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T-1713-18

T-2055-18

2020 CF 629

L’honorable Patrick Smith (demandeur)

c.

Le procureur général du Canada (défendeur)

et

Le Conseil canadien de la magistrature, l’Association Canadienne des juges des cours supérieures et l’Association des juges de la Cour supérieure de l’Ontario (intervenants)

Répertorié : Smith c. Canada (Procureur Général)

Cour fédérale, juge Zinn—Toronto, 21 janvier; Ottawa, 21 mai 2020.

Juges et Tribunaux — Contrôle judiciaire de la décision du Conseil canadien de la magistrature (CCM) de constituer un Comité d’examen de la conduite judiciaire (Comité d’examen) et de la conclusion du Comité d’examen selon laquelle le demandeur a manqué à l’art. 55 de la Loi sur les juges — Le demandeur, un juge à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a accepté le poste de doyen par intérim d’une faculté de droit — Après avoir obtenu l’approbation de la ministre de la Justice, le juge en chef a accordé un congé spécial au demandeur conformément à l’art. 54(1)a) de la Loi sur les juges — Le directeur administratif du CCM s’est dit d’avis que, compte tenu des art. 54 et 55 de la Loi sur les juges et des devoirs et obligations déontologiques généraux des juges, l’acceptation de la fonction de doyen par intérim par le demandeur pourrait justifier un examen du Conseil — Il a renvoyé l’affaire au vice-président du Comité sur la conduite des juges — L’affaire a été renvoyée au Comité d’examen — Le Comité d’examen a conclu qu’un congé accordé aux termes de l’art. 54 de la Loi sur les juges ne lève pas l’interdiction prévue à l’art. 55 — Il a conclu que le demandeur n’a pas respecté l’obligation déontologique et a utilisé de manière inacceptable le prestige de sa fonction — Le vice-président a avalisé la décision du Comité d’examen — Il s’agissait de savoir si la décision du Comité d’examen était raisonnable et si la procédure du CCM a été inéquitable sur le plan procédural ou a constitué un abus de procédure — L’interprétation par le Comité d’examen de l’art. 55 de la Loi sur les juges était déraisonnable — L’« interdiction » qu’il a cernée n’est pas une interdiction « faite aux juges d’exercer des fonctions extrajudiciaires », mais plutôt une interdiction aux juges de « se livrer à toute occupation ou activité autre que leurs fonctions judiciaires » — La conclusion du Comité d’examen selon laquelle l’expression appelle une interprétation large était dénuée de justification et d’intelligibilité — Le demandeur n’a pas manqué à l’art. 55 quand il a accepté la nomination — L’art. 55 n’impose pas une interdiction totale aux juges d’occuper des rôles non judiciaires — L’art. 54 permet aux juges de prendre congé de fonctions judiciaires pour des raisons qui ne sont pas incompatibles avec les fonctions judiciaires d’un juge — La décision du Comité d’examen quant au manquement à la déontologie du demandeur était déraisonnable — La décision du Comité d’examen de ne pas examiner la conduite du demandeur n’était pas celle d’un public renseigné faisant preuve d’un jugement mature — Le processus du CCM concernant le demandeur était inéquitable et contraire à l’intérêt de la justice — Il y a eu abus de procédure — Rien dans le dossier n’expliquait pourquoi et sur quel fondement le directeur administratif a conclu que son renvoi au Comité sur la conduite des juges servait l’intérêt public et la bonne administration de la justice — Le demandeur a aussi été privé d’équité procédurale de la part du directeur administratif — On ne lui a pas accordé le droit procédural fondamental d’avoir connaissance des moyens qui lui sont opposés — Le renvoi initial au Comité sur la conduite des juges n’était pas conforme aux procédures établies par le CCM — Le directeur administratif a soulevé l’affaire de sa propre initiative en l’absence de plainte du public — Dans un tel cas, le directeur administratif doit apprécier la conduite de l’intéressé selon le critère consacré dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), relativement à une conduite justifiant une révocation et il doit être convaincu que cette conclusion pourrait être tirée — En l’espèce, la mesure de révocation à l’initiative de la ministre de la Justice était inconcevable — Demandes accueillies.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire déposées contre la décision du Conseil canadien de la magistrature (CCM) de constituer un Comité d’examen de la conduite judiciaire (Comité d’examen) et la conclusion du Comité d’examen selon laquelle le demandeur a manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges.

Le demandeur, un juge à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a accepté le poste de doyen par intérim à la faculté de droit Bora Laskin de l’Université Lakehead (la faculté de droit). Après avoir obtenu l’approbation de la ministre de la Justice, le juge en chef a accordé un congé spécial au demandeur conformément à l’alinéa 54(1)a) de la Loi sur les juges afin qu’il accepte l’affectation, sous réserve de certains paramètres, notamment que son rôle devait se limiter à « un leadership scolaire ». Le directeur administratif du CCM a ensuite envoyé une lettre au demandeur pour l’informer que, « compte tenu des articles 54 et 55 de la Loi sur les juges et des devoirs et obligations déontologiques généraux des juges », l’acceptation de la fonction de doyen par intérim « me porte à croire que la situation pourrait justifier un examen du Conseil ». Le juge en chef a informé le directeur administratif du CCM que la nomination ne donnerait lieu à aucune rémunération, que le demandeur ne ferait qu’assurer un leadership scolaire et qu’il serait tenu à l’écart des préoccupations relatives aux contentieux futurs. Le directeur administratif a néanmoins renvoyé l’affaire au vice-président du Comité sur la conduite des juges (vice-président). Le demandeur a répondu qu’il n’était pas d’avis que l’article 55 de la Loi sur les juges lui interdisait d’accepter le poste en question à la faculté de droit. Le demandeur a par la suite signé une entente écrite déterminant les limites encadrant sa nomination au sein de l’Université Lakehead. En août 2018, le directeur administratif a informé le demandeur que le vice-président avait décidé de constituer un Comité d’examen au sujet de sa nomination. Le CCM a ensuite déclaré dans un communiqué de presse que la décision du demandeur de devenir doyen par intérim soulevait certaines questions quant à la compatibilité de ces fonctions avec les fonctions judiciaires. Les motifs avancés par le vice-président au sujet du renvoi reposaient sur l’idée que le demandeur avait accepté son rôle sans tenir compte de la réaction de chefs de bandes des Premières Nations et sans tenir compte de l’effet potentiel sur le prestige de la fonction judiciaire. Après avoir appris que l’affaire avait été renvoyée devant le Comité d’examen, le demandeur a écrit au directeur administratif pour indiquer qu’il quitterait son poste à la faculté de droit et reprendrait ses fonctions de juge à la Cour supérieure de justice. Le Comité d’examen a conclu que l’article 55 de la Loi sur les juges « exige que les juges […] s’en tiennent à leur fonction judiciaire » et qu’un congé accordé aux termes de l’article 54 ne lève pas cette interdiction. Il a également conclu que le demandeur n’a pas respecté l’obligation déontologique de ne pas être mêlé à une controverse publique et a utilisé de manière inacceptable le prestige de sa fonction pour aider la faculté de droit, mais que la conduite de ce dernier n’était pas suffisamment grave pour justifier sa révocation. Il a donc décidé de ne pas constituer de comité d’enquête. Le vice-président a avalisé la décision du Comité d’examen et conclu que, le demandeur ayant quitté son poste, aucune autre mesure n’était nécessaire. Le demandeur a demandé une déclaration portant qu’il n’a pas manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges.

