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NOTE DE L’ARRÊTISTE : Une correction fut apportée par la Cour aux motifs du jugement le 11 décembre 2023. La correction a été apportée au présent document.

A-316-17

2019 CAF 262

David Roger Revell (appelant)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

et

Chinese and Southeast Asian Legal Clinic (CSALC) et South Asian Legal Clinic of Ontario (SALCO) (intervenantes)

Répertorié : Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour d’appel fédérale, juges Stratas, Near et de Montigny, J.C.A.—Vancouver, 16 janvier; Ottawa, 18 octobre 2019.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Appel d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a déterminé que l’appelant était interdit de territoire pour grande criminalité en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’appelant, un citoyen britannique, vit au Canada en tant que résident permanent depuis l’âge de dix ans, mais il n’a jamais demandé la citoyenneté — Il a été déclaré coupable relativement à diverses accusations au criminel — Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a établi à son encontre, en application de l’art. 44(1) de la Loi, des rapports d’interdiction de territoire au titre des art. 36(1)a) et 37(1)a) de la Loi — La SI a conclu notamment que les droits que l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) garantit à l’appelant entraient en jeu, mais que l’atteinte à ces droits était conforme aux principes de justice fondamentale — Elle a rejeté la prétention de l’appelant selon laquelle il fallait réexaminer l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli — La Cour fédérale a conclu notamment que la SI avait commis une erreur en concluant que le processus servant à établir l’interdiction de territoire pouvait faire jouer l’art. 7 de la Charte — Elle a conclu que, même si l’art. 7 était entré en jeu, les principes de justice fondamentale avaient été respectés dans le cas de l’appelant — Il s’agissait de savoir si l’art. 7 de la Charte entrait en jeu à l’étape de l’enquête sur l’interdiction de territoire; si le principe du stare decisis empêchait la Cour de réexaminer les conclusions de l’arrêt Chiarelli; si le régime législatif contesté était conforme aux principes de justice fondamentale; et si le régime législatif contesté portait atteinte aux droits de l’appelant garantis par l’art. 12 de la Charte — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant les arguments fondés sur l’art. 7 de l’appelant, au motif qu’ils étaient prématurés — L’expulsion en soi ne porte pas atteinte aux droits garantis par l’art. 7 — La protection des droits conférée par l’art. 7 de la Charte entre en jeu à une étape ultérieure, lorsque le renvoi est effectivement envisagé — Les étrangers dans la situation de l’appelant ont accès à d’autres recours administratifs pour contester leur renvoi — La Loi prévoit plusieurs soupapes de sécurité assurant la conformité du processus d’expulsion aux principes de justice fondamentale — Les procédures relatives à l’interdiction de territoire ne sont pas des procédures de droit pénal ou quasi pénal — Elles ne peuvent se comparer au droit de l’extradition ou au droit pénal lorsqu’il s’agit d’établir à quel moment les droits garantis par l’art. 7 entrent en jeu — Les droits garantis par l’art. 7 sont examinés à l’étape du renvoi ou de la détention avant le renvoi — Ces motifs étaient suffisants pour trancher l’appel — Le reste des questions ont néanmoins été examinées — Appel rejeté.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — La Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a déterminé que l’appelant était interdit de territoire pour grande criminalité en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’appelant, un citoyen britannique, vit au Canada en tant que résident permanent depuis l’âge de dix ans, mais il n’a jamais demandé la citoyenneté — Il a été déclaré coupable relativement à diverses accusations au criminel — Il a fait l’objet de rapports d’interdiction de territoire en application de l’art. 44(1) au titre des art. 36(1)a) et 37(1)a) de la Loi — La SI a conclu notamment que les droits que l’art. 7 de la Charte garantit à l’appelant entraient en jeu, mais que l’atteinte à ces droits était conforme aux principes de justice fondamentale — Elle a rejeté la prétention de l’appelant selon laquelle il fallait réexaminer l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli — Dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale a conclu notamment que la SI avait commis une erreur en concluant que le processus servant à établir l’interdiction de territoire pouvait faire jouer l’art. 7 de la Charte — Elle a conclu que, même si l’art. 7 entrait en jeu, les principes de justice fondamentale étaient respectés dans le cas de l’appelant — L’appel de la décision de la Cour fédérale a été rejeté — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant les arguments fondés sur l’art. 7 de l’appelant, au motif qu’ils étaient prématurés — L’expulsion en soi ne porte pas atteinte aux droits garantis par l’art. 7 — La protection des droits conférée par l’art. 7 de la Charte entre en jeu à une étape ultérieure, lorsque le renvoi est effectivement envisagé — Les étrangers dans la situation de l’appelant ont accès à d’autres recours administratifs pour contester leur renvoi — La Loi prévoit plusieurs soupapes de sécurité assurant la conformité du processus d’expulsion aux principes de justice fondamentale — Les procédures relatives à l’interdiction de territoire ne sont pas des procédures de droit pénal ou quasi pénal — Elles ne peuvent se comparer au droit de l’extradition ou au droit pénal lorsqu’il s’agit d’établir à quel moment les droits garantis par l’art. 7 entrent en jeu — Les droits garantis par l’art. 7 sont examinés à l’étape du renvoi ou de la détention avant le renvoi — Même si les droits garantis par l’art. 7 de la Charte entraient en jeu, l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) doit être suivi  : l’expulsion et les tensions psychologiques qui s’ensuivent ne font pas jouer le droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — La Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a déterminé que l’appelant était interdit de territoire pour grande criminalité en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’appelant, un citoyen britannique, vit au Canada en tant que résident permanent depuis l’âge de dix ans, mais il n’a jamais demandé la citoyenneté — Il a été déclaré coupable relativement à diverses accusations au criminel — Il a fait l’objet de rapports d’interdiction de territoire en application de l’art. 44(1) de la Loi au titre des art. 36(1)a) et 37(1)a) de la Loi — La SI a conclu que la mesure d’expulsion prise contre l’appelant ne contrevenait pas à l’art. 12 de la Charte — La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de cette décision — Appel rejeté — L’appelant n’a pas établi qu’il y a eu violation de l’art. 12 de la Charte — Le traitement contesté ne peut être simplement disproportionné ou excessif par rapport à son objet — Bien que la mesure de renvoi visant l’appelant puisse être « légèrement disproportionnée » si celui-ci présente un risque faible de récidive, cette mesure n’a pas atteint la barre élevée applicable aux conclusions de traitement cruel ou inusité.

Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale qui a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a déterminé que l’appelant était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, en application de l’alinéa 36(1)a), et pour criminalité organisée, en application de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi).

L’appelant, un citoyen britannique, vit au Canada en tant que résident permanent depuis l’âge de dix ans et n’a jamais demandé la citoyenneté canadienne. En 2008, il a été déclaré coupable des accusations de possession et de trafic de drogue. En 2013, il a plaidé coupable à des accusations d’agression armée et de voies de fait causant des lésions corporelles. Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a établi à l’encontre de l’appelant, en application du paragraphe 44(1) de la Loi, des rapports d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) pour les condamnations de 2013 et au titre de l’alinéa 37(1)a) pour les condamnations de 2008. Le délégué du ministre intimé a déféré l’affaire à la SI pour enquête sur l’interdiction de territoire. En s’appuyant sur la décision de la Cour fédérale Romans c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), la SI a conclu que les droits que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) garantit à l’appelant entraient en jeu, mais que cette atteinte aux droits garantis par l’article 7 était conforme aux principes de justice fondamentale. La SI a rejeté la prétention de l’appelant selon laquelle il fallait réexaminer l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli (Chiarelli) à la lumière des tendances récentes en droit international. Elle a conclu en outre que la mesure d’expulsion prise contre l’appelant ne contrevenait pas à l’article 12 de la Charte. La Cour fédérale a conclu notamment que la SI avait commis une erreur à la première étape de l’analyse tant en concluant que le processus servant à établir l’interdiction de territoire pouvait faire jouer l’article 7 et que la situation de l’appelant faisait jouer l’article 7. Elle a conclu, toutefois, que la SI avait eu raison de conclure que, même si l’article 7 de la Charte entrait en jeu, les principes de justice fondamentale étaient respectés dans le cas de l’appelant. La Cour fédérale a estimé que le seuil où il aurait été justifié que l’on déroge à l’arrêt Chiarelli n’avait pas été atteint en l’espèce et que la SI n’avait pas commis d’erreur en concluant qu’elle était liée par ce jugement. Elle a conclu que l’arrêt Chiarelli n’avait pas, contrairement à ce que soutenait l’appelant, combiné l’analyse de l’article 7 avec la justification au titre de l’article premier et que, bien que la Cour suprême n’eût pas encore énoncé la notion de disproportion totale, elle avait néanmoins examiné un « concept analogue à celui qui [la] sous-tend » dans son analyse des principes de justice fondamentale. La Cour fédérale a certifié une question relative au moment où l’article 7 de la Charte entre en jeu et une question touchant l’obligation de suivre l’arrêt Chiarelli.

Il s’agissait principalement de savoir si l’article 7 de la Charte entrait en jeu à l’étape de l’enquête sur l’interdiction de territoire et si le déracinement d’un résident permanent de longue date faisait jouer l’article 7 s’il n’y a pas de persécution ou de torture possibles dans le pays dont il a la nationalité; si le principe du stare decisis empêchait notre Cour de réexaminer les conclusions de l’arrêt Chiarelli et si le régime législatif contesté était conforme aux principes de justice fondamentale; et si le régime législatif contesté portait atteinte aux droits de l’appelant garantis par l’article 12 de la Charte.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant les arguments fondés sur l’article 7 de l’appelant, au motif qu’ils étaient prématurés, et en concluant qu’une décision d’interdiction de territoire ne fait pas jouer l’article 7. Il existe une importante jurisprudence établissant que l’expulsion en soi ne porte pas atteinte aux droits garantis par l’article 7. Il existe aussi une jurisprudence abondante de notre Cour établissant que la conclusion d’interdiction de territoire est distincte de l’exécution du renvoi et que la conclusion d’interdiction de territoire n’entraîne pas automatiquement ou immédiatement l’expulsion et ne fait donc pas jouer l’article 7. La protection des droits conférée par l’article 7 entre en jeu à une étape ultérieure, lorsque le renvoi est effectivement envisagé. Il ressort de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford (Bedford) de la Cour suprême qu’il doit exister un lien suffisant entre la loi contestée (ou l’acte de l’État) et l’atteinte aux droits d’une personne pour que l’article 7 entre en jeu. L’arrêt Bedford porte sur la cause de l’atteinte, et non sur sa prévisibilité, comme c’était le cas en l’espèce. Il n’a pas supplanté la jurisprudence abondante selon laquelle la conclusion d’interdiction de territoire est distincte de l’exécution de la mesure de renvoi. Les étrangers dans la situation de l’appelant ont accès à d’autres recours administratifs pour contester leur renvoi. À chaque étape de ce processus, le demandeur a le droit de présenter des observations et d’être représenté par un avocat, peut contester toute décision au moyen d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et peut présenter une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dans l’attente de la décision relative à sa demande de contrôle judiciaire. La Cour fédérale a plus de latitude que l’agent d’exécution lorsqu’il s’agit d’examiner une demande de sursis. La Loi prévoit donc plusieurs soupapes de sécurité assurant la conformité du processus d’expulsion dans son ensemble aux principes de justice fondamentale. Les procédures relatives à l’interdiction de territoire ne sont pas des procédures de droit pénal ou quasi pénal et elles ne peuvent se comparer au processus d’expulsion lorsqu’il s’agit d’établir à quel moment les droits garantis par l’article 7 entrent en jeu. Les aspects procéduraux de l’article 7 entrent en jeu dès que les droits à la vie, à la liberté ou à la sécurité d’une personne sont mis en péril par un acte de l’État. La personne qui risque d’être renvoyée a constitutionnellement droit à une audience équitable où elle peut présenter des observations devant un décideur impartial. Cependant, cela ne revient pas à dire que les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une personne doivent être examinés à chaque étape du processus. La jurisprudence est claire : les droits garantis par l’article 7 sont examinés à l’étape du renvoi ou de la détention avant le renvoi.

Cette conclusion était suffisante pour trancher l’appel, mais le reste des questions ont été examinées afin de fournir une réponse complète aux questions certifiées.

Les difficultés auxquelles serait confronté l’appelant s’il était expulsé n’équivaudraient pas à un déni de son droit à la sécurité garanti par l’article 7 de la Charte. La SI a commis une erreur de droit en s’appuyant sur le raisonnement de la Cour fédérale dans la décision Romans, étant donné que ce raisonnement va à l’encontre de l’approche adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (Medovarski). L’appelant n’a pas démontré que les conséquences de son expulsion sur son droit à la liberté étaient plus importantes que celles généralement liées à l’expulsion, dont il a été conclu qu’elles ne font pas jouer l’article 7. Les questions relatives à la Charte ne devraient pas être examinées dans un vide factuel : le demandeur ne pouvait pas s’appuyer sur de simples hypothèses pour établir une atteinte aux droits garantis par l’article 7. Il existe des éléments de preuve qui tendent à montrer que les tensions que l’appelant éprouverait, s’il était renvoyé dans son pays d’origine, seraient bien plus importantes que les conséquences normales d’une expulsion, mais le jugement rendu dans l’arrêt Medovarski demeure : l’expulsion et les tensions psychologiques qui s’ensuivent ne font pas jouer le droit à la sécurité de la personne garantie par l’article 7.

La Cour dans la présente affaire était tenue de suivre les jugements rendus dans les arrêts Chiarelli et Medovarski. La Cour suprême a établi un critère élevé auquel il doit être satisfait pour qu’un tribunal inférieur puisse réexaminer les précédents d’un tribunal supérieur. La première étape dans l’analyse de la portée excessive consiste à déterminer l’objectif du texte législatif. L’énoncé de l’objet devrait être à la fois succinct et précis. Lorsque l’analyse fondée sur l’article 7 dans l’arrêt Chiarelli est interprétée dans son ensemble, il semble clair que la Cour suprême a interprété l’objet de la Loi comme étant d’empêcher des non-citoyens déclarés coupables d’infractions graves de demeurer au pays et, plus généralement, d’empêcher le Canada de « devenir un refuge pour les criminels et les autres personnes que, légitimement, nous ne voulons pas avoir parmi nous ». Cet objet est en effet conforme aux objectifs avoués se rapportant à l’immigration tels qu’ils sont énoncés dans la Loi elle-même. L’énoncé de l’objet qu’a formulé par la Cour suprême dans l’arrêt Chiarelli satisfait aux exigences de l’objectif approprié. L’article 7 requiert une analyse personnalisée, et un effet totalement disproportionné, arbitraire ou dont la portée est excessive sur une personne suffit pour établir qu’il y a manquement à l’article 7. Également, l’approche quant aux principes de justice fondamentale a considérablement évolué depuis la création de la Charte et le jugement rendu dans Chiarelli. En revanche, dans la présente affaire, il n’a pas été satisfait au critère rigoureux qui permettrait qu’on déroge à la jurisprudence issue des arrêts Chiarelli et Medovarski. Il est clair que, dans l’arrêt Chiarelli, la Cour suprême s’est penchée sur la question de la proportionnalité du régime législatif en vertu duquel les non-citoyens condamnés pour une infraction passible d’un emprisonnement d’au moins cinq ans peuvent être expulsés. Bien que la notion de « disproportion totale » puisse ne pas avoir été aussi peaufinée à l’époque qu’elle ne l’est aujourd’hui, la Cour suprême était de toute évidence consciente de sa substance. La Cour suprême n’a pas omis l’élément nécessaire à l’interprétation des principes de justice fondamentale qu’est l’analyse personnalisée. Le raisonnement de la Cour s’applique en fait d’autant plus aujourd’hui. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en refusant de réexaminer l’arrêt Chiarelli. L’appelant n’a pas soulevé de nouvelle question de droit, la donne n’a pas changé et le raisonnement énoncé dans l’arrêt Chiarelli (et dans l’arrêt Medovarski) équivaut pour ainsi dire à l’analyse de la « disproportion totale » établie plus tard dans l’arrêt Bedford. La Cour a hésité à réexaminer ces arrêts et à se sentir libre de ne pas suivre cette jurisprudence, d’autant plus que, dans ses décisions récentes, la Cour suprême n’a pas démontré la volonté de s’en écarter. La même conclusion s’appliquait à l’égard de l’article 12 de la Charte.

