des réfugiés fondée sur le pays d’origine » (paragraphe 768).

[246]   Ce traitement différentiel à l’alinéa 112(2)b.1) constitue clairement une distinction fondée sur le pays d’origine d’un demandeur d’asile. Si le demandeur est originaire de l’un des pays d’origine désignés en application du paragraphe 109.1(1) de la LIPR, il sera privé de l’avantage potentiel d’un ERAR jusqu’à 36 mois après que sa demande d’asile a été rejetée pour la dernière fois ou que la C.I.S.R. a déterminé qu’elle a été retirée ou abandonnée. En comparaison, pour un demandeur ne provenant pas d’un pays d’origine désigné, l’attente sera de 12 mois seulement. (Soit dit en passant, il convient de noter qu’une interdiction relative à l’ERAR de 12 mois pour tous les demandeurs, sans égard à leur pays d’origine, a été prévue dans l’ERAR en 2010 et a été appliquée du 28 juin 2012 au 14 décembre 2012, date à laquelle l’alinéa 112(2)b.1) est entré en vigueur.)

[247]   L’argument du défendeur selon lequel la distinction entre les ressortissants d’un pays d’origine désigné et ceux qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné n’est pas la nationalité, mais plutôt les conditions qui étaient en vigueur au pays à un moment donné, n’est pas convaincant pour deux motifs.

[248]   Premièrement, je ne suis pas convaincu que le régime des pays d’origine désignés est un substitut à la sécurité. En 2014, 57,3 p. 100 des demandes de ressortissants hongrois ont été acceptées au niveau de la SPR; ce taux d’acceptation était supérieur à celui des demandeurs ne provenant pas de pays d’origine désignés (c.-à-d. non sécuritaires), tels que l’Angola (44,4  p. 100), le Burundi (54,2  p. 100), la Chine (52,7 p. 100), la République démocratique du Congo (46,7 p. 100), Haïti (47,4 p. 100), la Jamaïque (54,1 p. 100), le Liban (47,6 p. 100), le Nigéria (54,3 p. 100) et la Sierra Leone (50 p. 100). Si le régime des pays d’origine désignés était un substitut aux conditions dans des pays sécuritaires, le taux d’acceptation serait vraisemblablement plus faible que celui des pays non sécuritaires.

[249]   Deuxièmement, l’argument n’est pas convaincant puisque peu importe les qualités que présente un pays au moment de déterminer s’il doit être désigné, le motif pour lequel un demandeur d’un pays d’origine désigné est traité différemment est fondé sur le pays d’origine de ce demandeur. Cette distinction est établie sans tenir compte des caractéristiques personnelles du demandeur ou de la question de savoir si le pays est, dans les faits, sécuritaire pour ce demandeur.

[250]   Le fait qu’un pays pourrait vraisemblablement être supprimé de la liste de pays d’origine désignés à l’avenir n’a pas pour effet de rendre le pays d’origine du demandeur malléable. Cela signifie simplement que le ministère pourrait cesser d’établir des distinctions fondées sur le pays d’origine à l’avenir, et que les demandeurs n’auraient aucun pouvoir sur le moment où cela se produirait. Cela n’apporte aucun réconfort aux demandeurs qui sont touchés par cette distinction à l’heure actuelle.

[251]   Par conséquent, à mon avis, le premier aspect du critère d’égalité réelle est satisfait par le libellé même de l’alinéa 112(2)b.1). Ce sous-alinéa crée deux classes de demandeurs d’asile fondées uniquement sur le pays d’origine : les ressortissants étrangers d’un pays d’origine désigné qui doivent attendre 36 mois pour accéder à un ERAR ou les ressortissants étrangers ne provenant pas d’un pays d’origine désigné qui doivent attendre seulement 12 mois. Dans les deux cas, comme je l’ai déjà mentionné, les mois sont calculés à partir du moment où la demande d’asile est rejetée pour la dernière fois ou que la C.I.S.R. détermine qu’elle a été retirée ou abandonnée.

3)         Est-ce que la distinction crée un désavantage en perpétuant un préjugé ou un stéréotype?

[252]   Le défendeur soutient que la période d’attente de 36 mois de l’ERAR ne perpétue aucun préjugé ou stéréotype et que l’article 109.1 et l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR ne font aucune déclaration fondée sur le pays d’origine. Selon le défendeur, lorsque les facteurs contextuels sont examinés, il est évident que ces dispositions législatives n’ont pas pour effet de renforcer les préjugés ou les stéréotypes.

[253]   Je ne suis pas d’accord avec le défendeur à cet égard. L’un des principaux objectifs du régime des pays d’origine désignés, selon Mme Dikranian, est de [traduction] « dissuader les abus de notre système de réfugiés par des gens qui viennent de pays généralement considérés comme sûrs et ‘‘ne produisant pas de réfugiés’’, tout en préservant le droit de chaque demandeur d’asile admissible d’avoir une audition équitable devant la CISR ». En contre-interrogatoire, Mme Dikranian a reconnu que dissuader les abus du système et les [traduction] « demandes non authentiques » était l’un des principaux objectifs établis lors de la création du régime de pays d’origine désignés.

[254]   La distinction établie entre les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés et ceux ne provenant pas de pays d’origine désignés à l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est discriminatoire en apparence. À la lumière du dossier présenté à la Cour (plus particulièrement la preuve par affidavit du professeur Anderson), cette distinction, à mon avis, a pour effet de marginaliser, de léser et de stéréotyper davantage les demandeurs provenant d’un pays d’origine désigné, qui sont généralement considérés sûrs et « ne produisant pas de réfugiés ». Elle maintient le stéréotype selon lequel les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés sont en quelque sorte des resquilleurs ou de faux demandeurs qui ne viennent ici que pour abuser du système de réfugiés du Canada et de sa générosité. Les personnes directement touchées par l’alinéa 112(2)b.1) comprennent sans aucun doute de nombreux demandeurs qui n’abusent pas du système et ne soumettent pas de fausses demandes.