Il s’agissait de savoir principalement si la décision du Comité d’examen était raisonnable et si la procédure du CCM a été inéquitable sur le plan procédural ou a constitué un abus de procédure.

Jugement : les demandes doivent être accueillies.

L’interprétation par le Comité d’examen de l’article 55 de la Loi sur les juges était déraisonnable. L’« interdiction » qu’il a cernée est formulée de façon claire et explicite dans la version anglaise. Cependant, il ne s’agit pas d’une interdiction « faite aux juges d’exercer des fonctions extrajudiciaires ». Plutôt, il s’agit d’une interdiction aux juges de se livrer à toute occupation ou activité autre que leurs fonctions judiciaires. Le Comité d’examen a interprété l’expression « occupation or business » en faisant abstraction du contexte. Interprétée correctement, elle signifie que les fonctions judiciaires constituent une activité professionnelle ou commerciale. En n’incluant ou en n’analysant pas ce qualificatif essentiel dans le résumé initial qu’il a fait de l’article, le Comité d’examen pourrait s’être livré à une « lecture à rebours » du texte en raisonnant de manière orientée à partir d’une conclusion préétablie, plutôt que de dégager le sens de ce texte et l’intention du législateur. En faisant abstraction du contexte dans son raisonnement, le Comité d’examen n’a pas pris dûment en compte le principe moderne d’interprétation des lois. La conclusion du Comité d’examen selon laquelle l’expression « occupation or business » appelle une interprétation large était dénuée de justification et d’intelligibilité. Elle posait problème à plusieurs égards, notamment parce que l’expression au complet n’est pas prise en compte. Au moment d’analyser les travaux préparatoires relatifs à l’article 55, le Comité d’examen n’a ni examiné ni pris en compte le libellé original de ce texte. Le libellé des versions anglaise et française ne va pas dans le sens la conclusion du Comité d’examen selon laquelle l’intention du Parlement était d’interdire aux juges de prendre des engagements non rémunérés. Au contraire, ils sont axés sur les engagements commerciaux rémunérés. Lorsqu’un juge est nommé par le Parlement ou par l’Assemblée législative pour diriger une commission ou agir à titre d’arbitre, la rémunération qu’il reçoit aux termes de la Loi sur les juges est maintenue, et, conformément à l’article 57, aucune rémunération supplémentaire ne lui est versée. Cependant, cela ne signifie pas que ces fonctions exceptionnelles sont exécutées sans rémunération. Plutôt, elles sont remplies dans le cadre de la rémunération habituelle du juge. Le raisonnement que le Comité d’examen a retenu était fautif et a abouti à une conclusion déraisonnable sur le plan interprétatif. Le demandeur n’a pas manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges quand il a accepté la nomination de doyen par intérim. Il ne ressort nullement du libellé de l’article 54 de la Loi sur les juges que de tels congés ne puissent pas être accordés pour permettre aux juges d’assumer des responsabilités qui ne s’inscrivent pas dans leurs fonctions judiciaires. Cette disposition relative aux congés n’a pas été introduite dans le but de servir exclusivement aux absences, « par exemple dans le cas d’une maladie, ou pour une convalescence ou un congé parental », comme l’a soutenu le Comité d’examen. Les congés aux termes de l’article 54 ne sont pas limités aux congés de maternité ou aux congés parentaux. L’article 55 de la Loi n’impose pas une interdiction totale aux juges d’occuper des rôles non judiciaires. L’intention du législateur était de faire en sorte que les juges puissent assumer des rôles non judiciaires dans certaines circonstances et l’article 54 de la Loi permet aux juges de prendre congé de fonctions judiciaires pour plusieurs raisons qui ne sont pas incompatibles avec les fonctions judiciaires d’un juge. La décision du Comité d’examen quant au manquement à la déontologie du demandeur, en acceptant cette nomination, était déraisonnable et ne pouvait pas être retenue. La décision du Comité d’examen, lorsqu’il s’est penché sur la conduite du demandeur pour se demander si ce dernier s’était exposé inutilement à des critiques ou à des attaques, n’était pas celle d’un public renseigné faisant preuve d’un jugement mature.

Le processus du CCM concernant le demandeur était inéquitable au point d’être contraire à l’intérêt de la justice. Il y a eu abus de procédure. La procédure disciplinaire du CCM a été utilisée de manière abusive dès le début, lorsque le directeur administratif a conclu que l’acceptation par le demandeur de sa nomination à la faculté de droit était une question qui « appelle un examen ». Rien dans le dossier ne permettait d’expliquer pourquoi et sur quel fondement le directeur administratif a conclu que son renvoi au Comité sur la conduite des juges servait l’intérêt public et la bonne administration de la justice. Le directeur administratif n’a accordé aucun poids à l’approbation par la ministre de la nomination du demandeur. On ne peut pas raisonnablement dire que l’approbation de la ministre a été donnée « officieusement » simplement parce qu’elle n’a pas expressément utilisé le mot « approuvé ». Outre la mauvaise décision du directeur administratif selon laquelle l’affaire « justifie un examen », il ressort de certains éléments de preuve au dossier que le demandeur a aussi été privé d’équité procédurale de la part du directeur administratif. Plus précisément, le demandeur n’a pas été informé des préoccupations du directeur administratif concernant son appel à la démission et n’a non plus rien reçu au sujet des « commentaires publics » ayant accueilli les déclarations des chefs des Premières Nations ni ces déclarations. Le directeur administratif n’a pas donné au demandeur le droit procédural fondamental d’avoir connaissance des moyens qui lui sont opposés. Si la véritable inquiétude du directeur administratif était la réaction défavorable de certains chefs de Premières Nations à l’égard de cette nomination, le demandeur avait le droit de le savoir et d’y répondre. Par conséquent, le renvoi initial au Comité sur la conduite des juges par le directeur administratif n’était pas conforme aux procédures établies par le CCM. L’affaire n’appelait aucun examen et le renvoi a été fait de manière inéquitable sur le plan de la procédure. En soulevant des affaires de sa propre initiative en l’absence de plainte du public, il serait judicieux, de la part du directeur administratif, de réfléchir sérieusement s’il doit, ou non, agir en ce sens. Le directeur administratif doit apprécier la conduite de l’intéressé selon le critère consacré par la Cour suprême dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), relativement à une conduite justifiant une révocation. Bien qu’il ne lui revienne pas de prendre cette décision, il doit être convaincu que cette conclusion pourrait être tirée. En l’espèce, compte tenu de l’approbation de la ministre de la Justice, la mesure de révocation à l’initiative de la ministre de la Justice était inconcevable.

Les déclarations qu’a demandées le demandeur étaient appropriées. La Cour a déclaré que le demandeur, en acceptant la nomination de doyen par intérim, n’a pas manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges, et qu’il n’a pas non plus manqué à la déontologie judiciaire.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

An Act to amend the Act respecting the Judges of Provincial Courts, S.C. 1905, 4-5 Edward VII, ch. 31, art. 7.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 99.

