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A-337-17

 2019 CAF 171

Roger Southwind, en son propre nom et au nom des membres de la Première Nation du lac Seul, et Première Nation du lac Seul (appelants)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario et Sa Majesté la Reine du chef du Manitoba (intimées)

Répertorié : Southwind c. Canada

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Webb et Gleason, J.C.A.—Ottawa, 23 octobre 2018 et 10 juin 2019.

 

Peuples autochtones –– Terres –– Appel de la décision de la Cour fédérale d’accorder aux appelants une indemnisation en equity de 30 millions de dollars pour un manquement par Sa Majesté la Reine du chef du Canada (l’intimée) à ses obligations de fiduciaire en lien avec l’inondation d’une partie importante de la réserve de la Première Nation du lac Seul –– Les appelants ont affirmé que la Cour fédérale a commis une erreur dans son évaluation d’une portion de l’indemnisation en equity accordée, notamment concernant la valeur attribuée par la Cour fédérale aux terres inondées –– Selon eux, l’indemnisation qui convenait aurait dû inclure la valeur d’une entente de partage des bénéfices que l’intimée aurait dû négocier au nom de la Première Nation du lac Seul –– Subsidiairement, les appelants ont soutenu que la valeur des terres de réserve inondées aurait dû être plus élevée que le montant fixé par la Cour fédérale, afin de tenir compte de la valeur des terres inondées en lien avec la production hydroélectrique en aval –– Un barrage a été construit en 1929 à l’extérieur de la réserve de la Première Nation du lac Seul à Ear Falls, ce qui a entraîné une élévation du niveau du Lac Seul –– Le barrage a été construit sans les approbations nécessaires et sans une entente sur le montant de l’indemnité –– Par suite de la construction du barrage, le cinquième de la réserve a été rendu inutilisable –– Des représentants de la Première Nation du lac Seul ont adhéré au Traité no 3; les terres mises de côté en application des modalités du Traité no 3 constituaient une « réserve » au sens de la Loi des Indiens de 1927 –– Aux termes de la Loi des Indiens, les terres de la réserve de la Première Nation du lac Seul pouvaient être cédées ou prises par l’intimée pour des travaux publics –– La Cour fédérale a affirmé que l’intimée avait envers la Première Nation du lac Seul une obligation fiduciaire relativement aux terres réservées pour son bénéfice en vertu du Traité no 3; elle a rejeté l’argument selon lequel l’intimée aurait négocié une entente de partage des bénéfices au nom de la Première Nation du lac Seul –– La Cour fédérale a évalué l’indemnité que l’intimée devait payer, laquelle devait être fixée à 1,29 $ par acre en dollars de 1929 –– Elle a donc appliqué la loi sur l’expropriation actuelle par opposition à celle en vigueur en 1929 –– La Cour fédérale a estimé que rien ne permettait de conclure qu’une prime supérieure à la valeur agricole des terres aurait été négociée, même si une telle prime avait déjà été payée pour des terres acquises en lien avec le projet d’aménagement des chutes Kananaskis, des terres appartenant à la Première Nation de Stoney; que les deux projets étaient différents –– Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision en refusant d’accorder une indemnisation pour la perte d’occasion de négocier une entente de partage des bénéfices; et si elle a commis une erreur dans son évaluation du montant de l’indemnité unique pour la perte des terres inondées –– Le juge Nadon, J.C.A. (le juge Webb, J.C.A., souscrivant à ses motifs)  : Rien ne justifiait que la décision de la Cour fédérale soit modifiée –– À l’exception des motifs selon lesquels la Cour fédérale a commis une erreur en établissant une distinction entre le projet d’aménagement des chutes Kananaskis (le projet Kananaskis) et la situation du lac Seul, il a été souscrit aux motifs donnés par la juge Gleason, J.C.A., pour disposer de l’appel –– La conclusion de la Cour fédérale concernant la comparabilité du projet Kananaskis et de la situation du lac Seul était une conclusion de fait, non une conclusion de droit –– Même si cette distinction a été établie sur une prémisse inexacte, cette erreur à elle seule ne constituait pas une erreur dominante –– Ainsi, la détermination de la Cour fédérale selon laquelle le prix de 1,29 $ par acre constituait une indemnisation appropriée pour les terres inondées des appelants ne devrait pas être modifiée –– Les éléments de preuve concernant le projet Kananaskis n’étaient pas suffisants pour conclure que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’accorder aux appelants une somme dépassant la juste valeur marchande de 1,29 $ par acre –– Le fait que l’intimée a adopté une approche différente en l’espèce comparativement au projet Kananaskis ne pouvait mener à la conclusion que l’intimée a manqué à son obligation à l’égard des appelants –– Enfin, en ce qui concerne l’entente de partage des bénéfices, les appelants n’ont présenté aucun témoignage d’expert concernant la juste valeur marchande des terres inondées ou toute prime qui aurait dû être payée en lien avec ces terres –– Appel rejeté –– La juge Gleason, J.C.A. (dissidente)  : La Cour fédérale n’a commis aucune erreur dans son refus d’accorder une indemnisation pour la perte d’occasion de négocier une entente de partage des bénéfices –– De plus, elle n’a commis aucune erreur de principe en tirant cette conclusion –– Elle n’a commis aucune erreur de droit ou de fait manifeste ou dominante ou encore aucune erreur mixte de droit et de fait en tirant la conclusion que la situation du lac Seul était fondamentalement différente des situations invoquées par les appelants, pour lesquelles des ententes prévoyant des paiements périodiques ont été négociées –– La Cour fédérale a appliqué les principes de l’indemnisation en equity quand elle s’est penchée sur la question de savoir si les appelants avaient droit à une indemnisation pour la perte de la possibilité de négocier une entente de partage des bénéfices –– Il n’existait aucune raison de modifier la conclusion de la Cour fédérale, selon laquelle l’intimée aurait indemnisé les appelants avec une indemnité unique pour les terres inondées et n’aurait pas conclu une entente de partage des bénéfices sans durée fixe –– En ce qui concerne l’évaluation par la Cour fédérale du montant de l’indemnisation unique pour la perte des terres inondées, dans l’éventualité où la Cour fédérale a utilisé la loi telle qu’elle était libellée en 2017 comme point de référence, elle a commis une erreur –– La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’intimée n’aurait pas payé plus de 1,29 $ par acre pour les terres inondées, si elle avait exproprié les terres en 1929, n’était pas entachée d’une erreur de droit –– La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans son application des principes pertinents du droit des expropriations –– En ce qui concerne la distinction établie d’avec le précédent de la Première Nation de Stoney, la Cour fédérale a fait une interprétation erronée de la nature du pouvoir de l’intimée d’exproprier les terres de la Première Nation de Stoney inondées par le barrage des chutes Kananaskis, et il s’agissait d’une erreur de droit –– Cette erreur justifiait l’intervention de la Cour d’appel fédérale.

Il s’agissait d’un appel de la décision de la Cour fédérale d’accorder aux appelants une indemnisation en equity de 30 millions de dollars pour un manquement par Sa Majesté la Reine du chef du Canada (l’intimée) à ses obligations de fiduciaire en lien avec l’inondation d’une partie importante de la réserve de la Première Nation du lac Seul. Les appelants ont affirmé que la Cour fédérale a commis une erreur dans son évaluation d’une portion de l’indemnisation en equity accordée, notamment concernant la valeur attribuée par la Cour fédérale aux terres inondées. Selon eux, l’indemnisation qui convenait n’aurait pas dû être fondée sur la juste valeur marchande des terres inondées en fonction de leur utilisation au moment de l’inondation, mais aurait plutôt dû inclure la valeur d’une entente de partage des bénéfices que l’intimée aurait dû négocier au nom de la Première Nation du lac Seul. Subsidiairement, les appelants ont soutenu que la valeur des terres de réserve inondées aurait dû être plus élevée que le montant fixé par la Cour fédérale, afin de tenir compte de la valeur des terres inondées en lien avec la production hydroélectrique en aval.

  Dans les années 1920, des membres de la Première Nation du lac Seul ont pris connaissance de plans en vue de la construction d’un barrage, à l’extérieur de leur réserve à Ear Falls, pour soutenir le développement hydroélectrique en aval afin d’alimenter en énergie la ville de Winnipeg. On prévoyait que le barrage entraînerait une élévation du niveau du lac Seul et l’inondation des terres de la réserve entourant le lac. Des membres de la Première Nation ont à maintes reprises exprimé leurs préoccupations à l’intimée concernant les dommages que pourrait causer l’élévation du niveau du lac Seul. L’intimée a reconnu ces préoccupations, mais elle n’a pas cherché à obtenir le consentement de la Première Nation du lac Seul pour qu’elle cède les terres, et elle n’a pas non plus pris possession des terres (ou exproprié les terres). Ainsi, les terres en litige sont demeurées, et demeurent encore à ce jour, parties de la réserve. Le barrage a été construit en 1929, sans les approbations nécessaires, et le niveau d’eau du lac Seul s’est graduellement élevé par la suite. L’eau recouvre maintenant 11 304 acres (environ 17 p. 100 de la réserve de la Première Nation du lac Seul). Il n’y a eu aucune entente précise sur le montant de l’indemnité qui serait alors versé à la Première Nation du lac Seul. L’intimée en est finalement arrivée à un règlement avec l’Ontario en 1943, mais elle n’a pas consulté la Première Nation du lac Seul avant de commencer les négociations et elle n’a pas non plus informé la Première Nation des modalités du règlement conclu. Par suite de la construction du barrage d’Ear Falls et de l’inondation subséquente, près du cinquième de la réserve du lac Seul a été rendu inutilisable. En ce qui concerne le contexte juridique, des représentants de la Première Nation du lac Seul ont adhéré au Traité no 3 en 1874, un an après sa signature. Les terres mises de côté pour la Première Nation du lac Seul en application des modalités du Traité no 3 constituaient une « réserve » au sens de l’alinéa 2j) de la Loi des Indiens de 1927. Puisque le Traité no 3 contient des dispositions qui ressemblent aux articles de la Loi des Indiens qui portent sur le retrait d’une portion de réserve, aux termes de cette loi, les terres de la réserve de la Première Nation du lac Seul pouvaient être cédées ou prises par l’intimée pour des travaux publics à certaines conditions.

  La Cour fédérale a affirmé plus particulièrement que l’intimée avait envers la Première Nation du lac Seul une obligation fiduciaire relativement aux terres réservées pour son bénéfice en vertu du Traité no 3. Elle a ensuite exposé les principes régissant l’indemnisation en equity. Elle a rejeté l’argument selon lequel l’intimée aurait négocié une entente de partage des bénéfices au nom de la Première Nation du lac Seul. La Cour fédérale est ensuite passée à l’évaluation de l’indemnité que l’intimée devait payer, laquelle selon la Cour devrait être fixée à 1,29 $ par acre en dollars de 1929. Il s’agissait là de la valeur agricole des terres, fondée sur le témoignage d’expert accepté par la Cour. En tirant cette conclusion, la Cour fédérale a apparemment appliqué la loi sur l’expropriation actuelle par opposition à celle en vigueur en 1929. Elle a également estimé que rien ne permettait de conclure qu’une prime supérieure à la valeur agricole des terres aurait été négociée, même si une telle prime avait déjà été payée pour des terres acquises en lien avec le projet d’aménagement des chutes Kananaskis, des terres appartenant à la Première Nation de Stoney. La Cour fédérale a expliqué que les deux projets étaient différents.

  Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision en refusant d’accorder une indemnisation pour la perte d’occasion de négocier une entente de partage des bénéfices; et si elle a commis une erreur dans son évaluation du montant de l’indemnité unique pour la perte des terres inondées.

 

Arrêt (la juge Gleason, J.C.A., dissidente)  : l’appel doit être rejeté.

Le juge Nadon, J.C.A. (le juge Webb, J.C.A., souscrivant à ses motifs)  : Rien ne justifiait que la décision du juge de la Cour fédérale soit modifiée. À l’exception d’une seule question, il a été souscrit aux motifs donnés par la juge Gleason, J.C.A., pour disposer de l’appel.

En ce qui concerne la première question en litige, il a été souscrit à l’avis de la juge Gleason selon lequel la Cour fédérale a conclu à juste titre que rien ne justifiait d’accorder une indemnisation pour la perte de la possibilité de négocier une entente de partage des bénéfices. En outre, la juge Gleason, J.C.A., a estimé à juste titre que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en tirant la conclusion que la situation du lac Seul n’était pas comparable à d’autres situations sur lesquelles se fondaient les appelants. Il a été souscrit également à la conclusion de la juge Gleason, J.C.A., concernant la deuxième question en litige de l’indemnité unique pour la perte des terres inondées. La juge Gleason, J.C.A., a conclu que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur et que sa conclusion selon laquelle l’intimée n’aurait pas payé plus que la juste valeur marchande de 1,29 $ par acre si elle avait exproprié les terres inondées en 1929, ne découlait pas d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et dominante.