[255]   Dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 (Withler), au paragraphe 2, la Cour suprême du Canada a déclaré que : « Le paragraphe 15(1) est centré sur l’égalité réelle, et non sur l’égalité formelle [...] [e]n définitive, une seule question se pose : La mesure contestée transgresse-t-elle la norme d’égalité réelle consacrée par le par. 15(1) de la Charte? ».

[256]   À mon avis, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR prive les demandeurs d’asile provenant des pays d’origine désignés d’une égalité réelle par rapport aux demandeurs d’asile ne provenant pas des pays d’origine désignés en ce qui a trait à l’accès à l’ERAR. Imposer expressément un désavantage fondé sur le pays d’origine constitue de la discrimination (Withler, au paragraphe 29). Cette distinction maintient le désavantage historique des demandeurs d’asile indésirables et le stéréotype que leurs craintes de persécution ou de discrimination sont moins dignes d’attention.

[257]   En résumé, je suis d’avis que l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR, en ce qui a trait aux ressortissants de pays d’origine désignés, est incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte. Cette distinction est évidente au vu de la loi (Fraser c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 223, au paragraphe 40. Ce paragraphe établit une distinction claire et discriminatoire entre les demandeurs provenant de pays d’origine désignés et ceux ne provenant pas de pays d’origine désignés, en refusant à ces premiers un ERAR pendant 36 mois après le rejet de leur demande, tout en permettant aux deuxièmes un ERAR après un délai de 12 mois seulement. Cela constitue un déni du droit à l’égalité réelle des demandeurs de pays d’origine désignés fondé sur le pays d’origine de ces demandeurs.

[258]   Finalement, il est important de souligner, avant de passer à une autre question, qu’aucune partie n’a suggéré que la distinction entre les demandeurs provenant de pays d’origine désignée et ceux ne provenant pas de pays d’origine désignés en application de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est améliorée par l’application du paragraphe 15(2) de la Charte. Cet aspect de l’article 15 n’est pas en cause dans ces demandes.

X.        Dans la mesure où l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR est incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte, peut-il se justifier aux termes de l’article premier?

A.        Les observations du défendeur

[259]   Le défendeur soutient que le paragraphe 15(1) de la Charte n’a pas été enfreint. Toutefois, si la Cour devait en venir à une conclusion contraire, le défendeur soutient que la justification de toute violation peut être démontrée aux termes de l’article premier de la Charte.

[260]   Selon le défendeur, une restriction d’un droit garanti par la Charte est justifiée lorsque la disposition qui constitue une violation répond à un objectif urgent et réel et que les moyens utilisés pour l’atteindre sont proportionnés à la restriction ou à la violation. Pour satisfaire les exigences de proportionnalité, le défendeur fait valoir que l’État doit démontrer que : a) les moyens choisis ont un lien rationnel avec l’objectif; b) que les moyens portent une atteinte minimale aux droits garantis par la Charte; et c) qu’il doit y avoir proportionnalité : les effets délétères de la mesure ne doivent pas l’emporter sur les avantages de la mesure pour le public.

[261]   Selon le défendeur, l’article premier doit être appliqué de manière souple, tout en tenant compte des considérations de principe inhérentes au contexte factuel et social de chaque cas; lorsqu’une politique sociale et économique complexe est en jeu, la déférence est justifiée dans l’évaluation des choix du législateur.

[262]   Le défendeur soutient que l’article premier n’exige pas que la limite du droit soit parfaitement calibrée, lorsqu’elle est jugée rétrospectivement, mais seulement qu’elle soit « raisonnable » et que la « justification soit démontrée ». Selon le défendeur, lorsqu’un problème peut être réglé de plusieurs façons et lorsque les régimes sont généralement complexes et reflètent une multitude d’intérêts et de préoccupations législatives en chevauchement et en conflit, les tribunaux ont accepté que la responsabilité première des décisions difficiles liées à la gouvernance publique incombe aux législateurs, ce qui peut, à certains moments, limiter les droits constitutionnels.

1)         Toute limite des droits garantis par le paragraphe 15(1) est prescrite par la loi

[263]   Le défendeur soutient que les tribunaux ont adopté une approche souple à l’égard de l’exigence « prescrite par la loi » tant sur le plan de la forme que sur le plan de la formulation de la limite d’un droit garanti par la Charte. Selon le défendeur, une limite sera prescrite par la loi si elle est expressément prévue par une loi ou un règlement, ou découle, par déduction nécessaire, des dispositions d’une loi ou d’un règlement ou de son fonctionnement. Le défendeur soutient que le régime des pays d’origine désignés répond facilement au critère de prescription par la loi puisqu’il est établi dans la loi, les règlements, les arrêtés ministériels et les politiques.

2)         L’objectif législatif est un objectif urgent et réel

[264]   Le défendeur soutient que le Canada a une obligation de reconnaître les demandeurs d’asile et de leur offrir un refuge et que, pour ce faire, il doit créer un système efficace qui assure une protection aux personnes les plus démunies, prévient les fraudes et maintient l’intégrité des frontières. Selon le défendeur, avant les modifications apportées à la LIPR pour introduire le régime de pays d’origine désignés, l’analyse du système de réfugiés a démontré qu’un certain nombre d’enjeux placent le système à risque : les délais avant la décision concernant une demande étaient trop longs, les demandeurs d’asile refusés n’étaient pas expulsés rapidement et il y avait un dédoublement dans le système puisque les demandes d’ERAR portaient souvent sur les mêmes facteurs de risque que celles soumises à la SPR.