Loi de 1946 sur les juges, S.C. 1946, ch. 56, art. 34.

Loi des juges, S.R.C. 1906, ch. 138, art. 33.

Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 54 à 56.1, 54, 55, 56, 56.1, 57.

Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015), DORS/2015-203, art. 2(1).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 109, 303(2).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67; Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249; Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282; Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, 2007 CAF 103, [2007] 4 R.C.F. 714

DÉCISIONS CITÉES :

Girouard c. Canada (Procureur générale), 2018 FC 865, [2019] 1 R.C.F. 404, conf. par 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 12 décembre 2019; Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147; Girouard c. Canada (Procureur général), 2019 CF 434; Girouard c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1282; Conseil Canadien de la Magistrature c. Girouard, 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503 Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Garces Caceres c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 4; Ebrahimshani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89; Ennis c. Canada (Procureur général), 2020 CF 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121; R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217; Sandoz Canada Inc. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 501.

DOCTRINE CITÉE

Canada. Parlement. Sénat. Délibérations du comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, 35e lég., 2e sess., no 29 (3 octobre 1996).

Conseil canadien de la magistrature. Communiqué, « Examen par le Conseil canadien de la magistrature concernant l’honorable Patrick Smith » (3 octobre 2018).

Conseil canadien de la magistrature. Motifs écrits pour la constitution d’un Comité d’examen sur la conduite dans l’affaire de la plainte du juge Patrick Smith de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, le 3 octobre 2018.

Conseil canadien de la magistrature. Principes de déontologie judiciaire, 2004.

Conseil canadien de la magistrature. Procédures du Conseil canadien de la magistrature pour l’examen de plaintes ou d’allégations au sujet de juges de nomination fédérale, 2015.

Conseil canadien de la magistrature. Rapport du comité d’examen constitué par le Conseil canadien de la magistrature concernant l’honorable Patrick Smith, 5 novembre 2018.

McQuigge, Michelle. « Judge fights against disciplinary body’s ruling that said he engaged in misconduct », Toronto Star (27 septembre 2018).

« Nomination du juge Patrick Smith à la fonction de doyen par intérim de la faculté de droit de Lakehead », CBC News (3 mai 2018).

Schmitz, Cristin. « Canadian judges rally around judge facing discipline for accepting interim law dean post at Lakehead University », The Lawyer’s Daily (4 octobre 2018).

DEMANDES de contrôle judiciaire déposées contre la décision du Conseil canadien de la magistrature de constituer un Comité d’examen de la conduite judiciaire et la conclusion du Comité d’examen selon laquelle le demandeur a manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges. Demandes accueillies.

ONT COMPARU :

Brian Gover et Pam Hrick pour le demandeur.

Michael H. Morris, Joseph Cheng et Elizabeth Koudys pour le défendeur.

Christopher D. Bredt, Ewa Krajewska et Teagan Markin pour l’intervenant le Conseil canadien de la magistrature.

Richard P. Stephenson et Michael Fenrick pour l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours supérieures.

Tom Curry, Scott Rollwagen et Margaret Robbins pour l’intervenante l’Association des juges de la Cour supérieure de l’Ontario.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Stockwoods LLP, Toronto, pour le demandeur.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

Borden Ladner Gervais LLP, Toronto, pour l’intervenant le Conseil canadien de la magistrature.

Paliare Roland Rosenburg Rothstein LLP, Toronto, pour l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours supérieures.

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP, Toronto, pour l’intervenante l’Association des juges de la Cour supérieure de l’Ontario.

     Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

     Le juge Zinn :

 

[traduction] « Le fait que le juge Patrick Smith risque d’être démis de ses fonctions est une illustration de l’expression “on est toujours puni pour ses bonnes actions” qui donne à réfléchir. »

Christie Blatchford

I.          INTRODUCTION

[1]        L’honorable Patrick Smith (le juge Smith) est juge à la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

[2]        Il attaque deux décisions du Conseil canadien de la magistrature (le CCM). Premièrement, il attaque la décision rendue le 28 août 2018 par Robert Pidgeon, juge en chef associé de la Cour supérieure du Québec, en sa qualité de vice-président du Comité sur la conduite des juges (le juge en chef associé Pidgeon), de constituer un Comité d’examen de la conduite judiciaire (le Comité d’examen) (dossier de la Cour T-1713-18). Deuxièmement, le juge Smith attaque la décision rendue par le Comité d’examen le 5 novembre 2018 [Rapport du comité d’examen constituté par le Conseil canadien de la magistrature concernant l’honorable Patrick Smith] (dossier de la Cour T-2055-18).

[3]        Le Comité d’examen a conclu que le juge Smith, en acceptant le poste de doyen par intérim (universitaire) à la faculté de droit Bora Laskin de l’Université Lakehead (la faculté de droit), a manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1 [la Loi]. Il a également conclu que le juge Smith avait manqué à son [traduction] « obligation éthique en tant que juge d’éviter de prendre part à des débats publics qui peuvent l’exposer inutilement à des attaques politiques ou qui sont incompatibles avec la dignité de la fonction judiciaire ». Il a recommandé de ne pas constituer de comité d’enquête et a renvoyé l’affaire au juge en chef associé Pidgeon afin que celui-ci décide la meilleure façon de résoudre la question.

[4]        Le juge en chef associé Pidgeon, dans une lettre adressée au juge Smith le 6 novembre 2018 (la lettre de préoccupation), indique qu’il [traduction] « appuie totalement les motifs et les conclusions présentés par le Comité d’examen » et affirme qu’il était [traduction] « injudicieux » d’accepter le poste de doyen par intérim. Étant donné que le juge Smith avait repris ses fonctions judiciaires après avoir démissionné de son poste de doyen par intérim (universitaire) de la faculté de droit avant que le Comité d’examen ne rende sa décision, il a été conclu qu’aucune autre mesure n’était nécessaire.

[5]        Dans leurs mémoires et leurs observations verbales, le juge Smith et le CCM se sont fondés sur la décision du Comité d’examen et sur la lettre de préoccupation qui a suivi pour écarter la décision de saisir le Comité d’examen de la conduite du juge Smith. Dans le même ordre d’idées, je me concentrerai sur la décision du Comité d’examen et la lettre de préoccupation, sauf lorsque ces documents sont pertinents quant à l’observation du juge Smith voulant que la procédure du CCM ait été inéquitable sur le plan procédural et ait constitué un abus de procédure.

[6]        La décision du Comité d’examen et la présente procédure soulèvent la question de l’interprétation de plusieurs articles de la Loi sur les juges qui figurent à l’annexe A.

[7]        Pour les motifs suivants, je conclus que les présentes demandes doivent être accueillies. La décision du Comité d’examen est déraisonnable; la procédure du CCM, quant à elle, a été injustement appliquée au juge Smith et constitue un abus de procédure. Le juge Smith a droit à une mesure concrète.

II.        CONTEXTE

A.      Historique de la procédure

[8]        Les deux demandes de contrôle judiciaire ont fait l’objet d’une gestion de l’instance. Par ordonnance rendue le 4 juillet 2019, la juge chargée de la gestion de l’instance les a réunies. Conformément à la règle 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, l’autorisation d’intervenir a été accordée à l’Association canadienne des juges des cours supérieures et à l’Association des juges de la Cour supérieure de l’Ontario.