Il n’a cependant pas été souscrit aux motifs de la juge Gleason, J.C.A., selon lesquels la Cour fédérale a commis une erreur en établissant une distinction entre le projet d’aménagement des chutes Kananaskis (le projet Kananaskis) et la situation du lac Seul. Selon la juge Gleason, J.C.A., la Cour fédérale a commis une erreur en établissant une distinction fautive entre les deux situations. Elle a conclu que l’intimée était autorisée à exproprier dans les deux situations et que la Cour fédérale a commis une erreur en tirant la conclusion que, dans le cas du projet Kananaskis, il n’existait aucun droit d’exproprier. La conclusion de la Cour fédérale concernant la comparabilité du projet Kananaskis et de la situation du lac Seul était une conclusion de fait, non une conclusion de droit, et elle reposait entièrement sur le dossier historique dont elle disposait. Même si la Cour fédérale a peut-être établi une distinction entre le projet Kananaskis et la situation du lac Seul sur une prémisse inexacte, cette erreur à elle seule ne constituait pas une erreur touchant directement à l’issue de l’affaire  : elle n’était pas dominante. En fonction du dossier dont la Cour fédérale était saisie, sa conclusion selon laquelle les deux situations différaient était sensée. Ainsi, la détermination selon laquelle le prix de 1,29 $ par acre constituait une indemnisation appropriée pour les terres inondées des appelants ne devrait pas être modifiée. L’argument des appelants selon lequel ils avaient droit à une prime sur la juste valeur marchande des terres inondées parce que l’intimée a demandé que l’indemnité pour les terres en litige dans le projet Kananaskis dépasse la valeur agricole des terres a été rejeté. Selon les connaissances limitées de la Cour d’appel fédérale sur le projet Kananaskis, il n’était pas possible de déterminer le fondement juridique sur lequel s’est appuyée l’intimée pour insister pour accorder une prime pour les terres en question dans le projet Kananaskis. Ce qui était clair, c’est que les terres requises pour le projet Kananaskis étaient situées dans la réserve et que la majeure partie des terres inondées étaient situées hors réserve. Les éléments de preuve concernant le projet Kananaskis n’étaient pas suffisants pour conclure que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’accorder aux appelants une somme dépassant la juste valeur marchande de 1,29 $ par acre. L’intimée n’était pas prête à utiliser son pouvoir d’expropriation à l’égard du projet Kananaskis, mais le fait qu’elle a adopté une approche différente en l’espèce ne pouvait, en soi, mener à la conclusion que l’intimée a manqué à son obligation à l’égard des appelants. En outre, en ce qui concerne une entente de partage des bénéfices, les appelants n’ont présenté aucun témoignage d’expert concernant la juste valeur marchande des terres inondées ou toute prime qui aurait dû être payée en lien avec ces terres.

La juge Gleason, J.C.A. (dissidente)  : La Cour fédérale n’a commis aucune erreur dans son refus d’accorder une indemnisation pour la perte d’occasion de négocier une entente de partage des bénéfices. De plus, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur de principe en tirant cette conclusion et elle a, à juste titre, souligné les principes applicables à l’indemnisation en equity. De même, elle n’a commis aucune erreur de droit ou de fait manifeste ou dominante ou encore aucune erreur mixte de droit et de fait en tirant la conclusion que la situation du lac Seul était fondamentalement différente des situations invoquées par les appelants, pour lesquelles des ententes prévoyant des paiements périodiques ont été négociées. La Cour fédérale a aussi expliqué les concepts de l’equity et de l’indemnisation en equity. Elle n’a pas ignoré ces principes, mais les a plutôt appliqués fidèlement quand elle s’est penchée sur la question de savoir si les appelants avaient droit à une indemnisation pour la perte de la possibilité de négocier une entente de partage des bénéfices. Elle a correctement défini les répercussions des manquements de l’intimée à ses obligations de fiduciaire comme étant à la fois la privation d’une possibilité de négocier une cession des terres inondées en 1929 et la privation en 1929 des sommes qui auraient dû être payées si l’intimée avait pris les terres de la réserve et exercé son droit de les inonder. En outre, les situations invoquées par les appelants et pour lesquelles des ententes prévoyant des paiements périodiques ont été conclues étaient différentes. Dans le dossier dont la Cour fédérale était saisie, il y avait un large fondement factuel pour appuyer ses conclusions selon lesquelles ces situations étaient différentes des circonstances propres à la Première Nation du lac Seul. Par conséquent, il n’était pas possible d’affirmer que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en établissant cette distinction. Donc, il n’existait aucune raison valable de modifier la conclusion de la Cour fédérale, selon laquelle l’intimée aurait indemnisé les appelants avec une indemnité unique pour les terres inondées et n’aurait pas conclu une entente de partage des bénéfices sans durée fixe.

En ce qui concerne l’évaluation par la Cour fédérale du montant de l’indemnisation unique pour la perte des terres inondées, dans l’éventualité où la Cour fédérale a utilisé la loi telle qu’elle était libellée en 2017 comme point de référence, elle a commis une erreur. Compte tenu de sa conclusion selon laquelle une indemnité aurait été versée en 1929, la question que devait trancher la Cour fédérale était plutôt de déterminer comment une telle indemnité aurait été calculée à l’époque. La thèse des appelants selon laquelle la Cour fédérale a commis une erreur en utilisant le chiffre de 1,29 $ par acre pour calculer l’indemnité unique versée pour les terres inondées a été rejetée. La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’intimée n’aurait pas payé plus de 1,29 $ par acre pour les terres inondées, si elle avait exproprié les terres en 1929, n’était pas entachée d’une erreur de droit. En outre, les appelants n’ont pas réussi à démontrer que la conclusion de la Cour fédérale sur ce point équivalait à une erreur manifeste et dominante. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans son application des principes pertinents du droit des expropriations.

En ce qui concerne la distinction établie par la Cour fédérale d’avec le précédent de la Première Nation de Stoney en tirant la conclusion que, dans ce cas, il n’existait aucun pouvoir d’expropriation, contrairement à la situation de la Première Nation du lac Seul, la Cour fédérale a commis une erreur quant au fondement sur lequel elle s’est appuyée pour établir une distinction d’avec le précédent des chutes Kananaskis. Elle a fait une interprétation erronée de la nature du pouvoir de l’intimée d’exproprier les terres de la Première Nation de Stoney inondées par le barrage des chutes Kananaskis, et il s’agissait d’une erreur de droit. Par conséquent, la question était de savoir si cette erreur de droit justifiait l’intervention de la Cour d’appel fédérale, question à laquelle il fallait répondre par l’affirmative, parce que l’on ne pouvait définitivement pas dire que l’erreur de droit était sans conséquence. S’il n’existait aucun fondement permettant d’établir une distinction d’avec le précédent concernant l’aménagement des chutes Kananaskis, les appelants peuvent bien avoir eu raison d’affirmer qu’une indemnisation devrait être accordée pour un prix de cession dépassant 1,29 $ par acre.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Acte concernant les terres de la Puissance, 1908, S.C. 1908, ch. 20, art. 35.

Loi concernant la protection des eaux navigables, S.R.C. 1927, ch. 140.

Loi des Indiens, S.R.C. 1927, ch. 98, art. 2j) « réserve », 48, 50, 51.

Loi des Sauvages, S.R.C. 1906, ch. 81.

Loi sur la Cour de l’Échiquier, S.R.C. 1927, ch. 34.

Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1906, ch. 37.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2(1) « réparation », 4, 17(1).

Loi sur l’expropriation, L.R.C. (1985), ch. E-21.

Loi sur l’expropriation, L.R.O. 1990, ch. E.26.

Loi sur l’expropriation, S.R.C. 1927, ch. 64.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique relatif au développement coopératif des ressources hydriques du bassin du fleuve Columbia, 17 janvier 1961.

Traité no 3 (1873).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165; In re Lucas and Chesterfield Gas and Water Board, [1909] 1 K.B. 16 (C.A.); Sidney v. North Eastern Railway Co., [1914] 3 K.B. 629 (D.C.).

 

décision différenciée :

Guerin c. La Reine, [1982] 2 C.F. 385 (1re inst.).

décisions examinées  :

Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534; Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306; Monsanto Canada Inc. c. Rivett, 2010 CAF 207, [2012] 1 R.C.F. 473; Cedars Rapids Manufacturing and Power Company v. Lacoste, [1914] A.C. 569, (1914), 16 D.L.R. 168 (P.C.); Fraser v. City of Fraserville, [1917] A.C. 187, (1917), 34 D.L.R. 211 (P.C.); The King v. Hearn (1917), 55 S.C.R. 562; La Cité de Montréal v. Maucotel, [1928] R.C.S. 384.

 

décisions citées  :

Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377; Whitefish Lake Band of Indians v. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 287 D.L.R. (4th) 480; Premières Nations Huu-Ay-Aht c. Canada, 2016 TRPC 14 (CanLII); Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c. Canada, 2016 TRPC 15 (CanLII); Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83; Heron Bay Investments Ltd. c. Canada, 2010 CAF 203; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Bande indienne de Semiahmoo c. Canada, [1998] 1 C.F. 3 (C.A.); Kruger c. La Reine, [1986] 1 C.F. 3 (C.A.); Lacoste v. Cedars Rapids Manufacturing and Power Co., [1928] 2 D.L.R. 1 (P.C.); Re Ontario and Minnesota Power Co., Ltd. and Town of Fort Frances (1916), 28 D.L.R. 30, 35 O.L.R. 459 (S.C.(A.D.)); Raymond v. The King (1916), 16 R.C. de l’É. 1, 29 D.L.R. 574, conf. par (1918), 59 R.C.S. 682, 49 D.L.R. 689; The King v. Quebec Gas Co. (1917), 17 R.C. de l’É. 386, 42 D.L.R. 61, conf. par (1918), 59 R.C.S. 677, 49 D.L.R. 692; Canada c. Première nation de Brokenhead, 2011 CAF 148; Kelly c. Canada, 2013 CAF 171; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161.

  APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2017 CF 906) d’accorder aux appelants une indemnisation en equity de 30 millions de dollars pour un manquement par Sa Majesté la Reine du chef du Canada à ses obligations de fiduciaire en lien avec l’inondation d’une partie importante de la réserve de la Première Nation du lac Seul. Appel rejeté, la juge Gleason, J.C.A., étant dissidente.

ONT COMPARU  :

William J. Major, Yana Sobiski et Marie-France Major pour les appelants.

Michael Roach et Sarah Sherhols pour l’intimée, Sa Majesté la Reine du chef du Canada.

Leonard F. Marsello et Dona Salmon pour l’intimée, Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Major Sobiski Moffatt LLP, Kenora (Ontario) pour les appelants.

La sous-procureure générale du Canada pour les intimées.

 

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

La juge Gleason, J.C.A. (dissidente) :

 [1]       Il s’agit d’un appel d’un jugement de la Cour fédérale dans la décision Southwind c. Canada, 2017 CF 906 (le juge Zinn), accordant aux appelants une indemnisation en equity de 30 millions de dollars pour un manquement par Sa Majesté la Reine du chef du Canada (le Canada) à ses obligations de fiduciaire en lien avec l’inondation d’une partie importante de la réserve de la Première Nation du lac Seul.

[2]        Les appelants affirment que la Cour fédérale a commis une erreur dans son évaluation d’une portion de l’indemnisation en equity accordée, notamment concernant la valeur attribuée par la Cour fédérale aux terres inondées. Selon eux, l’indemnisation qui convenait n’aurait pas dû être fondée sur la juste valeur marchande des terres inondées en fonction de leur utilisation au moment de l’inondation, mais aurait plutôt dû inclure la valeur d’une entente de partage des bénéfices que le Canada aurait dû négocier, à leur avis, au nom de la Première Nation du lac Seul. Subsidiairement, les appelants soutiennent que la valeur des terres de réserve inondées aurait dû être plus élevée que le montant fixé par la Cour fédérale, afin de tenir compte de la valeur des terres inondées en lien avec la production hydroélectrique en aval.

[3]        Je souscris, en partie, à la proposition subsidiaire des appelants. Par conséquent, pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel, avec dépens.

I.          Résumé des faits

[4]        Il est utile de commencer par un examen des faits pertinents.

[5]        Dans les années 1920, des membres de la Première Nation du lac Seul ont pris connaissance de plans en vue de la construction d’un barrage, à l’extérieur de leur réserve à Ear Falls, pour soutenir le développement hydroélectrique en aval afin d’alimenter en énergie la ville de Winnipeg. On prévoyait que le barrage entraînerait une élévation du niveau du lac Seul et l’inondation des terres de la réserve entourant le lac. Des membres de la Première Nation ont à maintes reprises exprimé leurs préoccupations au Canada concernant les dommages que pourrait causer l’élévation du niveau du lac Seul. Le Canada a reconnu ces préoccupations, lesquelles avaient également été soulevées dans des études entreprises sur les répercussions probables du barrage. Un agent du ministère des Affaires indiennes a indiqué qu’il avait «  [traduction] fait savoir au chef que le ministère examinerait le dossier et protégerait les intérêts de la Première Nation dans la mesure du possible » : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 137. Toutefois, le Canada n’a pas cherché à obtenir le consentement de la Première Nation du lac Seul pour qu’elle cède les terres, et n’a pas non plus pris possession des terres (ou exproprié les terres). Ainsi, les terres en litige sont demeurées, et demeurent encore à ce jour, parties de la réserve, puisqu’elles n’ont pas été cédées au Canada ni prises par le Canada.

[6]        Le barrage a été construit en 1929, sans les approbations nécessaires aux termes de la Loi concernant la protection des eaux navigables, S.R.C. 1927, ch. 140. Dix centrales hydroélectriques ont par la suite été aménagées en aval. Le niveau d’eau du lac Seul s’est graduellement élevé après la construction du barrage et, en 1936, le lac a atteint le niveau prévu avant la construction. L’eau recouvre maintenant 11 304 acres, ce qui représente environ 17 p. 100 de la réserve de la Première Nation du lac Seul.

[7]        Même si le Canada, Sa Majesté la Reine du chef du Manitoba et Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario (le Manitoba et l’Ontario, respectivement) ont signé des ententes concernant l’indemnisation pour les pertes résultant du barrage en général, il n’y a eu aucune entente précise sur le montant de l’indemnité qui serait versé à la Première Nation du lac Seul.

[8]        Le Canada en est finalement arrivé à un règlement avec l’Ontario en 1943, soit 14 ans après la fin de la construction du barrage et le début de l’élévation du niveau d’eau. Le Canada n’a pas consulté la Première Nation du lac Seul avant de commencer les négociations relatives au règlement ou avant de signer le règlement. Le Canada n’a pas non plus informé la Première Nation des modalités du règlement conclu. Après avoir déduit certaines sommes, le Canada a versé un montant pour le règlement de 50 263 dollars dans le compte en fiducie de la Première Nation du lac Seul. Le Canada n’a pas informé la Première Nation du règlement en 1943, même s’il semble que des membres de la Première Nation aient plus tard appris qu’une certaine indemnité avait été versée.

[9]        À la suite de la construction du barrage d’Ear Falls et de l’inondation subséquente, près du cinquième de la réserve du lac Seul a été rendu inutilisable. Du bois d’œuvre a été perdu, des tombes ont été profanées, et des maisons, des jardins et des champs ont été détruits. De plus, des parties de la réserve ont été séparées l’une de l’autre. Des années plus tard, en partie à ses frais, la Première Nation a construit un pont reliant les deux communautés.