Même si la Cour n’était pas tenue de suivre les arrêts Chiarelli et Medovarski, les alinéas 36(1)a) et 37(1)a) de la Loi ne portent pas atteinte aux principes de justice fondamentale, lorsqu’ils sont interprétés dans le contexte du régime législatif dans son ensemble relativement au renvoi de personnes interdites de territoire. En raison des nombreuses soupapes de sécurité qui y sont prévues, la Loi donne une véritable occasion de tenir compte de la situation d’une personne. Ces soupapes préservent les alinéas en question de toute accusation de portée excessive en restreignant en fait leur portée. L’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire pour déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête est susceptible de contrôle pour des motifs de fond et de procédure. Le simple fait que ce processus prévoit un certain pouvoir discrétionnaire ne l’empêche pas de constituer une soupape de sécurité servant à éviter les résultats inconstitutionnels. Bien que les conséquences possibles de l’expulsion soient graves pour l’appelant, elles ne sont pas « totalement disproportionnées par rapport à l’objectif du régime. L’expulsion de l’appelant n’a pas atteint une ampleur exagérément disproportionnée.

L’appelant n’a pas établi qu’il y a violation de l’article 12 de la Charte. La barre est haute lorsqu’il s’agit d’établir l’existence d’une violation de l’article 12 de la Charte. Pour satisfaire à ce critère, le traitement contesté « ne peut être simplement disproportionn[é] ou excessi[f] » par rapport à son objet. Bien que la mesure de renvoi visant l’appelant puisse être « légèrement disproportionnée » si celui-ci présente un risque faible de récidive, cette mesure n’a pas atteint la barre élevée applicable aux conclusions de traitement cruel ou inusité. L’arrêt Chiarelli ne devrait pas être réexaminé simplement parce que les normes internationales en matière de droits de la personne n’y étaient pas prises en compte, normes qui auraient évolué au point que soient reconnues des limites à la capacité de l’État de renvoyer des non-citoyens. Bien que les principes de droit international puissent éclairer l’interprétation de la Charte, la seule évolution du droit international ne suffit pas pour justifier la dérogation à des principes établis en droit canadien. Bien que le droit international puisse s’avérer utile après qu’a été prise la décision de réexaminer un précédent faisant autorité, il ne devrait jouer qu’un rôle mineur dans la décision de savoir si un précédent doit être réexaminé.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 12.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 95(1).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1)h),i), 24, 25, 27(1)d)(ii), 36(1), 37(1), 42.1, 44, 45, 46(1)c), 48, 49(1), 64(1), 96, 97, 98, 112, 113, 196.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221, art. 3, 8.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fb).

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, art. 17, 23(1).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS SUIVIES  :

Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, 1992 CanLII 87; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539.

DÉCISION NON SUIVIE :

Romans c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 466, [2001] A.C.F. no 740 (QL), conf. par 2001 CAF 272, [2001] A.C.F. no 1416 (QL).

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Thomson c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 253, [2016] A.C.F no 1150 (QL); Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431; R. c. Moriarty, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; Moretto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 261, [2020] 2 R.C.F. 422 Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.S.C. 350; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704; États-Unis d’Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, 1997 CanLII 335; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, 1993 CanLII 75; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, 1999 CanLII 653; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176; Stables c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319, [2013] 3 R.C.F. 240; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, 1991 CanLII 78; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, 1987 CanLII 64; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385, 1990 CanLII 50; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, 1987 CanLII 88; Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; A.B. c. Canada, Communication No. 2387/2014, Doc. ONU CCPR/C/117/D/2387/2014 (15 juillet 2016).

DÉCISIONS CITÉES :

Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229; Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, [2019] 2 R.C.F. 488; Sawyer c. TransCanada Pipeline Limited, 2017 CAF 159, [2017] A.C.F. no 727 (QL); Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; J.P. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 262, [2014] 4 R.C.F. 371; Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48, [2016] A.C.F. no 162 (QL), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2016] 1 R.C.S. xviii; Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 699; [2019] A.C.F. no186 (QL), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 38589 (11 juillet 2019); Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299; Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 R.C.F. 169, Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311, Shpati c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 286, [2012] 2 R.C.F. 133; Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 R.C.F. 153; Savunthararasa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 51, sub nom. Peter c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2017] 1 R.C.F. 318; Hurd c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 594 (C.A.); Solis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), sub nom. Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 407, 2000 CanLII 17143 (C.A.); R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 SCC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général), 2017 CSC 55, [2017] 2 R.C.S 456; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, 1988 CanLII 90; Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, 1989 CanLII 26; Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3; Powell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 FCA 202, [2005] A.C.F. no 929 (QL); Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374; Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, 1990 CanLII 105; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; Consolidated Fastfrate Inc. c. Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53, [2009] 3 R.C.S. 407; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1214, [2016] A.C.F. no 1241 (QL); R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492; Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3, 1992 CanLII 2420 (C.A.); Francis v. The Queen, [1956] R.C.S. 618; Ahani v. Canada (Attorney General), [2002] O.J. no 31 (QL), (2002), 58 O.R. (3d) 107 (C.A.).

DOCTRINE CITÉE

Heckman, Gerald. « Revisiting the Application of Section 7 of the Charter in Immigration and Refugee Protection » (2017), 68 R.D. U.N.-B. 312.

Stewart, Hamish. Fundamental Justice: Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, Toronto: Irwin Law, 2012.

APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2017 CF 905, [2018] 3 R.C.F. 255), qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelant visant une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ([2016] D.S.I. no 44 (QL)), qui a déterminé qu’il était interdit de territoire pour grande criminalité, en application de l’alinéa 36(1)a), et pour criminalité organisée, en application de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Appel rejeté.

ONT COMPARU :

Lorne Waldman, Steven Blakey et Peter D. Larlee pour l’appelant.

Banafsheh Sokhansanj, Marjan Double et Helen Park pour l’intimé.

Avvy Yao-Yao Go pour l’intervenante Chinese and Southeast Asian Legal Clinic.

Shalini Konanur pour l’intervenante South Asian Legal Clinic of Ontario.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Larlee Rosenberg, Vancouver, et Waldman & Associates, Toronto, pour l’appelant.

La sous-procureure générale du Canada, pour l’intimée.

South Asian Legal Clinic of Ontario, Toronto, pour les intervenantes.

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge de Montigny J.C.A. : L’appelant, M. Revell, interjette appel d’une décision de la Cour fédérale (la juge Kane) datée du 12 octobre 2017 (Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 905, [2018] 3 R.C.F. 255 (les motifs de la C.F.)), qui rejetait sa demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la C.I.S.R.) datée du 28 juillet 2016 (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Revell, [2016] D.S.I. no 44 (QL) (la décision de la Section de l’immigration)). La Section de l’immigration a déterminé que M. Revell était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, en application de l’alinéa 36(1)a), et pour criminalité organisée, en application de l’alinéa 37(1)a), de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi ou LIPR) et elle a pris une mesure d’expulsion contre lui.

[2]        La Cour fédérale a certifié les deux questions graves de portée générale suivantes :

a. L’article 7 [de la Charte canadienne des droits et libertés] entre-t-il en jeu à l’étape visant à déterminer si un résident permanent est interdit de territoire au Canada et, le cas échéant, l’article 7 entrerait-il en jeu lorsque la privation du droit à la liberté et à la sécurité de la personne d’un résident permanent est issue de son déracinement du Canada et pas d’une éventuelle persécution ou torture dans le pays d’origine?

b. Le principe du stare decisis empêche-t-il la Cour de réexaminer les conclusions tirées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chiarelli, qui a établi que l’expulsion d’un résident permanent qui a été reconnu coupable d’une infraction criminelle grave, même si les circonstances du résident permanent et l’infraction perpétrée peuvent varier, respecte les principes de justice fondamentale? Autrement dit, [a-t-il été satisfait aux] critères de dérogation à la jurisprudence exécutoire […] en l’espèce?

[3]        Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en répondant par la négative à ces deux questions. Je rejetterais donc l’appel, sans dépens.

I.          Les faits

[4]        Un résident permanent peut être interdit de territoire au Canada pour divers motifs. Les alinéas 36(1)a) et 37(1)a) de la Loi, qui sont particulièrement importants dans le présent appel, sont libellés ainsi  :

Grande criminalité

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a)       être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

[…]

Activités de criminalité organisée

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :    

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan; 

[5]        L’interdiction de territoire pour ces motifs (c’est-à-dire grande criminalité et criminalité organisée) peut entraîner la perte du statut de résident permanent et le renvoi du Canada. La Loi prévoit un régime complet pour l’examen d’allégations d’interdiction de territoire concernant un résident permanent et pour l’exécution des décisions qui s’ensuivent.

[6]        Le paragraphe 44(1) de la Loi dispose que, si un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) estime qu’un résident permanent est interdit de territoire, il peut établir un rapport circonstancié qu’il transmet au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre). Si le ministre estime le rapport bien fondé, il peut, en application du paragraphe 44(2) de la Loi, déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête. Cependant, même si le ministre est convaincu que le rapport de l’ASFC établi par l’agent est bien fondé, il conserve un certain pouvoir discrétionnaire lui permettant de ne pas déférer l’affaire à la Section de l’immigration (voir, notamment, l’arrêt Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289 (Tran), au paragraphe 6).

[7]        Si le ministre défère l’affaire à la Section de l’immigration, celle-ci tient une enquête visant le résident permanent. La Section de l’immigration doit alors reconnaître le droit d’entrer au Canada de la personne, autoriser la personne à entrer au Canada pour contrôle complémentaire ou prendre une mesure de renvoi à son égard (alinéas 45a), c) et d) de la LIPR). Les décisions d’interdiction de territoire rendues par la Section de l’immigration sont généralement susceptibles d’appel devant la Section d’appel de l’immigration. Cependant, il n’y pas de droit d’appel pour le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité organisée (paragraphe 64(1)). Si elle n’est pas susceptible d’appel, la mesure de renvoi prend effet immédiatement (paragraphe 49(1)). Le résident permanent perd son statut et redevient un étranger (alinéa 46(1)c)).

[8]        Si l’étranger interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité organisée souhaite rester au Canada, trois recours s’offrent encore à lui  : le permis de séjour temporaire, l’exemption discrétionnaire fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et une déclaration du ministre. L’article 24 autorise l’étranger interdit de territoire à présenter à un agent une demande de permis de séjour temporaire qui lui permettra de rester au Canada pendant une période déterminée.

[9]        L’article 25 permet aux étrangers interdits de territoire de demander au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration la levée de leur interdiction de territoire pour des considérations d’ordre humanitaire. Contrairement au permis de séjour temporaire, cette levée de l’interdiction lui permet de rester au Canada de façon permanente. Bien que ce recours soit ouvert aux étrangers interdits de territoire pour grande criminalité en application du paragraphe 36(1), quelle que soit leur peine, il n’est pas ouvert à ceux qui sont interdits de territoire pour criminalité organisée en application du paragraphe 37(1).

[10]      L’article 42.1 dispose que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile peut déclarer que la criminalité organisée visée au paragraphe 37(1) n’emporte pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national. Il peut faire cette déclaration de sa propre initiative ou sur demande. Aux termes du paragraphe 42.1(3), pour décider s’il fait ou non la déclaration, le ministre ne tient compte que de « considérations relatives à la sécurité nationale et à la sécurité publique » sans toutefois « limiter son analyse au fait que l’étranger constitue ou non un danger pour le public ou la sécurité du Canada ». Lorsque la mesure prévue au paragraphe 42.1 est accordée, l’étranger peut alors présenter une demande pour motifs d’ordre humanitaire en application de l’article 25.

[11]      Avant que soit exécutée la mesure de renvoi le visant, l’étranger peut présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) (articles 112 et 113). Ce processus sert à déterminer si le renvoi d’une personne vers le pays dont elle a la nationalité l’exposerait au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou, dans certaines circonstances, au risque de traitements cruels et inusités (paragraphe 97(1)). L’ERAR qui est favorable sursoit au renvoi du Canada.

[12]      Bien que l’article 48 de la Loi ordonne que les mesures de renvoi soient exécutées dès que possible, la personne visée peut demander le report de son renvoi. Le pouvoir discrétionnaire que conserve l’ASFC de surseoir à l’exécution de la mesure est limité (voir l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229 (Lewis), au paragraphe 54).

[13]      Les faits particuliers à l’origine de la présente affaire sont bien résumés par la Cour fédérale aux paragraphes 16 à 25 de sa décision. En conséquence, j’en rappellerai seulement les plus importants.

[14]      L’appelant est un citoyen britannique de 55 ans qui a immigré au Canada en 1974, à l’âge de dix ans. Depuis, il vit au Canada en tant que résident permanent et n’a jamais demandé la citoyenneté canadienne. L’appelant a trois enfants adultes qui habitent au Canada. Il affirme qu’il n’a pas maintenu de liens étroits avec l’Angleterre et qu’il n’a pas d’amis ou de famille dans ce pays, à l’exception d’une tante âgée. Il vit et travaille à Provost, en Alberta, où il travaille comme technicien de puits de pétrole.

[15]      En mars 2008, l’appelant a été accusé de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic, de perpétration de cette infraction sous la direction d’une organisation criminelle ou en association avec celle-ci, ainsi que de trafic de cocaïne. Ces accusations faisaient suite à une enquête sur les activités du chapitre de l’East End des Hells Angels à Kelowna, en Colombie-Britannique. L’appelant a finalement été déclaré coupable des accusations de possession et de trafic de drogue, mais a été acquitté de l’accusation en lien avec l’organisation criminelle. L’appelant a été condamné à un emprisonnement de cinq ans, puis, lorsqu’il y est devenu admissible, il a obtenu une libération conditionnelle.

[16]      En juin 2008, un agent de l’ASFC a rédigé un rapport sur l’appelant en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi pour grande criminalité. L’appelant a alors présenté ses observations, avec l’aide d’un avocat, afin d’expliquer pourquoi il ne devrait pas faire l’objet d’une mesure de renvoi. Le 16 février 2009, le délégué du ministre a décidé, après examen de la situation personnelle de l’appelant qui prévalait à l’époque, d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 44(2) de la Loi. L’affaire n’a pas été déférée à la Section de l’immigration pour enquête. Il semble toutefois qu’en raison d’une omission, l’appelant n’ait pas reçu de lettre l’informant que sa déclaration de culpabilité de 2008 pourrait prise en considération pour justifier un renvoi s’il commettait une nouvelle infraction.

[17]      En 2013, l’appelant a plaidé coupable à des accusations d’agression armée et de voies de fait causant des lésions corporelles à la suite d’allégations faites par sa petite amie de l’époque. Chacune de ces infractions peut donner lieu à un emprisonnement maximal de dix ans. En fin de compte, il a obtenu un sursis au prononcé de la peine et a été assujetti à une probation de deux ans.

[18]      En octobre et en novembre 2014, un agent de l’ASFC a avisé M. Revell que l’ASFC examinait des rapports le visant établis au titre du paragraphe 44(1) selon lesquels il serait interdit de territoire pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a), en raison de ses condamnations pour agression et voies de fait, et pour criminalité organisée au sens de l’alinéa 37(1)a), en raison de sa condamnation de 2008 de nouveau prise en compte. L’agent de l’ASFC a demandé à l’appelant des observations sur la question de savoir si les rapports devraient être déférés pour enquête. L’appelant a présenté des observations, avec l’aide de son avocat.

[19]      Le 3 février 2015, l’agent de l’ASFC a établi à l’encontre de M. Revell, en application du paragraphe 44(1), des rapports d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) pour les condamnations de 2013 et au titre de l’alinéa 37(1)a) pour les condamnations de 2008. Ayant examiné les observations de l’appelant et les facteurs faisant contrepoids, l’agent de l’ASFC a recommandé que les rapports établis en application du paragraphe 44(1) soient déférés à la Section de l’immigration pour enquête.

[20]      Le 6 février 2015, le délégué du ministre a conclu que les rapports de l’agent de l’ASFC étaient bien fondés et a renvoyé l’affaire pour enquête en application du paragraphe 44(2) de la Loi. La demande de réexamen de l’appelant a été rejetée. Ce dernier a ensuite demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire visant la décision de déférer l’affaire et la décision de refuser la tenue d’un réexamen, mais il a été débouté dans les deux cas.

[21]      En février 2016, un troisième rapport établi en application du paragraphe 44(1) a été déposé à l’encontre de l’appelant pour interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)a) de la Loi relativement à ses condamnations de 2008 pour trafic de drogue. L’appelant a présenté de nouvelles observations expliquant pourquoi il ne devrait pas faire l’objet d’une mesure de renvoi. Le délégué du ministre a étudié ces observations avant de déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête.

[22]      Les 9 et 10 février 2016, la Section de l’immigration a tenu une audience sur les trois rapports établis en application du paragraphe 44(1).

II.         Les décisions des instances inférieures

A.        La décision de la Section de l’immigration

[23]      Devant la Section de l’immigration, l’appelant a reconnu qu’il était interdit de territoire pour criminalité organisée et grande criminalité, mais il a allégué qu’il y avait eu abus de procédure. Il a en outre affirmé que les articles 44 et 45 de la Loi contrevenaient indûment aux droits que lui garantissent les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

Vie, liberté et sécurité

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[…]

Cruauté

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.   