[9]        Le procureur général du Canada a été désigné comme défendeur aux termes du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales. Le procureur général soutient, comme le juge Smith, que la décision du Comité d’examen est déraisonnable, tout comme son interprétation des articles 54 à 56.1 de la Loi sur les juges telle qu’elle a été retenue par le juge en chef associé Pidgeon.

[10]      La juge chargée de la gestion de l’instance a accordé au CCM l’autorisation d’intervenir dans la présente procédure, en se limitant à la question de sa compétence. Cette question a été réglée par la décision Girouard c. Canada (Procureure générale), 2018 CF 865, [2019] 1 R.C.F. 404, appel rejeté dans l’arrêt Conseil Canadien de la Magistrature c. Girouard, 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503, autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada refusée le 12 décembre 2019.

[11]      Dans l’ordonnance rendue le 17 octobre 2019, la juge chargée de la gestion de l’instance a élargi la portée de l’intervention du CCM en lui permettant de défendre sa décision sur le fond selon les critères consacrés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147.

B.      Faits

[12]      Le 16 avril 2018, la présidente par intérim et vice-chancelière de l’Université Lakehead a écrit au juge Smith pour lui demander d’accepter le poste de doyen par intérim de la faculté de droit. La faculté de droit n’existe que depuis 2013. Sa mission vise [traduction] « le droit autochtone, le droit de l’environnement et des ressources naturelles, ainsi que les petits cabinets et l’exercice du droit à titre individuel ». Angelique EagleWoman, la deuxième doyenne permanente de la faculté de droit, a démissionné au début de 2018, accusant l’Université de racisme institutionnel. Dans sa lettre au juge Smith, la présidente par intérim a signalé qu’il était important de [traduction] « conserver la confiance et le soutien du Barreau de l’Ontario, de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada ainsi que de notre barreau local et de la communauté élargie ». La présidente par intérim a expliqué au juge Smith les raisons pour lesquelles on lui demandait d’accepter ce poste intérimaire :

[traduction] Nous nous appuyons, pour vous adresser cette demande urgente, sur vos connaissances, vos compétences et votre expérience en tant que juge de la Cour supérieure de l’Ontario. En outre, vos relations de longue date et le respect dont vous bénéficiez au sein des communautés juridiques locale, provinciale et nationale, de concert avec le travail considérable que vous avez accompli avec les communautés autochtones et à vos importantes publications portant sur le droit autochtone au Canada, sont des éléments essentiels à l’évolution et à la réussite continues de la faculté de droit.

[13]      Le juge Smith siège dans la région Nord-Ouest; avant de devenir juge en 2001, il a pratiqué le droit à Thunder Bay pendant 25 ans. Il compte une solide expertise en droit autochtone. En novembre 2009, il a été nommé au Tribunal des revendications particulières. En collaboration avec l’ancien juge et actuel sénateur Murray Sinclair, président de la Commission de vérité et réconciliation, le juge Smith a contribué à divers projets de formation judiciaire, y compris la création et la direction conjointe d’un cours intensif de trois jours de droit autochtone, destiné aux juges partout au Canada et parrainé par l’Institut national de la magistrature, ainsi que la création et la mise à jour d’un cahier d’audience destiné aux juges en matière de droit autochtone. Il reçoit souvent des invitations de la part d’organismes juridiques à titre de conférencier en matière de droit autochtone, et des juges partout au Canada font régulièrement appel à lui pour la médiation de revendications territoriales et d’autres contentieux entre des Premières nations et divers ordres de gouvernement.

[14]      Le juge Smith a informé, au sujet de la demande formulée par la faculté de droit, Heather J. Forster Smith, la juge en chef de la Cour supérieure de l’Ontario (la juge en chef). Dans sa lettre, le juge Smith a indiqué que [traduction] « la faculté est en situation de crise ». Cette qualification de la situation au sein de la faculté de droit n’est pas controversée. Le juge Smith a demandé l’approbation de sa juge en chef et de la ministre de la Justice avant d’accepter cette nomination de courte durée.

[15]      La juge en chef a écrit à la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, pour indiquer qu’elle appuyait l’acceptation par le juge Smith de ce poste. Elle a noté que cette demande [traduction] « l’amènerait en dehors de ses fonctions judiciaires dans un rôle qui est sans précédent pour un juge de [la Cour supérieure de justice] ». Elle a ajouté que le juge Smith est juge surnuméraire, [traduction] « l’impact sera donc moins important que dans d’autres circonstances, en particulier à l’automne ». En tant que juge surnuméraire, le juge Smith n’exerce des fonctions judiciaires que six mois par année. La juge en chef a indiqué qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle et que c’était [traduction] « l’occasion pour notre Cour de répondre positivement à plusieurs recommandations formulées par la Commission de vérité et réconciliation ».

[16]      Conformément au pouvoir que l’alinéa 54(1)a) de la Loi sur les juges lui confère, la juge en chef proposait d’autoriser le juge Smith à prendre jusqu’à six mois de congé, du 1er juin 2018 jusqu’à novembre de la même année. Elle a noté qu’un décret serait nécessaire pour accorder davantage de congés.

[17]      La juge en chef a indiqué que le juge Smith savait qu’il ne pouvait accepter le poste qu’en respectant [traduction] « certains paramètres clairs »; notamment, son rôle devait se limiter à [traduction] « un leadership scolaire ». Il serait amené à déléguer à d’autres personnes au sein de la faculté les pouvoirs administratifs en matière de recrutement, de décisions financières et d’appels académiques. En dernier lieu, elle a fait remarquer au juge Smith que [traduction] « compte tenu des limites imposées par l’article 55 de la Loi sur les juges (qui interdit aux juges de se consacrer à toute autre activité que leurs fonctions judiciaires), il ne pouvait accepter de rémunération de la part de l’université ».

[18]      Voici ce qu’a répondu la ministre le 27 avril 2018 :

[traduction] En tant que juge en chef, la Loi sur les juges vous confère le droit d’accorder au juge Smith un « congé spécial » d’une durée maximale de six mois [...]

Je ne vois aucun problème à ce que vous accordiez au juge Smith un « congé spécial » de juin à novembre 2018, comme vous l’indiquez dans votre lettre. Advenant que plus de six mois soient nécessaires, j’examinerai toute demande de congé supplémentaire en temps utile. [Non souligné dans l’original.]

[19]      Le 30 avril 2018, conformément à l’alinéa 54(1)a) de la Loi sur les juges, la juge en chef a accordé un congé spécial au juge Smith à compter du 1er juin 2018, afin qu’il accepte l’affectation proposée à titre de doyen par intérim de la faculté de droit, sous réserve des conditions énoncées dans la lettre qu’elle avait adressée à la ministre de la Justice.

[20]      Le 9 mai 2018, le directeur administratif du CCM, Norman Sabourin, a écrit au juge Smith, avec copie à son juge en chef. Il a indiqué que, conformément à l’article 4.2 des Procédures du Conseil canadien de la magistrature pour l’examen de plaintes ou d’allégations au sujet de juges de nomination fédérale (les Procédures d’examen), en plus de recevoir et d’examiner les plaintes, il pouvait « réviser toute autre affaire impliquant la conduite d’un juge d’une cour supérieure qui vient à son attention et paraît justifier un examen ». Il a ajouté que, conformément à l’article 4.3 des Procédures d’examen, s’il estime que l’affaire justifie un examen, il « doit » la renvoyer au Comité sur la conduite des juges.