[265]   Le défendeur soutient que la période d’attente de 36 mois relative à l’ERAR a été mise en place pour aider le gouvernement à atteindre son objectif urgent et réel de mettre en place un système efficace de détermination du statut de réfugié, en phase avec la responsabilité du Canada d’assurer l’intégrité du système et de dissuader les abus potentiels. Selon le défendeur, une période d’attente plus longue pour assurer une évaluation supplémentaire du risque chez les personnes provenant de pays démocratiques reconnus pour ne pas produire de réfugiés permet de s’assurer que des demandes d’asile authentiques sont entendues plus rapidement, ce qui, en dernier ressort, réduit les retards dans le traitement des demandes. Le défendeur estime que les objectifs du Canada de reconnaître les demandeurs d’asile et de leur offrir un refuge, d’utiliser un système efficace pour assurer la protection des personnes les plus démunies et de dissuader les abus du système, sont des objectifs urgents et réels.

3)         Les moyens utilisés doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif en question

[266]   Selon le défendeur, le gouvernement doit démontrer uniquement qu’il est raisonnable de supposer que la limite ou l’interdiction peut aider à atteindre l’objectif de la disposition contestée, et non qu’elle assurera systématiquement l’atteinte de cet objectif. Le défendeur estime qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif visé par un système de réfugiés rapide et efficace et la période d’attente imposée à une personne avant qu’elle puisse être admissible à une autre évaluation du risque. Il soutient également que, dans le cas des ressortissants de pays offrant des conditions favorables, une période d’attente plus longue est rationnellement liée à l’objectif d’assurer une protection aux personnes les plus démunies, y compris celles qui sont plus susceptibles d’être exposées à un risque émergent de refoulement à leur retour.

4)         Le régime des pays d’origine désignés entraîne une atteinte minimale

[267]   Le défendeur soutient que toute limite appliquée aux droits en cause est raisonnablement adaptée à l’objectif urgent et réel avancé pour justifier cette limite. Selon le défendeur, lorsque les législateurs se sont engagés dans un processus de médiation entre des intérêts sociaux opposés, les tribunaux ont généralement accordé une grande déférence à la loi. Dans ses efforts pour rationaliser le système de réfugiés, le gouvernement s’est assuré de réduire le moins possible les droits des demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés. Le défendeur souligne que, bien que les audiences des demandeurs provenant de pays d’origine désignés soient planifiées selon un échéancier plus rapide, ceux-ci peuvent demander des ajournements, des prorogations de délai pour pouvoir déposer un élément de preuve additionnel et des demandes de réouverture, au besoin.

[268]   Le défendeur soutient que tout risque découlant de l’absence de recours à une demande d’ERAR pendant 36 mois est réduit puisque les demandeurs provenant de pays d’origine désignés peuvent en appeler du rejet de leur demande auprès de la SAR ou déposer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant cette Cour si l’appel est rejeté. Si leur renvoi est prévu alors que leur demande de contrôle judiciaire est en attente, les demandeurs provenant de pays d’origine désignés peuvent déposer une requête visant à surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi, dans le cadre de laquelle la Cour tiendra compte de toute erreur alléguée commise par la SPR ou la SAR et de toute allégation de préjudice irréparable après le renvoi. Ils peuvent également demander un report de leur renvoi, dans le cadre duquel tout nouveau risque peut être évalué. Le défendeur souligne également que le ministère peut, de son propre chef, permettre un recours hâtif à un ERAR lorsque les circonstances le justifient, et que des « garanties » contre le non-refoulement ont été élaborées de façon à ce que l’accès à un ERAR soit permis lorsque des événements récents exposent une partie ou la totalité des ressortissants d’un pays d’origine désigné à un risque.

[269]   Bien que les demandeurs de pays d’origine désignés ne puissent déposer une demande d’ERAR avant trois ans après la date de leur dernière évaluation des risques, le défendeur soutient que l’effet de cette période d’attente est minimal. Selon le défendeur, le régime des pays d’origine désignés, comme les politiques relatives aux pays d’origine sûrs en Europe, vise à accélérer les décisions concernant les demandes de pays appliquant des normes généralement reconnues en matière de droits de la personne et à se conformer à l’obligation d’accorder une protection conformément à la Convention relative au statut des réfugiés. Le défendeur souligne que les sociétés libres et démocratiques comme l’Allemagne, le R.-U., la France, la Belgique, l’Autriche et la Suisse, ont adopté diverses formes de politiques relatives aux pays d’origine sûrs et que, pour déterminer si un régime porte une atteinte raisonnablement minimale, la Cour peut examiner les mécanismes en place dans les autres pays. Selon le défendeur, le régime des pays d’origine désignés appartient aux options possibles acceptables et le gouvernement a atteint son objectif en portant une atteinte minimale.

5)         Les moyens utilisés sont proportionnels

[270]   Selon le défendeur, il existe un rapport de proportionnalité entre les effets de la période d’attente de 36 mois relative à l’ERAR et l’objectif énoncé à l’alinéa 112(2)b.1). Le défendeur souligne que tous les demandeurs d’asile de pays d’origine désignés voient leurs demandes évaluées équitablement et de manière approfondie par la C.I.S.R. Selon le défendeur, l’alinéa 112(2)b.1) exerce l’effet bénéfique de créer un système efficace qui assure une protection rapide aux personnes les plus démunies tout en dissuadant les abus du système. Le défendeur affirme que l’effet de l’attente de 36 mois imposée aux demandeurs provenant de pays généralement reconnus comme sûrs avant une autre évaluation des risques vise à rendre le système de réfugiés plus efficace et est proportionnel.

B.        Les arguments des demandeurs

[271]   Les demandeurs soutiennent que c’est au défendeur que revient le fardeau de démontrer qu’une loi qui enfreint le paragraphe 15(1) de la Charte est justifiée en vertu de l’article premier. Même si le défendeur peut démontrer un objectif urgent et réel pour justifier l’interdiction discriminatoire relative à l’ERAR pour les demandeurs provenant de pays d’origine désignés, les demandeurs affirment que l’effet discriminatoire ne peut satisfaire au critère de proportionnalité en vertu de l’article premier de la Charte ni au volet d’atteinte minimale du critère. Selon les demandeurs, l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR, dans la mesure où il vise en particulier les ressortissants de pays d’origine désignés et les soumet à un traitement différentiel et discriminatoire, n’est pas une limite raisonnable appliquée relativement au droit à l’égalité et n’est pas justifiée dans une société libre et démocratique.