[24]      La Section de l’immigration n’a pas retenu la prétention de l’appelant selon laquelle le défaut des autorités d’immigration de lui envoyer une lettre d’avertissement à la suite de la première enquête, en 2009, constituait un abus de procédure. Bien qu’elle ait été d’avis qu’une lettre aurait dû être envoyée, la Section de l’immigration a néanmoins conclu que cette omission n’a pas donné lieu à des circonstances « si graves qu’elles doivent mener à un constat d’abus de procédure » (paragraphe 20 de la décision de la Section de l’immigration).

[25]      Au sujet des observations concernant la Charte, la Section de l’immigration a fait observer que l’application de l’article 7 nécessite une analyse en deux étapes : il faut d’abord déterminer si l’article 7 entre en jeu, puis ensuite déterminer si l’atteinte alléguée à ce droit est conforme aux principes de justice fondamentale (paragraphe 28 de la décision de la Section de l’immigration). En s’appuyant sur la décision de la Cour fédérale Romans c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 466, [2001] A.C.F. no 740 (QL) (la décision Romans), conf. par 2001 CAF 272, [2001] A.C.F. no 1416 (QL) (l’arrêt Romans), la Section de l’immigration a conclu, à la lumière des éléments de preuve, que les droits que l’article 7 garantit à l’appelant entrent en jeu « et qu’il sera privé du droit de faire des choix personnels, à savoir choisir le lieu où il veut s’établir, sans que l’État intervienne » (paragraphe 31 de la décision de la Section de l’immigration).

[26]      Lors de la deuxième étape de l’analyse, la Section de l’immigration a ensuite examiné si cette atteinte aux droits garantis par l’article 7 était conforme aux principes de justice fondamentale. Sur le fondement de la décision Romans et de l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, 1992 CanLII 87 (Chiarelli), la Section de l’immigration a répondu à cette question par l’affirmative (paragraphe 35 de la décision de la Section de l’immigration). Elle a en outre rejeté la prétention de l’appelant selon laquelle il fallait réexaminer l’arrêt Chiarelli à la lumière des tendances récentes en droit international, ayant conclu que ces tendances étaient incompatibles avec la jurisprudence canadienne établie en la matière (paragraphe 34 de la décision de la Section de l’immigration).

[27]      Enfin, la Section de l’immigration a conclu, en se fondant une fois encore sur l’arrêt Chiarelli, que la mesure d’expulsion n’était ni cruelle ni inusitée, puisqu’elle n’était pas incompatible avec la dignité humaine. La mesure ne contrevenait donc pas à l’article 12 de la Charte (paragraphe 41 de la décision de la Section de l’immigration).

B.        La décision de la Cour fédérale

[28]      En appliquant la norme de contrôle de la décision correcte (motifs de la C.F., aux paragraphes 53 et 54), la juge a conclu que la Section de l’immigration avait commis une erreur à la première étape de l’analyse tant en concluant que le processus servant à établir l’interdiction de territoire pouvait faire jouer l’article 7 (motifs de la C.F., au paragraphe 114) qu’en concluant que la situation de M. Revell faisait jouer l’article 7 (motifs de la C.F., au paragraphe 130). Elle a fait observer que ce n’est que dans les étapes subséquentes du processus d’expulsion que l’article 7 peut entrer en application (motifs de la C.F., au paragraphe 99). Elle a également conclu que M. Revell n’avait pas établi qu’il risquait la persécution, la torture ou la détention s’il était expulsé et que sa situation n’étayait pas son affirmation selon laquelle il subirait des dommages psychologiques graves s’il devait retourner en Angleterre.

[29]      La juge a conclu, toutefois, que la Section de l’immigration avait tiré la conclusion correcte à la deuxième étape de l’analyse. Elle avait eu raison de conclure que, même si l’article 7 de la Charte entrait en jeu, les principes de justice fondamentale étaient respectés dans le cas de M. Revell (motifs de la C.F., au paragraphe 143). La juge a estimé que le seuil où il aurait été justifié que l’on déroge à l’arrêt Chiarelli n’avait pas été atteint et que la Section de l’immigration n’avait pas commis d’erreur en concluant qu’elle était liée par ce jugement (motifs de la C.F., au paragraphe 184).

[30]      Enfin, la juge a également conclu que, si l’expulsion constitue en effet un « [traitement] » visé par l’article 12 [de la Charte], il ne s’agit pas en l’espèce d’un traitement cruel ou inusité en raison de sa disproportion totale (motifs de la C.F., au paragraphe 226).

III.        Les questions

[31]      Comme je l’ai dit plus haut, la Cour fédérale a certifié une question relative au moment où l’article 7 de la Charte entre en jeu et une question touchant l’obligation de suivre l’arrêt Chiarelli. À mon avis, et compte tenu des observations des parties, le présent appel porte sur six questions qui peuvent être formulées ainsi :

A.        L’article 7 de la Charte entre-t-il en jeu à l’étape de l’enquête?

B.        Le cas échéant, le déracinement d’un résident permanent de longue date fait-il jouer l’article 7 s’il n’y a pas de persécution ou de torture possibles dans le pays dont il a la nationalité?

C.        Le principe du stare decisis empêche-t-il notre Cour de réexaminer les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chiarelli? Autrement dit, est-il satisfait en l’espèce au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée?

D.        Le cas échéant, le régime législatif contesté est-il conforme aux principes de justice fondamentale?

E.        Le régime législatif contesté porte-t-il atteinte aux droits de l’appelant garantis par l’article 12 de la Charte?

F.         Ces atteintes seraient-elles justifiées au titre de l’article 1 de la Charte?

[32]      Certaines de ces questions ont aussi été soulevées, quoique dans un contexte factuel légèrement différent, dans une affaire connexe pour laquelle un jugement est également rendu aujourd’hui (Moretto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 261, [2020] 2 R.C.F. 422 (Moretto)). Les appels ont été entendus l’un à la suite de l’autre par la même formation de la Cour.

IV.       La norme de contrôle

[33]      Lors de l’appel d’une décision de la Cour fédérale sur une demande de contrôle judiciaire concernant une décision d’un décideur administratif, le cadre applicable est celui énoncé dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47. Selon ce cadre, notre Cour doit « se met[tre] à la place » de la Cour fédérale pour déterminer si celle-ci a établi la bonne norme de contrôle et si elle l’a appliquée comme il se doit.

[34]      Bien que je ne souscrive pas à tout le raisonnement de la Cour fédérale relativement à la norme de contrôle, je conclus néanmoins qu’elle a correctement établi que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte. L’analyse du tribunal cherchant à déterminer si une loi est conforme à la Charte est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 58; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, aux paragraphes 36 et 43; Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, [2019] 2 R.C.F. 488 (Begum), au paragraphe 36). Comme l’a fait observer notre Cour dans l’arrêt Thomson c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 253, [2016] A.C.F no 1150 (QL), au paragraphe 24, « la jurisprudence reconnaît qu’à l’exception des décisions discrétionnaires, la norme de la décision correcte s’applique au contrôle des décisions des tribunaux portant sur les questions constitutionnelles, y compris les demandes fondées sur la Charte » (voir aussi Sawyer c. Transcanada Pipeline Limited, 2017 CAF 159, [2017] A.C.F. no 727 (QL), aux paragraphes 7 et 8).

V.        Analyse

A.        L’article 7 de la Charte entre-t-il en jeu à l’étape de l’enquête?

[35]      M. Revell soutient que les droits que lui garantit l’article 7 sont en cause dès l’étape de la décision sur l’interdiction de territoire. À l’appui de cette observation, il fait valoir qu’une mesure de renvoi non susceptible d’appel prend effet immédiatement (paragraphe 49(1) de la LIPR). Il soutient que l’étape où il est décidé de l’interdiction de territoire est par conséquent suffisamment proche de l’expulsion pour faire jouer l’article 7.

[36]      Il soutient par ailleurs que la juge a commis une erreur en concluant que l’article 7 ne peut pas être en jeu à l’étape de l’interdiction de territoire tant qu’il reste d’autres étapes avant le renvoi. À son avis, la juge a appliqué le mauvais critère, celui du [traduction] « lien nécessaire », pour parvenir à cette conclusion. Il soutient que le bon critère est celui formulé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 (Bedford). Selon cet arrêt, l’article 7 de la Charte entre en jeu dès qu’un « lien de causalité suffisant » peut être démontré entre l’effet imputable à l’État et le préjudice qui aurait été subi. De l’avis de l’appelant, si l’on applique correctement le critère établi dans l’arrêt Bedford, le processus de décision de la Section de l’immigration en l’espèce n’est pas éloigné au point que l’article 7 n’entre pas en jeu. M. Revell ne peut interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration ni présenter une demande pour considérations d’ordre humanitaire, et l’agent d’ERAR n’a pas compétence pour examiner l’effet de son déracinement et la tension psychologique qui s’ensuit. Le processus de décision de la Section de l’immigration serait donc particulièrement proche du renvoi dans son cas. Enfin, l’appelant soutient également que l’approche de la juge n’est pas compatible avec celle dictée par la Cour suprême en matière de droit pénal et de droit relatif à l’extradition, où il est dit que l’article 7 imprègne l’ensemble du processus.

[37]      La juge était fondée de conclure qu’il existe une importante jurisprudence établissant que l’expulsion en soi, sans plus, ne porte pas atteinte aux droits garantis par l’article 7 de la Charte. Je reviendrai sur ce point quand j’examinerai la deuxième question soulevée dans le présent appel. Pour le moment, il suffit de dire que, depuis l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539 (Medovarski), la Cour suprême a toujours statué que le simple fait de renvoyer un individu dans son pays d’origine ne suffisait pas pour qu’il y ait atteinte à ses droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne.

[38]      De même, la juge a eu raison de faire observer, au paragraphe 83 et suivants de ses motifs, qu’il existe une jurisprudence abondante de notre Cour établissant que la conclusion d’interdiction de territoire est distincte de l’exécution du renvoi et que, puisqu’il reste d’autres étapes du processus, la conclusion d’interdiction de territoire n’entraîne pas automatiquement ou immédiatement l’expulsion et ne fait donc pas jouer l’article 7 de la Charte. Malgré des décisions contradictoires durant les premiers jours suivant l’arrêt Chiarelli de la Cour suprême, notre Cour a toujours jugé, depuis les arrêts Medovarski et Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui), que l’article 7 n’entre pas en jeu à l’étape de la décision sur l’interdiction de territoire (voir les arrêts Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487, au paragraphe 63; J.P. c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CAF 262, [2014] 4 R.C.F. 371 (J.P.), aux paragraphes 123 et 125, réexaminés pour d’autres motifs dans l’arrêt B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704 (B010); Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48, [2016] A.C.F. no 162 (QL), au paragraphe 4, autorisation d’interjeter appel devant la C.S.C. refusée, 36936 [[2016] 1 R.C.S. xviii] (21 août 2016); Tapambwa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2020] 1 R.C.F. 699, [2019] A.C.F. no186 (QL), aux paragraphes 81 et 82, autorisation d’interjeter appel devant la C.S.C. refusée, 38589 (11 juillet 2019); Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299, aux paragraphes 118 à 127).

[39]      Dans l’arrêt Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431 (Febles), la Cour suprême a examiné l’article 98 de la LIPR qui exclut de la protection offerte aux réfugiés les personnes visées à l’article 1Fb) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, notamment « toute personne qui a déjà commis un crime grave de droit commun à l’extérieur du pays d’accueil avant son admission en tant que réfugié » (au paragraphe 60). La question en litige était de savoir si, comme le soutenait M. Febles, l’exclusion ne visait que les criminels fugitifs et si les circonstances postérieures au crime, telles la réadaptation ou l’expiation, étaient pertinentes ou si, comme le soutenait le ministre, une interprétation plus large devrait être adoptée, de manière à ce que l’exclusion relative à la grande criminalité que prévoit l’article 1Fb) entre en jeu dès que le demandeur d’asile a commis un crime grave de droit commun avant d’entrer au Canada.

[40]      Il est vrai que les juges majoritaires dans l’arrêt Febles n’ont pas expressément conclu que l’article 7 de la Charte ne joue aucun rôle dans le contexte de l’article 98 de la LIPR au motif que la vie ou la sécurité des personnes exclues du droit à l’asile n’est pas en cause à cette étape. Cela dit, une lecture attentive du paragraphe 67 mène inévitablement à la conclusion que la protection des droits conférée par l’article 7 de la Charte entre en jeu à une étape ultérieure, lorsque le renvoi est effectivement envisagé. À mon avis, il n’existe pas d’autres manières d’interpréter les observations suivantes :

De même, la Charte ne joue aucun rôle dans l’interprétation de l’art. 98 de la LIPR […] En outre, comme l’avait conclu la Cour d’appel, l’art. 98 de la LIPR est compatible avec la Charte. J’ai indiqué au par. 10 des présents motifs que, même s’il est exclu du régime de protection des réfugiés, l’appelant peut demander au ministre de surseoir à une mesure de renvoi pour le lieu en cause si le renvoi à ce lieu l’expose à la mort, à la torture ou à des traitements ou peines cruels ou inusités (art. 97, 112, sous-al. 113d)(i) et par. 114(1) de la LIPR). Le ministre saisi d’une telle demande devrait pondérer les risques auxquels le renvoi exposerait l’appelant et le danger que l’appelant constituerait pour la population canadienne s’il n’était pas renvoyé (al. 113d) de la LIPR). L’article 7 de la Charte peut aussi empêcher le ministre de renvoyer une personne dans un pays où les droits que garantit la Charte peuvent être mis en péril [...]

[41]      Cette interprétation de l’arrêt Febles est confirmée par les observations incidentes formulées par la juge en chef (s’exprimant au nom de la Cour unanime) un an plus tard dans l’arrêt B010. Après avoir conclu que les appelants, dans cette affaire, n’étaient pas visés par l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, car cette disposition était censée viser les passeurs de clandestins, c’est-à-dire « le fait d’assurer l’entrée illégale dans un pays afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel dans le cadre de la criminalité transnationale organisée », et non les personnes qui « ont simplement aidé d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentaient collectivement d’y trouver refuge » (au paragraphe 72), la Cour s’est penchée sur l’argument subsidiaire selon lequel l’alinéa 37(1)b) avait une portée excessive (au paragraphe 75)  :

[…] l’argument [selon lequel l’alinéa 37(1)b) a une portée excessive et contrevient à l’article 7 de la Charte] n’est d’aucune utilité puisque l’art. 7 de la Charte n’entre pas en jeu lorsque vient le temps de déterminer si un migrant est interdit de territoire au Canada selon le par. 37(1). La Cour a récemment conclu dans [Febles] que le constat d’exclusion de l’asile tiré en vertu de la LIPR ne déclenchait pas l’application de l’art. 7, car « même s’il est exclu du régime de protection des réfugiés, l’appelant peut demander au ministre de surseoir à une mesure de renvoi pour le lieu en cause si le renvoi à ce lieu l’expose à la mort, à la torture ou à des traitements ou peines cruels ou inusités » (par. 67). C’est à cette étape subséquente, l’examen des risques avant renvoi, du processus d’asile établi par la LIPR que l’art. 7 entre habituellement en jeu. Le raisonnement découlant de Febles, qui visait les décisions portant « exclusion » du statut de réfugié, vaut également pour les constats d’« inadmissibilité » au statut de réfugié tirés en vertu de la LIPR.

[42]      L’appelant n’aborde pas directement cet arrêt dans ses observations. Il affirme plutôt que son principe sous-jacent va à l’encontre de la norme de causalité peu rigoureuse énoncée dans l’arrêt Bedford à laquelle il faut satisfaire pour que s’applique l’article 7. Cette thèse est le mieux expliquée par le professeur Gerald Heckman dans son article intitulé « Revisiting the Application of Section 7 of the Charter in Immigration and Refugee Protection » (2017), 68 R.D. U.N.-B. 312 (à la page 351)  :

[traduction] L’argument [de prématurité] semble être que l’article 7 n’entre pas en jeu à [l’étape de la Section de l’immigration] puisqu’il existe des étapes, plus tard dans le processus, qui sont liées de manière plus directe et plus prévisible à une atteinte aux droits d’un non-citoyen garantis par l’article 7 où la situation de la personne peut faire l’objet d’un examen attentif servant à établir si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale. Ce raisonnement implique une norme de causalité plus rigoureuse que celle du « lien de causalité suffisant » adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Bedford. Il nécessite que l’acte de l’État soit prévisible et qu’il soit la cause nécessaire de l’atteinte aux droits de la personne garantis par l’article 7, une norme expressément rejetée dans l’arrêt Bedford […]

[43]      Premièrement, je fais observer que ce même argument a été soulevé et entièrement rejeté par notre Cour dans l’arrêt J.P. et par la Cour suprême en appel (quoique dans des observations incidentes) dans l’arrêt B010 (au paragraphe 75). Cet arrêt ainsi que l’arrêt Febles ont été rendus par la Cour suprême après l’arrêt Bedford, et il est justifié de présumer que la Cour connaissait sa décision antérieure et qu’elle n’y voyait aucune incompatibilité. Il existe en effet des motifs convaincants et des principes permettant de conclure à l’absence d’incompatibilité.

