Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

IMM-5202-18

2019 CF 1158

Maria Alejandro Lucio Damian (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié: Damian c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge McHaffie—Toronto, 3 juillet; Ottawa, 11 septembre 2019.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Motifs d’ordre humanitaire — Contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration de refuser la demande de résidence permanente de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’art. 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La demanderesse, une citoyenne de la Colombie, a été amenée au Canada par sa mère à l’âge de dix ans — Elle n’a pas de statut juridique depuis au moins juin 2009 — La demanderesse a mis en lumière, entre autres motifs, son établissement au Canada, y compris ses liens avec sa communauté — L’agent a indiqué que l’établissement de la demanderesse et son intégration dans la société reposaient sur un non-respect délibéré des lois en matière d’immigration — Il a accordé peu de poids à l’établissement de la demanderesse et aux facteurs pertinents à l’égard de son pays d’origine — Le défendeur a soutenu que la dispense prévue à l’art. 25 devait être exceptionnelle et extraordinaire — Il s’agissait de savoir si l’agent a raisonnablement exercé le pouvoir discrétionnaire qu’il détient en vertu de l’art. 25(1) de la Loi — L’exercice du pouvoir discrétionnaire par l’agent était déraisonnable — Les arrêts Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) et Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration) ont établi une norme pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 25(1) — La dispense prévue à l’art. 25(1) peut être qualifiée d’« exceptionnelle » et d’« extraordinaire » sur le plan sémantique — La question était de savoir si l’utilisation des termes « exceptionnelle et extraordinaire » créait une norme ou un critère plus strict d’évaluation des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire — L’utilisation de tels termes pour importer, dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, une norme juridique différente de celle établie dans les décisions Chirwa et Kanthasamy serait contraire aux motifs énoncés dans l’arrêt Kanthasamy — Il serait plus utile de s’en tenir à l’approche adoptée dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’ajouter des qualificatifs supplémentaires — Quels que soient les termes pouvant être utilisés, les décisions prises en vertu de l’art. 25(1) appellent l’exercice du pouvoir discrétionnaire — Le défaut de l’agent d’examiner les circonstances qui ont mené à la non-conformité de la demanderesse a rendu la décision déraisonnable — Il n’y avait aucun motif raisonnable de conclure qu’une enfant qui a été amenée au Canada par sa mère a agi par « non-respect délibéré des lois canadiennes en matière d’immigration » — L’agent a écarté les préoccupations relatives à la violence en Colombie — Son raisonnement et son approche à l’égard des conditions défavorables dans les pays étaient déraisonnables — Les erreurs commises en l’espèce étaient au cœur de la conclusion finale de l’agent sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire — Elles étaient suffisantes pour rendre la décision déraisonnable — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration de refuser la demande de résidence permanente de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

La demanderesse, une citoyenne de la Colombie, a été amenée au Canada par sa mère à l’âge de dix ans. Aucune d’elles n’a de statut juridique depuis au moins juin 2009. Dans sa demande, la demanderesse a mis en lumière, entre autres motifs, son établissement au Canada, y compris ses liens avec sa communauté. L’agent a indiqué notamment que les affirmations de la demanderesse concernant son établissement et son intégration dans la société canadienne reposaient sur un non-respect délibéré des lois en matière d’immigration. L’agent a accordé peu de poids à l’établissement de la demanderesse au Canada et aux facteurs pertinents à l’égard de son pays d’origine, et il n’était pas d’avis qu’il soit justifié d’accorder l’exemption demandée en vertu du paragraphe 25(1). Le défendeur a soutenu que la dispense prévue à l’article 25 est [traduction] « exceptionnelle et extraordinaire », et qu’elle exige donc que l’existence de [traduction] « circonstances exceptionnelles ou extraordinaires » soit démontrée.

Il s’agissait de savoir si l’agent a raisonnablement exercé le pouvoir discrétionnaire qu’il détient en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.

Jugement: la demande doit être accueillie.