[272]   Selon les demandeurs, l’examen doit porter uniquement sur la disposition contestée, soit l’interdiction différentielle imposée aux ressortissants de pays d’origine désignés. Selon les demandeurs, les justifications et les objectifs urgents qui sous-tendent la réforme du système de réfugiés, le régime de pays d’origine désignés ou l’existence d’une interdiction relative à l’ERAR en général, ne sont pas pertinents. La question consiste à déterminer si le fait de soumettre les ressortissants de pays d’origine désignés à une interdiction discriminatoire de 36 mois relative à l’ERAR, plutôt que l’interdiction de 12 mois imposée à tous les autres ressortissants, peut être justifié de façon démontrable. Les demandeurs citent l’arrêt Alliance, où la juge Abella (au nom de la majorité) a fourni les explications suivantes [au paragraphe 45] :

[...] Lorsqu’un tribunal conclut qu’une disposition législative donnée viole un droit garanti par la Charte, il incombe à l’État de justifier cette restriction, et non l’ensemble du régime législatif. Par conséquent, « [a]ux fins d’une analyse fondée sur l’article premier, l’objectif pertinent est l’objectif de la mesure attentatoire puisque c’est cette dernière et rien d’autre que l’on cherche à justifier » (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 144; R. c. K.R.J., [2016] 1 R.C.S. 906, par. 62). [Italiques dans l’original.]

1)              Objectifs urgents et réels

[273]   Les demandeurs dissèquent l’affirmation du défendeur selon laquelle « les objectifs du Canada de reconnaître les demandeurs d’asile et de leur offrir un refuge, d’utiliser un système efficace pour assurer la protection des personnes les plus démunies et de dissuader les abus du système, sont des objectifs urgents et réels ». Selon les demandeurs, l’objectif d’offrir un refuge aux demandeurs d’asile est trop large et manque de précision aux fins de la justification de l’article premier. Les demandeurs soutiennent que, bien que le Canada ait cherché à atteindre un objectif urgent et réel en adoptant les réformes de la LMRER et de la LPSIC, ces réformes doivent être séparées de l’objectif de la disposition en question. Les demandeurs soutiennent qu’offrir un refuge aux demandeurs d’asile est un objectif sous-jacent de la LIPR, mais ce n’est clairement pas l’objectif établi en interdisant aux ressortissants provenant des pays d’origine désignés d’accéder à un ERAR pendant deux années de plus que les ressortissants ne provenant pas de pays d’origine désignés.

[274]   Selon les demandeurs, le deuxième objectif énoncé (l’efficacité administrative) n’est généralement pas suffisamment urgent et réel pour justifier une violation d’un droit garanti par la Charte. Quant au troisième objectif (dissuader les abus), les demandeurs concèdent que, bien que cela constitue généralement un objectif urgent et réel, il n’existe aucun lien rationnel entre cet objectif et l’interdiction différentielle relative à l’ERAR imposée aux ressortissants de pays d’origine désignés.

2)         Absence de lien rationnel

[275]   Les demandeurs affirment qu’il n’existe aucun lien rationnel entre les trois objectifs énoncés par le défendeur et l’interdiction différentielle relative à l’ERAR. Selon les demandeurs, il est important de prendre note que la question dont est saisie la Cour n’est pas de déterminer si une interdiction de 12 mois relative à l’ERAR, à laquelle sont soumis tous les demandeurs d’asile dont la demande a été refusée, est rationnellement liée aux objectifs du gouvernement; elle vise plutôt à déterminer si l’imposition d’une période d’interdiction supplémentaire et discriminatoire de 24 mois sur les ressortissants de pays d’origine désignés est rationnellement liée. Les demandeurs reconnaissent que, bien que certains objectifs énoncés par le défendeur puissent, en théorie, être liés rationnellement à la période d’interdiction de 12 mois relative à l’ERAR, il n’existe aucun lien logique similaire en ce qui concerne l’interdiction prolongée imposée uniquement aux ressortissants de pays d’origine désignés.

[276]   Même si offrir un refuge aux demandeurs d’asile était accepté comme objectif approprié pour justifier l’interdiction différentielle relative à l’ERAR, les demandeurs soutiennent que le défendeur n’a pas démontré comment le refus d’une évaluation des risques subséquente à un demandeur dont la demande a été refusée, et encore moins à des ressortissants de pays d’origine désignés, est lié rationnellement à l’objectif de reconnaître les demandeurs d’asile et de leur offrir un refuge. Selon les demandeurs, le système fonctionne dans une direction complètement opposée et, rationnellement, garantirait des évaluations des risques illimitées plutôt que de refuser ces évaluations à un groupe particulier. Selon les demandeurs, il n’existe aucun lien rationnel entre l’accès différentiel à un ERAR et l’efficacité qui, selon le défendeur, résulterait de cette mesure discriminatoire.

[277]   Quant à l’affirmation du défendeur selon laquelle le fait d’imposer aux ressortissants de pays d’origine désignés une plus longue attente avant une évaluation des risques subséquente vise à s’assurer que les demandes d’asile authentiques sont entendues plus rapidement et à réduire les retards dans le traitement des demandes, les demandeurs répliquent que l’accès différentiel aux évaluations de l’ERAR n’a absolument aucune incidence (et donc, aucun lien rationnel) sur la question à savoir si les demandes d’asile authentiques sont entendues plus rapidement par la SPR en amont. Selon les demandeurs, l’interdiction différentielle relative à l’ERAR n’a pas d’incidence sur les retards associés aux décisions relatives aux demandes d’ERAR, et interdire aux ressortissants de pays d’origine désignés l’accès à l’ERAR pendant 36 mois au lieu de 12 mois est tout à fait inutile (et donc, non lié rationnellement) pour assurer le renvoi efficace et la réduction des retards dans le traitement des demandes d’ERAR.