[44]      Premièrement, les affirmations tirées de l’arrêt Bedford sur lesquelles se sont appuyés l’appelant et le professeur Heckman dans son article portent sur la question de savoir s’il existe un lien de causalité suffisant entre l’acte de l’État et l’atteinte aux droits, afin de décider si l’État (et non des tiers ou d’autres États) est responsable de l’atteinte. Dans cette affaire, la question en litige concernait la constitutionnalité des dispositions du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] qui empêchaient les prostituées de prendre certaines mesures de protection contre des actes de violence, telles l’embauche de gardes ou l’évaluation préalable des clients. Le procureur général avait soutenu que l’article 7 n’était pas en jeu, puisqu’il n’existait pas de lien de causalité « actif, prévisible » et « direct » entre ces dispositions et les risques auxquels s’exposaient les prostituées. C’est dans ce contexte particulier que la Cour suprême a tiré la conclusion selon laquelle la bonne norme concernant le lien de causalité n’était pas celle préconisée par le procureur général, mais le critère du « lien de causalité suffisant » [Bedford, au paragraphe 74]. En appliquant ce critère, la Cour a conclu que l’article 7 de la Charte était en cause, car les interdictions imposaient des conditions dangereuses à la pratique de la prostitution en ayant pour effet d’empêcher des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, de prendre des mesures pour assurer leur propre protection contre les risques ainsi courus.

[45]      Selon moi, il ressort de l’arrêt Bedford qu’il doit exister un lien suffisant entre la loi contestée (ou l’acte de l’État) et l’atteinte aux droits d’une personne pour que l’article 7 entre en jeu. En d’autres termes, l’arrêt Bedford porte sur la cause de l’atteinte, et non sur sa prévisibilité, comme c’est le cas en l’espèce. En l’espèce, il ne s’agit pas de savoir si l’État sera finalement responsable de l’expulsion si elle a effectivement lieu, mais si la probabilité qu’elle ait lieu est suffisamment réelle pour qu’elle sorte du cadre de la pure conjecture et fasse jouer les droits garantis par l’article 7 de la Charte. La Cour suprême et notre Cour ont conclu, dans une longue série de décisions, que le lien entre le constat d’interdiction de territoire et l’expulsion n’est pas suffisamment étroit pour faire jouer les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité. Comme cela a été dit précédemment, l’enquête n’est qu’une des étapes du régime complexe d’interdiction de territoire et de renvoi comportant plusieurs niveaux établi par la LIPR. On ne peut interpréter l’article 7 de la Charte comme exigeant que les droits d’une personne soient évalués à chaque étape du processus. Bref, je suis d’avis que l’arrêt Bedford n’a pas supplanté la jurisprudence abondante selon laquelle la conclusion d’interdiction de territoire est distincte de l’exécution de la mesure de renvoi.

[46]      L’appelant soutient que les conclusions d’interdiction de territoire sont particulièrement proches de l’expulsion pour les résidents permanents comme lui, pour qui le législateur a supprimé la possibilité d’interjeter appel devant la Section d’appel de l’immigration et a interdit les demandes pour considérations d’ordre humanitaire. En effet, une fois que la Section de l’immigration conclut qu’un résident permanent est interdit de territoire, cette personne redevient un « étranger » et risque légalement de faire l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire en application du paragraphe 49(1) de la LIPR. Cela dit, les étrangers dans la situation de M. Revell ont accès à d’autres recours administratifs pour contester leur renvoi, comme il est écrit aux paragraphes 10 à 12 des présents motifs.

[47]      Est particulièrement pertinent en l’espèce le paragraphe 42.1(1) de la LIPR, qui permet au résident permanent frappé d’une interdiction de territoire pour s’être livré à des activités liées au crime organisé de demander au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile d’exercer son pouvoir discrétionnaire de déclarer qu’il n’est pas interdit de territoire au motif que ce ne serait pas contraire à l’intérêt national. Le ministre peut aussi, de sa propre initiative, déclarer que les activités liées au crime organisé d’un étranger n’emportent pas interdiction de territoire s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national (paragraphe 42.1(2)). Pour décider s’il fait une telle déclaration, le ministre peut tenir compte des considérations relatives à la sécurité nationale et à la sécurité publique, y compris, sans toutefois s’y limiter, le fait que le demandeur constitue ou non un danger pour le public du Canada (paragraphe 42.1(3)).

[48]      Si ces mesures sont prises, l’étranger est alors autorisé à présenter une demande pour considérations d’ordre humanitaire en application de l’article 25 de la LIPR. Si ces mesures ne sont pas prises, l’étranger peut quand même demander un permis de séjour temporaire qui lui permettra de rester au Canada pendant une période déterminée. L’octroi de ce permis est discrétionnaire et le permis peut être renouvelé (article 24 de la LIPR).

[49]      Même s’il est déclaré interdit de territoire, l’étranger peut encore présenter une demande d’ERAR pour établir s’il serait exposé à des dangers, y compris au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités à son retour dans son pays. S’il débouche sur une décision favorable, l’ERAR a pour effet de surseoir à la mesure de renvoi prise à l’égard du demandeur (articles 96 et 97, 112 et 113 de la LIPR; Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 R.C.F. 169 (Covarrubias), aux paragraphes 16 à 18). En l’espèce, ce mécanisme n’est d’aucune utilité pour l’appelant, puisque l’affirmation de celui-ci selon laquelle son expulsion lui causerait des dommages psychologiques ne relève pas de la compétence de l’agent d’ERAR.

[50]      Enfin, la personne passible de renvoi peut demander que celui-ci soit reporté. Certes, l’agent de l’ASFC à qui une telle demande est présentée ne dispose que du pouvoir discrétionnaire restreint de décider du moment où il est possible, conformément à l’article 48 de la LIPR, d’exécuter la mesure de renvoi. Les circonstances dont l’agent tiendra habituellement compte sont notamment la maladie ou d’autres empêchements au renvoi, l’intérêt supérieur à court terme de l’enfant ou l’existence de demandes d’immigration pendantes qui ont été présentées en temps opportun. Un renvoi peut également être reporté s’il expose le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain (voir les arrêts Lewis, aux paragraphes 55 et 58; Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311, aux paragraphes 49 à 51; Shpati c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 286, [2012] 2 R.C.F. 133 (Shpati), aux paragraphes 43 et 44).

[51]      À chaque étape de ce processus, le demandeur a le droit de présenter des observations et d’être représenté par un avocat, peut contester toute décision au moyen d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et peut présenter une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dans l’attente de la décision relative à sa demande de contrôle judiciaire. Plus important encore pour M. Revell, notre Cour a clairement indiqué que la Cour fédérale a plus de latitude que l’agent d’exécution lorsqu’il s’agit d’examiner une demande de sursis. Lorsqu’elle fait le contrôle judiciaire du refus d’un agent d’exécution de différer le renvoi, la Cour fédérale peut (et, à mon avis, doit) évaluer tout risque de préjudice dont l’agent d’exécution n’aurait pas tenu compte afin de décider si les droits garantis par l’article 7 de la Charte sont en jeu (voir les arrêts Shpati, aux paragraphes 49 à 51; Atawnah c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, [2017] 1 R.C.F. 153, aux paragraphes 18 à 23; Savunthararasa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 51, sub nom. Peter c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2017] 1 R.C.F. 318 (Savunthararasa), au paragraphe 26).

[52]      La LIPR prévoit donc plusieurs soupapes de sécurité assurant la conformité du processus d’expulsion dans son ensemble aux principes de justice fondamentale. L’enquête par la Section de l’immigration n’est manifestement pas la dernière étape de ce processus complexe et chacun, y compris le demandeur, a la possibilité de voir ses droits garantis par la Charte entièrement évalués avant d’être renvoyé du Canada. La juge n’a pas commis d’erreur en concluant que M. Revell pourrait répéter ses observations sur lesquelles l’agent d’ERAR n’avait pas compétence pour se prononcer quand il demanderait le report de son renvoi, s’il décidait de le demander, à une étape ultérieure du processus d’expulsion (paragraphe 110 des motifs de la C.F.).

[53]      En s’appuyant une nouvelle fois sur l’article du professeur Heckman, l’appelant fait valoir que l’approche à l’égard de l’application de l’article 7 dans le contexte d’une expulsion ne concorde pas avec le raisonnement des cours canadiennes dans les domaines connexes du droit relatif à l’extradition et du droit pénal. Dans ces domaines, les droits garantis par l’article 7 entrent en jeu dès le début de la procédure lorsqu’une détention est possible (voir aussi l’ouvrage de Hamish Stewart intitulé Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, Toronto : Irwin Law, 2012, à la page 81). Sur ce point, je formulerais deux observations.

[54]      Premièrement, il ne faut jamais oublier que les droits garantis par la Charte s’interprètent en fonction du contexte. Il convient de rappeler que le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que « les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer » (Chiarelli, à la page 733). Par conséquent, le législateur peut imposer des conditions au droit des résidents permanents de rester au Canada et peut légitimement renvoyer du pays les résidents permanents qui ont délibérément manqué à une condition essentielle à leur autorisation d’entrer et de demeurer au Canada. Une conclusion d’interdiction de territoire est une décision administrative selon laquelle un non-citoyen ne s’est pas plié aux conditions qu’il devait respecter pour être autorisé à demeurer au Canada. Les procédures relatives à l’interdiction de territoire ne sont donc pas des procédures de droit pénal ou quasi pénal, et les tribunaux ont toujours affirmé que l’expulsion d’une personne interdite de territoire au Canada pour criminalité n’est pas une mesure imposée à titre de peine (voir les arrêts Tran, au paragraphe 43; Chiarelli, aux pages 735 et 736; Hurd c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 594 (C.A.), aux pages 604 à 607; Solis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), sub nom. Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 407, 2000 CanLII 17143 (C.A.), au paragraphe 25). À l’inverse, le processus d’extradition est censé aider un État étranger à traduire une personne en justice lorsqu’il existe suffisamment d’éléments de preuve justifiant une citation à procès au Canada. Il s’apparente plus au droit pénal qu’au droit administratif et il ne peut se comparer au processus d’expulsion prévu par la LIPR lorsqu’il s’agit d’établir à quel moment les droits garantis par l’article 7 entrent en jeu.

[55]      Ma deuxième observation se rapporte à la nature des droits garantis par l’article 7 à examiner. Il ne fait aucun doute que les aspects procéduraux de l’article 7 entrent en jeu dès que les droits à la vie, à la liberté ou à la sécurité d’une personne sont mis en péril par un acte de l’État. En d’autres termes, la procédure conduisant à l’atteinte éventuelle à ces droits doit être équitable et conforme aux principes de base de notre système judiciaire. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’article 7 imprègne la totalité du processus pénal et d’extradition, et on peut probablement en dire autant du processus d’interdiction de territoire et de renvoi prévu par la LIPR. Par conséquent, la personne qui risque d’être renvoyée a constitutionnellement droit à une audience équitable où elle peut présenter des observations devant un décideur impartial.

[56]      Cependant, cela ne revient pas à dire que les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la sécurité d’une personne doivent être examinés à chaque étape du processus. La jurisprudence en matière d’immigration est claire : les droits garantis par l’article 7 sont examinés à l’étape du renvoi ou de la détention avant le renvoi. La Cour suprême a établi une distinction semblable à l’égard de l’extradition dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587, au paragraphe 34  :

L’article 7 influe sur l’ensemble du processus d’extradition et il entre en jeu, bien que pour des fins distinctes, aux deux étapes des procédures. Après l’incarcération, dans le cas où un mandat de dépôt est délivré, le ministre doit décider s’il est souhaitable d’extrader le fugitif, en tenant compte de nombreuses considérations, dont les obligations internationales du Canada en vertu du traité et des principes de courtoisie applicables, mais également le respect des droits constitutionnels du fugitif. À l’étape de l’incarcération, le juge qui préside l’audience doit veiller à ce que le mandat d’incarcération, s’il en est, soit le produit d’un processus judiciaire équitable.

[57]      Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la juge n’a pas commis d’erreur en rejetant les arguments fondés sur l’article 7 de M. Revell, au motif qu’ils étaient prématurés, et en concluant qu’une décision d’interdiction de territoire ne fait pas jouer l’article 7. Cette conclusion est suffisante pour trancher l’appel. Je me pencherai néanmoins sur les questions énoncées plus haut afin de fournir une réponse complète aux questions certifiées.

B.        Le cas échéant, le déracinement d’un résident permanent de longue date fait-il jouer l’article 7 s’il n’y a pas de persécution ou de torture possibles dans le pays dont il a la nationalité?

[58]      L’appelant soutient que, bien que l’expulsion, en soi, ne mette pas en jeu les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 (Medovarski), elle peut toutefois le faire lorsqu’elle est associée à des conséquences suffisamment graves pour la personne (Charkaoui). En s’appuyant sur l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307 (Blencoe), l’appelant soutient que le préjudice psychologique exceptionnel associé à son déracinement du Canada constitue une conséquence suffisamment grave pour que les droits à la sécurité prévus à l’article 7 entrent en jeu. Il semble aussi estimer que la conclusion d’interdiction de territoire porte atteinte à son droit à la liberté.

[59]      L’intimé répond à ces arguments en soulignant que, dans l’arrêt Medovarski, la Cour a explicitement rejeté l’idée selon laquelle l’atteinte portée à la « liberté de prendre des décisions fondamentales » de la résidente permanente et la « tension psychologique qui résulte de la mesure d’expulsion prise par l’État » équivalent à un déni des droits à la liberté ou à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte (Medovarski, au paragraphe 45). De l’avis de l’intimé, le dossier en l’espèce ne démontre pas l’existence du type de préjudice psychologique qui outrepasserait les conséquences normales d’une expulsion. L’expulsion d’un résident permanent le « déracinera » inévitablement de sa vie au Canada, mais il est bien établi qu’un tel « déracinement » ne fait pas jouer les droits garantis par l’article 7.

[60]      Afin d’établir qu’il y a eu violation de ses droits garantis par l’article 7, M. Revell a le fardeau de démontrer, premièrement, que la loi ou l’acte de l’État contestés portent atteinte ou pourraient porter atteinte à l’un de ses droits (l’étape de la « mise en jeu ») et, deuxièmement, que cette atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. À la première étape de l’analyse, il n’est pas nécessaire de démontrer un lien de causalité direct, mais uniquement un « lien de causalité suffisant » [souligné dans l’original] (Bedford, au paragraphe 75). Comme l’a expliqué la Cour suprême, « [l]a norme du lien de causalité suffisant n’exige pas que la mesure législative ou autre reprochée à l’État soit l’unique ou la principale cause du préjudice subi par le demandeur, et il y est satisfait par déduction raisonnable, suivant la prépondérance des probabilités » (Bedford, au paragraphe 76). La Cour suprême a ajouté que l’exigence d’un lien de causalité suffisant « tient compte du contexte » et repose sur l’existence d’un lien réel, et non hypothétique (Bedford, au paragraphe 76)

[61]      Dans l’arrêt Medovarski, la demanderesse avait soutenu de manière semblable qu’une expulsion la priverait de « la liberté de prendre des décisions fondamentales touchant sa vie personnelle, y compris son choix de rester avec son compagnon » et que la sécurité de sa personne serait également compromise par « la tension psychologique qui résulte de la mesure d’expulsion prise par l’État » (au paragraphe 45). Dans cette affaire, la question en litige concernait la suppression du droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi pour cause de grande criminalité à la suite de l’édiction de la LIPR.  La Cour a catégoriquement rejeté l’argument de la demanderesse dans les termes suivants (au paragraphe 46) :

Le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada  : Chiarelli […] À elle seule, l’expulsion d’un non-citoyen ne peut mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

(Voir également l’arrêt Lewis, au paragraphe 63.)

[62]      Le raisonnement suivi dans l’extrait cité ci-dessus est quelque peu insatisfaisant. Comme l’a fait observer la juge, la Cour suprême n’a pas déterminé, dans l’arrêt Chiarelli, si l’expulsion en soi faisait jouer les droits garantis par l’article 7 et si elle équivalait à un déni du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, car elle a conclu qu’il n’y avait eu aucun manquement aux principes de justice fondamentale. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême n’a jamais abandonné ce raisonnement et l’a appliqué invariablement dans des affaires subséquentes (voir les arrêts Febles et B010). Au plus, la Cour suprême a apporté des réserves à sa déclaration et a précisé que l’arrêt Medovarski n’établit pas que la procédure d’expulsion, dans le contexte de l’immigration, ne portera jamais atteinte aux droits garantis par l’article 7. Comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt Charkaoui, aux paragraphes 16 et 17  :

[…] Le gouvernement soutient que l’art. 7 ne s’applique pas parce qu’il s’agit d’une affaire d’immigration. Il se fonde à cet égard sur l’arrêt Medovarski [...] L’affirmation sur laquelle s’appuie le gouvernement a été faite en réponse à une prétention selon laquelle l’expulsion d’un noncitoyen contrevenait à l’art. 7 de la Charte. En statuant sur cet argument, la Cour [...] a [écrit] […] que « [l]e principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada ». La Cour a ajouté « À elle seule, l’expulsion d’un non-citoyen ne peut mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’art. 7 » [...]