L’exercice, par l’agent, du pouvoir discrétionnaire qu’il détient en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi était déraisonnable. Selon l’approche adoptée par la Cour suprême à la majorité dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration) et par la Commission d’appel de l’immigration dans la décision Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), le paragraphe 25(1) prévoit « le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux », qui sera exercé lorsque les faits établis sont de nature à inciter toute personne raisonnable « à soulager les malheurs d’une autre personne », pourvu que ces malheurs justifient l’octroi de mesures en application des dispositions de la LIPR (norme de Chirwa/Kanthasamy). La dispense prévue au paragraphe 25(1) peut être qualifiée non seulement d’« exceptionnelle » sur le plan sémantique, car elle permet une exemption de l’application des exigences de la LIPR, mais aussi d’« extraordinaire », car l’octroi d’une telle mesure ne fait pas partie du cours normal des choses. L’utilisation du terme « exceptionnelle » peut simplement indiquer que l’application du paragraphe 25(1) « devait être l’exception, non la règle ». La disposition ne doit pas être « interprété[e] d’une façon si large qu’[elle] détruise la nature essentiellement exclusive » de la LIPR. La question était de savoir si l’utilisation des termes « exceptionnelle et extraordinaire » va au-delà de la simple description, pour créer une norme ou un critère plus strict d’évaluation des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. L’utilisation des termes tels qu’« exceptionnelle » ou « extraordinaire » pour importer, dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, une norme juridique différente de celle établie dans les décisions Chirwa et Kanthasamy serait contraire aux motifs énoncés par la majorité dans l’arrêt Kanthasamy. Étant donné la possibilité que de tels termes soient utilisés au-delà du simple descriptif pour entraîner l’application d’une norme juridique plus stricte, il serait peut-être plus utile de s’en tenir à l’approche adoptée dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’ajouter des qualificatifs supplémentaires. Quels que soient les termes pouvant être utilisés pour décrire une dispense pour des circonstances d’ordre humanitaire, les décisions prises en vertu du paragraphe 25(1) appellent nécessairement le délégué du ministre à exercer son pouvoir discrétionnaire.

Il n’y a aucun motif raisonnable de conclure qu’une enfant qui a été amenée au Canada par sa mère a agi par [traduction] « non-respect délibéré des lois canadiennes en matière d’immigration ». L’agent a omis d’évaluer les circonstances qui ont mené à la non-conformité de la demanderesse, de même que son âge pendant la majeure partie de la période de non-conformité, le fait qu’elle ait passé près de la moitié de sa vie au Canada ou le moment où elle a présenté sa demande pour régulariser son statut dès qu’elle a atteint l’âge de la majorité. Le défaut d’examiner ces circonstances a rendu la décision déraisonnable et ne reflétait pas l’application de l’approche prescrite par l’arrêt Kanthasamy pour les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a écarté les préoccupations relatives à la violence en Colombie, non pas parce qu’il n’avait pas été démontré qu’elles toucheraient la demanderesse, mais parce que ces répercussions toucheraient également d’autres personnes en Colombie. Ce raisonnement et cette approche à l’égard des conditions défavorables dans les pays étaient déraisonnables. Les erreurs commises par l’agent lorsqu’il a écarté la preuve de l’établissement et la preuve relative aux conditions en Colombie étaient au cœur de sa conclusion finale sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Elles étaient suffisantes pour rendre déraisonnable la décision dans son ensemble.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25, 39, 67(1)c).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] D.C.A.I. no 1 (QL); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Diabate c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Semana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082; Mitchell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458.

DÉCISIONS CITÉES:

Bakal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 417; Apura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762; Ngyuen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27; Santiago c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 91, [2018] 1 R.C.F. 166; Martinez c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 69; Miyir c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration de refuser la demande de résidence permanente de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU:

Wennie Lee pour la demanderesse.

Prathima Prashad pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Lee & Company, Toronto, pour la demanderesse.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

          Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

            Le juge McHaffie :

I.          Aperçu

[1]        Une enfant qui a été amenée au Canada par un parent ne peut être blâmée pour être restée au Canada sans statut juridique pendant son enfance. Si cette enfant, devenue adulte, demande la résidence permanente, il est déraisonnable de la part d’un agent d’immigration de retenir contre elle le fait que le temps qu’elle a passé au Canada pendant son enfance résultait d’un non-respect de la loi sur l’immigration.

[2]        C’est exactement ce qu’a fait l’agent d’immigration qui a examiné la demande de résidence permanente de Maria Damian fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Bien que reconnaissant l’établissement de Mme Damian au Canada, l’agent a noté que cet établissement [traduction] « reposait sur le non-respect délibéré des lois canadiennes en matière d’immigration », et a ajouté qu’elle avait fait des efforts pour s’établir [traduction] « tout en sachant parfaitement que son statut au regard de l’immigration était incertain ». Pour en arriver à cette conclusion, l’agent n’a pas tenu compte du fait que Mme Damian était mineure pendant sept ans et demi sur les presque dix ans qu’elle a passés au Canada.