[10]      En 1985, la Première Nation du lac Seul a déposé une revendication particulière auprès du Canada pour les pertes associées à l’inondation, et les appelants ont intenté la présente action devant la Cour fédérale en 1991. Dans leur action, les appelants demandaient une indemnisation en equity, des dommages-intérêts punitifs et un jugement déclaratoire portant que leurs intérêts en equity sur les terres submergées n’ont été ni grevés ni éteints.

[11]      En ce qui concerne le contexte juridique pertinent, des représentants de la Première Nation du lac Seul ont adhéré au Traité no 3 le 9 juin 1874. Le Traité no 3, qui avait été signé l’année précédente, prévoyait que le Canada s’engageait à  :

[…] mettre de côté des réserves de terres arables, l’attention voulue étant portée aux terres cultivées à présent par les dits Indiens, et aussi [à] mettre de côté et réserver pour le bénéfice des dits Indiens, pour être administrées et contrôlées pour eux par le gouvernement de Sa Majesté pour le Canada, de la manière qui semblera la meilleure, d’autres réserves de terres dans le dit territoire cédé par les présentes, lesquelles dites réserves seront choisies et mises de côté où il sera jugé le plus convenable et le plus avantageux pour chaque bande ou bandes des Indiens, par les officiers du dit gouvernement nommé pour cette fin, et tel choix sera fait après conférence avec les Indiens; pourvu cependant que telle réserve, pour cultiver ou autres fins, n’excède pas en tout un mille carré pour chaque famille de cinq, ou dans cette proportion pour des familles plus ou moins nombreuses ou petites […]

 

[12]      Les terres mises de côté pour la Première Nation du lac Seul en application des modalités du Traité no 3 constituaient une « réserve » au sens de l’alinéa 2j) de la Loi des Indiens, S.R.C. 1927, ch. 98 (la Loi des Indiens (ancien nom de la Loi sur les Indiens)).

[13]      Selon le libellé en vigueur en 1929, la Loi des Indiens exposait deux moyens par lesquels des terres pouvaient être retirées d’une réserve. L’article 48 exigeait le consentement du gouverneur en conseil pour l’appropriation de terres de réserve aux fins de travaux publics :

48. (1) Nulle partie d’une réserve ne peut être expropriée pour les besoins d’un chemin de fer, d’une route, d’un ouvrage public ou d’un ouvrage destiné à quelque utilité publique sans le consentement du gouverneur en son conseil, mais toute compagnie ou autorité municipale ou locale possédant le pouvoir conféré par une loi, soit fédérale soit provinciale, d’exproprier ou utiliser des terrains ou quelque intérêt dans des terres, sans le consentement du propriétaire, peut, avec le consentement du gouverneur en son conseil comme susdit, et subordonnément aux termes et conditions imposés par ce consentement, exercer ce pouvoir conféré par une loi à l’égard de toute réserve ou partie d’une réserve.

(2) En ce cas, une indemnité doit être versée aux Indiens de la bande, et l’exercice de ce pouvoir et l’expropriation des terres ou l’acquisition d’un intérêt dans ces terres, ainsi que la fixation et le versement de l’indemnité doivent, à moins de dispositions contraires dans l’arrêté en conseil qui fait preuve du consentement du gouverneur en son conseil, être régis par les prescriptions applicables à des procédures similaires prises par cette compagnie, ou cette autorité municipale ou locale dans des cas ordinaires.

[…]

(4) La somme adjugée dans chaque cas est versée au ministre des Finances pour l’usage de la bande d’Indiens au profit de laquelle la réserve est affectée, et au profit de tout Indien qui y a fait des améliorations, ou lésé.    

 

[14]      Les articles 50 et 51 de la Loi des Indiens prévoyaient la cession des terres et leur saisie par le Canada avec le consentement de la bande, et celui du gouverneur en conseil :

50. (1) Sauf dispositions contraires de la présente Partie, nulle réserve ou portion de réserve ne peut être vendue, aliénée ni affermée, avant d’avoir été cédée ou rétrocédée à la Couronne pour les objets de la présente Partie; mais le surintendant général peut donner à bail, au profit de quelque Indien, sur sa demande, la terre à laquelle celui-ci a droit, sans cession ni abandon, et il peut, sans qu’il y ait eu abandon, disposer de la manière la plus avantageuse possible pour les Indiens des graminées sauvages et du bois mort sur pied ou du chablis.[…]51(1) Sauf dispositions contraires de la présente Partie, nulle cession ou rétrocession d’une réserve ou d’une partie de réserve à l’usage d’une bande, ou d’un Indien en particulier, n’est valide ni obligatoire, à moins que la cession ou rétrocession ne soit ratifiée par la majorité des hommes de la bande qui ont vingt et un ans révolus, et ce à une assemblée ou à un conseil de la bande convoqué pour en délibérer conformément aux usages de la bande, et tenu en présence du surintendant général, ou d’un fonctionnaire régulièrement autorisé par le gouverneur en son conseil ou par le surintendant général à y assister.

(2) Nul Indien ne peut voter ni assister à ce conseil, à moins de résider habituellement dans ou près [de] la réserve en question, ou d’y avoir un intérêt.

(3) Le fait que la cession ou rétrocession a été consentie par la bande, à ce conseil ou à cette assemblée, doit être attesté sous serment par le surintendant général ou par le fonctionnaire qu’il a autorisé à assister à ce conseil ou à cette assemblée, et par l’un des chefs ou des anciens qui y a assisté et y a droit de vote, devant toute personne autorisée à faire prêter serment et ayant juridiction dans l’endroit où le serment est prêté.(4) Après que ce consentement a été ainsi attesté, comme susdit, la cession ou rétrocession est soumise au gouverneur en son conseil, pour qu’il l’accepte ou la refuse.

[15]      Le Traité no 3 contient des dispositions qui, à première vue du moins, ressemblent aux articles 48 et 51 de la Loi des Indiens. Il prévoit que « les réserves susdites de terres ou tout intérêt ou droit sur elles ou en dépendant, puissent être vendus, loués ou aliénés autrement par le dit gouvernement pour l’usage et le bénéfice des dits Indiens, avec le consentement préalablement donné et obtenu des Indiens qui y ont droit » et « que le gouvernement de Sa Majesté dans la Puissance du Canada pourra s’approprier telles sections des réserves ci-dessus indiquées qui pourraient en aucun temps être nécessaires pour des trauvaux [sic] publics ou bâtisses de quelque nature que ce soit, une compensation équitable étant accordée pour la valeur des améliorations sur icelles ».

[16]      Ainsi, aux termes de la Loi des Indiens, les terres de la réserve de la Première Nation du lac Seul pouvaient être cédées, avec le consentement de la bande et du gouverneur en conseil, ou prises par le Canada pour des travaux publics, avec l’approbation du gouverneur en conseil.

II.         Motifs de la Cour fédérale

[17]      En gardant ce contexte à l’esprit, j’examinerai maintenant les parties des motifs de la Cour fédérale qui sont pertinentes en l’espèce.

[18]      Après avoir examiné les témoignages offerts durant le procès de plusieurs semaines, la Cour fédérale a présenté son analyse. Il convient de souligner qu’aucune des parties au présent appel ne remet en question l’analyse présentée par la Cour fédérale dans ses longs motifs soigneusement rédigés. En fait, comme il est souligné, les appelants contestent principalement les éléments sur lesquels s’est appuyée la Cour fédérale pour calculer un aspect de l’indemnisation en equity accordée.

[19]      La Cour fédérale a commencé son analyse en affirmant que le Canada avait envers la Première Nation du lac Seul une obligation fiduciaire relativement aux terres réservées pour son bénéfice en vertu du Traité no 3. La Cour fédérale a jugé que plusieurs obligations précises découlaient de l’obligation fiduciaire du Canada : « 1. un devoir de loyauté et de bonne foi envers la [Première Nation du lac Seul] dans l’exécution de son mandat de fiduciaire des terres de réserve; 2. un devoir de communiquer l’intégralité de l’information à la Première Nation et de la consulter; 3. un devoir d’user de prudence ordinaire dans l’intérêt supérieur de la [Première Nation du lac Seul]; 4. un devoir de préserver le droit de propriétaire foncier de la Première Nation sur la réserve et de la protéger contre l’exploitation » : motifs, au paragraphe 226. La Cour fédérale a conclu que le Canada avait manqué à chacune de ces obligations et a rejeté le moyen de défense d’equity fondé sur le manque de diligence invoqué par le Canada.

[20]      La Cour fédérale a souligné que le Canada avait convenu qu’une indemnisation en equity constituerait une réparation appropriée si la Cour devait conclure que le Canada avait envers la Première Nation du lac Seul une obligation fiduciaire, que le Canada avait manqué à son devoir et que le Canada ne pouvait invoquer avec succès une défense fondée sur l’equity.

[21]      La Cour fédérale a ensuite exposé les principes régissant l’indemnisation en equity, s’appuyant sur les décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534 (arrêt Canson) et dans l’arrêt Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377 (arrêt Hodgkinson), en soulignant que l’indemnisation en equity a pour but de « rendre au [bénéficiaire] ce qu’il a perdu par suite du manquement, c’est-à-dire la possibilité qu’il a perdue » [motifs, au paragraphe 275] et de dissuader les fiduciaires d’abuser de leurs pouvoirs. La Cour fédérale a de plus souligné que les pertes pour lesquelles l’equity prévoit une indemnisation sont celles causées par le manquement, même si elles n’étaient pas prévisibles au moment du manquement. La Cour fédérale a également souligné que, dans son évaluation de l’indemnité, le tribunal d’equity doit viser à faire en sorte que le bénéficiaire soit placé dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été le manquement du fiduciaire à son obligation, et présumer que, s’il n’y avait pas eu manquement, le fiduciaire aurait agi conformément à la loi et utilisé les pertes du bénéficiaire de la façon la plus avantageuse possible.

[22]      La Cour fédérale a pris en considération la manière avec laquelle ces principes avaient été appliqués par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians v. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 744, 287 D.L.R. (4th) 480 (arrêt Whitefish Lake), au paragraphe 69 et par le Tribunal des revendications particulières dans la décision Premières Nations Huu-Ay-Aht c. Canada, 2016 TRPC 14 (CanLII), et dans la décision Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c. Canada, 2016 TRPC 15 (CanLII). Ces décisions s’appuient sur la méthode analytique employée par la Cour fédérale dans la décision Guerin c. La Reine, [1982] 2 C.F. 385 (1re inst.) (Guerin CF) (qui, même si elle a été infirmée par notre Cour, a finalement été confirmée par la Cour suprême du Canada). Cette méthode souligne la nécessité pour un tribunal d’equity (ou le Tribunal des revendications particulières appliquant les principes d’equity) de tenir compte des éventualités (événements possibles, mais pas nécessairement certains) dans son évaluation de l’indemnité.

[23]      La Cour fédérale a conclu que le barrage d’Ear Falls était un ouvrage public, et qu’il était certain que le barrage d’Ear Falls aurait été construit et que les terres auraient été inondées. Elle a ainsi conclu qu’elle n’avait pas à tenir compte de l’éventualité selon laquelle le barrage n’aurait pas été construit.

[24]      La Cour fédérale a ensuite souligné qu’il fallait présumer que le Canada aurait agi conformément à la loi et a par conséquent conclu que, si tel était le cas, il aurait obtenu la cession des terres comme le prévoient le Traité no 3 et l’article 51 de la Loi des Indiens ou aurait exproprié les terres comme le prévoient le Traité no 3 et l’article 48 de la Loi des Indiens. La Cour fédérale a conclu que le Canada aurait, dans un cas comme dans l’autre, indemnisé la Première Nation du lac Seul pour les terres inondées en 1929, l’année de la construction du barrage.

[25]      La Cour fédérale a rejeté l’argument selon lequel le Canada aurait négocié une entente de partage des bénéfices au nom de la Première Nation du lac Seul. Selon la Cour fédérale, une telle entente aurait été sans précédent, n’aurait pu être envisagée par le Canada, le Manitoba ou l’Ontario, et ne cadrait pas avec l’approche adoptée pour indemniser les autres propriétaires du lac Seul dont les terres ont également été submergées par le barrage. Reconnaissant que le Canada avait précédemment demandé la négociation d’arrangements prévoyant des paiements périodiques à la Première Nation de Stoney pour des droits sur l’énergie hydraulique et des droits de riverain, la Cour fédérale a établi une distinction d’avec la situation de cette première nation, parce que les centrales hydroélectriques étaient situées dans la réserve de la Première Nation de Stoney, et non en aval, comme c’était le cas pour la Première Nation du lac Seul. La Cour fédérale n’a également accordé aucun poids au précédent créé par le Traité entre le Canada et les États-Unis d’Amérique relatif au développement coopératif des ressources hydriques du bassin du fleuve Columbia (le Traité du fleuve Columbia), qui a été signé le 17 janvier 1961, longtemps après la construction du barrage d’Ear Falls, et qui mettait en cause une entente internationale beaucoup plus complexe. La Cour fédérale a ainsi estimé que, si le Canada avait agi conformément à ses obligations de fiduciaire envers la Première Nation du lac Seul, il n’aurait pas négocié une entente de partage des bénéfices.

[26]      La Cour fédérale a jugé que le Canada aurait plutôt cherché à obtenir une servitude de submergement sur les terres inondées de la Première Nation, qui constituait la façon habituelle de procéder dans des affaires similaires, et qui aurait représenté la façon la moins invasive d’acquérir le droit d’inonder les terres. Cependant, selon la Cour, le montant qui aurait dû être versé pour la servitude équivalait au montant qu’il aurait fallu payer si les terres avaient été achetées parce que « [l]es terres seraient englouties et inaccessibles à la Première Nation à tout jamais […] cette situation est presque identique à une vente foncière, et une indemnité adéquate devait être accordée en conséquence » : motifs, au paragraphe 359.

[27]      La Cour fédérale est ensuite passée à l’évaluation de l’indemnité que le Canada devait payer. Elle a commencé par évaluer l’indemnité pour les terres elles-mêmes, laquelle selon la Cour devrait être fixée à 1,29 $ par acre en dollars de 1929 (environ 14 500 $ pour les 11 304 acres submergées). Il s’agissait là de la valeur agricole des terres, fondée sur le témoignage d’expert accepté par la Cour. La Cour fédérale a rejeté l’argument selon lequel il fallait tenir compte de la valeur accrue des terres inondées constituant le réservoir créé pour soutenir le développement hydroélectrique en aval, soulignant que la valeur « qui est attribuable au projet » devait être exclue, en vertu de la Loi sur l’expropriation fédérale, L.R.C. (1985), ch. E-21, et de la Loi sur l’expropriation ontarienne, L.R.O. 1990, ch. E.26.