[21]      Dans cette perspective, M. Sabourin a indiqué dans sa lettre au juge Smith que, d’après les médias, il avait accepté de devenir [traduction] « doyen de l’Université Lakehead (à titre intérimaire) ». Il a joint à sa lettre un article de la CBC publié en ligne le 3 mai 2018 et intitulé [Justice Patrick Smith named interim dean of Lakehead law school] [traduction] « Nomination du juge Patrick Smith à la fonction de doyen par intérim de la faculté de droit de Lakehead ». Cet article portait sur le départ de l’ancienne doyenne, Angelique EagleWoman, qui a fait la déclaration suivante lorsqu’elle a quitté son poste : [traduction] « Vu les problèmes systémiques au sein de l’université et les défis quant à la réalisation de la mission relative au droit autochtone de la faculté de droit Bora Laskin, il m’est impossible de poursuivre mes activités au sein de la faculté de droit. » Cet article s’achevait sur la réaction de certains leaders autochtones quant à la situation à la faculté de droit :

 

[traduction] Depuis, des leaders autochtones représentant des dizaines de communautés autochtones dans le nord-ouest de l’Ontario ont réclamé un « changement immédiat » à l’Université Lakehead. Ils ont formulé plusieurs recommandations, préconisant notamment que Lakehead s’engage à nommer un Autochtone pour succéder à Mme EagleWoman, qu’il y ait un examen indépendant de « l’ensemble des problèmes et allégations » soulevés par Mme EagleWoman et que des mesures appropriées soient prises par la suite.

[22]      M. Sabourin a affirmé que [traduction] « compte tenu des articles 54 et 55 de la Loi sur les juges et des devoirs et obligations déontologiques généraux des juges », l’acceptation de la fonction de doyen par intérim [traduction] « me porte à croire que la situation pourrait justifier un examen du Conseil ». Avant de parvenir à une décision, M. Sabourin a invité le juge Smith à donner son avis.

[23]      La juge en chef a rapidement envoyé une lettre le 11 mai 2018 pour signaler que le juge Smith n’était pas en mesure de répondre parce qu’il était à l’étranger. Elle a assuré à M. Sabourin qu’elle avait étudié la demande [traduction] « en tenant bien compte des principes déontologiques du CCM et de la Loi sur les juges ». Elle lui a fait savoir qu’elle avait obtenu l’assurance que la nomination ne donnerait lieu à aucune rémunération, que le juge Smith ne ferait qu’assurer un leadership scolaire et qu’il serait tenu à l’écart des préoccupations relatives aux contentieux futurs. Elle a ajouté qu’elle avait demandé et obtenu l’approbation de la ministre de la Justice. Elle terminait ainsi sa lettre :

 

[traduction] Je pense que les explications qui précèdent précisent le déroulement de l’affaire et montrent que la ministre de la Justice et moi-même avons fait preuve de rigueur en examinant la question et en donnant notre approbation. Par conséquent, je pense que vous conviendrez qu’il est inutile de poursuivre l’examen de cette affaire.

Je crois que cette explication répondra à toutes vos préoccupations. Dans le cas contraire, veuillez m’en faire part; nous pourrons peut-être suggérer des solutions.

[24]      Apparemment, M. Sabourin n’a pas été convaincu par cette réponse. Il n’a pas communiqué avec la juge en chef comme celle-ci le lui proposait; il a plutôt renvoyé l’affaire au juge en chef associé Pidgeon. En son nom, M. Sabourin a demandé [traduction] « de plus amples renseignements sur l’ampleur et la nature des fonctions » qui seraient celles du juge Smith à la faculté de droit. Il a également demandé au juge Smith de répondre aux questions suivantes :

[traduction]

* Qui est la première personne à avoir communiqué avec vous quant à la proposition de nomination au poste de doyen?

* Avez-vous obtenu l’autorisation de quitter vos fonctions de juge et, dans l’affirmative, par qui et sur quelles bases?

* Estimez-vous que l’article 55 de la Loi sur les juges interdit aux juges d’exercer des activités professionnelles autres que des activités de magistrat, qu’elles soient rémunérées ou non?

* Avez-vous l’intention d’exercer des activités judiciaires lorsque vous serez doyen?

* Est-il possible de voir surgir des contentieux relativement à l’Université Lakehead?

* Votre participation aux activités que vous proposerez à l’université Lakehead pourrait-elle nuire à la confiance du public envers la magistrature?

[25]      Le juge Smith a répondu directement au juge en chef associé Pidgeon le 24 mai 2018. Il a souligné que le poste qu’on lui proposait n’était pas celui de doyen de la faculté de droit, comme M. Sabourin le déclarait dans sa lettre, mais celui de doyen par intérim. Il a répété qu’il avait obtenu un congé autorisé de son poste de juge et que ce congé avait été accordé par sa juge en chef qui avait consulté la ministre de la Justice, laquelle n’y voyait [traduction] « aucun problème ».

[26]      Le juge Smith a répondu qu’il n’était pas d’avis que l’article 55 de la Loi sur les juges lui interdisait d’accepter le poste en question à la faculté de droit :

 

[traduction] Bien que je ne croie pas que cette disposition interdise totalement d’exercer des « activités professionnelles autres que des activités de magistrat », j’hésite à me prononcer dans l’abstrait sur les circonstances dans lesquelles l’article 55 interdit de telles activités. Cependant, je suis heureux de pouvoir présenter des observations sur la question de savoir si cette disposition m’interdit d’exercer les activités du poste de doyen par intérim qui m’est proposé.

À mon humble avis, le rôle de « doyen par intérim », tel qu’il est défini ci-dessus, ne constitue pas une « activité » que le législateur voulait interdire aux juges d’exercer. L’intention du législateur était d’interdire aux juges de cumuler des fonctions – en particulier des fonctions lucratives – susceptibles de compromettre leur capacité à se consacrer entièrement à leurs activités de magistrat.

De plus, le rôle que je comptes jouer au sein de la faculté de droit Bora Laskin n’est pas très différent du congé d’étude qu’on accorderait à un juge pour réfléchir, faire de la recherche ou enseigner dans une faculté de droit au Canada, comme le permettent le Conseil canadien de la magistrature et le ministre de la Justice.

En outre, l’article 55 doit être lu de concert avec l’article 54, qui prévoit expressément qu’un juge peut obtenir un « congé ». On peut déduire qu’au cours d’un congé accordé conformément à l’article 54, un juge est déchargé de l’obligation imposée par l’article 55 de « se consacre[r] à [ses] fonctions judiciaires à l’exclusion de toute autre activité ».

Compte tenu de ce contexte ainsi que des circonstances dans lesquelles j’assumerais le rôle temporaire de doyen par intérim (c’est-à-dire pendant un congé aux termes de l’article 54), je soutiens respectueusement que l’article 55 ne m’interdit pas d’accepter ce poste tel qu’il est défini plus haut.