Ainsi, Medovarski ne permet pas d’affirmer que la procédure d’expulsion, dans le contexte de l’immigration, échappe à l’examen fondé sur l’art. 7. Si l’expulsion d’un non-citoyen dans le contexte de l’immigration n’enclenche peut-être pas en soi l’application de l’art. 7 de la Charte, certains éléments rattachés à l’expulsion, telles la détention au cours du processus de délivrance et d’examen d’un certificat ou l’éventualité d’un renvoi vers un pays où il existe un risque de torture, pourraient en entraîner l’application. [Souligné dans l’original.]

[63]      En s’appuyant sur cette dernière phrase tirée de l’arrêt Charkaoui [au paragraphe 17], l’appelant affirme que le préjudice psychologique associé au « déracinement » d’un résident permanent qui a ce statut depuis plus de 40 ans et qui sera renvoyé vers un pays avec lequel il n’entretient aucun lien est l’un de ces « éléments rattachés à l’expulsion » qui pourrait faire jouer l’article 7. Les conséquences alléguées du renvoi de l’appelant sur les droits à la liberté et à la sécurité que lui garantit l’article 7 doivent donc être examinées pour qu’il soit établi si elles excèdent les conséquences d’un renvoi.     

1)         Liberté

[64]      Dans l’arrêt Blencoe, la Cour suprême a conclu que « [l]e droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte ne s’entend plus uniquement de l’absence de toute contrainte physique » (au paragraphe 49). En revanche, ce droit est en jeu lorsque « des contraintes ou des interdictions de l’État influent sur les choix importants et fondamentaux qu’une personne peut faire dans sa vie » (au paragraphe 49). Cependant, ce droit n’est pas illimité et il n’englobe pas la moindre décision personnelle qu’une personne peut souhaiter prendre (Begum, au paragraphe 96). Seuls les choix qui sont « fondamentalement ou [...] essentiellement personnels » sont considérés comme visés par le droit à la liberté. Comme l’a clairement affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, 1997 CanLII 335, au paragraphe 66 :

[...] la protection du droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte s’étend au droit à une sphère irréductible d’autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État. [...] [J]e n’entends pas par là [...] que cette sphère d’autonomie est vaste au point d’englober toute décision qu’un individu peut prendre dans la conduite de ses affaires. Une telle opinion, en effet, irait à l’encontre du principe fondamental [...] selon lequel nul ne peut, dans une société organisée, prétendre à la garantie de la liberté absolue d’agir comme il lui plaît. J’estime même que cette sphère d’autonomie ne protège pas tout ce qui peut, même vaguement, être qualifié de « privé ». Je suis plutôt d’avis que l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles.

(Voir également les arrêts R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571 (Malmo-Levine), au paragraphe 85; Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général), 2017 CSC 55, [2017] 2 R.C.S 456, au paragraphe 49; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, 1988 CanLII 90 (Morgentaler).)

[65]      En l’espèce, en fondant sa décision sur la décision Romans de la Cour fédérale (au paragraphe 22), la Section de l’immigration a conclu que le droit à la liberté que l’article 7 garantit à l’appelant était en jeu parce « qu’il sera privé du droit de faire des choix personnels, à savoir choisir le lieu où il veut s’établir, sans que l’État intervienne » (au paragraphe 31 de la décision de la Section de l’immigration). La juge a infirmé la conclusion à cet égard de la Section de l’immigration au motif que la décision Romans ne cadrait pas avec la conclusion tirée dans l’arrêt Medovarski selon laquelle, à elle seule, l’expulsion d’un non-citoyen ne peut faire jouer le droit à la liberté garanti par l’article 7 (paragraphe 130 des motifs de la C.F.).

[66]      Je ne trouve aucun motif de modifier cette conclusion de la juge. La Section de l’immigration a commis une erreur de droit en s’appuyant sur le raisonnement de la Cour fédérale dans la décision Romans, étant donné que ce raisonnement va à l’encontre de l’approche adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Medovarski. L’appelant n’a pas démontré ni réellement fait valoir devant notre Cour que les conséquences de son expulsion sur son droit à la liberté sont plus importantes que celles généralement liées à l’expulsion, dont il a été conclu qu’elles ne font pas jouer l’article 7. Sauf le fait qu’il quitterait ses enfants, ses petits-enfants et sa compagne et qu’il serait un « étranger » en Angleterre, M. Revell n’a pas établi de circonstances particulières qui iraient au-delà des répercussions typiques d’un renvoi. Les limites qui seraient imposées à la capacité de l’appelant à faire un choix concernant son lieu de résidence ne sont pas plus importantes, à mon avis, que celles imposées à la capacité de l’appelante dans l’arrêt Medovarski [au paragraphe 45] à choisir « de rester avec son compagnon » au Canada. Ce précédent tranche donc la question.

[67]      L’appelant soutient que le droit à la liberté garanti par l’article 7 pourrait jouer dans une situation hypothétique où l’expulsion empêcherait le non-résident de prendre soin de ses enfants mineurs ou d’avoir accès à des soins médicaux sans lesquels sa vie pourrait être en danger. Toutefois, l’existence de pareilles circonstances n’est pas étayée par la preuve et celles-ci sont sans importance en l’espèce. Les questions relatives à la Charte ne devraient pas être examinées dans un vide factuel (Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pages 361 et 362, 1989 CanLII 26). Il incombe à l’appelant de prouver les faits qui établissent que ses droits garantis par la Charte sont en cause et de le faire en se fondant sur un dossier de preuve tangible (Ernst c. Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1, [2017] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 22; Savunthararasa, aux paragraphes 16 et 22). Il ne peut pas s’appuyer sur de simples hypothèses pour établir une atteinte aux droits garantis par l’article 7 de la Charte.

[68]      Il convient aussi de souligner que, bien que notre Cour ait confirmé la décision Romans, elle a expressément refusé de se prononcer sur la question de savoir si l’article 7 de la Charte était en cause (arrêt Romans, au paragraphe 1). Elle a simplement conclu que la juge avait eu raison de ne pas intervenir, puisque l’expulsion était conforme aux principes de justice fondamentale (arrêt Romans, au paragraphe 4). Une approche semblable a été suivie dans l’arrêt Powell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 202, [2005] A.C.F. no 929 (QL).

[69]      L’argument de M. Revell par lequel il tente de justifier l’application de l’article 7 par son besoin d’avoir accès à des soins médicaux doit être rejeté. Il n’y a aucun élément de preuve démontrant que des soins médicaux nécessaires ne seraient pas offerts en Angleterre. Enfin, je souligne également que les tribunaux ont toujours refusé l’idée d’un droit constitutionnel distinct à des soins de santé (voir les arrêts Covarrubias, au paragraphe 36; Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, aux paragraphes 76 à 80; Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267, au paragraphe 510).

[70]      Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que l’argument de l’appelant selon lequel son expulsion porterait atteinte à son droit à la liberté ne peut être retenu.

2)         Sécurité

[71]      La sécurité de la personne englobe l’intégrité physique et psychologique de la personne. Ce principe, d’abord établi dans le contexte du droit pénal, a plus tard été étendu à d’autres situations où l’État s’ingère dans l’autonomie personnelle et dans la capacité d’une personne d’être maître de son intégrité (voir, p. ex., les arrêts Morgentaler, aux pages 56 et 173; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la page 587, 1993 CanLII 75 (Rodriguez); Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, à la page 1177, 1990 CanLII 105; Blencoe, au paragraphe 55). Par exemple, dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, 1999 CanLII 653 (G. (J.)), la Cour a conclu que le retrait de la garde d’un enfant par l’État portait directement atteinte à l’intégrité psychologique des parents. Comme l’a clairement affirmé le juge en chef Lamer, s’exprimant pour la majorité, dans l’arrêt G. (J.), aux paragraphes 59 et 60  :

[...] Il est manifeste que le droit à la sécurité de la personne ne protège pas l’individu contre les tensions et les angoisses ordinaires qu’une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d’un acte gouvernemental. Si le droit était interprété de manière aussi large, d’innombrables initiatives gouvernementales pourraient être contestées au motif qu’elles violent le droit à la sécurité de la personne, ce qui élargirait considérablement l’étendue du contrôle judiciaire, et partant, banaliserait la protection constitutionnelle des droits [...]

Pour qu’une restriction de la sécurité de la personne soit établie, il faut donc que l’acte de l’État faisant l’objet de la contestation ait des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique d’une personne. On doit procéder à l’évaluation objective des répercussions de l’ingérence de l’État, en particulier de son incidence sur l’intégrité psychologique d’une personne ayant une sensibilité raisonnable. Il n’est pas nécessaire que l’ingérence de l’État ait entraîné un choc nerveux ou un trouble psychiatrique, mais ses répercussions doivent être plus importantes qu’une tension ou une angoisse ordinaires.

[72]      Dans l’arrêt Blencoe, au paragraphe 57, la majorité a rappelé que, pour que l’article 7 s’applique en raison d’une tension psychologique, le rôle joué par l’État doit être important :

Les atteintes de l’État à l’intégrité psychologique d’une personne ne font pas toutes intervenir l’art. 7. Lorsque l’intégrité psychologique d’une personne est en cause, la sécurité de la personne se limite à la « tension psychologique grave causée par l’État » (le juge en chef Dickson dans Morgentaler, précité, à la p. 56). Je crois que le juge en chef Lamer a eu raison de dire que le juge en chef Dickson tentait d’exprimer en termes qualitatifs le type d’ingérence de l’État susceptible de violer l’art. 7 (G.(J.), au par. 59). Selon l’expression « tension psychologique grave causée par l’État », deux conditions doivent être remplies pour que la sécurité de la personne soit en cause. Premièrement, le préjudice psychologique doit être causé par l’État, c’estàdire qu’il doit résulter d’un acte de l’État. Deuxièmement, le préjudice psychologique doit être grave. Les formes que prend le préjudice psychologique causé par le gouvernement n’entraînent pas toutes automatiquement des violations de l’art. 7. [Souligné dans l’original.]

(Voir également les arrêts Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176 (Kazemi), aux paragraphes 125 et 126; Begum, au paragraphe 104.)

[73]      En l’espèce, il n’est pas tout à fait clair, d’après les motifs de la Section de l’immigration, si cette dernière a conclu que les droits à la sécurité de l’appelant étaient en cause. Elle a fait observer que l’appelant « connaîtrait de grandes difficultés émotionnelles et psychologiques, puisqu’il devrait repartir à neuf » et elle a fait mention des droits que lui garantit l’article 7 de façon générale (paragraphe 31 de la décision de la Section de l’immigration). Cependant, le fait qu’elle se soit fondée en grande partie sur la décision Romans, qui ne porte que sur la liberté, et sa conclusion générale selon laquelle l’appelant « sera privé du droit de faire des choix personnels, à savoir choisir le lieu où il veut s’établir » [paragraphe 31 de la décision de la Section de l’immigration] semblent indiquer que le droit à la sécurité de l’appelant n’était pas en jeu. Si on interprète en ce sens la décision de la Section de l’immigration, l’observation de l’appelant selon laquelle nous sommes liés par les conclusions de la Section de l’immigration relativement à son droit à la sécurité ne tient pas. La Section de l’immigration n’a tout simplement tiré aucune conclusion cet égard.

[74]      Contrairement à la Section de l’immigration, la Cour fédérale s’est prononcée expressément sur la question. Elle a écarté l’idée voulant que le droit de l’appelant à la sécurité de sa personne entre en jeu en l’espèce, au motif que « la preuve produite sur les répercussions psychologiques de son renvoi ne suffit pas à établir qu’il subirait des dommages psychologiques importants ou qu’il s’infligerait des blessures » (paragraphe 127 des motifs de la C.F.). Autrement dit, la Cour fédérale a conclu que les éléments de preuve dont avait été saisie la Section de l’immigration ne démontraient pas un degré de tension causée par l’État suffisamment élevé pour atteindre le seuil établi dans les arrêts G. (J.) et Blencoe.

[75]      Bien que la norme de contrôle applicable aux questions constitutionnelles soit celle de la décision correcte, « il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait isolables et de l’appréciation de la preuve sur lesquelles repose l’analyse constitutionnelle » (Begum, au paragraphe 36; voir également Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 50). Ces conclusions sont susceptibles d’examen selon la norme de la décision raisonnable (Consolidated Fastfrate Inc. c. Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53, [2009] 3 R.C.S. 407, au paragraphe 26).

[76]      Bien que ce soit avec une certaine réticence, j’estime n’avoir d’autre choix que de confirmer le raisonnement de la Cour fédérale à l’égard du droit à la sécurité de M. Revell. Compte tenu de sa situation particulière, il n’est pas manifeste, à mon avis, que les conséquences que subira M. Revell du fait de son renvoi relèvent des conséquences normales et inévitables d’un renvoi. Il convient de reproduire certaines des conclusions tirées par la Section de l’immigration [aux paragraphes 21, 24 à 26] à cet égard :

[...] Il est hors de doute que les conséquences qu’aurait l’expulsion sur M. Revell seraient importantes. Il vit au Canada depuis 42 ans et il considère le Canada comme son unique patrie. Il est arrivé d’Angleterre lorsqu’il était âgé de 10 ans et il est aujourd’hui âgé de 52 ans. À tous égards, il n’a plus de parents en Angleterre et, depuis son arrivée au Canada, il n’a fait qu’un séjour en Angleterre, il y a environ 18 ans.

[...]

Plus M. Revell vieillit, plus sa famille prend de l’importance à ses yeux. Il croit que son renvoi en Angleterre aura des conséquences catastrophiques pour lui, puisqu’il perdrait les liens avec sa famille. Ses enfants et petits-enfants souffriraient eux aussi de cette perte. Voici ce que le psychologue a écrit dans son rapport  :

[traduction]
Il ne fait évidemment aucun doute que la séparation forcée de M. Revell et de sa famille, en raison d’une expulsion, serait catastrophique pour lui. Il est très attaché à ses enfants et à ses petits-enfants, et il semble que sa vie et ses loisirs tournent autour des membres les plus jeunes de la famille. Sans sa famille, il serait privé de tout but dans la vie.

Son fils, John, sa fille, sa petite amie et une autre amie ont fourni un témoignage allant dans le même sens  : une séparation de ses enfants et petits-enfants [traduction] « le tuerait »; il risquerait de tomber dans une profonde dépression et pourrait ne pas survivre à la dévastation émotionnelle qu’entraînerait son expulsion.

M. Revell a confirmé pendant son témoignage que, sans sa famille et sans contacts, il craint d’être entraîné dans une spirale d’émotions négatives s’il était expulsé en Angleterre. Ce qui le préoccupe surtout, c’est son incapacité à recommencer sa vie, à son âge, sans réseau de soutien. [Note en bas de page omise.]

[77]      De toute évidence, il est difficile d’établir le point où les répercussions psychologiques découlant d’une mesure prise par l’État deviennent telles qu’elles atteignent le seuil faisant jouer les droits garantis par l’article 7. Comme l’a indiqué le juge en chef Lamer dans l’arrêt G. (J.), « [t]racer les limites de la protection de l’intégrité psychologique de l’individu contre l’ingérence de l’État n’est pas une science exacte » (au paragraphe 59). Cela dit, je serais enclin à penser que le déracinement d’une personne du pays où elle a passé la majeure partie de sa vie (et toute sa vie d’adulte) et son expulsion vers un pays qu’elle connaît à peine et dans lequel elle n’a pas de relations importantes, où ses perspectives d’emploi sont, au mieux, sombres et où il est très peu probable qu’elle puisse se trouver un jour réunie avec sa famille immédiate dépassent les conséquences normales associées à un renvoi. Les préjudices allégués en l’espèce sont sans doute plus importants que ceux que la Cour suprême a rappelés dans l’arrêt G. (J.) « les tensions et les angoisses ordinaires qu’une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d’un acte gouvernemental » (au paragraphe 59). Contrairement à la situation qui a été examinée dans l’arrêt Stables c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319, [2013] 3 R.C.F. 240 (Stables), il existe des éléments de preuve qui tendent à montrer que les tensions que M. Revell éprouverait, s’il était renvoyé dans son pays d’origine, seraient bien plus importantes que les conséquences normales d’une expulsion.