[28]      En tirant cette conclusion, la Cour fédérale a apparemment appliqué la loi sur l’expropriation actuelle par opposition à celle en vigueur en 1929. Elle a également estimé que rien ne permettait de conclure qu’une prime supérieure à la valeur agricole des terres aurait été négociée, même si une telle prime avait déjà été payée pour des terres acquises en lien avec le projet d’aménagement des chutes Kananaskis. La Cour fédérale a souligné que les deux projets différaient au moins sous un aspect important, en ce sens que Calgary Power n’était pas habilitée à exproprier les terres de la Première Nation de Stoney devant servir au projet d’aménagement des chutes Kananaskis, et que Calgary Power se trouvait dans « une situation [...] tout à fait différente » de celle du Canada envers la Première Nation du lac Seul : motifs, au paragraphe 382.

[29]      La Cour fédérale a par conséquent conclu que le Canada aurait payé 1,29 $ par acre pour les terres submergées et a affirmé que « la suggestion que le Canada devait et aurait dû payer un prix supérieur pour les terres se résume à des suppositions fantaisistes »  : motifs, au paragraphe 383.

[30]      La Cour fédérale s’est ensuite penchée sur la valeur des autres pertes financières, concluant que la Première Nation du lac Seul avait perdu du bois d’œuvre qui aurait pu être vendu environ 35 000 dollars en 1929 et qu’elle avait dû dépenser 1,75 million de dollars en 2008 pour construire un pont entre les deux parties de la réserve séparées à la suite de l’inondation.

[31]      La Cour fédérale a reconnu que le Canada avait reçu une indemnisation de 72 539 dollars de l’Ontario en 1943 et déposé 50 263 dollars dans le compte en fiducie de la Première Nation du lac Seul, le reste ayant été déduit pour éteindre les créances soumises par l’Ontario et la Keewatin Lumber Company. Selon la Cour fédérale, ces deux déductions étaient injustifiées, puisque la Première Nation du lac Seul n’était pas responsable à l’égard de l’une ou l’autre des créances.

[32]      En s’appuyant sur des témoignages d’experts concernant l’intérêt qui aurait été payé sur les fonds s’ils avaient été déposés dans un compte en fiducie des Indiens géré par le Canada, et après avoir conclu qu’aucune autre déduction ne devait être faite pour les dépenses de consommation des membres de la Première Nation du lac Seul, la Cour fédérale a jugé que la valeur actuelle des indemnités dues pour les pertes quantifiables s’élevait à 15 millions de dollars, montant duquel elle a déduit 1,1 million de dollars (valeur actuelle des indemnités que le Canada a déposées dans le compte en fiducie de la Première Nation du lac Seul en 1943).

[33]      À ce montant, la Cour fédérale a ajouté 16,1 millions de dollars en indemnités pour des pertes non quantifiables, pour un montant total de 30 millions de dollars. La Cour fédérale a tenu compte de différentes pertes non quantifiables, y compris la perte de moyens de subsistance dans la réserve et hors réserve, de même que la perte d’accès au rivage et la perte de jouissance de la beauté naturelle des terres de la réserve. Le montant des pertes non quantifiables accordé a été influencé par les facteurs suivants énumérés par la Cour fédérale au paragraphe 512 de ses motifs :

1.  Le montant des pertes calculables.

2.  Le fait que de nombreuses pertes non quantifiables survenues en 1929 ont persisté pendant des décennies et se poursuivent actuellement.

3.  Le défaut d’abattre le bois d’œuvre sur les berges, ce qui a créé une intrusion visuelle et a porté atteinte à la beauté naturelle des terres de réserve.

4.  Le défaut d’abattre le bois d’œuvre sur les berges a aussi créé, pour les membres de la [Première Nation du lac Seul], un risque à très long terme pour la navigation et la pêche.

5.  L’inondation a nui à la chasse et au piégeage, obligeant les membres à se déplacer sur de longues distances pour se livrer à ces activités, et a réduit le nombre d’animaux pendant un certain temps après l’inondation.

6.  Même si le Canada a fourni les matériaux pour construire les maisons de remplacement, les membres de la [Première Nation du lac Seul] ont fourni la main-d’œuvre.

7.  Les quais et les autres dépendances de la [Première Nation du lac Seul] n’ont pas été remplacés.

8.  Les champs de foin, les potagers et les prairies de riz sauvage de la [Première Nation du lac Seul] ont été détruits.

9.  Les terrains de chasse et de piégeage dans la réserve ont été affectés.

10. Deux collectivités de la [Première Nation du lac Seul] ont été séparées par les eaux, et les terres de l’une d’elles ont été transformées en île, ce qui a nui à la facilité des déplacements des résidents de l’île.

11. Le Canada a omis d’informer et de consulter la [Première Nation du lac Seul] au sujet des questions relatives à l’inondation qui la touchaient directement, créant de l’incertitude et, sans doute, une certaine anxiété pour la Première Nation.

12. Le Canada n’a pas agi de manière prompte et efficace pour discuter de l’indemnisation avec la [Première Nation du lac Seul] avant l’inondation et ne l’a pas fait pendant de nombreuses années après l’inondation, malgré le fait qu’il ait été au courant des conséquences négatives pour les membres de la Première Nation.

[34]      La Cour fédérale a rejeté la demande des appelants pour des dommages-intérêts punitifs, mais leur a accordé leurs dépens.

III.        Questions en litige

[35]      Je vais maintenant préciser les questions en litige en l’espèce.

[36]      Les appelants soulèvent plusieurs arguments interreliés. Pour appuyer leur principale thèse selon laquelle la Cour fédérale aurait dû inclure dans le montant accordé une indemnité pour la perte d’opportunité aux fins de conclure une entente de partage des bénéfices, les appelants soutiennent en premier lieu que la Cour fédérale a incorrectement défini le manquement du Canada à ses obligations de fiduciaire en omettant de reconnaître que le manquement avait consisté à permettre l’utilisation non autorisée de terres de la réserve. Ils comparent la situation à celle dans l’affaire Guerin CF, où la Couronne avait signé un bail non autorisé et affirment que, comme dans la décision Guerin CF, on leur doit des indemnités pour l’usage le plus rémunérateur et le plus rationnel des terres inondées, selon l’évaluation faite à la date du procès. Selon eux, cela équivaudrait à une indemnisation pour la valeur de la perte d’occasion de conclure une entente de partage des bénéfices, semblable à celle que la Première Nation a récemment négociée avec Ontario Power Generation en lien avec l’une des centrales hydroélectriques en aval.

[37]      Les appelants affirment également que l’analyse de la Cour fédérale est fondée sur une compréhension déficiente de la nature des obligations de fiduciaire qu’avait le Canada envers la Première Nation du lac Seul, en ce sens que la Cour fédérale a à tort permis au Canada de bénéficier d’une expropriation rétrospective des terres inondées. Ils soutiennent aussi que la Cour fédérale n’a pas tenu compte du faible pouvoir de négociation qu’avait la Première Nation en 1929, soulignant que les obligations de fiduciaire du Canada l’empêchent de s’appuyer sur ce fait, puisqu’il avait l’obligation d’en arriver au meilleur résultat possible pour la Première Nation.

[38]      Les appelants allèguent en outre que la Cour fédérale a incorrectement jugé ce qui serait arrivé en 1929, si le Canada n’avait pas manqué à ses obligations de fiduciaire envers la Première Nation du lac Seul, affirmant que les éléments de preuve présentés au procès ne soutiennent pas la conclusion selon laquelle le Canada aurait exproprié les terres inondées. Ils soutiennent que la Cour fédérale aurait dû, plutôt que de tenir uniquement compte de ce que le Canada aurait payé s’il avait exproprié les terres, tenir également compte du type d’entente qu’aurait conclue le Canada dans l’éventualité d’une cession volontaire. Ils prétendent qu’une telle entente aurait inclus une entente de partage des bénéfices. Les appelants affirment que la Cour fédérale a à tort écarté le précédent créé par la Première Nation de Stoney et a commis une erreur en n’en tenant pas compte.

[39]      Subsidiairement, même si la Cour fédérale avait raison de ne pas leur accorder la valeur d’une entente de partage des bénéfices, les appelants avancent que la Cour fédérale a eu tort dans son approche visant à fixer l’indemnisation pour les terres inondées. Ils avancent deux arguments à cet égard.

[40]      Ils affirment d’abord que la Cour fédérale a commis une erreur en appliquant la loi actuelle sur l’expropriation pour décider comment serait calculé le montant des indemnités, et qu’aux termes du droit sur l’expropriation de 1929, ces indemnités tiendraient compte de la possibilité que les terres de la Première Nation du lac Seul contiguës au lac Seul soient utilisées pour accroître la capacité du lac en tant que réservoir pouvant soutenir la production hydroélectrique en aval. Selon les appelants, cela donnerait aux terres une valeur beaucoup plus grande que la valeur de 1,29 $ par acre attribuée par la Cour fédérale.

[41]      Les appelants affirment ensuite que la Cour fédérale a commis une erreur en établissant une distinction d’avec la situation de la Première Nation de Stoney, où en plus de signer une entente prévoyant des versements annuels pour des droits sur l’énergie hydroélectrique et des droits de riverain, Calgary Power a également versé une prime à la Première Nation pour les terres appropriées. Les appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur en établissant une distinction d’avec la situation de la Première Nation de Stoney, au motif que Calgary Power n’était pas habilitée à exproprier les terres étant donné que, comme dans la situation de la Première Nation du lac Seul, le Canada aurait pu exproprier les terres en question en vertu de l’article 48 de la Loi des Sauvages devenue la Loi des Indiens (anciens noms de la Loi sur les Indiens).

[42]      Même si c’était là les seuls arguments avancés de vive voix par les appelants, ils ont soulevé d’autres arguments dans leur mémoire des faits et du droit. Ils affirment dans leur mémoire que la Cour fédérale a outrepassé sa compétence en accordant une servitude ou, subsidiairement, a privé les appelants de l’équité procédurale en accordant la servitude sans demander aux parties de présenter des observations. Toutefois, ils ont laissé tomber ces arguments à l’audience.

[43]      De plus, dans leur mémoire des faits et du droit, les appelants affirment que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a pris en considération la perte de moyens de subsistance hors réserve et que le montant accordé est insuffisant pour décourager le Canada de manquer à ses obligations de fiduciaire. Ils affirment finalement que la Cour fédérale a commis une erreur en s’appuyant sur les dispositions sur l’appropriation incluses dans le Traité no 3 en l’absence de tout élément de preuve historique tiré du Traité ou de tout élément montrant que les parties se sont appuyées sur le Traité.

[44]      Le Canada, pour sa part, affirme que la Cour fédérale a correctement cerné les principes de l’indemnisation en equity et n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en les appliquant. De l’avis du Canada, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en rejetant la demande des appelants, selon laquelle les indemnités qui leur sont dues devraient tenir compte de la valeur d’une entente que le Canada aurait dû négocier en leur nom pour qu’ils obtiennent une part des bénéfices générés par les centrales hydroélectriques en aval. De plus, selon le Canada, l’approche employée par la Cour fédérale pour évaluer les indemnités pour les terres inondées est conforme aux règles de common law relatives à l’expropriation en vigueur en 1929, et la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en établissant une distinction d’avec la situation de la Première Nation de Stoney. Le Canada ajoute que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans son traitement du Traité no 3, qu’elle pouvait prendre en considération la perte de moyens de subsistance hors réserve dans son évaluation des indemnités en equity, et que le montant global accordé est suffisant pour décourager tout acte répréhensible futur.

[45]      L’Ontario et le Manitoba étaient les parties mises en cause dans l’action devant la Cour fédérale. La Cour fédérale a rejeté la procédure de mise en cause présentée par le Canada et le Canada n’a pas fait appel de cet aspect du jugement de la Cour fédérale. Par conséquent, le Manitoba n’a pas participé au présent appel. L’Ontario y a participé, mais uniquement pour affirmer que la Cour fédérale n’a pas accordé de servitude. Comme ce point a été concédé par les appelants, les observations de l’Ontario ne sont pas pertinentes pour trancher le présent appel.

IV.       Analyse

[46]      Les appelants et le Canada s’entendent sur une série de questions plus vaste que les questions que devait trancher la Cour fédérale. Il est par conséquent utile de commencer par résumer les points sur lesquels s’entendent les parties, de manière à concentrer notre analyse sur les points de discorde.

[47]      Les parties conviennent que le Canada a envers la Première Nation du lac Seul une obligation de fiduciaire en raison du contrôle discrétionnaire qu’il exerce sur les terres de la réserve. Elles ont raison dans cette affirmation : voir les arrêts Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, à la page 385 (par le juge Dickson (plus tard juge en chef)); Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245 (arrêt Wewaykum), au paragraphe 86; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, au paragraphe 51.

[48]      Elles conviennent également que le Canada a manqué à cette obligation en ne satisfaisant pas à la norme de diligence requise d’un fiduciaire. Cette norme est celle d’une personne faisant preuve de la prudence ordinaire dans la gestion de ses propres affaires. Une fois encore, il s’agit là d’une interprétation correcte des principes de l’equity applicables : voir les arrêts Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344, au paragraphe 104; Wewaykum, au paragraphe 94; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83 (arrêt Williams Lake), aux paragraphes 46 et 48.

[49]      Les parties conviennent de plus que la Cour fédérale a à juste titre, en tant que tribunal d’equity, exercé son pouvoir discrétionnaire d’accorder des mesures de réparation et a choisi de façon appropriée l’indemnisation en equity, une réparation précédemment accordée et qu’il était loisible à la Cour fédérale d’envisager : voir l’arrêt Canson, à la page 589; l’arrêt Wewaykum, au paragraphe 107; voir aussi la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, paragraphe 2(1), article 4, paragraphe 17(1) (où le terme « réparation » inclut selon la définition donnée « [t]oute forme de réparation », notamment « par voie de […] compensation pécuniaire »; où la Cour fédérale est reconnue, entre autres, comme un tribunal d’equity; et où on établit que la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre le Canada).