[278]   Les demandeurs affirment également qu’il n’existe pas de lien entre la dissuasion des abus et l’interdiction différentielle relative à l’ERAR. Ils soulignent également que le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve pour établir que l’incapacité de soumettre une demande d’ERAR entre 12 et 36 mois après le refus d’une demande d’asile constituait un facteur d’attraction amenant les ressortissants de pays d’origine désignés à venir au Canada pour soumettre des demandes frauduleuses ou pour dissuader d’autres personnes d’un acte semblable.

[279]   Selon les demandeurs, l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR, dans un contexte où les demandeurs dont la demande a été refusée sont déjà soumis à une période d’interdiction de 12 mois, n’est pas nécessaire pour assurer le renvoi efficace des ressortissants de pays d’origine désignés; elle n’a aucun effet sur le règlement des demandes par la C.I.S.R., ne prévient pas les abus et n’a aucune incidence sur les retards dans le traitement des demandes d’ERAR. Selon les demandeurs, il n’y a pas de motif rationnel pour conclure que la période d’interdiction différentielle relative à l’ERAR dissuade les abus plus que la période d’interdiction non discriminatoire générale de 12 mois.

3)         L’atteinte n’est pas minimale

[280]   Les demandeurs soutiennent que le défendeur tente de justifier la violation par le gouvernement des droits à l’égalité des ressortissants de pays d’origine désignés sur le plan de l’atteinte minimale dans le cadre de l’analyse de l’article premier. Selon les demandeurs, aucun motif ne justifie d’accorder une mesure de déférence relativement aux mesures choisies par le gouvernement. Les demandeurs soutiennent que la décision d’imposer une période d’interdiction discriminatoire de 36 mois relativement à l’ERAR n’est pas fondée sur des éléments de preuve complexes sur le plan social, et ne reflète pas non plus un exercice d’équilibre difficile qu’il serait préférable de confier aux législateurs.

[281]   Même en acceptant, aux fins de la présentation des arguments, les objectifs revendiqués par le défendeur, les demandeurs soutiennent qu’il existait des solutions exerçant des effets considérablement moins marqués sur les droits pour atteindre ces objectifs. Selon les demandeurs, si le gouvernement avait un quelconque intérêt à dissuader les abus en retardant l’accès à une évaluation des risques subséquente, il aurait pu invoquer des dispositions existantes pour cibler ces demandeurs avec une grande précision. Les demandeurs affirment que cet objectif aurait été atteint en restreignant la période d’interdiction prolongée relative à l’ERAR aux demandes qui n’avaient aucun fondement crédible ou étaient manifestement non fondées, sans avoir à établir une distinction fondée sur le pays d’origine entre les demandeurs.

[282]   Le raisonnement du défendeur selon lequel l’effet discriminatoire de la période d’interdiction différentielle relative à l’ERAR est, en quelque sorte, atténué par les autres recours offerts aux ressortissants de pays d’origine désignés exposés à un risque, principalement les reports et les requêtes en sursis, ont pour effet, de l’avis des demandeurs, d’imposer un fardeau plus lourd sur le plan procédural, financier et psychologique aux ressortissants de pays d’origine désignés et d’assurer aux demandeurs légitimes une protection moins certaine contre le refoulement. Selon les demandeurs, la possibilité d’obtenir une exemption ministérielle pour une période d’interdiction relative à l’ERAR est illusoire; cette mesure n’a jamais été utilisée pour un demandeur d’un pays d’origine désigné et puisque ce recours est offert pour tous les pays, elle n’est pas utile pour réduire les effets discriminatoires de la période d’interdiction différentielle relative à l’ERAR.

4)         Proportionnalité

[283]   Selon les demandeurs, aucun élément de preuve déposé devant la Cour ne démontre les effets bénéfiques allégués de la période d’interdiction différentielle relative à l’ERAR. Les demandeurs soutiennent que le seul élément de preuve concerne la différence, dans les demandes d’ERAR, entre la période où tous les demandeurs dont la demande a été refusée disposent d’un droit automatique à l’ERAR et l’imposition subséquente de périodes d’interdiction pour tous les demandeurs dont la demande a été refusée. Selon les demandeurs, il n’existe aucun élément de preuve ventilé pour établir une quelconque économie, efficacité ou dissuasion d’abus découlant de la période d’interdiction supplémentaire de 24 mois relativement à l’ERAR imposée aux ressortissants de pays d’origine désignés seulement.

[284]   Les demandeurs affirment que, dans ce cas, le gouvernement n’est pas parvenu à présenter des éléments de preuve établissant un lien direct entre la période d’interdiction différentielle relative à l’ERAR et un quelconque effet bénéfique; les arguments du défendeur relativement à l’article premier doivent donc être rejetés.

C.        Discussion

[285]   L’article premier de la Charte prescrit ce qui suit :

Droits et libertés au Canada

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[286]   Le critère servant à décider si la justification d’un manquement à la Charte peut se démontrer émane de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt de principe R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, [1986] A.C.S. no 7 (QL) (Oakes), où le juge en chef Dickson [tel était son titre], s’exprimant au nom de la Cour, a affirmé ce qui suit [aux pages 138 et 139 du R.C.S; paragraphes 69 et 70 de QL] :

Pour établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux. En premier lieu, l’objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte doit être « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution » : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. La norme doit être sévère afin que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui constituent l’essence même d’une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l’article premier. Il faut à tout le moins qu’un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important.

En deuxième lieu, dès qu’il est reconnu qu’un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l’article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l’application d’« une sorte de critère de proportionnalité » : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu’il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter « le moins possible » atteinte au droit ou à la liberté en question : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme « suffisamment important ». [Souligné dans l’original.]