[3]        Je conclus que pour ce motif, le refus de la demande de Mme Damian par l’agent était déraisonnable. Ce refus était également déraisonnable en ce qu’il faisait abstraction des préoccupations de Mme Damian au sujet des dangers d’un retour en Colombie, au motif que son exposition à la violence ne serait [traduction] « pas plus grande que celle à laquelle sont exposés d’autres personnes en Colombie ». La Cour a déjà clairement établi que l’analyse des motifs d’ordre humanitaire n’exige pas qu’un demandeur démontre l’existence, pour lui, d’un risque plus élevé que chez la population en général. La décision est donc annulée, et la demande de Mme Damian est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

II.         Demande de résidence permanente de Mme Damian pour des motifs d’ordre humanitaire

[4]        Madame Damian est née en Colombie. Elle a passé trois ans aux États-Unis avec sa mère lorsqu’elle était enfant, et est retournée en Colombie à l’âge de huit ans. Sa mère a alors entamé une relation avec un citoyen canadien vivant en Colombie, qui considérait Mme Damian comme sa fille. La famille prévoyait déménager au Canada et demander au beau-père de Mme Damian de présenter une demande de parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial visant Mme Damian et sa mère. En prévision de cette demande, la mère de Mme Damian l’a amenée au Canada à l’âge de dix ans, en juin 2007.

[5]        Malheureusement, le beau-père de Mme Damian est tombé malade et est décédé en Colombie avant que la demande de parrainage ne puisse être déposée. Depuis ce temps, Mme Damian vit avec sa mère au Canada, bien qu’aucune d’elles n’ait de statut juridique depuis au moins juin 2009, date où leur dernière fiche de visiteur a expiré. Au cours de cette période, Mme Damian a fréquenté l’école, obtenu son diplôme d’études secondaires en 2014 et travaillé ensuite comme gardienne d’enfants et femme de ménage.

[6]        Le 1er mai 2017, à l’âge de 20 ans, Mme Damian a tenté de régulariser son statut et a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Sa demande mettait en lumière, entre autres motifs, son établissement au Canada, y compris ses liens avec sa communauté de Témoins de Jéhovah et son emploi stable; son espoir d’étudier et de travailler dans le domaine de l’éducation de la petite enfance; les difficultés liées au syndrome des ovaires polykystiques dont elle est atteinte; et ses préoccupations quant à son retour en Colombie, notamment en ce qui a trait à la corruption, à la violence et à la pauvreté dans ce pays, et les difficultés auxquelles elle serait confrontée en raison de son accent canadien, d’un espagnol déficient, de son état de santé et de sa foi.

[7]        La demande de Mme Damian comprenait des lettres d’appui de membres de sa communauté et de son conjoint, une attestation de ses études, des renseignements généraux sur le syndrome des ovaires polykystiques et des renseignements sur la situation en Colombie. Toutefois, elle ne comprenait pas de documents confirmant ses antécédents professionnels, ses revenus ou sa situation financière, et ne contenait pas non plus de preuves médicales concernant son état de santé.

III.        Rejet de la demande de Mme Damian

[8]        L’agent a examiné les motifs invoqués par Mme Damian, soulignant à juste titre qu’il lui incombait de convaincre le décideur que des motifs d’ordre humanitaire justifiaient l’octroi du statut de résidente permanente ou une exemption aux exigences de la LIPR.

[9]        En examinant la preuve de l’établissement de Mme Damian au Canada, l’agent a constaté à la fois son emploi déclaré et l’absence de pièces justificatives concernant ses revenus d’emploi et sa situation financière. Étant donné l’absence de documentation, l’agent n’était pas convaincu, d’après le dossier, que [traduction] « les dispositions nécessaires [avaie]nt été prises pour couvrir les besoins de la demanderesse ». Ce libellé est inspiré de l’article 39 de la LIPR, qui concerne l’interdiction de territoire pour motifs d’ordre financier. Toutefois, comme l’agent n’était pas saisi de la question de l’interdiction de territoire pour des motifs financiers, j’ai interprété la conclusion de l’agent comme signifiant simplement que l’absence de preuve à ce chapitre faisait en sorte que l’établissement financier ne pouvait servir de facteur favorable dans la demande de Mme Damian.