Néanmoins, si ceci ne répond pas à toutes vos préoccupations, je serais prêt à entendre vos suggestions quant à la façon donc ce rôle pourrait être strictement conçu ou désigné autrement (p. ex. « doyen universitaire par intérim », « doyen par intérim/juge en résidence », « responsable universitaire » ou « conseiller universitaire spécial ») afin d’éviter, de ma part, tout manquement à l’article 55.

[27]      Le juge Smith a affirmé que les restrictions imposées quant à l’exercice d’un leadership en milieu universitaire [traduction] « visent en partie à me tenir à l’écart des préoccupations relatives aux contentieux futurs ». Il a indiqué que lorsqu’il reprendrait ses activités de juge, il se récuserait de toute affaire à laquelle l’Université Lakehead serait partie.

[28]      Il a ajouté que, selon lui, la confiance du public envers la magistrature serait renforcée et non compromise par sa participation aux activités qui lui étaient proposées à la faculté de droit :

 

[traduction] Je partage l’inquiétude de la juge en chef Smith quant au risque auquel la faculté de droit de l’Université Lakehead fait face actuellement et à la possibilité réelle que la faculté disparaisse. Si j’ai accepté le poste de doyen par intérim, c’est seulement pour tenter d’aider la faculté à faire face à une véritable crise. Je ne crois pas que le fait que j’aide la faculté, comme on me propose de le faire, puisse compromettre la confiance du public envers la magistrature. Je crois, au contraire, que la confiance du public envers la magistrature serait renforcée par le fait qu’un juge de la Cour supérieure répond avec enthousiasme à l’appel de l’Université Lakehead afin d’aider sa faculté de droit à traverser une crise existentielle tout en respectant totalement ses obligations en tant que juge. Cette confiance serait d’autant plus renforcée que la juge en chef de la Cour supérieure de l’Ontario, la ministre fédérale de la Justice et le Conseil canadien de la magistrature soutiennent unanimement cet effort pour faire en sorte qu’une faculté de droit ayant des missions si importantes survive et continue de prospérer, et pour répondre à un des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation afin de mettre en œuvre le projet de réconciliation. Cela contribuera à montrer au public que la magistrature et le Conseil canadien de la magistrature sont pertinents et répondent à une crise au sein de la communauté. [Souligné dans l’original.]

[29]      La juge en chef a également écrit au juge en chef associé Pidgeon le 28 mai 2018 pour répéter qu’elle encourageait le juge Smith à accepter le poste en question. En outre, elle a produit un avis juridique préparé par l’ancien sous-procureur général de l’Ontario, Murray Segal, qui, après avoir rappelé les travaux préparatoires et l’intention du législateur fédéral relatifs aux articles 54 et 55 de la Loi sur les juges, conclut que la nomination du juge Smith n’était pas contraire à l’article 55 de la Loi sur les juges :

 

[traduction] En somme, nous sommes d’avis que les articles 54 et 55 de la Loi sur les juges n’interdisaient pas à la juge en chef H. Smith d’accorder un congé spécial au juge P. Smith pour qu’il occupe la fonction de doyen par intérim de façon limitée. Ces dispositions n’interdisent pas non plus au juge P. Smith de prendre un tel congé.

La juge en chef H. Smith avait le pouvoir d’accorder un congé spécial et, ce faisant, elle n’a pas manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges. Lorsqu’un congé est accordé aux termes de l’article 54, son but doit être conforme aux fonctions du juge et à la déontologie judiciaire, et il faut tenir compte tout particulièrement du retour du juge au tribunal. Ces facteurs ont été clairement pris en compte dans la décision de la juge en chef H. Smith d’accorder un congé selon des conditions fixées avec soin. Compte tenu du sens ordinaire et de l’historique des sections 54 et 55, des exemples de juges ayant joué des rôles dans des universités, ainsi que des principes de déontologie judiciaire, aucun manquement à l’article 55 n’a été constitué par le congé spécial accordé au juge P. Smith pour qu’il assume un rôle très limité en tant que doyen par intérim. [Non souligné dans l’original.]

[30]      M. Segal a noté que selon lui, comme l’a indiqué le juge Smith, les congés prévus par le CCM pour exercer des fonctions au sein d’une université n’étaient pas considérés comme des manquements à la Loi sur les juges ou aux principes de déontologie judiciaire. Il a ajouté qu’il était déjà arrivé qu’un juge d’une Cour supérieure soit doyen d’une faculté de droit. Par exemple, l’ancien juge en chef Gérald Fauteux a rempli simultanément les fonctions de juge à la Cour supérieure du Québec et de doyen de la faculté de droit de l’Université McGill (de 1949 à 1950), puis de juge à la Cour suprême du Canada et de doyen de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa (de 1953 à 1962). M. Segal a également mentionné le cas du juge Bora Laskin qui, alors qu’il était juge d’une Cour supérieure, s’est joint au conseil des gouverneurs de l’Université de York (de 1967 à 1970) et a été président de l’Ontario Institute for Studies in Education.

[31]      M. Segal a recommandé l’imposition de certaines conditions supplémentaires quant au rôle du juge Smith au sein de la faculté de droit, y compris la signature d’une entente écrite déterminant les limites encadrant sa nomination. Le juge Smith et l’Université Lakehead ont signé une telle entente écrite le 31 mai 2018, laquelle a été transmise au juge en chef associé Pidgeon. Le titre de son poste a été modifié et est devenu [traduction] « doyen par intérim (universitaire) » pour refléter les limites de son rôle.

[32]      Le 12 juillet 2018, le juge en chef associé Pidgeon a demandé de plus amples renseignements au juge Smith quant aux limites supplémentaires de son rôle (suivant les recommandations formulées dans l’avis juridique de M. Segal), ses fonctions, l’entente écrite et l’état de la recherche d’un doyen permanent. Le juge Smith a répondu, le 17 juillet 2018, que l’entente intégrait les limites supplémentaires recommandées, à l’exception de la condition selon laquelle il devait communiquer avec sa juge en chef si les circonstances changeaient ou s’il y avait apparence de controverse. Toutefois, il a confirmé qu’il s’adresserait [traduction] « à la juge en chef Smith ou à son bureau immédiatement si les circonstances changeaient ou en cas de problèmes pouvant soulever de nouveaux enjeux déontologiques, voire déboucher sur une controverse publique, ou, en général, s’il avait besoin de directives sur certaines questions ».

[33]      M. Sabourin a informé le juge Smith par téléphone, le 20 août 2018, que le juge en chef associé Pigeon avait décidé de constituer un Comité d’examen au sujet de sa nomination et qu’un communiqué de presse serait publié par le CCM.

[34]      Dans sa réponse envoyée le 23 août 2018, le juge Smith a fait le point sur ses fonctions et les résultats qu’il avait obtenus, et a demandé au CCM de ne pas publier de communiqué de presse compte tenu de l’effet défavorable qu’aurait une telle publication sur le moral et la réputation de la faculté de droit. Le CCM a par la suite fait la déclaration suivante dans un communiqué de presse daté du 3 octobre 2018 [« Examen par le Conseil canadien de la magistrature concernant l’honorable Patrick Smith »] : « Plus précisément, la décision de l’honorable Patrick Smith de devenir doyen par intérim de la faculté de droit Bora Laskin de l’Université Lakehead soulève certaines questions quant à la compatibilité de ces fonctions avec les fonctions judiciaires. »

[35]      Le juge Smith a reçu une lettre du CCM datée du 28 août 2018 à laquelle étaient joints les motifs de la décision de constituer un Comité d’examen [traduction] « au sujet de [sa] nomination en tant que doyen [sic] de la faculté de droit de l’Université Lakehead ». Le juge Smith était invité à [traduction] « produire par écrit toutes les observations qu’[il souhaitait] transmettre au comité, y compris quant à savoir s’il fallait ou non constituer un comité d’enquête ».