[287]   Plus récemment, dans l’arrêt Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, la Cour suprême du Canada a eu l’occasion de réitérer le critère de l’arrêt Oakes. S’exprimant au nom de la majorité, le juge [en chef] Wagner a déclaré ce qui suit [aux paragraphes 38 et 39] :

Deux critères fondamentaux doivent être respectés pour que la restriction d’un droit garanti par la Charte soit justifiée en vertu de l’article premier. En premier lieu, l’objectif de la mesure doit être urgent et réel pour justifier l’imposition d’une restriction à un droit garanti par la Charte. Il s’agit d’une condition préalable, dont l’analyse s’effectue sans tenir compte de la portée de l’atteinte, du moyen retenu ou des effets de la mesure [renvoi omis]. En deuxième lieu, le moyen par lequel l’objectif est réalisé doit être proportionné. L’analyse de la proportionnalité comporte trois éléments : (i) le lien rationnel avec l’objectif, (ii) l’atteinte minimale au droit, et (iii) la proportionnalité entre les effets de la mesure (y compris une mise en balance de ses effets préjudiciables et de ses effets bénéfiques) et l’objectif législatif énoncé [renvois omis]. L’examen de la proportionnalité se veut à la fois normatif et contextuel, et oblige les tribunaux à soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes [renvois omis].

Lors de l’examen fondé sur l’article premier, le fardeau incombe à la partie qui demande le maintien de la restriction — en l’espèce, le PGC (Oakes, aux pages 136 et 137). Pour s’acquitter de ce fardeau, le PGC doit satisfaire à la norme de preuve qui s’applique en matière civile, c’est-à-dire la preuve selon la prépondérance des probabilités [renvois omis].

[288]   Par conséquent, la question centrale consiste à rechercher si l’incidence de l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR sur les droits des demandeurs provenant d’un pays d’origine désigné par rapport à ceux ne provenant pas d’un pays d’origine désigné est proportionnée eu égard aux objectifs urgents et réels de cet alinéa.

[289]   Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel le refus d’une demande d’ERAR présentée par un demandeur provenant d’un pays d’origine désigné lorsque moins de 36 mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de sa demande d’asile, comme il est énoncé à l’alinéa 112(2)b.1), est « prescrit par la loi » et, par conséquent, l’article premier de la Charte s’applique.

[290]   Je souscris également à l’argument du défendeur selon lequel le Canada répondait à un objectif urgent et réel lorsqu’il a modifié la LMRER et la LPSIC. Selon Mme Dikranian, lorsque la LMRER a été adoptée, les ressources de la C.I.S.R. croulaient sous le poids d’un retard concernant plus de 60 000 demandes d’asile non entendues; ce retard entraînait un délai d’attente d’environ 19 mois entre le dépôt d’une demande d’asile et une décision rendue à son égard par la SPR. Mme Dikranian déclare que le nombre total de demandes provenant de ressortissants d’un pays d’origine désigné a diminué depuis que les mesures les concernant ont été mises en place. Elle allègue que les mesures visant les ressortissants d’un pays d’origine désigné ont permis de prévenir les demandes non fondées, puisque le pourcentage d’acceptation global a augmenté à 66 p. 100 en 2014 par rapport à 42 p. 100 en 2012, et elles ont entraîné une réduction des demandes d’ERAR, lesquelles sont passées de 7 682 en 2007 à 2 059 en 2016.

[291]   Cela dit, « [a]ux fins d’une analyse fondée sur l’article premier, l’objectif pertinent est l’objectif de la mesure attentatoire puisque c’est cette dernière et rien d’autre que l’on cherche à justifier » (souligné dans l’original) (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, au paragraphe 144). L’objectif de l’alinéa 112(2)b.1) fait partie des objectifs globaux visés par les modifications apportées à la LMRER et à la LPSIC. Selon Mme Dikranian :

[traduction]

5.  Un grand nombre de demandes d’asile accusaient un retard et trop de temps s’écoulait avant qu’elles ne soient inscrites au calendrier des audiences et entendues par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR). On mettait également trop de temps pour expulser du Canada les demandeurs d’asile déboutés.

6.  Le système était surchargé et trop lourd. Pendant de nombreuses années, la CISR accusait un « retard » concernant les demandes d’asile jugées admissibles qui lui avaient été renvoyées, mais qui étaient en attente d’une audition devant la SPR. En 2009, avant l’adoption de la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés (LMRER), la CISR « avait accumulé » 60 000 demandes d’asiles non entendues. Avant les modifications, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la CISR mettait environ 19 mois, après le dépôt d’une demande d’asile au Canada, pour rendre une décision la concernant [...]

7.  Avant les modifications, en plus du contrôle judiciaire, les demandeurs d’asile déboutés pouvaient se prévaloir de divers recours à différents paliers afin de prolonger leur séjour au Canada, notamment la présentation d’une demande d’ERAR et d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire. En conséquence, les renvois étaient retardés, puisqu’il s’écoulait environ 4,5 ans entre la demande initiale et le renvoi du demandeur d’asile débouté [...]

8.  Les longs délais de traitement et les renvois retardés rendaient le système d’asile vulnérable aux abus des personnes cherchant à entrer au Canada. Les longs délais de traitement retardaient également la mise en œuvre de mesures de protection pour ceux qui les nécessitaient. Il était essentiel de rendre le système plus rapide afin de traiter le retard sans cesse croissant et de prévenir les demandes non authentiques.

9.  [...] l’un des principaux objectifs des modifications consistait à écourter le processus complet, du dépôt de la demande d’asile : a) à l’accueil d’une demande d’asile accordant une protection au Canada ou b) au refus d’une demande d’asile ayant pour conséquence un renvoi.