[10]      L’agent a souligné que Mme Damian avait obtenu son diplôme d’études secondaires, qu’elle faisait partie de la communauté des Témoins de Jéhovah et qu’elle avait déposé des lettres d’appui avec sa demande. Il a ensuite fait l’analyse suivante sur la question de l’établissement :

[traduction] Il est à noter qu’entreprendre des études, trouver un emploi, établir des réseaux sociaux et adopter des pratiques religieuses ne sont pas des activités inhabituelles pour les nouveaux arrivants dans un pays. La demanderesse a plutôt démontré un niveau d’établissement typique pour une personne dans des circonstances semblables.

Je félicite la demanderesse pour son éthique de travail et son engagement communautaire. Cela dit, les affirmations de la demanderesse concernant son établissement et son intégration dans la société canadienne reposent sur un non-respect délibéré des lois canadiennes en matière d’immigration; à savoir, demeurer de façon continue et travailler au Canada sans autorisation.

La demanderesse a continué de passer du temps au Canada de son propre chef sans avoir légalement le droit de le faire. Elle vit au Canada sans statut juridique depuis plus de neuf ans et a continué à s’établir en étant pleinement consciente du fait que son statut d’immigration était incertain et que son renvoi du Canada pouvait se concrétiser. [Non souligné dans l’original.]

[11]      L’agent a ensuite examiné les facteurs relatifs au pays d’origine de Mme Damian, la Colombie. Il n’a pas accepté l’affirmation selon laquelle l’accent canadien de Mme Damian nuirait à son intégration dans la société colombienne. En ce qui concerne les observations de Mme Damian au sujet de son état de santé et du système de soins de santé en Colombie, l’agent a souligné qu’il n’y avait aucune preuve médicale d’un diagnostic de syndrome des ovaires polykystiques, ni aucune preuve qu’un traitement ne serait pas disponible en Colombie. En ce qui concerne les préoccupations relatives à la violence politique et à la corruption, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction] Le conseil soutient que le fait d’obliger la demanderesse à quitter le Canada pour la Colombie l’exposerait à la violence politique et à la corruption. Pour appuyer cette prétention, il a présenté des articles et des rapports de diverses sources qui donnent un aperçu des conditions en Colombie. La preuve documentaire déposée par le conseil fait état de violations des droits de la personne commises dans le pays contre des civils en raison d’un conflit armé interne de longue date entre le gouvernement et des groupes de guérilla. Bien que cette situation soit regrettable, il est raisonnable de conclure que le risque que la demanderesse soit exposée à ce type de violence aveugle n’est pas plus grand que celui auquel d’autres personnes sont exposées en Colombie. [Non souligné dans l’original.]

[12]      En conséquence, l’agent a rejeté la demande de Mme Damian en formulant la conclusion suivante :

[traduction] J’ai examiné tous les facteurs que la demanderesse a mis de l’avant dans sa demande. J’ai accordé peu de poids à l’établissement de la demanderesse au Canada et aux facteurs pertinents à l’égard de son pays d’origine. Dans l’ensemble, je ne suis pas d’avis qu’il soit justifié d’accorder l’exemption demandée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi. [Non souligné dans l’original.]

IV.       Analyse

A.        La dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR

[13]      La nature et l’objet du paragraphe 25(1) de la LIPR ont fait l’objet de discussions approfondies devant les Cours fédérales et la Cour suprême du Canada, notamment dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909 (Kanthasamy).

[14]      La juge Abella, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Kanthasamy, a adopté, dans le cadre de décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, l’approche décrite par la première présidente de la Commission d’appel de l’immigration, Janet Scott, tant dans ses motifs dans la décision Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338, [1970] D.C.A.I. no 1 (QL/Lexis) (Chirwa), que dans des témoignages subséquents devant un Comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes. Selon cette approche, le paragraphe 25(1) prévoit « le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux », qui sera exercé lorsque les faits établis, considérés globalement, sont de nature à inciter toute personne raisonnable dans une société civilisée « à soulager les malheurs d’une autre personne », pourvu que ces malheurs justifient l’octroi de mesures en application des dispositions de la LIPR : Kanthasamy, aux paragraphes 12–21, 28–33; Chirwa, au paragraphe 27.