[50]      Les parties acceptent également la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle le barrage d’Ear Falls aurait été construit à l’été 1929 et que les terres auraient été par la suite submergées. Elles conviennent également que le barrage était un ouvrage public et qu’avant la construction du barrage et l’inondation qui a suivi, le Canada, s’il avait agi conformément à ses obligations de fiduciaire, aurait pu obtenir le droit d’inonder les terres, par l’une ou l’autre des deux voies établies par la Loi des Indiens, selon le libellé en vigueur en 1929 : 1) l’appropriation des terres à des fins publiques autorisée en vertu d’un décret rendu en application de l’article 48 de la Loi des Indiens; 2) la cession des terres avec l’approbation de la bande autorisée en vertu d’un décret rendu en application de l’article 51.

[51]      Il ressort implicitement du raisonnement de la Cour fédérale sur ce point que le Traité no 3 n’aurait pas empêché le Canada de s’approprier les terres de la réserve à des fins publiques sans le consentement de la Première Nation du lac Seul. Bien qu’ils n’aient pas insisté sur ce point à l’audience, les appelants, comme nous l’avons souligné, ont affirmé dans leur mémoire des faits et du droit que la Cour fédérale a compromis l’équité du procès en interprétant le Traité no 3 en l’absence d’observations des parties sur la question. Comme le souligne à juste titre le Canada, les appelants et le Canada ont fait référence au Traité no 3 dans leurs actes de procédure, abordant clairement la question de son interprétation devant la Cour fédérale. Les appelants ne peuvent donc pas maintenant prétendre avoir été surpris que la Cour fédérale aborde la question de l’interprétation du Traité no 3 dans ses motifs : voir l’arrêt Heron Bay Investments Ltd. c. Canada, 2010 CAF 203, aux paragraphes 22 à 24.

[52]      Les appelants soutiennent également que la Cour fédérale a commis une erreur en interprétant le Traité no 3 en l’absence d’éléments de preuve historiques. Bien que des éléments de preuve historiques soient souvent nécessaires pour interpréter un traité, comme on l’a souligné dans l’arrêt R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la page 1045, dans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, au paragraphe 11, et dans l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, aux paragraphes 54 et 55, le fait que les parties aient choisi de ne pas présenter de tels éléments de preuve n’empêche pas la Cour fédérale d’interpréter le Traité no 3, dans la mesure où elle a besoin de le faire pour résoudre les questions dont elle est saisie. En outre, les appelants n’allèguent aucune erreur précise qu’aurait commise la Cour fédérale dans son interprétation. Il n’existe par conséquent aucun fondement nous autorisant à modifier les conclusions de la Cour fédérale relativement au Traité no 3.

[53]      Après avoir passé en revue les points sur lesquels les parties s’entendent (et après avoir traité des arguments des appelants concernant le Traité no 3), je vais maintenant me pencher sur les points sur lesquels les parties ne s’entendent pas. Les appelants et le Canada divergent principalement d’opinion concernant l’application qu’a faite la Cour fédérale des principes régissant l’indemnisation en equity.

[54]      La délimitation des principes pertinents en equity doit être examinée selon la norme de la décision correcte : voir, par analogie, l’arrêt Heritage Capital Corp. c. Équitable, Cie de fiducie, 2016 CSC 19, [2016] 1 R.C.S. 306, au paragraphe 24 (la norme de la décision correcte s’applique à « l’interprétation de la [...] common law »). Leur application aux faits, en l’absence d’une erreur de principe isolable, est susceptible de révision selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : voir, par analogie, l’arrêt Monsanto Canada Inc. c. Rivett, 2010 CAF 207, [2012] 1 R.C.F. 473, aux paragraphes 22 et 23 (où le juge indique que l’examen en appel des dommages-intérêts accordés doit se faire selon les normes de contrôle précisées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, et ajoute qu’une telle approche peut également s’appliquer à l’examen de la restitution des bénéfices, une réparation en equity).

[55]      Les erreurs manifestes et dominantes sont des erreurs importantes. Comme l’a expliqué notre Cour dans un passage de l’arrêt Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, au paragraphe 46, cité avec approbation par la Cour suprême dans l’arrêt Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, au paragraphe 38, « [l]’ erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue [...] Par erreur “manifeste”, on entend une erreur évidente, et par erreur “dominante”, une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire ».

[56]      Je vais maintenant me pencher sur les deux erreurs alléguées par les appelants.

A.        La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en refusant d’accorder une indemnisation pour la perte d’occasion de négocier une entente de partage des bénéfices?

[57]      Contrairement à ce que soutiennent les appelants, je ne vois aucune erreur commise par la Cour fédérale dans son refus d’accorder une indemnisation pour la perte d’occasion de négocier une entente de partage des bénéfices. La Cour fédérale n’a commis aucune erreur de principe en tirant cette conclusion et elle a, à juste titre, souligné les principes applicables à l’indemnisation en equity. De même, elle n’a commis aucune erreur de droit ou de fait manifeste ou dominante ou encore aucune erreur mixte de droit et de fait en tirant la conclusion que la situation du lac Seul était fondamentalement différente des situations invoquées par les appelants, pour lesquelles des ententes prévoyant des paiements périodiques ont été négociées.

[58]      En ce qui concerne d’abord les préceptes de l’equity, conformément à ce qu’a expliqué la Cour fédérale, l’indemnisation en equity est une forme de compensation pécuniaire évaluée en fonction de principes d’equity et bénéficiant de plusieurs présomptions fondées sur l’equity. Pour les besoins du présent appel, il suffit de dire qu’un tribunal d’equity peut ordonner une indemnisation en equity pour toute perte attribuable à un manquement à une obligation fiduciaire, y compris les pertes qui n’étaient pas prévisibles au moment du manquement, mais qui sont devenues connues à la date du jugement : arrêt Canson, aux pages 547 à 551 et 555. L’objectif de l’indemnisation en equity est non seulement de placer le bénéficiaire « dans une position aussi bonne que celle dans laquelle il se serait trouvé en l’absence du manquement » : arrêt Hodgkinson, aux pages 440 et 443, mais également de dissuader l’inconduite des fiduciaires : arrêt Canson, aux pages 543, 544 et 547. Un fiduciaire est présumé agir conformément au droit : voir l’arrêt Whitefish Lake, au paragraphe 69. Ainsi, un fiduciaire déclaré coupable d’avoir manqué à ses obligations ne peut réduire le montant des indemnités qu’il est tenu de payer en prétendant qu’il aurait agi illégalement en l’absence du manquement. De même, un fiduciaire est présumé avoir utilisé ce qu’a perdu le bénéficiaire de la façon la plus avantageuse possible entre la date du manquement et la date du jugement : arrêt Canson, à la page 545; arrêt Bande indienne de Semiahmoo c. Canada, [1998] 1 C.F. 3 (C.A.) (arrêt Semiahmoo), aux paragraphes 109 à 115; arrêt Whitefish Lake, au paragraphe 49.

[59]      Contrairement à ce qu’affirment les appelants, la Cour fédérale n’a pas ignoré ces principes, mais les a plutôt appliqués fidèlement quand elle s’est penchée sur la question de savoir si les appelants avaient droit à une indemnisation pour la perte de la possibilité de négocier une entente de partage des bénéfices. La perte subie en l’espèce est différente de celle subie dans l’affaire Guerin CF, sur laquelle s’appuient les appelants, puisqu’en l’espèce, contrairement à l’affaire Guerin CF, le Canada avait le droit de s’approprier les terres inondées en 1929 parce que les terres devaient être utilisées à des fins publiques. Par conséquent, la Cour fédérale a correctement défini les répercussions des manquements du Canada à ses obligations de fiduciaire comme étant à la fois la privation d’une possibilité de négocier une cession des terres inondées en 1929 et la privation en 1929 des sommes qui auraient dû être payées si le Canada avait pris les terres de la réserve et exercé son droit de les inonder.

[60]      À mon avis, l’invocation par les appelants du principe selon lequel l’indemnisation en equity est évaluée « en bénéficiant pleinement de la rétrospective » est mal à propos. L’equity donne à un bénéficiaire le plein bénéfice de la rétrospective en permettant au bénéficiaire de recouvrer les pertes qui auraient pu ne pas être prévisibles au moment du manquement, mais qui sont devenues connues à la date du jugement : arrêt Canson, à la page 555. Toutefois, les pertes doivent néanmoins découler du manquement : arrêt Canson, aux pages 551, 555 et 556; arrêt Semiahmoo, au paragraphe 112. De même, la présomption de l’utilisation la plus avantageuse ne peut soutenir la thèse des appelants. Cette présomption ne s’applique qu’aux pertes réelles du bénéficiaire par suite du manquement aux obligations de fiduciaire.

[61]      Pour que les appelants puissent recouvrer la valeur d’une entente de partage des bénéfices, ils doivent être en mesure d’établir qu’elle fait partie de ce qu’a perdu la Première Nation du lac Seul par suite du manquement du Canada : voir l’arrêt Canson, à la page 551 (« l’indemnisation fondée sur l’equity doit se limiter à la perte découlant des actes accomplis par le fiduciaire relativement au droit qu’il s’est engagé à protéger »). La Cour fédérale a jugé qu’il n’y avait aucun élément de preuve appuyant l’idée que la Première Nation du lac Seul a perdu la possibilité de partager les bénéfices découlant de la production hydroélectrique en aval, et ce pour deux raisons principales.

[62]      D’abord, on n’a offert à aucune des autres parties dont les terres ont été inondées à la suite de la construction du barrage d’Ear Falls la possibilité de conclure une telle entente, et elles n’ont pas été indemnisées en remplacement de la valeur d’une telle entente. Deuxièmement, les situations invoquées par les appelants et pour lesquelles des ententes prévoyant des paiements périodiques ont été conclues étaient différentes. Le Traité du fleuve Columbia a été négocié beaucoup plus tard et il s’agissait d’une entente multinationale beaucoup plus complexe : motifs, au paragraphe 349. Dans le cas de la Première Nation de Stoney, les centrales hydroélectriques ont été construites au moins partiellement sur les terres de la réserve : motifs, au paragraphe 346. Dans le dossier dont était saisie la Cour fédérale, il y avait un large fondement factuel pour appuyer ses conclusions selon lesquelles ces situations étaient différentes des circonstances propres à la Première Nation du lac Seul. Par conséquent, il n’est pas possible d’affirmer que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en établissant cette distinction.

[63]      Je suis donc d’avis qu’il n’existe aucune raison valable de modifier la conclusion de la Cour fédérale, selon laquelle le Canada aurait indemnisé les appelants avec une indemnité unique pour les terres inondées et n’aurait pas conclu une entente de partage des bénéfices sans durée fixe.

B. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur dans son évaluation du montant de l’indemnité unique pour la perte des terres inondées?

[64]      Je vais maintenant me pencher sur la thèse subsidiaire des appelants, soit que la Cour fédérale a commis une erreur en utilisant le chiffre de 1,29 $ par acre pour calculer l’indemnité unique versée pour les terres inondées. Il faut rappeler que les appelants ont présenté deux arguments pour appuyer cette prétention. Ils soutiennent d’abord que la Cour fédérale a commis une erreur en utilisant la loi actuelle sur l’expropriation plutôt que celle de 1929, ce qui selon eux aurait donné un résultat différent. Ensuite, les appelants affirment que la Cour fédérale a commis une erreur en écartant la situation aux chutes Kananaskis Falls comme précédent pertinent avant de tirer la conclusion que le Canada n’aurait pas négocié une prime pour les terres, fondée sur leur utilisation future comme réservoir pour soutenir les centrales hydroélectriques en aval. Je ne suis pas d’accord avec le premier de ces arguments mais je retiens le second.

[65]      En ce qui concerne le premier argument, je suis d’accord avec les appelants que, si le Canada s’était approprié les terres (ou les avait expropriées), l’indemnité aurait été calculée conformément aux règles de common law en vigueur en 1929. Dans le cas d’une appropriation, le paragraphe 48(2) de la Loi des Indiens ne précisait pas la méthode à utiliser pour évaluer l’indemnité lorsque c’est la Couronne qui est l’acheteur : voir l’arrêt Kruger c. La Reine, [1986] 1 C.F. 3 (C.A.), aux pages 39 et 40 (opinion concordante du juge Urie). Ainsi, il aurait fallu faire référence aux règles de la common law pour calculer l’indemnité due à la Première Nation du lac Seul.

[66]      Je suis d’accord avec les appelants que, dans l’éventualité où la Cour fédérale a utilisé la loi telle qu’elle était libellée en 2017 comme point de référence, elle a commis une erreur. Compte tenu de sa conclusion selon laquelle une indemnité aurait été versée en 1929, la question que devait trancher la Cour fédérale était plutôt de déterminer comment une telle indemnité aurait été calculée à l’époque. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec les appelants pour affirmer que, si la Cour fédérale avait appliqué la loi telle qu’elle était libellée en 1929, elle en serait arrivée à une conclusion différente.

[67]      En 1929, les causes types sur l’indemnisation en cas d’expropriation se limitaient aux décisions du Comité judiciaire du Conseil privé, qui était alors le tribunal de dernier ressort du Canada, dans l’arrêt Cedars Rapids Manufacturing and Power Company v. Lacoste, [1914] A.C. 569, (1914), 16 D.L.R. 168 (P.C.) (arrêt Cedars Rapids) (avec renvoi aux A.C.) et l’arrêt Fraser v. City of Fraserville, [1917] A.C. 187, (1917), 34 D.L.R. 211 (P.C.) (arrêt Fraser) (avec renvoi aux A.C.). Les appelants citent également l’arrêt Lacoste v. Cedars Rapids Manufacturing and Power Co., [1928] 2 D.L.R. 1 (P.C.), qui confirme les principes énoncés dans l’arrêt Cedars Rapids, ainsi que l’arrêt Re Ontario and Minnesota Power and Town of Fort Frances (1916), 28 D.L.R. 30, à la page 38, 35 O.L.R. 459 (C.S.(S.A.)), qui fait aussi référence à l’arrêt Cedars Rapids, mais sans élaborer sur ses enseignements.