[36]      Les motifs avancés par le juge en chef associé Pidgeon au sujet du renvoi au Comité d’examen incluaient son interprétation des dispositions pertinentes de la Loi sur les juges. Toutefois, et contrairement à l’explication donnée dans le communiqué de presse, sa décision de renvoyer l’affaire devant un Comité d’examen reposait sur l’idée que le juge Smith avait accepté son rôle [traduction] « sans tenir compte d’une possible controverse publique liée aux réactions de chefs de bandes autochtones et sans tenir compte de l’environnement politique ou de son effet potentiel sur le prestige de la fonction judiciaire ».

[37]      Voici les extraits pertinents des motifs du renvoi [Motifs écrits pour la constitution d’un Comité d’examen sur la conduite dans l’affaire de la plainte du juge Patrick Smith de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, le 3 octobre 2018, aux pages 2, 3, 4, 5, 6, 10, 11] :

 

D’entrée de jeu, soulignons que le dossier soulève une question d’interprétation des articles 54, 55 et 56 de la Loi sur les juges. En effet, le juge Smith et la juge en Chef Smith ont obtenu un avis juridique à ce titre (annexe), préparé par Me Murray Segal, ancien Sous-procureur général de l’Ontario. Me Segal fournit une interprétation large des articles 55 et 56 de la Loi sur les juges :

[traduction] Il ne ressort pas de l’historique de l’art. 55 et de ces prédécesseurs qu’il visait à interdire aux juges de se livrer à des activité universitaires non rémunérées. Il ressort de cet historique qu’il visait à interdire aux juges (1) d’exercer un emploi rémunéré tout en exerçant la fonction de juge, et ainsi de négliger leurs obligations judiciaires; (2) de participer à des entreprises commerciales; et (3) d’être mêlés à des questions suscitant des controverses publiques [Soulignement ajouté par le juge en chef associé Pidgeon.]

[...]

Selon moi, une interprétation un peu différente doit être donnée aux articles en question. A mon humble avis, la question pour le Conseil dans le présent dossier est est-ce que la conduite du juge Patrick Smith, en acceptant une nomination de doyen intérimaire de la Faculté de droit, contrevient potentiellement à la Loi sur les juges ou ses obligations à titre de juge […]

[...]

L’article 55 de la Loi sur les juges prévoit que les juges doivent se consacrer à leurs fonctions judiciaires à l’exclusion de toute autre activité, qu’elle soit exercée directement ou indirectement, pour leur compte ou celui d’autrui. Ceci est confirmé par l’historique législatif des articles 55, 56, et 56.1 de la Loi sur les juges. Se voir accorder un congé en vertu de l’article 54 de la Loi sur les juges ne permet pas à un juge d’exercer une activité externe à la sphère judiciaire (sauf à titre de commissaire, d’arbitre, de conciliateur ou de médiateur au sein d’une commission ou à l’occasion d’une enquête ou autre procédure en autant que certaines conditions prévues par l’article 56 de la Loi sur les juges sont présentes). La définition du mot « activité » doit être interprétée largement afin d’inclure toutes activités non-judiciaires qui interfère avec le rôle judiciaire, soit en raison de leur nature onéreuse ou du temps qu’elle peut prendre ou considérant leur incompatibilité avec le rôle judiciaire.

D’autre part, il est important de souligner que dans une décision rendue le 22 juin 2015, le président du Comité sur la conduite judicaire, l’honorable Michael MacDonald, conclut, en ce qui concerne une plainte portée contre une juge de la Cour d’appel de l’Ontario qui avait accepté le poste de chancelière du « Brescia University College » :

[traduction] Le juge en chef MacDonald a finalement opiné que la nomination de la juge Gillese au poste de chancelière ne l’a pas mise dans une position incompatible avec ses fonctions judiciaires. Le juge en chef MacDonald a tenu compte des limites strictes qui furent convenues par les responsables de Brescia et par la juge Gillese, ainsi que de ses démarches proactives, dont des discussions avec sa juge en chef afin d’éviter tout conflit potentiel et limiter tout risque concevable. Vu ces circonstances précises, le juge en chef MacDonald abonde dans le sens du juge en chef Strathy : l’acceptation par la juge Gillese de poste cérémonial n’est pas contraire à la déontologie judiciaire et peut, en fait, profiter à la magistrature [Soulignement ajouté par le juge en chef associé Pidgeon.]

Soulignons que dans cette dernière affaire, le juge en chef de la Cour d’appel de l’Ontario, l’honorable Georges Strathy, avait soumis ce qui suit en réponse une demande du juge MacDonald quant à l’interprétation des articles 55 et 56 de la Loi sur les juges :

[traduction] Les mots “occupation and business” ne peuvent être interprétés de sorte qu’ils visent toute activité. Sinon, ils interdiraient, par exemple, les loisirs ou les activités personnelles. Nul doute que ces mots interdisent aux juges d’occuper un emploi rémunéré ou de se livrer à une activité lucrative, mais on ne saurait les interpréter de sorte qu’ils interdisent une activité non rémunérée. [Non souligné dans l’original.]

[...]

Après avoir considéré l’interprétation des articles pertinents de la loi, il s’agit de répondre une seule et même question : Le juge Smith a-t-il commis une erreur en évaluant incorrectement la situation, bref en en soupesant erronément les risques inhérents? [Non souligné dans l’original.]

Ma réponse à cette question est affirmative […]

[...]

En résumé, je suis d’avis que le juge Patrick Smith a commis une faute déontologique en acceptant une fonction de doyen intérimaire sans tenir compte d’une possible controverse publique liée aux réactions de chefs de bandes autochtones et sans tenir compte de l’environnement politique [ou d’un effet potentiel sur le prestige de la fonction judiciaire].

Il m’a fallu répondre cette question en gardant l’esprit (1) qu’un doyen intérimaire ou permanent est le visage public d’une faculté et (2) que le juge Smith avait accepté cette nomination alors que le battage médiatique avait cours. En outre, et avec respect, je suis d’avis que la situation s’est exacerbée par son évaluation erronée des risques qui vont continuer d’exister à cette institution où un litige viendrait surement devant la Cour où il siège à titre de juge.

Je conclus donc que cette affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation du juge Patrick Smith de son poste. En vertu du paragraphe 2(1) du Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature, 2015, je constitue un Comité d’examen sur la conduite afin de décider s’il y a lieu de constituer un comité d’enquête en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi sur les juges.