[78]      Cependant, le jugement rendu par la Cour suprême dans l’arrêt Medovarski demeure : l’expulsion et les tensions psychologiques qui s’ensuivent ne font pas jouer le droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7. Je ne peux donc pas conclure que l’expulsion fait jouer le droit à la sécurité de M. Revell, même lorsqu’elle s’accompagne d’une tension psychologique typique ou grave causée par l’État. Je reconnais que la Cour suprême n’a consacré qu’un paragraphe à cette question et que la question principale à trancher dans l’appel n’était pas celle de savoir si la tension psychologique résultant de la mesure d’expulsion faisait jouer l’article 7, mais plutôt celle de l’interprétation à donner à l’article 196 de la Loi nouvellement édicté. Il est également vrai que la Cour n’a pas explicitement tenu compte de la situation particulière des appelants dans cette affaire. On pourrait donc tenter d’établir une distinction fondée sur le fait que Mme Medovarski était au Canada depuis moins de cinq ans lorsqu’elle a fait l’objet d’une mesure de renvoi, alors que l’appelant en l’espèce y est depuis plus de 40 ans. Cependant, comme l’a souligné l’intimé, l’autre appelant dans l’arrêt Medovarski (M. Esteban) vivait au Canada depuis plus de 20 ans et y avait immigré à l’âge de 11 ans. Je ne suis pas convaincu que ces faits justifient qu’on n’applique en l’espèce le principe établi dans cet arrêt.

[79]      La Cour suprême n’a jamais jugé bon de s’écarter de la prémisse fondant l’arrêt Medovarski. Elle a simplement insisté sur le fait que l’expulsion, en soi, ne suffit pas à faire jouer les droits à la liberté et à la sécurité de la personne (Charkaoui, aux paragraphes 16 et 17). On est loin du rejet de sa principale conclusion. Par conséquent, j’estime être tenu de conclure que les difficultés auxquelles sera confronté M. Revell s’il est expulsé en Angleterre, aussi pénibles qu’elles puissent être, n’équivalent pas à un déni de son droit à la sécurité garanti par l’article 7 de la Charte.

C.        Le principe du stare decisis empêche-t-il notre Cour de réexaminer les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chiarelli? Autrement dit, est-il satisfait en l’espèce au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée?

[80]      Même si M. Revell avait réussi à démontrer une violation de ses droits garantis par l’article 7, il lui incomberait encore de démontrer que les dispositions législatives en vertu desquelles il a été déclaré interdit de territoire ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale. À cet égard, M. Revell soutient essentiellement que le régime est totalement disproportionné, car il est de portée trop large et ne prévoit pas d’évaluation personnalisée suffisante pour les résidents de longue date comme lui-même.

[81]      Comme l’a fait observer la juge (aux paragraphes 168 et 179 des motifs de la C.F.), les questions soulevées par M. Revell ne sont pas très différentes de celles soulevées dans les arrêts Chiarelli et Medovarski. Dans ces deux arrêts, la Cour suprême s’est penchée sur l’argument voulant que les dispositions de la Loi qui entraînent l’expulsion soient contraires aux principes de justice fondamentale, car la situation personnelle du contrevenant ou les détails de l’infraction n’avaient pas été pris en compte. Par conséquent, la juge a estimé que ces arrêts constituaient une réponse complète aux observations de M. Revell.

[82]      La juge a aussi examiné l’observation de M. Revell selon laquelle la Cour n’est pas tenue de suivre l’arrêt Chiarelli, étant donné que l’évolution majeure qu’ont connue la jurisprudence sur la Charte et le droit international justifie le réexamen de cet arrêt et satisfait au critère élevé applicable à la dérogation. Après avoir analysé soigneusement cette observation, la juge a conclu que la « donne » n’avait pas radicalement changé et que les principes de base énoncés dans Chiarelli continuaient de s’appliquer, malgré les modifications apportées à la Loi et l’évolution du droit international.

[83]      L’appelant soutient maintenant devant notre Cour que le critère permettant de déterminer s’il est justifié de déroger aux précédents faisant autorité est rempli, étant donné que l’analyse des principes de justice fondamentale a connu une évolution importante ayant modifié le droit en la matière. Le critère moderne exige que la Cour définisse l’objectif ou le but législatif qui sous-tend le régime, qu’elle le compare aux effets de la disposition et qu’elle utilise une analyse sur mesure afin de décider si la disposition est totalement disproportionnée, a une portée excessive ou est arbitraire. De l’avis de l’appelant, la Cour suprême, dans l’arrêt Chiarelli, a appliqué au mieux une forme embryonnaire du principe de l’arbitraire et n’a manifestement pas tenu compte de la nature totalement disproportionnée de l’article 7. Il affirme que la juge [au paragraphe 177 des motifs de la C.F.] a commis une erreur en concluant que, bien que la Cour suprême n’eût pas encore défini la notion de disproportion totale, elle avait toutefois, dans l’arrêt Chiarelli, employé un « concept analogue à celui qui [la] sous-tend » dans son analyse des principes de justice fondamentale. L’appelant soutient aussi que la Charte doit être interprétée conformément au droit international. Enfin, il soutient que l’analyse de l’article 12 de l’arrêt Chiarelli n’équivaut pas, pour des motifs similaires, à l’analyse moderne.

[84]      La Cour suprême a établi un critère élevé auquel il doit être satisfait pour qu’un tribunal inférieur puisse réexaminer les précédents d’un tribunal supérieur. Dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême s’est prononcée à l’unanimité sur le sujet dans les termes suivants (aux paragraphes 42 et 44) :

À mon avis, le juge du procès peut se pencher puis se prononcer sur une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a pas été invoquée dans l’affaire antérieure; il s’agit alors d’une nouvelle question de droit. De même, le sujet peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne.

[...]

[...] la barre est haute lorsqu’il s’agit de justifier le réexamen d’un précédent. Rappelons que, selon moi, le réexamen est justifié lorsqu’une nouvelle question de droit se pose ou qu’il y a modification importante de la situation ou de la preuve. Cette approche met en balance les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité avec la reconnaissance du fait qu’une juridiction inférieure doit pouvoir exercer pleinement sa fonction lorsqu’elle est aux prises avec une situation où il convient de revoir un précédent.

[85]      La Cour suprême s’est une nouvelle fois saisie de la question dans l’affaire subséquente Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331 (Carter). S’appuyant sur l’arrêt Bedford, elle a réitéré ses propos (au paragraphe 44) :

La doctrine selon laquelle les tribunaux d’instance inférieure doivent suivre les décisions des juridictions supérieures est un principe fondamental de notre système juridique. Elle confère une certitude tout en permettant l’évolution ordonnée et progressive du droit. Cependant, le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie. Les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » [...]

[86]      Dans ces deux arrêts, la Cour suprême a conclu qu’il était satisfait à ce critère du fait, notamment, de l’évolution importante de la jurisprudence concernant l’article 7 (Carter, au paragraphe 46; Bedford, au paragraphe 45).

[87]      En l’espèce, la Section de l’immigration a rejeté l’observation de l’appelant selon laquelle l’arrêt Chiarelli devait être réexaminé à la lumière des tendances récentes du droit international, car elle a conclu que ces tendances ne s’accordaient pas avec la jurisprudence canadienne établie en la matière (paragraphe 34 de la décision de la Section de l’immigration).

[88]      En plus de confirmer la conclusion de la Section de l’immigration à cet égard, la Cour fédérale a également rejeté l’argument subsidiaire de l’appelant, qu’il n’avait apparemment pas soulevé dans ses observations devant la Section de l’immigration, selon lequel l’évolution récente de la jurisprudence sur la Charte justifiait le réexamen de l’arrêt Chiarelli. Plus précisément, la juge a conclu que la Cour suprême, dans l’arrêt Chiarelli, n’avait pas, contrairement à ce que soutenait l’appelant, combiné l’analyse de l’article 7 avec la justification au titre de l’article 1 (paragraphe 172 des motifs de la C.F.) et que, bien que la Cour n’eût pas encore énoncé la notion de disproportion totale, elle avait néanmoins examiné un « concept analogue à celui qui [la] sous-tend » dans son analyse des principes de justice fondamentale. La juge de la Cour fédérale a écrit ceci [aux paragraphes 178 et 179] :

Dans l’arrêt Chiarelli, la Cour a souligné que les noncitoyens n’avaient qu’un droit qualifié de demeurer au Canada, ce qui comprend de ne pas avoir été reconnu coupable d’une infraction criminelle grave. La Cour a reconnu que les circonstances personnelles du résident permanent et la nature de l’infraction perpétrée peuvent varier considérablement. La conclusion de la Cour (à la page 734), selon laquelle la violation délibérée de la condition de ne pas commettre d’infraction grave justifie une ordonnance d’expulsion et qu’il n’est pas nécessaire de tenir compte d’autres circonstances aggravantes ou atténuantes démontre que la Cour a étudié des concepts semblables.

M. Revell n’a pas soulevé une nouvelle question juridique. Les principes de justice fondamentale en général et les mêmes concepts que ceux qui soustendent la proportionnalité (ou la disproportion totale) ont été abordés dans l’arrêt Chiarelli et dans l’arrêt Medovarski. Les principes de justice fondamentale, qui ont reconnu par la suite la disproportion totale comme un tel principe, ont été abordés directement dans la jurisprudence plus récente. La reconnaissance subséquente de la disproportion totale en tant que principe de justice fondamentale n’exige pas de réexaminer l’arrêt Chiarelli.

[89]      Plusieurs arguments sont invoqués à l’encontre de cette conclusion. Ils seront examinés à tour de rôle.

[90]      Il est bien établi que la première étape dans l’analyse de la portée excessive consiste à déterminer l’objectif du texte législatif. L’appelant soutient que, dans l’arrêt Chiarelli, la Cour suprême n’a pas déterminé l’objectif législatif qui sous-tend l’exigence juridique rendant l’expulsion obligatoire applicable à tous les résidents permanents visés par la règle contestée d’interdiction de territoire pour criminalité.

[91]      Dans l’arrêt R. c. Moriarty, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485 (Moriarty), puis dans l’arrêt R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180 (Safarzadeh-Markhali), la Cour suprême a conclu que, pour l’analyse fondée sur l’article 7, la formulation de l’objectif de la disposition ou du régime législatif contestés « devrait s’attacher aux fins visées par la loi plutôt qu’aux moyens choisis pour les réaliser, et elle devrait présenter un niveau approprié de généralité et énoncer l’idée maîtresse du texte de loi en termes précis et succincts » (Moriarty, au paragraphe 26). Elle a en outre ajouté qu’il ne faut pas confondre l’objectif et les moyens utilisés pour l’atteindre et que les deux doivent être considérés séparément (Moriarty, au paragraphe 27; Safarzadeh-Markhali, au paragraphe 26). En ce qui concerne le niveau de généralité qu’il convient de donner à la formulation de l’objet d’une règle de droit, la Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Moriarty (au paragraphe 28), qu’il :

[...] se situe donc entre la mention d’une « valeur sociale directrice » — énoncé trop général — et une formulation restrictive, par exemple la quasirépétition de la disposition contestée dissociée de son contexte — formulation qui risque d’être trop précise [...]

(Voir également l’arrêt Safarzadeh-Markhali, au paragraphe 27.)

[92]      L’énoncé de l’objet devrait donc être à la fois succinct et précis (Moriarty, au paragraphe 29; Safarzadeh-Markhali, au paragraphe 28).

[93]      Je suis d’accord avec l’appelant qu’on ne peut présumer que l’objet du régime contesté est l’établissement de « conditions à remplir par les non-citoyens pour qu’il leur soit permis d’entrer au Canada et d’y demeurer » (Chiarelli, à la page 734), puisque cela résumerait simplement les moyens du texte législatif. Cependant, lorsque l’analyse fondée sur l’article 7 dans l’arrêt Chiarelli est interprétée dans son ensemble, il me semble clair que la Cour suprême a interprété l’objet de la Loi comme étant d’empêcher des non-citoyens déclarés coupables d’infractions graves de demeurer au pays et, plus généralement, d’empêcher le Canada de « devenir un refuge pour les criminels et les autres personnes que, légitimement, nous ne voulons pas avoir parmi nous » (Chiarelli, à la page 733, citant l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, à la page 834, 1991 CanLII 78).

[94]      Cet objet est en effet conforme aux objectifs avoués se rapportant à l’immigration tels qu’ils sont énoncés dans la Loi elle-même. Aux termes des alinéas 3(1)h) et i), deux des objectifs de la Loi en en matière d’immigration sont « de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne » et « de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité ». Dans l’arrêt Medovarski, la Cour suprême a réexaminé de manière plus approfondie l’intention de la Loi et s’est fondée sur cette disposition pour identifier les objectifs de la Loi (au paragraphe 10) :

Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. Pour réaliser cet objectif, il faut empêcher l’entrée au Canada des demandeurs ayant un casier judiciaire et renvoyer ceux qui ont un tel casier, et insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada. Cela représente un changement d’orientation par rapport à la loi précédente, qui accordait plus d’importance à l’intégration des demandeurs qu’à la sécurité : voir, par exemple, l’al. 3(1)i) LIPR comparativement à l’alinéa 3j) de l’ancienne Loi; l’alinéa 3(1)e) LIPR comparativement à l’alinéa 3d) de l’ancienne Loi; l’alinéa 3(1)h) LIPR comparativement à l’alinéa 3i) de l’ancienne Loi. Considérés collectivement, les objectifs de la LIPR et de ses dispositions relatives aux résidents permanents traduisent la ferme volonté de traiter les criminels et les menaces à la sécurité avec moins de clémence que le faisait l’ancienne Loi.

[95]      À mon avis, cet énoncé de l’objet qu’a formulé par la Cour suprême dans l’arrêt Chiarelli satisfait aux exigences de l’objectif approprié.

[96]      Deuxièmement, l’appelant soutient que l’approche suivie par la Cour dans l’arrêt Chiarelli est incompatible avec l’approche moderne relative à l’article 7, parce qu’elle ne tient pas compte des répercussions de la conduite de l’État sur la personne et qu’elle ne comporte pas l’analyse personnalisée que la justice fondamentale exige désormais. Selon l’appelant, il importe peu que toutes les personnes qui sont visées par la disposition aient en commun certaines caractéristiques, c’est-à-dire avoir délibérément contrevenu aux conditions auxquelles elles ont reçu le statut de résident permanent. Selon lui, il faudrait plutôt mettre l’accent sur la question de savoir si la disposition outrepasse son objectif et porte atteinte aux droits de certaines personnes d’une manière totalement disproportionnée, allant ainsi bien au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre son objectif.

[97]      Je souscris à l’observation de l’appelant selon laquelle l’article 7 requiert une analyse personnalisée et qu’un effet totalement disproportionné, arbitraire ou dont la portée est excessive sur une personne suffit pour établir qu’il y a manquement à l’article 7 (voir l’arrêt Bedford, au paragraphe 122). Je reconnais également que l’approche quant aux principes de justice fondamentale a considérablement évolué depuis la création de la Charte et le jugement rendu par la Cour suprême dans Chiarelli. En revanche, je ne partage pas la conclusion de l’appelant selon laquelle il a été satisfait au critère rigoureux qui permettrait qu’on déroge à la jurisprudence issue des arrêts Chiarelli et Medovarski.

[98]      La Cour suprême a affirmé ce qui suit dans l’arrêt Bedford, au paragraphe 120 :

La règle qui exclut la disproportion totale ne s’applique que dans les cas extrêmes où la gravité de l’atteinte est sans rapport aucun avec l’objectif de la mesure. Pour illustrer cette idée, prenons l’hypothèse d’une loi qui, dans le but d’assurer la propreté des rues, infligerait une peine d’emprisonnement à perpétuité à quiconque cracherait sur le trottoir. Le lien entre les répercussions draconiennes et l’objet doit déborder complètement le cadre des normes reconnues dans notre société libre et démocratique.

(Voir également l’arrêt Carter, au paragraphe 89 : « La norme est élevée : l’objet de la loi peut ne pas être proportionné à son incidence sans que s’applique la norme du caractère totalement disproportionné » (italique dans l’original).)

[99]      Il est clair que, dans l’arrêt Chiarelli, la Cour suprême s’est penchée sur la question de la proportionnalité du régime législatif en vertu duquel les non-citoyens condamnés pour une infraction passible d’un emprisonnement d’au moins cinq ans peuvent être expulsés. Bien que la notion de « disproportion totale » puisse ne pas avoir été aussi peaufinée à l’époque qu’elle ne l’est aujourd’hui, la Cour était de toute évidence consciente de sa substance, comme on peut le constater à la lecture du passage suivant de l’arrêt Chiarelli (à la page 734) :

[…] L’une des conditions auxquelles le législateur fédéral a assujetti le droit d’un résident permanent de demeurer au Canada est qu’il ne soit pas déclaré coupable d’une infraction punissable d’au moins cinq ans de prison. Cette condition traduit un choix légitime et non arbitraire fait par le législateur d’un cas où il n’est pas dans l’intérêt public de permettre à un noncitoyen de rester au pays. L’exigence que l’infraction donne lieu à une peine de cinq ans d’emprisonnement indique l’intention du législateur de limiter cette condition aux infractions relativement graves [...] En pareil cas [où des résidents permanents ont manqué volontairement à une condition essentielle devant être respectée pour qu’il leur soit permis de demeurer au Canada], mettre effectivement fin à leur droit d’y demeurer ne va nullement à l’encontre de la justice fondamentale. Dans le cas du résident permanent, seule l’expulsion permet d’atteindre ce résultat.