[68]      Dans l’arrêt Cedars Rapids, à la page 576, Lord Dunedin présente les motifs du tribunal, soulignant que [traduction] « les principes juridiques du droit canadien en vertu desquels les indemnités d’expropriation de biens-fonds devaient être accordées étaient les mêmes que ceux qui existaient alors en Angleterre, et ils ont été expliqués avec beaucoup de précision dans l’arrêt In re Lucas and Chesterfield Gas and Water Board, où les juges Vaughan Williams et Fletcher Moulton L. traitent le sujet de façon exhaustive et précise ». Comme il l’a expliqué, les deux propositions centrales qui régissent ce domaine sont les suivantes :

[traduction] […] (1) La valeur pour laquelle il y a lieu de payer, c’est la valeur pour le propriétaire à la date de l’expropriation, et non la valeur pour l’acquéreur… (2) La valeur pour le propriétaire, c’est l’ensemble des avantages, actuels ou futurs, du terrain mais, ce qu’il y a lieu de déterminer, c’est la valeur actuelle de pareil avantage.

Par conséquent, lorsque l’augmentation de la valeur du terrain nu lui-même […] est liée à sa capacité d’adaptation pour un certain projet […], la valeur n’est pas une part proportionnelle de la valeur présumée de l’ensemble du projet, mais représente simplement le prix, augmenté par rapport à la valeur du terrain nu, qu’offriraient de possibles entrepreneurs. Ce prix doit être testé sur le marché imaginaire qui aurait prévalu si le terrain avait été offert en vente avant qu’un entrepreneur n’obtienne les pouvoirs nécessaires, ou ne fasse l’acquisition des autres éléments qui rendent le projet dans son ensemble une possibilité réalisée.

[69]      Dans l’arrêt Fraser, à la page 194, Lord Buckmaster, exposant les motifs du tribunal, a élaboré au sujet de la seconde proposition, écrivant que [traduction] « la valeur qu’il faut déterminer, c’est la valeur pour le vendeur du bien-fonds dans sa condition actuelle au moment de l’expropriation avec tous ses avantages existants et toutes ses possibilités, à l’exclusion de tout avantage dû à la réalisation du plan pour lequel le bien-fonds est exproprié, la teneur de ce plan étant une question de fait pour l’arbitre dans chaque cas ».

[70]      Il est permis de penser que la seconde proposition citée dans les arrêts Cedars Rapids et Fraser pourrait pointer dans des directions opposées. D’un autre côté, la valeur du terrain inclut la valeur attribuable aux [traduction] « avantages existants » et aux [traduction] « possibilités » du terrain, notamment sa « capacité d’adaptation spéciale » à certaines utilisations, même si, d’un autre côté, la valeur exclut toute valeur imputable au plan pour lequel le terrain est exproprié. Lorsque la capacité d’adaptation spéciale du terrain peut être réalisée uniquement grâce au plan prévu, on ne peut dire avec certitude si la valeur attribuable à cette capacité d’adaptation est incluse et, dans l’affirmative, dans quelle mesure.

[71]      Les affaires citées par le Comité judiciaire nous éclairent sur la question. Comme je l’ai souligné, dans les arrêts Cedars Rapids et Fraser, le Comité judiciaire a fait référence aux principes généraux de ce domaine du droit énoncés dans l’arrêt In re Lucas and Chesterfield Gas and Water Board, [1909] 1 K.B. 16 (C.A.) (arrêt Lucas). Dans l’arrêt Fraser, on cite également l’arrêt Sidney v. North Eastern Railway Co., [1914] 3 K.B. 629 (C.D.) (arrêt Sidney), un jugement rendu quelques mois après l’arrêt Cedars Rapids.

[72]      Dans l’arrêt Lucas, trois lords juges d’appel ont chacun prononcé des motifs distincts. Le lord juge Vaughan Williams a expliqué que [traduction] « la capacité d’adaptation spéciale est un élément où la probabilité que les acheteurs aient besoin du terrain pour de telles fins procure au terrain exproprié de telles fins », si le terrain a une certaine valeur avant d’être exproprié et avant la réalisation de la probabilité par ceux au bénéfice de qui le terrain a été exproprié : arrêt Lucas, aux pages 27 et 28. Le lord juge Buckley était d’accord : arrêt Lucas, aux pages 36 et 37.

[73]      Le lord juge Fletcher Moulton a adopté un point de vue plus catégorique, expliquant, dans l’arrêt Lucas, à la page 31 :

[traduction] […] lorsque la valeur spéciale existe uniquement pour l’acheteur qui a obtenu le pouvoir d’expropriation, elle ne peut être prise en considération pour fixer le prix, parce qu’agir autrement équivaudrait à permettre l’existence du plan visant à hausser la valeur des terrains qui doivent être achetés à cette fin. Mais lorsque la valeur spéciale existe également pour d’autres acheteurs potentiels, de telle façon qu’il existe […] un marché […] au sein duquel cette valeur spéciale contribue à fixer le prix du marché, le propriétaire a droit à ce que cet élément de la valeur soit pris en considération […]

[74]      Dans ses motifs concordants dans l’arrêt Sidney, le juge Rowlatt a élaboré concernant l’approche de lord juge Fletcher Moulton, expliquant que [traduction] « [l]a valeur pour le propriétaire ne se limite pas à la valeur du terrain pour le propriétaire pour ses propres fins; elle inclut la valeur que les besoins d’autres personnes à d’autres fins lui donnent en tant que bien commercialisable, à condition que l’existence du plan pour lequel le terrain est exproprié ne vienne pas lui ajouter de la valeur » : arrêt Sidney, à la page 636. Le problème, comme l’a expliqué le juge Rowlatt, c’est lorsqu’une des autres fins [traduction] « semble à première vue transgresser le principe selon lequel cette valeur attribuable au plan doit être exclue »  : arrêt Sidney, à la page 636. La [traduction] « capacité d’adaptation spéciale du terrain pour les fins du plan particulier peut être prise en considération lorsqu’il peut être affirmé que d’autres concurrents auraient pu être intéressés à ce terrain à cette fin, et si la concurrence de tels acheteurs potentiels entre eux et avec le promoteur avait pu faire augmenter le prix qui aurait pu être obtenu sur le marché » : arrêt Sidney, à la page 636. Mais, en l’absence du pouvoir d’exproprier, dans un cas où le promoteur n’a pas de concurrents, [traduction] « le propriétaire n’est pas tenu de vendre au [promoteur] »  : arrêt Sidney, à la page 637. Le promoteur aurait donc [traduction] « besoin de présenter des offres de plus en plus élevées », ce que ferait le promoteur en raison de [traduction] « la valeur [du terrain] pour lui pour ce plan » : arrêt Sidney, à la page 637. Comme l’existence du plan ne peut être prise en considération, la prime que le promoteur aurait payée est exclue de l’indemnité.

[75]      Dans ses motifs concordants, le juge Shearman se [traduction] « dit entièrement d’accord » avec le juge Rowlatt : arrêt Sidney, à la page 638. Pour sa part, le juge Avory, même s’il n’endosse pas expressément les motifs prononcés par le juge Rowlatt, a conclu que l’arbitre avait le droit de prendre en considération la possibilité d’une concurrence entre des acheteurs potentiels ayant des visées différentes pour le terrain : arrêt Sidney, à la page 635.

[76]      Les tribunaux canadiens ont appliqué l’arrêt Sidney. La Cour suprême du Canada a cité avec approbation, dans l’arrêt The King v. Hearn (1917), 55 R.C.S. 562, à la page 567 (motifs du juge Idington), les motifs concordants du juge Rowlatt dans l’arrêt Sidney, écrivant être [traduction] « d’accord avec les observations du juge Rowlatt […] tirées de son jugement dans l’arrêt Sidney […], à la page 637 […] qui portent sur l’idée d’exclure du calcul de la valeur marchande les avantages découlant de la construction de l’ouvrage en question pour lequel l’expropriation est faite », de même que l’arrêt La Cité de Montréal v. Maucotel, [1928] R.C.S. 384, à la page 394, où le juge Rinfret (tel était alors son titre) résume le point en ces termes :

[…] Apprécier l’indemnité sur la base que la ruelle a une certaine valeur pour la cité de Montréal parce qu’elle est spécialement adaptée à l’usage que la cité veut en faire, ce serait aller à l’encontre du principe posé dans la cause de Fraser […] et accorder une indemnité pour

any [advantage] due to the carrying out of the scheme for which the property is compulsorily acquired.

Il n’y a plus lieu de discuter les raisons qui ont conduit à l’adoption de ce principe. Elles sont clairement exposées dans le jugement du juge Rowlatt dans la cause de Sidney […] [Notes en bas de page omises.]

[77]      La Cour de l’Échiquier, prédécesseur de notre Cour, qui avait compétence relativement aux affaires d’expropriation concernant le Canada, en vertu de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, S.R.C. 1927, ch. 34, et de la Loi sur l’expropriation, S.R.C. 1927, ch. 64 à l’époque, a de la même façon cité avec approbation les motifs du juge Rowlatt tirés de l’arrêt Sidney dans l’arrêt Raymond v. The King (1916), 16 R. C. de l’É. 1, 29 D.L.R. 574, à la page 584, conf. par (1918), 59 R.C.S. 682, 49 D.L.R. 689, et dans l’arrêt The King v. Quebec Gas Co. (1917), 17 R. C. de l’É. 386, 42 D.L.R. 61, à la page 75, conf. par (1918), 59 R.C.S. 677, 49 D.L.R. 692.

[78]      Étant donné la conclusion de fait de la Cour fédérale selon laquelle une indemnité aurait été versée en 1929, cette indemnité aurait été calculée conformément aux enseignements exposés dans l’arrêt Sidney. Par conséquent, si les terres de la Première Nation du lac Seul étaient spécialement adaptées pour être inondées pour accroître la capacité du lac Seul comme réservoir pour soutenir la production hydroélectrique en aval, comme l’affirment les appelants, cette possibilité ne pouvait être réalisée que par la construction du barrage, qui constitue le « plan » pour lequel le Canada se serait approprié les terres ou se serait assuré de leur cession. Rien ne laisse croire qu’il existait un marché pour les terres pour d’autres acheteurs qui auraient pu vouloir utiliser les terres pour en faire un réservoir. La valeur attribuable à cette possibilité doit donc être exclue du calcul de l’indemnité.

[79]      Ainsi, la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle le Canada n’aurait pas payé plus de 1,29 $ par acre pour les terres inondées, s’il avait exproprié les terres en 1929, n’est pas entachée d’une erreur de droit. En outre, les appelants n’ont pas réussi à démontrer que la conclusion de la Cour fédérale sur ce point équivaut à une erreur manifeste et dominante. Après avoir entendu le témoignage de Duncan Bell à propos de la valeur des terres, et le témoignage de Norris Wilson sur les limites présumées du témoignage de M. Bell, la Cour fédérale était autorisée à retenir le témoignage de M. Bell et à accorder une indemnité pour les terres inondées s’élevant à 1,29 $ par acre.

[80]      Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur dans son application des principes pertinents du droit des expropriations.

[81]      Je vais maintenant me pencher sur la seconde erreur alléguée par les appelants, soit que la Cour fédérale a commis une erreur en écartant la possibilité d’une cession négociée des terres de la Première Nation du lac Seul et en établissant une distinction d’avec la situation aux chutes Kananaskis, où Calgary Power a conclu une entente prévoyant des paiements périodiques pour des droits sur l’énergie hydraulique et des droits de riverain et a versé une prime pour les terres qui ont été inondées.

[82]      Selon la méthode analytique mise au point dans la décision Guerin CF, en particulier aux pages 441 et 442, la Cour doit, dans son évaluation de l’indemnisation en equity, prendre en considération les éventualités réalistes, c’est-à-dire les événements qui auraient pu survenir n’eût été le manquement à l’obligation fiduciaire, et qui auraient pu faire augmenter (ou diminuer) la valeur de ce qu’a perdu le bénéficiaire à la suite du manquement.

[83]      Comme la Cour fédérale le reconnaît, l’une de ces éventualités dans le cas qui nous occupe concerne le fait que, plutôt que d’utiliser ses pouvoirs pour s’approprier les terres de la Première Nation du lac Seul en 1929, le Canada aurait lancé des négociations avec la Première Nation du lac Seul, en vue d’obtenir une cession volontaire.

[84]      Dans ces circonstances, à titre de fiduciaire, le Canada avait vraisemblablement l’obligation de chercher à obtenir une cession négociée avant de procéder à l’expropriation, puisqu’une solution négociée aurait probablement été moins désavantageuse pour la Première Nation du lac Seul. Même si le montant que le Canada aurait dû payer s’il avait exproprié les terres avait sans aucun doute eu une incidence sur sa position dans les négociations avec la Première Nation du lac Seul, la Cour fédérale devait néanmoins trancher la question de savoir si la perte de la possibilité de négocier une cession des terres était indemnisable, soit parce qu’un prix plus élevé aurait pu être obtenu, soit parce que la perte de la possibilité de négocier était indemnisable en soi.

[85]      Je souligne que, conformément à ce qu’ont soutenu les appelants à l’audience, la Compagnie de la Baie d’Hudson a peut-être reçu plus que 1,29 $ par acre pour ses 13 acres de terres sur le rivage nord du lac Seul qui ont été inondées à cause du barrage. L’Ontario a informé la Compagnie de la Baie d’Hudson des plans en vue de la construction du barrage et de l’inondation qui suivrait. En son nom et au nom du Manitoba et du Canada, l’Ontario a lancé des négociations avec la Compagnie de la Baie d’Hudson concernant le montant des indemnités pour la destruction des bâtiments de la Compagnie de la Baie d’Hudson et l’inondation de ses terres. L’Ontario a estimé la valeur des bâtiments à 5 475 $, mais la Compagnie de la Baie d’Hudson a contesté ce montant et estimé que les bâtiments valaient 10 850 $. Après de longues négociations, l’Ontario a accepté de verser 7 000 $ en guise d’indemnisation pour les bâtiments et les terres. L’Ontario a également transféré d’autres terres à la Compagnie de la Baie d’Hudson, ce qui aurait pu constituer une indemnité additionnelle pour l’inondation. L’Ontario peut ainsi avoir accepté d’offrir une indemnisation dépassant la valeur estimée des bâtiments de la Compagnie de la Baie d’Hudson, ce qui laisse supposer qu’elle a peut-être accordé aux terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson une valeur supérieure à 1,29 $ par acre.