10.            L’un des objectifs des modifications consistait à accélérer le traitement de l’ensemble des demandes d’asile, dont le traitement accéléré des demandes présentées par les ressortissants d’un pays d’origine désigné. Un traitement plus rapide prévient le dépôt de demandes non fondées, présentées dans le but de rester au Canada, et permet d’accorder une protection à ceux qui la nécessitent plus tôt.

[292]   Même s’il était raisonnable de supposer que le refus d’entendre une demande d’ERAR présentée par un ressortissant d’un pays d’origine désigné pendant 24 mois de plus que pour une demande d’ERAR présentée par un ressortissant ne provenant pas d’un pays d’origine désigné renforce ces objectifs et établit un lien logique avec ces derniers, on ne peut pas conclure que l’alinéa 112(2)b.1) constitue une atteinte minimale.

[293]   Il est exact que chaque demandeur d’asile débouté a le droit de présenter une demande d’ERAR. Il est aussi vrai que le paragraphe 112(2.1) de la LIPR et l’article 160.1 du Règlement permettent au ministre d’exempter des ressortissants d’un pays ou d’une partie d’un pays ou une catégorie de ressortissants de l’application de l’interdiction relative à l’ERAR, si un changement important et soudain est susceptible d’augmenter considérablement le risque personnalisé d’une population précise. Selon le défendeur, les étrangers confrontés à un risque tardif peuvent également demander un report de renvoi. Toutefois, ces « mesures de protection » ne peuvent justifier que certains demandeurs d’asile déboutés puissent présenter une demande d’ERAR après que 12 mois se sont écoulés depuis le dernier examen des risques les concernant, alors que d’autres en sont empêchés. Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel tout risque de refoulement découlant de l’accès retardé à un ERAR pour les ressortissants d’un pays d’origine désigné est atténué compte tenu des recours dont ils peuvent se prévaloir.

[294]   Examiner si une loi contestée entraîne une atteinte minimale à un droit garanti par la Charte exige que la Cour détermine si le législateur aurait pu concevoir une disposition moins attentatoire et s’intéresser aux solutions de rechange raisonnables (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, au paragraphe 126). La Cour suprême a affirmé que, lors de cet examen, « les tribunaux font preuve d’une certaine déférence à l’égard de la législature, surtout en ce qui concerne les questions sociales complexes où la législature est peut-être mieux placée que les tribunaux pour choisir parmi une gamme de mesures » (Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, au paragraphe 53).

[295]   Je suis d’avis que le défendeur n’a pas réussi à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que de refuser d’entendre une demande d’ERAR d’un ressortissant d’un pays d’origine désigné pendant 24 mois de plus que dans le cas d’un ressortissant ne provenant pas d’un pays d’origine désigné est le moyen le moins radical permettant au gouvernement d’atteindre ses objectifs. Dans la mesure où l’un des objectifs des modifications apportées à la LMRER et à la LPSIC consistait à prévenir les demandes abusives ou non fondées, je suis d’avis que l’on aurait pu y parvenir en imposant l’interdiction de 36 mois relative à l’ERAR à tous les demandeurs, quel que soit leur pays d’origine, dont la demande est jugée comme manifestement non fondée, aux termes de l’article 107.1 de la LIPR, ou dépourvue de fondement crédible, aux termes du paragraphe 107(2).

[296]   Le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve servant à démontrer que l’alinéa 112(2)b.1) renferme un autre effet dissuasif. Je suis d’avis qu’il n’était pas nécessaire que le législateur établisse une différence entre les ressortissants d’un pays d’origine désigné et ceux ne provenant pas d’un pays d’origine désigné pour imposer une restriction quant au délai à respecter pour qu’un demandeur d’asile débouté puisse présenter une demande d’ERAR. Pouvoir présenter une telle demande en temps utile constitue un avantage important pour les demandeurs d’asile déboutés, et repousser ce recours dans le cas de certains demandeurs en fonction de leur pays d’origine contrevient à leur droit à l’égalité. Les ressortissants d’un pays d’origine désigné visés par le délai prescrit à l’alinéa 112(2)b.1) subissent les effets de la discrimination pour la période du délai (voir l’arrêt Centrale des syndicats, au paragraphe 31).

[297]   Nier aux ressortissants d’un pays d’origine désigné le recours à une demande d’ERAR pendant 24 mois de plus qu’aux ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné n’est pas, à mon avis, proportionnel aux objectifs du gouvernement. Il s’agit d’une inégalité démesurée et excessive et elle ne peut être justifiée aux termes de l’article premier de la Charte.

XI.       Si l’alinéa 110(2)d.1) de la LIPR est inconstitutionnel, quel serait une mesure appropriée?

[298]   Les demandeurs réclament que les présentes demandes de contrôle judiciaire soient accueillies.

[299]   Toutefois, comme tous les demandeurs individuels sont devenus admissibles à une demande d’ERAR depuis le début du présent contentieux, ils ne demandent pas une ordonnance renvoyant, aux fins de réexamen, les décisions sous-jacentes relatives au report d’un renvoi. Ils demandent plutôt un jugement déclaratoire, aux termes de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, selon lequel l’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR en ce qui concerne expressément les ressortissants de pays d’origine désignés, notamment la proposition « ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois », est inopérant, puisque qu’il est contraire aux exigences du paragraphe 15(1) de la Charte.

[300]   Les demandeurs soutiennent qu’il est du pouvoir discrétionnaire de la Cour de rendre un jugement déclaratoire comme mesure à l’occasion d’une demande de contrôle judiciaire contrairement à une action. Ils citent la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, où le juge Wagner (tel était alors son titre) fait remarquer ce qui suit [au paragraphe 81] :

Un jugement déclaratoire est une réparation d’une portée restreinte, mais il peut être obtenu sans cause d’action et prononcé, peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée [renvois omis]. Le tribunal peut, à son gré, prononcer un jugement déclaratoire lorsqu’il a compétence pour entendre le litige, lorsque la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, lorsque la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue et lorsque l’intimé a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité [Renvois omis].