[100]   Quant à l’exigence voulant qu’il faille tenir compte de la situation personnelle des personnes visées par la loi contestée, je suis d’accord avec la juge lorsqu’elle conclut que la Cour suprême en a également tenu compte dans l’arrêt Chiarelli. La Cour a explicitement reconnu que les « circonstances personnelles de ceux qui manquent à cette condition peuvent certes varier énormément » et que « la gravité des infractions visées au sous-al. 27(1)d)(ii) [maintenant l’alinéa 36(1)a) de la Loi] varie également », mais elle a conclu qu’il n’est pas nécessaire de chercher, au-delà de la violation délibérée de la condition imposée par cette disposition, des circonstances aggravantes ou atténuantes pour se conformer aux exigences de la justice fondamentale (Chiarelli, à la page 734).

[101]   Ce faisant, la Cour suprême n’a pas omis l’élément nécessaire à l’interprétation des principes de justice fondamentale qu’est l’analyse personnalisée. Bien au contraire, elle a examiné l’argument, mais l’a rejeté au motif que la gravité des infractions visées au sous-alinéa 27(1)d)(ii) l’emporte sur tous les autres facteurs et que l’expulsion est une réponse appropriée à la violation d’une condition essentielle au droit du résident permanent de demeurer au Canada. Étant donné que la gravité des infractions visées à l’alinéa 36(1)a) de la Loi s’est accrue depuis l’époque où l’arrêt Chiarelli a été rendu (condamnation pour une infraction punissable par une peine d’emprisonnement maximale d’au moins dix ans), le raisonnement de la Cour s’applique en fait d’autant plus aujourd’hui.

[102]   Par conséquent, je ne peux pas conclure que la juge a commis une erreur en refusant de réexaminer l’arrêt Chiarelli : M. Revell n’a pas soulevé de nouvelle question de droit, la donne n’a pas changé et le raisonnement énoncé dans l’arrêt Chiarelli (et dans l’arrêt Medovarski) équivaut pour ainsi dire à l’analyse de la « disproportion totale » établie plus tard dans l’arrêt Bedford. Compte tenu du seuil élevé qui a été établi pour le réexamen des décisions rendues par la Cour suprême, j’hésiterais à réexaminer ces arrêts et à me sentir libre de ne pas suivre cette jurisprudence, d’autant plus que, dans ses décisions récentes, la Cour suprême n’a pas démontré la volonté de s’en écarter. En effet, la Cour suprême a très récemment répété que l’exception au principe du stare decisis vertical fondée sur les nouveaux éléments de preuve, énoncée dans l’arrêt Bedford, doit être interprétée de façon étroite et que les tribunaux inférieurs doivent suivre les décisions des tribunaux supérieurs « [s]ous réserve d’exceptions extraordinaires » : voir l’arrêt R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, au paragraphe 26.

[103]   La même conclusion s’applique à l’égard de l’article 12 de la Charte. M. Revell n’a pas soulevé de nouvelle question de droit, la donne n’a pas changé et la Cour suprême s’est expressément prononcée sur l’argument de la « disproportion exagérée » dans le contexte de l’article 12 de la Charte dans l’arrêt Chiarelli. En réponse à l’observation selon laquelle le sous-alinéa 27(1)d)(ii) ne laissait aucune place à la prise en considération des circonstances de l’infraction ou du contrevenant et visait des infractions relativement moins graves, la Cour a écrit ce qui suit (à la page 736) :

L’expulsion d’un résident permanent qui, en commettant une infraction criminelle punissable d’au moins cinq ans de prison, a délibérément violé une condition essentielle pour qu’il lui soit permis de demeurer au Canada, ne saurait être considérée comme incompatible avec la dignité humaine. Au contraire, c’est précisément le fait de permettre que les personnes ayant pu entrer au Canada sous condition violent délibérément et impunément ces conditions qui tendrait vers l’incompatibilité avec la dignité humaine.

[104]   Bien que l’analyse concernant la disproportion faite au titre de l’article 7 et celle faite au titre de l’article 12 puissent être distinctes, la norme de la « disproportion exagérée » qui s’applique est la même dans les deux cas (voir les arrêts Malmo-Levine, au paragraphe 160; Safarzadeh-Markhali, au paragraphe 72; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130 (Lloyd), aux paragraphes 41 et 42).

[105]   Encore une fois, je ne vois aucune raison de m’écarter de cette conclusion. Les arguments de M. Revell reprennent essentiellement ceux formulés par M. Chiarelli, et le droit en matière de « disproportion exagérée » d’une peine ou d’un traitement pour l’application de l’article 12 de la Charte n’a pas considérablement évolué depuis l’arrêt de principe R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, 1987 CanLII 64 (Smith), que la Cour a cité avec approbation dans l’arrêt Lloyd (au paragraphe 24).

[106]   Par conséquent, puisqu’il n’a pas été satisfait au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée, je suis tenu de suivre les jugements rendus dans les arrêts Chiarelli et Medovarski.

D.        Le cas échéant, le régime législatif contesté est-il conforme aux principes de justice fondamentale?

[107]   Même si on présumait, pour les besoins de la discussion, que notre Cour n’était pas tenue de suivre les arrêts Chiarelli et Medovarski, je serais quand même d’avis que les alinéas 36(1)a) et 37(1)a) ne portent pas atteinte aux principes de justice fondamentale, lorsqu’ils sont interprétés dans le contexte du régime législatif dans son ensemble, relativement au renvoi de personnes interdites de territoire.

[108]   L’appelant soutient que l’objet du régime d’interdiction de territoire de la Loi est de renvoyer tout non-citoyen qui présente des risques importants pour le public, où l’importance du risque est évaluée en fonction de la gravité de l’infraction, et dont la présence continue au Canada ne sert pas les objectifs de la Loi, qui sont notamment la réunification des familles et l’intégration. L’appelant soutient que, par rapport à cet objet, le régime produit des résultats totalement disproportionnés dans un cas comme le sien. À son avis, le déracinement d’une personne qui ne constitue pas un danger réel pour le public n’améliore que peu ou pas la sécurité du public et cause un préjudice psychologique grave. L’appelant déclare que ces effets sont totalement disproportionnés par rapport à l’objectif de la mesure et que la Loi en fait abstraction, car elle n’offre pas de mécanisme lui permettant de se soustraire à la mesure de renvoi, de sorte que l’application stricte du paragraphe 36(1) porterait atteinte à ses droits garantis par l’article 7. Il affirme en outre que le pouvoir discrétionnaire du ministre de déférer une affaire pour enquête, prévu à l’article 44, et celui de l’agent d’exécution de reporter l’exécution d’une mesure d’expulsion exécutoire ne suffisent pas pour combler les lacunes du régime.

[109]   De l’avis de l’intimé, la juge a eu raison de conclure qu’en l’espèce, il ne s’agit pas de l’un de ces « cas extrêmes » où la loi produit une « disproportion exagérée ». L’intimé soutient que le renvoi de résidents permanents jugés interdits de territoire pour grande criminalité sert la finalité du régime, qu’il définit comme étant de favoriser la sûreté, la sécurité et l’intégrité des conditions de résidence au Canada, et que les effets du régime sur l’appelant, qui sont les conséquences habituelles de l’expulsion, relèvent des « normes reconnues dans notre société libre et démocratique » (Bedford, au paragraphe 120). L’intimé souligne également que l’enquête doit être examinée dans le contexte du régime dans son ensemble, qui a été jugé conforme à la justice fondamentale dans des décisions récentes de notre Cour et de la Cour fédérale. L’intimé soutient de plus que l’évaluation personnalisée que l’appelant réclame a en fait été effectuée, dans son cas, à l’étape où l’affaire a été déférée pour enquête.

[110]   Je ne peux pas souscrire à la façon dont l’appelant définit l’objet du régime législatif. J’ai déjà examiné la question dans la section précédente sur le caractère obligatoire des arrêts Chiarelli et Medovarski (précités, au paragraphe 94 des présents motifs). Selon moi, il est clair, pour les motifs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Medovarski, que la protection de la sécurité des Canadiens et son corollaire la facilitation du renvoi des non-citoyens qui posent un risque pour la société du fait de leur conduite sont les objectifs principaux du régime de renvoi prévu par la Loi. Cela a été réitéré dans l’arrêt Tran, où la Cour a souligné que l’obligation d’un résident permanent de se conformer à la loi pendant qu’il est au Canada non seulement sert les objectifs de la Loi qui sont liés à la sécurité, mais encore est essentielle pour l’atteinte des objectifs plus généraux de la Loi (au paragraphe 40) :

[…] la LIPR vise à permettre au Canada de profiter des avantages de l’immigration, tout en reconnaissant la nécessité d’assurer la sécurité et d’énoncer les obligations des résidents permanents. Le ministre met l’accent sur l’objectif de sécurité visé par la LIPR. Or, comme la Juge en chef l’a expliqué dans Medovarski, pour réaliser cet objectif, « il faut empêcher l’entrée au Canada des demandeurs ayant un casier judiciaire et renvoyer ceux qui ont un tel casier, et insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada »  : par. 10. L’obligation prévue dans la LIPR de se conformer à la loi comprend celle de ne pas se livrer à des activités de « grande criminalité » comme le prévoit le par. 36(1). Aussi longtemps que cette obligation est respectée, les objectifs de la LIPR liés à l’« intégration » demeurent applicables aux résidents permanents, et la réalisation des objectifs portant sur les « avantages de l’immigration » et la « sécurité » est favorisée.

[111]   À la lumière de ces arrêts de la Cour suprême, il est difficile de retenir l’argument de l’appelant selon lequel il faut accorder un poids égal à la promotion de la réunification des familles et de l’intégration des résidents permanents dans la société et à la sécurité du public lorsqu’il s’agit d’évaluer l’objet du processus de décision en matière d’interdiction de territoire. Comme l’a fait observer la Cour suprême dans l’arrêt Medovarski, il est clair, d’après la Loi elle-même et les débats qui ont précédé son adoption, que le renvoi rapide des personnes qui constituent un risque pour la sécurité du Canada était la priorité et qu’il a joué un rôle important dans l’atteinte des autres objectifs de la Loi.

[112]   J’estime aussi que l’appelant commet une erreur de caractérisation lorsqu’il soutient que le régime contesté produit des effets totalement disproportionnés. Il soutient que la grande variété des infractions visées par la disposition relative à la grande criminalité (le paragraphe 36(1)) entraîne le renvoi de résidents permanents qui ne posent aucun risque pour le public. Il me semble que cela se rapporte davantage à la notion de portée excessive qu’à celle de la disproportion totale. Comme cela a été souligné dans l’arrêt Carter, l’analyse de la portée excessive consiste à déterminer « si une loi qui nie des droits d’une manière généralement favorable à la réalisation de son objet va trop loin en niant les droits de certaines personnes d’une façon qui n’a aucun rapport avec son objet » (au paragraphe 85). Si je comprends bien ce que soutient l’appelant, c’est cette question qu’il soulève, et non celle de savoir si les répercussions défavorables du renvoi sur ses droits sont totalement disproportionnées par rapport à l’objet de la Loi.

[113]   Pour répondre à cette question, la Cour doit examiner la portée des dispositions contestées. L’alinéa 36(1)a) de la Loi dispose qu’un résident permanent est interdit de territoire pour grande criminalité s’il est déclaré coupable au Canada d’une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé. Quant à l’alinéa 37(1)a), il dispose qu’un résident permanent est interdit de territoire pour criminalité organisée essentiellement s’il est membre d’une organisation criminelle.

[114]   Pour étayer son observation selon laquelle la vaste portée de ces dispositions pourrait avoir pour effet de viser des résidents permanents qui, en réalité, ne posent aucun risque pour la société, l’appelant invoque la situation hypothétique (librement adaptée de l’arrêt R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, au paragraphe 74) d’un résident permanent de longue date, atteint d’une maladie rénale et ayant de nombreux liens familiaux au Canada, qui serait renvoyé après avoir été condamné et avoir reçu une peine de six mois d’emprisonnement pour possession d’une arme à feu à autorisation restreinte non chargée à proximité de munitions (paragraphe 95(1) du Code criminel). L’appelant dans l’arrêt connexe Moretto, publié en même temps que le présent arrêt, a aussi fait valoir que l’utilisation d’un faux passeport, le fait d’arrêter la poste avec intention de vol, la fraude à l’identité, le vol ou la fabrication de cartes de crédit, l’utilisation non autorisée d’un ordinateur et le vol de courrier constituent également des infractions de grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la Loi.

[115]   Même si l’on admettait que les résidents permanents condamnés pour ces infractions ne posent, en réalité, aucun risque pour la société et que les comportements visés par ces dispositions n’ont aucun lien avec l’objet de l’alinéa 36(1)a), je conclurais néanmoins qu’en raison des nombreuses soupapes de sécurité qui y sont prévues, la Loi donne une véritable occasion de tenir compte de la situation d’une personne. Ces soupapes préservent les alinéas en question de toute accusation de portée excessive en restreignant en fait leur portée.

[116]   En l’espèce, le risque de récidive que pose l’appelant, la nature et la gravité des infractions criminelles pour lesquelles il a été condamné et le risque continu qu’il pose pour la société ont été attentivement examinés par l’ASFC à l’étape de l’enquête. Ces facteurs ont été évalués, entre autres, par rapport aux liens étroits que l’appelant entretient avec le Canada, à sa situation familiale et aux répercussions possibles qu’un renvoi aurait sur lui (voir le dossier d’appel, vol. 10, pages 2702 à 2711; vol. 12, pages 3148 à 3152; vol. 13, pages 3353 à 3375). Pour ce qui est de l’argument de l’appelant selon lequel il était déraisonnable que le délégué du ministre conclue, en 2015, qu’il posait un risque pour la sécurité du public, il aurait pu le soulever dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de renvoi, et c’est ce qu’il a fait. Il n’a pas obtenu gain de cause à cet égard. À mon avis, l’ensemble de ce processus sert de soupape de sécurité empêchant que la Loi s’applique lorsqu’une telle application aurait une portée excessive (voir la décision Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1214, [2016] A.C.F. no 1241 (QL), aux paragraphes 26 à 30).

[117]   Je ne peux pas retenir l’argument de l’appelant selon lequel le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par l’article 44 s’apparente au pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites examiné dans l’arrêt R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, aux paragraphes 73 à 77. Le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par l’article 44 ressemble davantage au processus du régime de licences discrétionnaires que la Cour suprême a jugé suffisant pour corriger une interdiction de portée trop large en droit criminel dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134 (PHS), aux paragraphes 112 à 114. Contrairement au pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, qui n’est pas susceptible de révision s’il n’y a pas eu abus de procédure (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, au paragraphe 36), l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire pour déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête est susceptible de contrôle pour des motifs de fond et de procédure (Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492, au paragraphe 15). Le simple fait que ce processus prévoit un certain pouvoir discrétionnaire ne l’empêche pas de constituer une soupape de sécurité servant à éviter les résultats inconstitutionnels (voir l’arrêt PHS, aux paragraphes 112 à 114).

[118]   Quant à l’argument de l’appelant selon lequel la peine maximale d’emprisonnement pour une infraction donnée et celle infligée en réalité sont des outils imparfaits pour évaluer le risque, il doit de même être rejeté. Comme l’a déclaré la Cour suprême, la prise en compte de la durée d’une peine d’emprisonnement s’avère un « guide utile », et les « crimes qui, au Canada, rendent leur auteur passible d’une peine maximale d’au moins dix ans seront en général suffisamment graves pour justifier l’exclusion » de la protection offerte aux réfugiés (ou, en l’espèce, de l’admissibilité à résider au Canada) (Febles, au paragraphe 62, quoique dans un contexte légèrement différent). À mon avis, les processus prévus par la Loi pour évaluer l’admissibilité garantissent que cette règle des dix ans ne sera pas appliquée « machinalement, sans tenir compte du contexte, ou de manière injuste » (Febles, au paragraphe 62).

[119]   Pour étayer son allégation, l’appelant invoque aussi la déclaration de la Cour suprême dans l’arrêt Tran selon laquelle la « durée de la peine, à elle seule, n’est pas un bon critère pour mesurer la gravité de la criminalité du résident permanent » (au paragraphe 25). L’appelant se trompe. En tenant compte du contexte, il est clair que la Cour voulait dire que ce n’est « pas un indicateur fiable de “grande criminalité” lorsqu’on compare des peines d’incarcération et des peines d’emprisonnement avec sursis » (au paragraphe 28; non souligné dans l’original). Il en va de même d’autres citations tirées de l’arrêt Tran que l’appelant a invoquées et qui portent sur la question sans lien de savoir si, en adoptant le paragraphe 36(1), le législateur avait mis en balance les avantages d’une application rétrospective, d’une part, et ses effets inéquitables potentiels, d’autre part (Tran, au paragraphe 50).