[86]      J’ajouterais que l’approche adoptée par l’Ontario dans ses négociations avec la Compagnie de la Baie d’Hudson contraste vivement avec la position adoptée par le Canada à l’égard de la Première Nation du lac Seul. Ni l’Ontario, ni le Manitoba, ni le Canada n’avait une obligation de fiduciaire envers la Compagnie de la Baie d’Hudson. Pourtant, l’Ontario a informé la Compagnie de la Baie d’Hudson des plans en vue de la construction du barrage et de l’inondation qui suivrait, a entrepris des négociations avec la Compagnie de la Baie d’Hudson à propos d’une indemnisation et, une fois le montant de l’indemnité convenu, a rapidement payé cette indemnité. Le Canada n’a rien offert de tel à la Première Nation du lac Seul.

[87]      La Cour fédérale n’a fait référence à aucun des éléments de preuve concernant les montants versés à la Compagnie de la Baie d’Hudson ni à aucun autre élément de preuve qui lui aurait permis d’écarter catégoriquement la possibilité que, dans ses négociations avec la Première Nation du lac Seul, le Canada aurait pu accepter de payer une prime en sus du montant qu’il aurait dû verser s’il avait exproprié les terres de la Première Nation du lac Seul.

[88]      Comme il a été souligné, les appelants s’appuyaient en partie sur le précédent des chutes Kananaskis, où le Canada a exigé de Calgary Power, le promoteur du barrage, qu’il négocie une solution avec la Première Nation de Stoney, ce qui a permis à la Première Nation de recevoir un montant pour ses terres inondées bien supérieur à leur valeur comme terres agricoles.

[89]      La Cour fédérale a établi une distinction d’avec le précédent de la Première Nation de Stoney en tirant la conclusion que, dans ce cas, il n’existait aucun pouvoir d’expropriation, contrairement à la situation de la Première Nation du lac Seul. Le raisonnement de la Cour fédérale sur ce point est exposé aux paragraphes 381 et 382 de ses motifs, qu’il est utile de reproduire ici dans leur totalité. La Cour fédérale a écrit :

     Cette manière de procéder peut sembler contraire à celle adoptée par Affaires autochtones dans le projet d’aménagement aux chutes Kananaskis où, vous vous souviendrez, le ministère avait informé Calgary Power que le prix des terres pourrait être supérieur à leur valeur agricole, car [traduction] « la valeur des terres est fonction de leur utilité pour la production d’énergie aux chutes Kananaskis et, à cet égard, leur valeur est considérable ».

     Pourtant, l’aménagement à retenue du lac Seul et l’exploitation aux chutes Kananaskis différaient sensiblement au moins sous un aspect important. Affaires autochtones avait reçu un avis juridique selon lequel Calgary Power n’avait pas la capacité voulue pour exproprier des terres de réserve. Ainsi, Calgary Power se trouvait dans une situation, à l’égard de la Première Nation de Stoney, tout à fait différente de celle du Canada envers la PNLS. Calgary Power n’a pas exproprié de terres. Donc, le principe énoncé ci-haut ne s’appliquait pas.

[90]      Les appelants soutiennent que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en établissant cette distinction, puisque dans le cas des chutes Kananaskis comme dans le cas du barrage d’Ear Falls, le Canada pouvait exproprier les terres de réserve inondées aux termes de l’article 48 de la Loi des Sauvages devenue la Loi des Indiens, avec le consentement du gouverneur en conseil, parce que l’aménagement des chutes Kananaskis, tout comme le barrage d’Ear Falls, constituait un ouvrage entrepris à des fins publiques. Je suis d’accord avec cette affirmation.

[91]      Il est fort possible que Calgary Power n’ait pas eu le pouvoir d’exproprier les terres pour l’aménagement des chutes Kananaskis. Mais, légalement, le Canada avait le pouvoir d’exproprier. Au lieu d’exercer ce pouvoir, le Canada a insisté pour que Calgary Power achète les terres et a demandé que Calgary Power négocie une entente avec la Première Nation de Stoney, laquelle a permis à la Première Nation de recevoir beaucoup plus que la valeur agricole des terres. Le Canada s’est donc comporté de façon très différente dans les deux situations, même s’il possédait le même pouvoir d’exproprier.

[92]      La Cour fédérale a par conséquent commis une erreur quant au fondement sur lequel elle s’est appuyée pour établir une distinction d’avec le précédent des chutes Kananaskis. Contrairement aux points de vue de mes collègues, dont j’ai lu les projets de motifs, je suis d’avis que l’erreur de la Cour fédérale est une erreur de droit plutôt qu’une erreur de fait. La Cour fédérale a fait une interprétation erronée de la nature du pouvoir du Canada d’exproprier les terres de la Première Nation de Stoney inondées par le barrage des chutes Kananaskis. Il s’agit d’une erreur de droit.

[93]      Par conséquent, la question est de savoir si cette erreur de droit justifie l’intervention de notre Cour. À mon avis, la réponse est oui, parce que je ne peux définitivement pas dire que l’erreur de droit est sans conséquence. En fait, mes collègues semblent accepter que ce soit le cas et soulignent, dans leurs projets de motifs, qu’ils ne peuvent donc  « que spéculer, que le fait que le projet Kananaskis ait été situé dans une réserve ait amené Affaires indiennes à adopter le point de vue que les terres de la Première Nation avaient une juste valeur marchande bien supérieure à leur valeur agricole » (au paragraphe 138 des motifs de la majorité).

[94]      S’il n’existe aucun fondement permettant d’établir une distinction d’avec le précédent concernant l’aménagement des chutes Kananaskis, autre que celui erroné sur lequel s’est appuyée la Cour fédérale, les appelants pourraient bien avoir raison d’affirmer qu’une indemnisation devrait être accordée pour un prix de cession dépassant 1,29 $ par acre. Subsidiairement, cette perte pourrait bien être réelle, mais impossible à calculer; le cas échéant, la perte par la Première Nation du lac Seul de la possibilité de négocier et la perte de la possibilité d’obtenir un prix de cession supérieur à 1,29 $ par acre auraient dû faire partie des pertes non quantifiables pour lesquelles la Cour fédérale a accordé une indemnisation.

[95]      Pour décider s’il existe un fondement pour établir une distinction d’avec l’aménagement des chutes Kananaskis, autre que celui erroné sur lequel s’est appuyée la Cour fédérale, il faudrait examiner le dossier historique exhaustif et nuancé dont disposait la Cour fédérale lors de ce long procès. Comme notre Cour l’a expliqué à maintes reprises, ce genre d’examen ne fait pas partie de notre rôle en appel : Canada c. Première nation de Brokenhead, 2011 CAF 148, au paragraphe 52; Kelly c. Canada, 2013 CAF 171, au paragraphe 71; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, au paragraphe 157.

[96]      Par conséquent, je renverrais la question à la Cour fédérale pour un nouvel examen.

[97]      Comme les chefs d’indemnisation accordés par la Cour fédérale sont interreliés, il m’apparaît que le plus sage serait d’annuler l’indemnité accordée dans sa totalité, de telle façon que la Cour fédérale pourrait y apporter tout ajustement qu’elle jugerait nécessaire après avoir réexaminé la question de savoir si, dans l’éventualité où le Canada aurait cherché à négocier la cession des terres, il aurait accepté un prix de cession supérieur à 1,29 $ par acre et, subsidiairement, si la perte de la possibilité de négocier constituait une perte non quantifiable pour laquelle la Première Nation du lac Seul doit être indemnisée. Par conséquent, j’annulerais l’indemnité accordée dans sa totalité et je renverrais la question du calcul du montant de l’indemnisation en equity à la Cour fédérale pour une nouvelle décision, conformément aux présents motifs.

C.        Est-ce que l’un ou l’autre des autres arguments avancés par les appelants divulgue une erreur susceptible de révision?

[98]      Avant de conclure, je dois examiner les arguments supplémentaires avancés par les appelants dans leur mémoire des faits et du droit.

[99]      Dans leur mémoire, les appelants s’opposent au fait que la Cour fédérale prenne en considération les pertes hors réserve dans son calcul du montant de l’indemnisation en equity. La Cour fédérale a conclu qu’il y avait eu perte de moyens de subsistance : motifs, aux paragraphes 375 et 438. Comme elles ont hors de tout doute fait partie de ce qui a été perdu en raison du manquement du Canada à son obligation de fiduciaire, il n’y a aucune raison en principe qui empêcherait la Cour fédérale de prendre ces pertes en considération dans son évaluation de l’indemnité en equity à accorder. Les appelants n’ont pu établir que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en incluant les pertes hors réserve dans le montant de 16,1 millions de dollars en pertes non quantifiables pour lesquelles elle a accordé une indemnisation et, en fait, l’inclusion d’une indemnité pour ces pertes semblerait à l’avantage de la Première Nation du lac Seul. Ainsi, cet argument est sans fondement.

[100]   Dans leur mémoire, les appelants affirment également que la Cour fédérale a omis de tenir compte de la nécessité de dissuader tout acte répréhensible futur qui, nous l’avons souligné, constitue une des raisons pour accorder une indemnisation en equity : arrêt Canson, aux paragraphes 543 et 547; arrêt Whitefish Lake, au paragraphe 57. La Cour fédérale a fait référence à cet aspect de l’indemnisation en equity aux paragraphes 239 et 245 de ses motifs et, en rejetant la demande des appelants pour des dommages-intérêts punitifs (demande qu’ils n’ont pas présentée devant notre Cour), a conclu que l’attribution d’une indemnité en equity de 30 millions de dollars est suffisante pour dissuader tout acte répréhensible : motifs, aux paragraphes 524 et 525. Je ne relève aucune erreur dans cette conclusion.

[101]   Par conséquent, aucun des deux arguments qui précèdent ne justifie que notre Cour modifie la décision de la Cour fédérale.

V.        Décision proposée

[102]   À la lumière de ce qui précède, j’accueillerais l’appel avec dépens payables par le Canada aux appelants, j’annulerais l’attribution par la Cour fédérale d’une indemnisation au paragraphe 2 du jugement de la Cour fédérale et je renverrais l’évaluation du montant de l’indemnisation en equity à la Cour fédérale pour une nouvelle décision conformément aux présents motifs.

 

* * *


            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[103]   Le juge Nadon, J.C.A. : J’ai lu le projet de motifs de ma collègue la juge Gleason dans lequel elle propose que nous accueillions l’appel avec dépens et que nous renvoyions l’affaire à la Cour fédérale (le juge Zinn) (le juge de première instance) pour une réévaluation des dommages-intérêts.

[104]   À mon humble avis, j’estime que rien ne justifie que nous modifions la décision du juge de première instance. En conséquence, je suis d’avis de rejeter l’appel, avec dépens.

[105]   Je suis complètement d’accord avec les motifs que donne la juge Gleason pour disposer de l’appel, à l’exception d’une seule question. Par conséquent, avant de me pencher sur cette question, j’exposerai les questions sur lesquelles nous sommes d’accord.

[106]   Dans ses motifs, la juge Gleason traite principalement de deux questions. D’abord, à partir du paragraphe 57, elle traite de la question de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en refusant d’accorder une indemnisation aux appelants parce que le Canada a omis de négocier une entente de partage des bénéfices. À son avis, le juge de première instance a conclu à juste titre que rien ne justifiait d’accorder une indemnisation pour la perte de la possibilité de négocier une entente de partage des bénéfices. De plus, la juge Gleason estime que le juge de première instance n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en tirant la conclusion que la situation du lac Seul n’était pas comparable à d’autres situations sur lesquelles se fondent les appelants.

[107]   Je suis entièrement d’accord avec les motifs invoqués par la juge Gleason pour rejeter les prétentions des appelants relativement à cette première question.

[108]   Ensuite, à partir du paragraphe 64 de ses motifs, ma collègue traite des conclusions du juge de première instance concernant l’indemnité unique pour la perte des terres inondées. En ce qui concerne le premier argument des appelants sur cette question, soit que le juge de première instance a commis une erreur en utilisant la loi actuelle sur l’expropriation plutôt que celle de 1929, la juge Gleason conclut que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur. Plus précisément, elle est d’avis que la conclusion du juge de première instance, selon laquelle le Canada n’aurait pas payé plus que la juste valeur marchande de 1,29 $ par acre s’il avait exproprié les terres inondées en 1929, ne découle pas d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et dominante. Une fois encore, je suis complètement d’accord avec les motifs invoqués par la juge Gleason pour conclure ainsi.

[109]   Je vais maintenant me pencher sur le point sur lequel je suis en désaccord avec ma collègue, et qui concerne la deuxième prétention des appelants sur la deuxième question. Les appelants affirment, et la juge Gleason est d’accord avec l’observation des appelants, que le juge de première instance a commis une erreur en établissant une distinction entre le projet d’aménagement des chutes Kananaskis (le projet Kananaskis) et la situation du lac Seul.

[110]   Pour en faciliter la consultation, j’ai reproduit ici la partie des motifs du juge de première instance (aux paragraphes 381 et 382) où il tranche la question :

     Cette manière de procéder peut sembler contraire à celle adoptée par Affaires autochtones dans le projet d’aménagement aux chutes Kananaskis où, vous vous souviendrez, le ministère avait informé Calgary Power que le prix des terres pourrait être supérieur à leur valeur agricole, car [traduction] « la valeur des terres est fonction de leur utilité pour la production d’énergie aux chutes Kananaskis et, à cet égard, leur valeur est considérable ».

     Pourtant, l’aménagement à retenue du lac Seul et l’exploitation aux chutes Kananaskis différaient sensiblement au moins sous un aspect important. Affaires autochtones avait reçu un avis juridique selon lequel Calgary Power n’avait pas la capacité voulue pour exproprier des terres de réserve. Ainsi, Calgary Power se trouvait dans une situation, à l’égard de la Première Nation de Stoney, tout à fait différente de celle du Canada envers la PNLS. Calgary Power n’a pas exproprié de terres. Donc, le principe énoncé ci-haut ne s’appliquait pas.