[15]      Je précise que dans mon résumé de l’énoncé, ci-dessus, j’ai remplacé les mots « justifient l’octroi d’un redressement spécial », qui figuraient dans la version antérieure du paragraphe 25(1), et donc dans l’arrêt Chirwa, par les mots « justifie l’octroi de mesures » pour refléter le libellé actuel des dispositions. Cela n’a pas d’incidence sur le fond de l’analyse, puisque la majorité dans l’arrêt Kanthasamy a conclu que l’approche retenue dans la décision Chirwa s’appliquait au paragraphe 25(1) actuellement en vigueur.

[16]      En se référant aux passages de l’opinion dissidente dans l’arrêt Kanthasamy et à la décision de la Cour dans Semana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 (Semana), le ministre intimé a soutenu que la dispense prévue à l’article 25 est [traduction] « exceptionnelle et extraordinaire », et qu’elle exige donc que l’existence de [traduction] « circonstances exceptionnelles ou extraordinaires » soit démontrée. Madame Damian a contesté la description faite par le ministre de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire comme étant « exceptionnelle et extraordinaire ». Elle a fait valoir que, même si ces termes étaient couramment utilisés avant l’arrêt Kanthasamy, ils étaient incompatibles avec l’approche exposée par la majorité des juges dans l’arrêt Kanthasamy.

[17]      La question de savoir si des termes tels que « exceptionnelle » et « extraordinaire » continuent de s’appliquer au paragraphe 25(1) dans la foulée de l’arrêt Kanthasamy, et celle de la mesure dans laquelle ils font partie du critère juridique applicable à cette disposition, ont été abordées par la Cour dans de récentes décisions : voir, p. ex., Bakal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 417, aux paragraphes 13–15; Apura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762, aux paragraphes 22–23; Ngyuen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, au paragraphe 29; voir aussi Santiago c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 91, [2018] 1 R.C.F. 166, au paragraphe 27, où il est question du mécanisme prévu à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, qui permet de tenir compte de motifs d’ordre humanitaire.

[18]      La question de l’applicabilité des termes « exceptionnelle et extraordinaire » et de savoir si un demandeur qui se réclame du paragraphe 25(1) doit établir l’existence de « circonstances exceptionnelles ou extraordinaires » ne permet pas de trancher la présente affaire. L’agent n’a pas utilisé ni invoqué ces termes; c’est plutôt le ministre qui les a présentés pour défendre la décision de l’agent devant la Cour. Je n’ai donc pas à trancher cette question. Toutefois, étant donné l’accent mis par les parties sur celle-ci, je formulerai les brèves observations suivantes.

[19]      Premièrement, la dispense prévue au paragraphe 25(1) peut être qualifiée non seulement d’« exceptionnelle » sur le plan sémantique, car elle permet une exemption de l’application des exigences de la LIPR, mais aussi d’« extraordinaire », car l’octroi d’une telle mesure ne fait pas partie du cours normal des choses. Et, de fait, le conseil de la demanderesse l’a concédé. En ce sens, l’utilisation du terme « exceptionnelle » peut simplement indiquer que, pour reprendre les propos tenus par le juge Moldaver dans l’arrêt Kanthasamy, l’application du paragraphe 25(1) « devait être l’exception, non la règle » : Kanthasamy, au paragraphe 94. La majorité dans l’arrêt Kanthasamy a convenu que tel était le cas, en reprenant à son compte l’énoncé de la décision Chirwa confirmant que la disposition ne doit pas être « interprété[e] d’une façon si large qu’[elle] détruise la nature essentiellement exclusive » de la LIPR : Kanthasamy, au paragraphe 14.

[20]      La question est donc de savoir si l’utilisation des termes « exceptionnelle et extraordinaire » va au-delà de la simple description, pour créer une norme ou un critère plus strict d’évaluation des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Sur cette question, les juges dissidents dans l’arrêt Kanthasamy ont soutenu que la nature « exceptionnelle » de la dispense justifiait l’emploi d’une norme plus stricte : « Comme le ministre a le pouvoir d’accorder une mesure exceptionnelle, le critère doit aussi rendre compte du degré d’intensité devant correspondre à ces facteurs, c’est-à-dire le seuil élevé à franchir pour obtenir la dispense » (non souligné dans l’original) : Kanthasamy, au paragraphe 100. Ce seuil élevé a pris la forme de la norme du « simplement inacceptable » proposée par les juges dissidents : Kanthasamy, aux paragraphes 63, 101–104. La majorité n’a toutefois pas entériné cette approche, comme l’a reconnu le juge dissident : Kanthasamy, aux paragraphes 106–107.