[301]   Pour les motifs énoncés ci-dessus, je prononcerai le jugement déclaratoire demandé. Plus précisément, la Cour déclare, conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], ce qui suit :

         L’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte dans la mesure où il concerne les ressortissants d’un pays d’origine désigné, aux termes du paragraphe 109.1(1) de la LIPR, et la proposition suivante : « ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois », contenue à l’alinéa 112(2)b.1), est inopérante à l’égard desdits ressortissants.

[302]   Lors de l’audition des présentes demandes, le défendeur a demandé si la Cour devait prononcer un jugement déclaratoire selon lequel l’alinéa 112(2)b.1) contrevient au paragraphe 15(2) de la Charte dans la mesure où il concerne les ressortissants d’un pays d’origine désigné, que l’effet dudit jugement déclaratoire soit suspendu, comme ce fut le cas dans la décision Médecins canadiens.

[303]   Je refuse d’acquiescer à la demande du défendeur selon laquelle l’effet du jugement déclaratoire, comme énoncé ci-dessus, devrait être suspendu.

[304]   Dans l’arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679 (Schachter), à la page 719, la Cour suprême a indiqué qu’un tribunal est justifié de suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité lorsque son application immédiate poserait un danger pour le public, menacerait la primauté du droit ou priverait de bénéfices les personnes admissibles sans profiter aux personnes dont les droits ont été violés. Aucun de ces critères ne s’applique en l’espèce.

[305]   Dans la décision Médecins canadiens, on a suspendu l’effet de la déclaration d’invalidité pendant quatre mois parce que la décision aurait entraîné un vide législatif, une absence de politique et un certain désordre administratif, et la Cour craignait que ce désordre aggrave le préjudice subi par les demandeurs d’asile.

[306]   Toutefois, il est arrivé que la Cour suprême suspende une déclaration d’invalidité alors que les conditions énoncées dans l’arrêt Schachter étaient vraisemblablement absentes, afin d’accorder au législateur le temps de concevoir une mesure appropriée (voir notamment l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, aux paragraphes 116 à 121; Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. vol. 2 (Toronto : Thomson/Carswell, 2007) (édition à feuilles mobiles mise à jour en 2014), ch. 40, au paragraphe 40.1(d)). Ce raisonnement des plus convaincants est toutefois valable lorsque le législateur est vraisemblablement en mesure de résoudre le problème de plusieurs manières. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[307]   En l’espèce, une déclaration d’invalidité immédiate signifie seulement que les ressortissants d’un pays d’origine désigné pourront désormais présenter une demande d’ERAR au même titre que les ressortissants qui ne proviennent pas d’un pays d’origine désigné. Chaque jour où l’alinéa 112(2)b.1) est en vigueur est un jour où les demandeurs d’asile provenant d’un pays d’origine désigné n’ont pas droit à « l’égalité devant la loi » et où ils sont privés du droit « à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination ». Je suis d’avis que de remédier à cette inégalité dès que possible l’emporte sur tout fardeau administratif subi par le gouvernement.

XII.      Quelles sont les questions à certifier?

[308]   Après l’audition de la présente affaire, les parties ont proposé des questions à certifier aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR.

[309]   Les demandeurs ont proposé que la question suivante soit certifiée :

L’alinéa 112(2)b.1) de la LIPR contrevient-il au paragraphe 15(1) de la Charte d’une manière que l’article premier ne peut justifier et, le cas échéant, quelle mesure la Cour devrait-elle accorder?

[310]   Le défendeur a proposé que la question suivante soit certifiée :

L’alinéa 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, contrevient-il au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte), d’une manière que l’article premier ne peut justifier et, le cas échéant, quelle mesure la Cour devrait-elle accorder?

[311]   Dans l’arrêt Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 R.C.F. 674, la Cour d’appel fédérale a réitéré les critères pour la certification d’une question aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR [au paragraphe 46] :

La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux paragraphes 15 et 35).

[312]   En l’espèce, il convient de certifier une question. Toutefois, les questions, comme proposées par les parties, ont une portée quelque peu excessive, en ce sens qu’elles ne limitent pas la violation du paragraphe 15(1) découlant de l’alinéa 112(2)b.1) dans la mesure où il concerne les ressortissants d’un pays d’origine désigné.

[313]   En conséquence, les questions suivantes sont certifiées aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR :

1.         L’alinéa 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, est-il incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), dans la mesure où cet alinéa concerne les ressortissants d’un pays d’origine désigné, aux termes du paragraphe 109.1(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

2.         Si c’est le cas, l’alinéa 112(2)b.1) constitue-t-il une restriction raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut être démontrée aux termes de l’article premier de la Charte?

XIII.     Conclusion

[314]   En conséquence, les demandes de contrôle judiciaire des demandeurs sont accueillies.

[315]   Les questions formulées ci-dessus sont certifiées aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR.

JUGEMENT dans les dossiers IMM-3855-15, IMM-3838-15,

IMM-591-16, IMM-3515-16 et IMM-1552-17

LA COUR ORDONNE que :

1.         les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies;

2.         l’alinéa 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, est déclaré incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), dans la mesure où cet alinéa concerne les ressortissants d’un pays d’origine désigné, aux termes du paragraphe 109.1(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, et la proposition suivante : « ou, dans le cas d’un ressortissant d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1), moins de trente-six mois », contenue au paragraphe 112(2)b.1), est inopérante à l’égard de tels ressortissants;

3.         il n’y aura aucune adjudication de dépens;

4.         les questions suivantes sont certifiées aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés :

i.          L’alinéa 112(2)b.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est-il incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), dans la mesure où cet alinéa concerne les ressortissants d’un pays d’origine désigné, aux termes du paragraphe 109.1(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

ii.         Si c’est le cas, l’alinéa 112(2)b.1) constitue-t-il une restriction raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut être démontrée aux termes de l’article premier de la Charte?

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