[111]   Selon la juge Gleason, le juge de première instance a commis une erreur en établissant une distinction fautive entre les deux situations. Plus précisément, elle conclut que le Canada était autorisé à exproprier dans les deux situations. Ainsi, à son avis, le juge de première instance a commis une erreur en tirant la conclusion que, dans le cas du projet Kananaskis, il n’existait aucun droit d’exproprier.

[112]   Par conséquent, la juge Gleason renverrait l’affaire au juge de première instance de manière à lui permettre de réévaluer le montant des dommages-intérêts accordés. À son avis, faute d’un autre motif pour établir une distinction entre le projet Kananaskis et la situation du lac Seul, les appelants pourraient bien avoir droit à une indemnité pour leurs terres inondées supérieure à la juste valeur marchande de 1,29 $ par acre.

[113]   Comme l’a souligné la juge Gleason, aux paragraphes 54 et 55 de ses motifs, la norme de contrôle applicable aux principes d’equity est la norme de la décision correcte, alors que l’application de tels principes aux faits est susceptible de révision selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. Les conclusions de fait du juge de première instance sont également soumises à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Pour que la Cour intervienne, cette erreur doit être évidente et toucher directement à l’issue de l’affaire. La conclusion du juge de première instance concernant la comparabilité du projet Kananaskis et de la situation du lac Seul est une conclusion de fait, non une conclusion de droit. Elle reposait entièrement sur le dossier historique dont disposait le juge.

[114]   Même si le juge de première instance a peut-être établi une distinction entre le projet Kananaskis et la situation du lac Seul sur une prémisse inexacte, cette erreur à elle seule ne constitue pas une erreur touchant directement à l’issue de l’affaire : elle n’est pas dominante. En fonction du dossier dont nous sommes saisis, la conclusion du juge de première instance selon laquelle les deux situations différaient est sensée. Ainsi, pour les motifs qui suivent, la détermination selon laquelle le prix de 1,29 $ par acre constituait une indemnisation appropriée pour les terres inondées des appelants ne devrait pas être modifiée.

[115]   Pour trancher cette question, il sera utile d’examiner le projet Kananaskis plus en détail afin de tenter de comprendre pourquoi l’indemnité offerte pour le projet Kananaskis différait de celle offerte dans le cas du lac Seul. Dans ses motifs, le juge de première instance traite du projet Kananaskis de 1914, aux paragraphes 339 à 342. Pour ce faire, il s’appuie sur le rapport d’expert supplémentaire du 28 février 2014 de l’historienne Gwynneth C. D. Jones (le rapport Jones), qui traite de l’affaire aux pages 8 à 14 de son rapport sur lequel je vais maintenant me pencher. Le résumé suivant du projet Kananaskis est tiré du rapport Jones.

[116]   Le projet Kananaskis est né à la suite d’une demande présentée le 12 janvier 1910 par Calgary Power (l’entreprise), aux termes de l’article 35 de l’Acte concernant les terres de la Puissance, 1908, S.C. 1908, ch. 20 (l’Acte concernant les terres de la Puissance) afin d’aménager une centrale hydroélectrique sur la rivière Bow, près de Calgary, en Alberta. Les terres nécessaires aux travaux pour le développement de la centrale hydroélectrique étaient situées dans la réserve de la Première Nation de Stoney (la Première Nation), mais la majeure partie des terres devant être inondées étaient situées à l’extérieur de la réserve.

[117]   Il semble qu’au moment de présenter sa demande, l’entreprise avait des droits d’expropriation, semblables à ceux accordés aux compagnies de chemin de fer en vertu de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1906, ch. 37 (la Loi sur les chemins de fer), incluant le droit de s’approprier des terres des Indiens. Cependant, en mai 1911, la Loi des Sauvages, S.R.C. 1906, ch. 81 (la Loi des Sauvages) a été modifiée afin de prévoir, à l’article 46, que personne ne pourrait s’approprier les terres des Indiens sans obtenir le consentement du gouverneur en conseil, et que toute autorité, fédérale ou provinciale, possédant le pouvoir statutaire de prendre des terres sans le consentement du propriétaire, pourrait, avec le consentement du gouverneur en conseil, exercer ce pouvoir à l’égard de toute réserve ou partie d’une réserve.

[118]   La modification prévoyait en outre que le versement d’une indemnité aux Indiens pour l’appropriation de leurs terres devait « à moins de dispositions contraires dans l’arrêté du conseil qui fait preuve du consentement du Gouverneur en conseil, être [régi] par les prescriptions applicables à des procédures similaires prises par cette compagnie, ou cette autorité municipale ou provinciale dans des cas ordinaires ». De plus, le paragraphe 46(2) de la Loi prévoyait que, dans tous les cas où un arbitrage devait avoir lieu pour déterminer l’indemnité accordée aux Indiens, le superintendant général nommerait l’arbitre de la part des Indiens et agirait pour eux « en toute chose relative au règlement de cette indemnité ».

[119]   L’arpentage des terres devant être prises a eu lieu à l’été 1911.

[120]   En octobre 1912, une entente établissant les modalités et conditions relatives au développement du projet Kananaskis a été conclue entre l’entreprise et le ministère de l’Intérieur.

[121]   Une des clauses de cette entente exigeait que l’entreprise se conforme aux modalités et conditions imposées par le ministère des Affaires indiennes (Affaires indiennes) et approuvées par le gouverneur en conseil. L’entente prévoyait également que l’entreprise aurait le pouvoir d’acquérir et de prendre, pour les besoins de son projet, les terres situées dans la réserve de la Première Nation et jugées nécessaires par le ministre de l’Intérieur.

[122]   L’entente prévoyait également que, dans le but d’acquérir et de prendre les terres situées dans la réserve, l’entreprise aurait tous les pouvoirs conférés par la Loi sur les chemins de fer aux compagnies de chemin de fer, conformément à l’article 35 de l’Acte concernant les terres de la Puissance.

[123]   Affaires indiennes, après des consultations menées par le ministère de l’Intérieur, a donné son consentement à l’expropriation des terres demandées par l’entreprise, à la condition, toutefois, que l’entreprise indemnise entièrement la bande pour ses droits relatifs aux « forces hydrauliques », en faisant référence au projet des chutes Horseshoe où la bande avait reçu un paiement de 1 500 $ par an pour l’énergie hydraulique aux chutes Horseshoe.

[124]   Affaires indiennes a informé l’agent de la bande que le consentement de la bande serait préférable, mais n’était pas obligatoire aux termes des lois applicables.

[125]   En 1913, la centrale a été construite dans la réserve. En mai 1914, une entente a été conclue entre l’entreprise et la bande, selon laquelle la bande recevrait un paiement en avance pour cinq ans de location de l’énergie hydraulique (7 500 $) et un paiement de 9 000 $ (95,92 $ par acre) pour environ 93,85 acres de terres de réserve.

[126]   Toutefois, certaines difficultés ont précédé la signature de l’entente. Il sera utile d’expliquer ce qui s’est passé avant que l’entente ne soit conclue.

[127]   Avant la signature de l’entente, l’entreprise et la bande avaient chacune refusé les modalités proposées par l’autre partie; par conséquent, l’entreprise a indiqué qu’elle irait en arbitrage relativement à une proposition de louer les terres convoitées, ce qui a amené la bande à répondre qu’elle ne se soumettrait pas à une décision imposant la location de ces terres. La situation a mené l’agent de la bande à signaler que la bande prendrait des mesures pour endommager les biens de l’entreprise. L’agent de la bande a ainsi communiqué avec la Royale Gendarmerie à cheval du Nord-Ouest, mais il semble qu’aucun dommage n’ait été causé aux biens de l’entreprise.

[128]   En octobre 1913, Affaires indiennes a demandé un avis juridique au ministère de la Justice (la Justice) concernant le pouvoir de l’entreprise aux termes de la Loi sur les chemins de fer d’exproprier pour l’établissement d’une servitude. La Justice a informé Affaires indiennes que l’entreprise ne pouvait pas exproprier pour l’établissement d’une servitude.

[129]   Après réception de l’avis de la Justice, Affaires indiennes a informé l’entreprise qu’à moins de conclure une entente avec la bande avant Noël, c’est-à-dire lorsque les membres de la bande seraient revenus de leur chasse d’automne, Affaires indiennes ne saurait être tenu responsable de ce qui pourrait arriver.

[130]   À la mi-décembre 1913, Affaires indiennes a communiqué avec l’évaluateur foncier indépendant embauché pour évaluer les terres de réserve nécessaires au projet et l’a informé que, bien que les terres n’aient aucune valeur agricole, leur valeur était considérable étant donné leur lien avec l’exploitation des chutes Kananaskis à des fins énergétiques.

[131]   L’évaluateur indépendant a répondu à Affaires indiennes en soulignant que [traduction] « les chutes, sans les terres sur lesquelles ériger une centrale, seraient sans valeur » (rapport Jones, à la page 13). Ainsi, il a établi la valeur de [traduction] « l’emplacement complet » à 67 000 $ et a haussé la valeur estimative des terres requises par l’entreprise, qui était de 5 à 7 $ par acre (leur valeur agricole), à une valeur entre 320 et 360 $ par acre sans le loyer pour les droits de riverain, ou entre 60 et 90 $ par acre avec un loyer annuel de 1 500 $.

[132]   Affaires indiennes a présenté cette évaluation à l’entreprise en janvier 1914, soulignant que les terres requises avaient une valeur marchande considérable en raison de leur utilité dans l’exploitation de l’énergie hydraulique aux chutes Kananaskis.

[133]   Parce que les négociations entre la bande et l’entreprise et l’arbitrage possible du différend ne faisaient aucun progrès au printemps 1914, la situation dans la réserve est devenue tendue, à un point tel que l’inspecteur des agences indiennes des Prairies, au retour d’une rencontre avec la bande, a avisé Affaires indiennes de prendre des arrangements pour assurer une protection policière immédiate pour les hommes travaillant au projet sur les terres de la réserve. L’inspecteur des agences indiennes a également informé Affaires indiennes que, dans la réserve, l’idée était que les droits de la bande étaient bafoués en faveur de ceux de l’entreprise.

[134]   En mai 1914, l’inspecteur des agences indiennes et trois des chefs de la bande sont venus à Ottawa pour poursuivre les négociations. Le 20 mai 1914, comme nous l’avons déjà mentionné, une entente a été conclue entre la bande et l’entreprise, laquelle prévoyait [traduction] « le paiement de 16 500 $ à la Première Nation de Stoney, lequel comprenait le paiement de cinq années de loyer de l’énergie hydraulique, l’achat par l’entreprise d’environ 95 acres de terres de la réserve, plus une servitude pour une ligne de transport d’énergie, du gravier, et autres réclamations, et un paiement annuel de loyer de l’énergie hydraulique de 1 500 $, payable en 1919 “pendant la durée du bail” » (rapport Jones, à la page 14).

[135]   Ceci termine le résumé des événements qui ont mené à la conclusion de l’entente entre la Première Nation et l’entreprise, à l’égard du projet Kananaskis.

[136]   En interprétant la Loi sur l’expropriation, le juge de première instance a conclu, à raison selon nous, que les appelants n’avaient droit qu’à 1,29 $ par acre de terres inondées. Cependant, les appelants affirment, en s’appuyant sur l’approche adoptée par le Canada relativement au projet Kananaskis, qu’ils ont droit à une prime sur la juste valeur marchande des terres inondées. Ils affirment cela parce que le Canada a demandé que l’indemnité pour les terres en litige dans le projet Kananaskis dépasse la valeur agricole des terres; le Canada aurait dû viser le même résultat concernant l’aménagement du lac Seul. Je ne puis souscrire à cet argument.

[137]   D’abord, comme l’a expliqué la juge Gleason dans ses motifs, aux paragraphes 28 et 29, le juge de première instance avait raison, selon son interprétation du droit sur l’expropriation, de conclure que le Canada n’aurait pas payé plus que la juste valeur marchande de 1,29 $ par acre s’il avait exproprié les terres en question à l’époque.

[138]   Deuxièmement, selon nos connaissances limitées sur le projet Kananaskis (tirées du rapport Jones), que j’ai résumées ci-dessus, il n’est pas possible pour nous de déterminer le fondement juridique sur lequel s’est appuyé le Canada pour insister pour accorder une prime pour les terres en question dans le projet Kananaskis. Toutefois, ce qui est clair, c’est que les terres requises pour le projet Kananaskis étaient situées dans la réserve et que la majeure partie des terres inondées étaient situées hors réserve. Il se peut fort bien, mais nous ne pouvons en être certains et nous ne pouvons donc que spéculer, que le fait que le projet Kananaskis ait été situé dans la réserve ait amené Affaires indiennes à adopter le point de vue que les terres de la Première Nation avaient une valeur marchande bien supérieure à leur valeur agricole, et à accorder un paiement d’environ 93,85 $ par acre de terres de réserve.

[139]   À mon avis, les éléments de preuve concernant le projet Kananaskis, tel qu’ils apparaissent dans le dossier dont nous disposons, ne sont pas suffisants pour nous amener à conclure que le juge de première instance a commis une erreur en refusant d’accorder aux appelants une somme dépassant la juste valeur marchande de 1,29 $ par acre. En outre, pour des raisons qui ne ressortent pas du dossier, le Canada n’était pas prêt à utiliser son pouvoir d’expropriation à l’égard du projet Kananaskis. Le fait que le Canada ait adopté une approche différente en l’espèce ne peut, en soi, mener à la conclusion que le Canada a manqué à son obligation à l’égard des appelants. Autrement dit, je suis d’avis que les éléments de preuve n’appuient pas la thèse des appelants selon laquelle le Canada avait l’obligation en l’espèce d’insister pour un paiement supérieur à la juste valeur marchande des terres inondées.

[140]   Je voudrais également souligner que la thèse des appelants, et par conséquent leur stratégie au procès, était qu’ils auraient dû être parties à une entente de partage des bénéfices. Par conséquent, ils n’ont présenté aucun témoignage d’expert concernant la juste valeur marchande des terres inondées ou toute prime qui aurait dû être payée en lien avec ces terres. Les appelants se sont contentés d’attaquer l’évaluation de leurs terres faite par l’expert du Canada.

[141]   Pour ces motifs, je ne modifierais pas les conclusions du juge de première instance concernant la juste valeur marchande des terres inondées situées dans la réserve des appelants. Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

            Le juge Webb, J.C.A. : Je suis d’accord.

 

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