[21]      Ainsi, dans la mesure où des termes tels qu’« exceptionnelle » ou « extraordinaire » sont utilisés de façon purement descriptive, leur utilisation semble être conforme à celle qu’en fait la majorité dans l’arrêt Kanthasamy, bien que cette utilisation puisse ne pas ajouter grand-chose à l’analyse. Toutefois, si tant est que ces termes visent à importer, dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, une norme juridique différente de celle établie dans les décisions Chirwa et Kanthasamy (qui suppose l’existence de faits « de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” ») [Chirwa, au paragraphe 27], cela semble contraire aux motifs énoncés par la majorité. Étant donné la possibilité que des termes tels qu’« exceptionnelle » et « extraordinaire » soient utilisés au-delà du simple descriptif pour entraîner l’application d’une norme juridique plus stricte, il serait peut-être plus utile de s’en tenir à l’approche adoptée dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’ajouter des qualificatifs supplémentaires.

[22]      Si on laisse de côté cette question, et quels que soient les termes pouvant être utilisés pour décrire une dispense pour des circonstances d’ordre humanitaire, les décisions prises en vertu du paragraphe 25(1) appellent nécessairement le délégué du ministre à exercer son pouvoir discrétionnaire. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est au cœur de l’analyse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et c’est le législateur qui a conféré un tel pouvoir au ministre et à ses délégués. Notre Cour doit donc examiner l’exercice fondamental de ce pouvoir discrétionnaire en fonction de la norme de la décision raisonnable : Kanthasamy, au paragraphe 44. La Cour ne doit pas substituer son pouvoir discrétionnaire à celui de l’agent, mais plutôt déterminer si la décision de l’agent est raisonnable, c’est-à-dire si elle allie justification, transparence et intelligibilité et appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47.

[23]      Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que l’exercice, par l’agent, du pouvoir discrétionnaire qu’il détient en vertu du paragraphe 25(1) était déraisonnable en l’espèce.

B.        L’appréciation faite par l’agent de l’établissement de la demanderesse

[24]      Comme indiqué précédemment, l’agent a félicité Mme Damian pour son éthique de travail et son engagement communautaire. Cependant, ces facteurs d’établissement ont ensuite été complètement écartés, ou du moins n’ont eu [traduction] « que peu de poids », au motif que l’établissement de Mme Damian était fondé sur un [traduction] « non-respect délibéré » des lois canadiennes en matière d’immigration, puisqu’elle est demeurée au Canada et y a travaillé sans autorisation. Pour en arriver à cette conclusion, l’agent a clairement écarté l’établissement de Mme Damian pendant toute la durée de son séjour au Canada, puisqu’il a dit qu’elle était [traduction] « sans statut juridique depuis plus de neuf ans », une période qui coïncide avec la durée totale du séjour de Mme Damian au Canada depuis l’âge de dix ans.

[25]      Il n’y a aucun motif raisonnable de conclure qu’une enfant qui a été amenée au Canada par sa mère a agi par [traduction] « non-respect délibéré des lois canadiennes en matière d’immigration », ou l’a fait [traduction] « en sachant parfaitement que son statut au regard de l’immigration était incertain ». Le fait de retenir ainsi la conduite d’un parent contre son enfant est contraire à la notion d’une approche « humanitaire » à l’évaluation et est déraisonnable.

[26]      La Cour a reconnu que la preuve de l’établissement au Canada pouvait être examinée à la lumière des circonstances y ayant mené, y compris la question de savoir si le temps passé au Canada découle de l’illégalité ou du non-respect des lois sur l’immigration. Dans l’affaire Semana, par exemple, la demanderesse était demeurée au Canada « grâce à des mensonges et de la fraude répétés », et le juge Gascon avait conclu qu’il n’y avait rien de déraisonnable dans la conclusion de la Section d’appel de l’immigration selon laquelle « un établissement réalisé dans des circonstances illégales ne devrait pas être récompensé » : Semana, aux paragraphes 48–51.