[120]   L’appelant ne m’a pas convaincu que le paragraphe 36(1) de la LIPR a une portée excessive par rapport à l’objet de la Loi. L’argument de l’appelant selon lequel il existe une disproportion totale doit, de même, être rejeté. L’appelant soutient que l’expulsion d’un résident de longue date comme lui, avec tous ses liens affectifs au Canada, est totalement disproportionnée par rapport à l’objet de la Loi. Bien que l’appelant ait raison d’affirmer que les conséquences possibles de l’expulsion sont graves pour lui, je ne peux pas convenir que les effets sont « totalement disproportionnés » par rapport à l’objectif du régime (Bedford, au paragraphe 120), qui est d’assurer la « protection de la société canadienne en facilitant le renvoi des résidents permanents [...] qui constituent un danger pour la société en raison de leur conduite » (Stables, au paragraphe 14). Même s’il se peut que l’expulsion ne soit pas le moyen le moins robuste d’atteindre cet objectif, là n’est pas la question à cette étape de l’analyse. Je suis d’accord avec la juge que, même si une expulsion peut « sembler sévère, voire légèrement disproportionnée » pour un résident permanent de longue date, « [c]es éléments n’atteignent toutefois pas une ampleur exagérément disproportionnée » (paragraphe 223 des motifs de la C.F.; en italique dans l’original).

[121]   Quoi qu’il en soit, même si on présumait qu’il pourrait exister des cas où l’application des dispositions contestées ferait naître la possibilité d’une disproportion totale, je partage l’avis de la juge selon lequel le processus, dans son ensemble, offre une occasion véritable de tenir compte de la situation d’une personne afin d’éviter que des résultats inconstitutionnels se produisent. Comme je l’ai dit précédemment, la situation propre à l’appelant, comme la durée de sa résidence au Canada et sa situation familiale, a été soigneusement prise en compte à l’étape de l’enquête et elle a été mise en balance avec des facteurs faisant contrepoids, comme la gravité de ses infractions et le risque continu qu’il pose pour la société. De plus, l’appelant a eu droit à une audience quasi judiciaire devant la Section de l’immigration, où il a pu contester le bien-fondé des allégations d’interdiction de territoire, et à une ERAR, deux recours susceptibles de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Tout au long des étapes de ce processus, l’appelant s’est vu offrir plusieurs chances de rester au Canada sur la base d’une évaluation personnalisée de sa situation. Il a aussi eu l’occasion de demander que son renvoi soit reporté.

[122]   Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les dispositions contestées, dans le contexte du régime législatif dans son ensemble, sont conformes aux principes de justice fondamentale.

E.        Le régime législatif contesté porte-t-il atteinte aux droits de l’appelant garantis par l’article 12 de la Charte?

[123]   L’article 12 de la Charte dispose que « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Il faut trancher deux questions afin de déterminer s’il y a violation de l’article 12 de la Charte. La première question est de savoir si la personne qui allègue la violation est soumise à un « [traitement] » ou à une « [peine] » au sens de l’article 12 de la Charte. En l’espèce, l’appelant soutient que l’expulsion est un « [traitement] ». La deuxième question est de savoir si ce traitement ou cette peine sont « cruels et inusités ». Pour répondre en faveur de l’appelant à la deuxième question, il faudrait s’écarter de la conclusion tirée par la Cour suprême dans l’arrêt Chiarelli (à la page 736) selon laquelle l’expulsion d’un résident permanent qui a délibérément violé une condition qu’il devait respecter pour avoir le droit de demeurer au Canada n’est « ni cruelle ni inusitée » pour l’application de l’article 12 de la Charte.

[124]   La Cour suprême a souvent insisté sur le fait que la barre est haute lorsqu’il s’agit d’établir l’existence d’une violation de l’article 12 de la Charte (Lloyd, au paragraphe 24). Pour satisfaire à ce critère, le traitement contesté « ne peut être simplement disproportionn[é] ou excessi[f] » par rapport à son objet (R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599 (Boudreault), au paragraphe 45). Ce critère n’est pas moins rigoureux que celui de la « disproportion exagérée » applicable au titre de l’article 7 de la Charte (Lloyd, aux paragraphes 41 et 42; Malmo-Levine, au paragraphe 160; Safarzadeh-Markhali, au paragraphe 72). En d’autres termes, le traitement contesté doit être « excessi[f] au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » et « odieu[x] ou intolérable » socialement (Lloyd, au paragraphe 24; Smith, à la page 1072; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, au paragraphe 26; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, au paragraphe 14). Il ne sera conclu que « très rarement » qu’un traitement contrevient à l’article 12, puisque le critère permettant d’en juger « est à bon droit strict et exigeant » (Boudreault, au paragraphe 45, citant Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385, à la page 1417, 1990 CanLII 50).

[125]   Les observations de l’appelant reposent sur l’idée selon laquelle la décision de l’expulser constitue un « [traitement] » au sens de l’article 12 de la Charte. Bien que la juge ait refusé de rendre une décision définitive à cet égard, elle a indiqué qu’elle était encline à partager cet avis (paragraphe 221 des motifs de la C.F.). Je suis d’accord avec la juge pour dire que, bien qu’il ne soit pas nécessaire de répondre à cette question en l’espèce, la portée donnée au terme « traitement » est probablement assez large pour inclure l’expulsion. Dans l’arrêt Chiarelli, la Cour suprême a conclu qu’il était en effet possible, quoique sans décider si c’était le cas ou non, que l’expulsion « constitue un “traitement” au sens de l’art. 12 », notamment à la lumière de la définition que le dictionnaire donne à ce terme (à la page 735). Dans l’arrêt Rodriguez, la Cour suprême a ajouté ceci à ce sujet (à la page 610) :

Bien que l’ordonnance d’expulsion en cause dans l’arrêt Chiarelli ne soit pas de nature pénale puisqu’elle ne résultait pas de la perpétration d’une infraction particulière, elle était néanmoins imposée par l’État dans le contexte de la mise en application d’une structure administrative étatique — le régime d’immigration et ses règlements. Le cas de l’intimé [...], qui n’avait pas respecté les exigences imposées par le régime de réglementation, a été traité conformément aux préceptes du système administratif. Sous cet angle, tout « traitement » se situait toujours dans les limites du contrôle que l’État exerce sur l’individu dans le cadre du régime qu’il a établi.

[126]   Cependant, comme je l’ai dit plus haut, je suis d’accord avec la juge sur le fait qu’il n’est pas nécessaire de trancher définitivement cette question, étant donné que l’appelant n’a pas démontré que ce traitement est « cruel et inusité ».

[127]   En ce qui concerne la deuxième partie de l’analyse fondée sur l’article 12, l’appelant affirme que le renvoi d’un résident permanent de longue date comme lui, alors qu’il ne pose aucun risque pour la société, est totalement disproportionné par rapport aux objectifs de l’État. Pour retenir cet argument, il faudrait s’écarter des conclusions énoncées dans l’arrêt Chiarelli (voir la page 736). L’appelant soutient qu’il n’est pas nécessaire de suivre l’arrêt Chiarelli pour des motifs semblables à ceux invoqués à l’égard de l’article 7. Il se fonde sur l’évolution de l’idée que se font les Canadiens de la dignité humaine et sur la jurisprudence internationale pour montrer qu’il y a eu évolution des normes sociales qui sous-tendent les droits garantis par la Charte.

[128]   Je suis d’accord avec l’intimé lorsqu’il soutient que les arguments de l’appelant fondés sur l’article 12, parce qu’ils portent sur les conséquences auxquelles il serait confronté s’il était expulsé en Angleterre, sont prématurés pour les mêmes motifs que l’étaient les arguments fondés sur l’article 7. Comme je l’ai dit précédemment, la Loi établit une distinction entre la décision d’interdiction de territoire et l’exécution du renvoi (voir l’arrêt Barrera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 3, 1992 CanLII 2420 (C.A.)).

[129]   Même si les arguments n’avaient pas été prématurés, j’aurais néanmoins conclu, pour essentiellement les mêmes motifs que ceux exposés plus haut en ce qui concerne la notion de la « disproportion exagérée » dans le contexte de mon analyse fondée sur l’article 7, que l’appelant n’a pas établi qu’il y a violation de l’article 12 de la Charte. Je suis d’accord avec la juge sur le fait que, bien que la mesure de renvoi visant l’appelant puisse être « légèrement disproportionnée » si celui-ci présente un risque faible de récidive (paragraphe 223 des motifs de la C.F.), cette mesure n’atteint pas la barre élevée applicable aux conclusions de traitement cruel ou inusité. Comme je l’ai dit plus haut, les divers processus constituant le régime d’interdiction de territoire et de renvoi permettent la prise en compte de la situation d’une personne et préviennent les résultats totalement disproportionnés.

[130]   Enfin, l’appelant invoque la jurisprudence internationale à l’appui de son argument selon lequel, depuis l’arrêt Chiarelli, les normes sociales ont évolué et selon lequel on a reconnu que l’expulsion d’un résident de longue date peut être contraire à l’article 12 si ses effets sont inhumains et si elle a de graves conséquences pour la personne. Il invoque plus précisément des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme qui interprètent l’article 3 (interdisant tout traitement cruel, inhumain ou dégradant) et l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme [Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221] et des « constatations » adoptées par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies à l’égard de plaintes présentées sur le fondement de l’article 17 (droit de ne pas être l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa famille) et du paragraphe 23(1) (la famille a droit à la protection de la société et de l’État) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47].

[131]   Je souhaite formuler quelques observations à cet égard. Premièrement, le Canada conserve un système dualiste de réception du droit international. Ainsi, même les traités auxquels le Canada est partie ne deviennent exécutoires en droit canadien que si une loi canadienne leur donne effet. Pour ce motif, la simple existence d’une obligation internationale pourrait bien lier le Canada en droit international, mais elle n’a pas force de loi dans une cour de justice canadienne (Francis v. The Queen, [1956] R.C.S. 618, à la page 621; Kazemi, au paragraphe 60).

[132]   Cela dit, l’approche restrictive quant au droit international a évolué depuis 1987 et il est maintenant bien établi que les engagements pris par le Canada en droit international devraient éclairer la façon dont nous interprétons la Charte. Le raisonnement qui sous-tend cette évolution est qu’« il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifié[s] en matière de droits de la personne » (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la page 349, 1987 CanLII 88, au paragraphe 59; Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, au paragraphe 70; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245 (Saskatchewan Federation of Labour), au paragraphe 157 (sous la plume des juges Rothstein et Wagner, dissidents pour d’autres motifs)). C’est sur ce fondement que la Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Kazemi, que les conventions internationales peuvent aider à la reconnaissance de nouveaux principes de justice fondamentale, mais qu’elles ne suffisent pas en soi pour établir l’existence de tels principes (ni au demeurant pour définir ce qu’est une peine ou un traitement cruels et inusités).

[133]   De plus, les « constatations » du Comité des droits de l’homme ne sont pas juridiquement contraignantes en droit national ou international. Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Kazemi (aux paragraphes 147 et 148), les commentaires généraux du Comité peuvent aider à interpréter le Pacte, mais ils n’ont pas préséance sur les interprétations adoptées par les instances chargées de trancher des litiges. En effet, l’absence de mécanisme d’application dans la Convention ou dans le Protocole facultatif à la Convention a été décrite comme étant l’une des faiblesses de ce système (Ahani v. Canada (Attorney General), [2002] O.J. no 31 (QL), (2002), 58 O.R. (3d) 107 (C.A.), aux paragraphes 31 à 39).

[134]   Quant à la Convention européenne des droits de l’homme (la CEDH), de toute évidence, elle ne lie pas le Canada. En outre, il est intéressant de noter que les décisions de la CEDH auxquelles M. Revell renvoie se rapportent toutes à l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) pour lequel il n’existe pas d’article équivalent dans la Charte, et non à l’article 3 (interdiction de torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants). Enfin, j’observe que les critères établis par la CEDH pour assurer l’équilibre entre la protection de l’union familiale ou de la vie privée et le maintien de l’ordre public sont assez semblables à ceux appliqués par le délégué du ministre au stade du rapport établi en vertu de l’article 44 (p. ex. la nature et la gravité de l’infraction criminelle, la durée du séjour dans le pays d’accueil, la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux avec le pays d’accueil et avec le pays de destination, le temps écoulé depuis que l’infraction a été commise et la conduite pendant cette période, la situation familiale du demandeur et la solidité des liens familiaux, l’intérêt supérieur de l’enfant et les difficultés auxquelles le conjoint serait confronté dans le pays d’origine du demandeur).

[135]   En définitive, je ne peux pas admettre que l’arrêt Chiarelli devrait être réexaminé simplement parce que les normes internationales en matière de droits de la personne n’y étaient pas prises en compte, normes qui auraient évolué au point que soient reconnues des limites à la capacité de l’État de renvoyer des non-citoyens. Bien que les principes de droit international puissent éclairer l’interprétation de la Charte, la seule évolution du droit international ne suffit pas pour justifier la dérogation à des principes établis en droit canadien.

[136]   L’appelant s’est fondé, par analogie, sur l’arrêt États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, et sur le fait qu’on y reconnaissait une tendance en faveur de l’abolition de la peine de mort. À mon avis, cette analogie est erronée. L’appelant est loin d’avoir démontré une tendance internationale de cette ampleur en faveur de l’abolition de l’expulsion. Les décisions comme la décision A.B. c. Canada, Communication No. 2387/2014, Doc. ONU CCPR/C/117/D/2387/2014 (15 juillet 2016), du Comité des droits de l’homme des Nations Unies (le CDHNU) que l’intimé invoque en l’espèce, semblent mettre en doute cet argument. Dans cette décision, le CDHNU a reconnu que la Loi prévoit des mécanismes faisant en sorte que, malgré la séparation familiale (contre laquelle il existe une disposition précise dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques), l’expulsion d’un non-citoyen pour grande criminalité ne soit pas disproportionnée par rapport à l’objectif légitime d’empêcher que d’autres crimes se produisent et d’assurer la protection du public.

[137]   De plus, il vaut la peine de souligner que, bien que la Cour suprême ait reconnu dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour que les engagements pris par le Canada en droit international devraient éclairer notre interprétation des droits garantis par la Charte, ce n’est nullement pour ce motif qu’elle a accepté de réexaminer le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, 1987 CanLII 88 [précité]. Le motif en était plutôt la « rupture fondamentale [...] concernant la portée de l’al. 2d) » s’étant produite depuis ce temps, au point que, selon la Cour, « le juge de première instance était fondé de déroger à [ce précédent] et d’examiner les questions » à nouveau (Saskatchewan Federation of Labour, au paragraphe 32). En d’autres termes, bien que le droit international puisse s’avérer utile après qu’a été prise la décision de réexaminer un précédent faisant autorité, il semble qu’il ne devrait jouer qu’un rôle mineur dans la décision de savoir si un précédent doit être réexaminé.

F.         Ces atteintes seraient-elles justifiées au titre de l’article 1 de la Charte?

[138]   Puisque j’ai conclu qu’il n’y a pas eu d’atteinte aux droits de l’appelant garantis par les articles 7 et 12 de la Charte, il n’est pas nécessaire d’examiner les observations portant sur l’article 1.

VI.       Conclusion

[139]   Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel. Les parties n’ayant pas demandé de dépens, aucuns dépens ne seront adjugés. Je répondrais aux questions certifiées de la façon suivante :

Question 1 :

L’article 7 entre-t-il en jeu à l’étape visant à déterminer si un résident permanent est interdit de territoire au Canada et, le cas échéant, l’article 7 entrerait-il en jeu lorsque la privation du droit à la liberté et à la sécurité de la personne d’un résident permanent est issue de son déracinement du Canada et pas d’une éventuelle persécution ou torture dans le pays d’origine?

Réponse à la question 1 :

La décision d’interdiction de territoire ne fait pas entrer en jeu l’article 7 de la Charte et, même si c’était le cas, l’expulsion de l’appelant dans les circonstances précises en l’espèce ne porterait pas atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité que lui garantit l’article 7 et ne serait pas incompatible avec les principes de justice fondamentale.

Question 2 :

Le principe du stare decisis empêche-t-il la Cour de réexaminer les conclusions tirées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chiarelli, qui a établi que l’expulsion d’un résident permanent qui a été reconnu coupable d’une infraction criminelle grave, même si les circonstances du résident permanent et l’infraction perpétrée peuvent varier, respecte les principes de justice fondamentale? Autrement dit, [a-t-il été satisfait aux] critères de dérogation à la jurisprudence exécutoire […] en l’espèce?

Réponse à la question 2 :

Il n’a pas été satisfait en l’espèce au critère servant à établir si la dérogation aux précédents faisant autorité est justifiée; notre Cour est donc tenue de conclure que les alinéas 36(1)a) et 37(1)a) de la LIPR sont conformes à l’article 7 de la Charte.

Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.

 

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