[27]      Cela dit, comme la juge Walker l’a fait remarquer récemment dans l’affaire Mitchell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190, au paragraphe 23, le paragraphe 25(1) présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, le décideur doit « évaluer la nature de la non-conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas ». En l’espèce, l’agent a omis d’évaluer les circonstances qui ont mené à la non-conformité de la demanderesse, de même que son âge pendant la majeure partie de la période de non-conformité, le fait qu’elle ait passé près de la moitié de sa vie au Canada ou le moment où elle a présenté sa demande pour régulariser son statut, soit dès qu’elle a atteint l’âge de la majorité. Étant donné l’importance de ces circonstances pour l’affaire examinée par l’agent, le défaut de les examiner rend la décision déraisonnable et ne reflète pas l’application de l’approche prescrite par l’arrêt Kanthasamy pour les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

C.        L’appréciation faite par l’agent de la preuve sur les conditions dans le pays

[28]      L’agent a également accordé peu de poids aux divers facteurs soulevés par Mme Damian au sujet des conditions en Colombie. Certains de ces facteurs, comme les conséquences possibles pour l’état de santé de Mme Damian, ont été écartés en raison d’un manque de preuve, une conclusion que pouvait raisonnablement tirer l’agent dans les circonstances.

[29]      Toutefois, en évaluant le risque d’exposition à la violence politique et à la corruption en Colombie, l’agent a écarté ce facteur en faisant valoir que Mme Damian ne serait pas plus exposée à de tels problèmes que la population en général : [traduction] « Bien que cette situation soit regrettable, il est raisonnable de conclure que le risque que la demanderesse soit exposée à ce type de violence aveugle n’est pas plus grand que celui auquel d’autres personnes sont exposées en Colombie. »

[30]      Comme l’a fait remarquer la juge Gleason, alors membre de notre Cour, dans la décision Diabate c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 (Diabate), au paragraphe 36  : « [i]l est à la fois fautif et déraisonnable, dans le cadre d’une telle analyse [fondée sur des motifs d’ordre humanitaire], d’exiger d’un demandeur qu’il prouve que les circonstances qu’il devra affronter ne sont pas généralement celles que doit affronter la population dans son pays d’origine. » Même si la juge Gleason se penchait sur une énonciation de l’analyse des motifs d’ordre humanitaire antérieure à l’arrêt Kanthasamy, la Cour a appliqué le même principe après l’arrêt Kanthasamy : voir Martinez c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 69, au paragraphe 12; Miyir c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73, au paragraphe 21.

[31]      Comme le ministre l’a fait remarquer à juste titre, l’arrêt Kanthasamy exige qu’un demandeur démontre qu’il serait personnellement touché par une condition défavorable dans le pays : Kanthasamy, aux paragraphes 55–56. Toutefois, je ne puis souscrire à l’argument du ministre selon lequel l’agent, en l’espèce, a simplement conclu qu’il n’y avait eu aucune démonstration que les conditions dans le pays auraient des répercussions défavorables directes sur Mme Damian. Au contraire, l’agent a expressément écarté les préoccupations relatives à la violence en Colombie, non pas parce qu’il n’avait pas été démontré qu’elles toucheraient Mme Damian, mais parce que ces répercussions toucheraient également d’autres personnes en Colombie. C’est ce raisonnement et cette approche à l’égard des conditions défavorables dans les pays qui ont été jugés déraisonnables dans la décision Diabate, et ils sont tout autant déraisonnables en l’espèce.

[32]      La Cour est consciente que la décision de l’agent doit être considérée comme un « tout » et que le contrôle judiciaire ne doit pas être une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », selon la mise en garde formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, au paragraphe 54. Toutefois, les erreurs commises par l’agent lorsqu’il a écarté la preuve de l’établissement de Mme Damian en fonction de son statut juridique, puis écarté la preuve relative aux conditions en Colombie en se fondant sur le fait qu’elles s’appliquaient à tous les Colombiens, étaient au cœur de la conclusion finale de l’agent sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Chacune de ces erreurs a influé sur l’appréciation globale des facteurs et sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par l’agent, et elles sont suffisantes pour rendre déraisonnable la décision dans son ensemble.

[33]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et aucune ne l’est.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5202-18

LA COUR STATUE que :

1.         Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire, et la demande présentée par la demanderesse au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.