[38]      Voici ce que prévoit le paragraphe 2(1) du Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015), DORS/2015-203 (le Règlement administratif) :

 

Constitution du comité d’examen de la conduite judiciaire

 

2 (1) Le président ou le vice-président du comité sur la conduite des juges constitué par le Conseil afin d’examiner les plaintes ou accusations relatives à des juges de juridiction supérieure peut, s’il décide qu’à première vue une plainte ou une accusation pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation d’un juge, constituer un comité d’examen de la conduite judiciaire qui sera chargé de décider s’il y a lieu de constituer un comité d’enquête en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi.

[39]      Pour conclure que la conduite du juge Smith ne respectait pas les principes de déontologie judiciaire, le juge en chef associé Pidgeon s’est appuyé sur des extraits des Principes de déontologie judiciaire (les Principes de déontologie) du CCM, plus précisément sur l’observation suivante, à la rubrique « Impartialité » : « Les juges sont libres de participer à des activités civiques, charitables et religieuses, sous réserve des considérations suivantes  : […] c) Les juges évitent toute participation à des causes ou à des organisations susceptibles d’être impliquées dans un litige. » Il a également pris note du paragraphe C.9 des commentaires :

 

C.9 De nombreux juges canadiens ont occupé le poste de président d’une université ou de chancelier d’un diocèse. D’autres ont siégé au conseil d’administration d’écoles, d’hôpitaux ou de fondations de bienfaisance. Une telle participation peut aujourd’hui présenter des risques qui, autrefois, ne ressortaient pas à l’évidence. Il y a lieu de bien peser ces risques. Les universités, les églises, les organismes de bienfaisance et les associations philanthropiques sont maintenant parties à des litiges et mêlés à des controverses publiques d’une façon ou d’une autre; et plusieurs types de situations rencontrés étaient pratiquement inconnus jusqu’à tout récemment. Le juge qui est président d’une université, chancelier d’un diocèse ou membre d’un conseil d’administration pourrait se retrouver dans une position délicate si l’organisme était mêlé à un litige ou à une controverse publique.

[40]      Notre Cour note que le juge en chef associé Pidgeon n’a fait aucune mention de l’observation des Principes de déontologie voulant que ce document vise à fournir des conseils, et qu’il « n’exclut pas la possibilité que des juges, pour des motifs raisonnables, manifestent certains désaccords avec le présent document quant à leur application. Le caractère élevé de ces lignes directrices n’implique pas non plus qu’il y aurait inconduite judiciaire si l’on s’en écartait. »

[41]      Je constate également que, dans ses motifs concernant la constitution d’un Comité d’examen, le juge en chef associé Pidgeon a observé [à la page 8] que les conditions imposées au juge Smith concernant le rôle de doyen par intérim (universitaire) « feraient en sorte qu’à toutes fins utiles son rôle serait limité [à] des fonctions protocolaires ». Il en ressort que son rôle était semblable à celui de chancelière d’université exercé par la juge Gillese.

[42]      Dans une lettre à M. Sabourin, le juge Smith a indiqué dans leurs grandes lignes les tâches remplies dans le cadre de ce poste : il a prononcé un discours devant les étudiants de dernière année de la faculté de droit; il a recommandé la mise en place d’un local de vidéoconférence permettant de relier des universitaires, des anciens, des juristes et d’autres membres du corps étudiant; il a réussi à inviter le sénateur Murray Sinclair à prononcer une allocution à l’occasion d’une conférence spéciale à la faculté de droit; enfin, son travail a débouché sur une collaboration avec le comité consultatif autochtone en ce qui concerne le contenu des cours sur les affaires autochtones, les services d’assistance aux étudiants autochtones et la création de liens avec eux. Bien que ces fonctions lui confèrent vraisemblablement un rôle dépassant le simple exercice de fonctions protocolaires, comme l’a signalé le juge en chef associé Pidgeon ailleurs dans ses motifs, la teneur de son rôle n’est pas examinée par le Comité d’examen dans la décision qu’il a rendue. À mon avis, ses fonctions telles qu’elles sont présentées dans le dossier cadrent avec la description faite par sa juge en chef, à savoir un rôle de leadership scolaire.

[43]      Après avoir appris que l’affaire avait été renvoyée devant le Comité d’examen, les avocats du juge Smith ont écrit à M. Sabourin le 4 septembre 2018 pour indiquer que le juge Smith quitterait son poste à la faculté de droit le 14 septembre 2018 et reprendrait ses fonctions de juge à la Cour supérieure de justice le prochain jour ouvrable.

[44]      Le 14 septembre 2018, les avocats du juge Smith ont écrit au CCM pour demander que le juge en chef associé Pidgeon revienne sur sa décision de renvoyer l’affaire au Comité d’examen. M. Sabourin a répondu, le 19 septembre 2018, que le juge en chef associé Pidgeon ne s’estimait pas en mesure de revenir sur sa décision et jugeait qu’il n’avait plus de rôle à jouer dans cette affaire tant que le Comité d’examen ne la lui renvoyait pas après avoir conclu qu’il n’était pas nécessaire de constituer un comité d’enquête.

[45]      Le juge Smith a communiqué des observations écrites au Comité d’examen le 27 septembre 2018 et sa juge en chef a transmis ses observations le 10 octobre 2018.

[46]      Le 24 septembre 2018, le juge Smith a déposé sa demande de contrôle judiciaire dans laquelle il attaquait la décision de renvoi de l’affaire au Comité d’examen et le refus de revenir sur cette décision. Il a également présenté une requête en suspension de l’examen, par le Comité d’examen, de l’affaire renvoyée à ce dernier.

[47]      Le 1er octobre 2018, les avocats du juge Smith et ceux du procureur général ont écrit ensemble au CCM pour demander au Comité d’examen de ne pas procéder à l’examen tant qu’aucune décision n’avait été rendue quant à la requête en suspension. Le CCM a répondu que la demande avait été transmise au président du Comité d’examen. Le Comité n’a jamais donné de réponse. La requête en suspension a été ajournée à la demande des avocats du juge Smith et du procureur général du Canada; elle a ensuite été reportée par la Cour pour une séance spéciale le 20 novembre 2018. Le CCM a été informé de cette nouvelle date d’audience. Avant la date prévue pour la requête, le Comité d’examen a rendu sa décision et la requête est donc devenue théorique.

[48]      Le Comité d’examen a rendu sa décision le 5 novembre 2018. Il a conclu [au paragraphe 47] que l’article 55 de la Loi sur les juges « exige que les juges, sous réserve d’un nombre limité d’exceptions restreintes, s’en tiennent à leur fonction judiciaire » et qu’un congé accordé aux termes de l’article 54 ne lève pas l’interdiction qui est faite aux juges de se livrer à des activités extrajudiciaires. Il a également conclu que, indépendamment de l’interprétation que l’on fait de ces textes, le juge Smith n’a pas respecté l’obligation déontologique de ne pas être mêlé à une controverse publique et a utilisé de manière inacceptable le prestige de sa fonction pour aider la faculté de droit. Le Comité d’examen a conclu que puisqu’il ne s’agissait pas d’un cas de mauvaise conduite ou de motifs illégitimes de la part du juge Smith, la conduite de ce dernier n’était pas suffisamment grave pour justifier sa révocation. Il a donc été décidé de ne pas constituer de comité d’enquête.

[49]      L’affaire a ensuite été renvoyée au juge en chef associé Pidgeon [au paragraphe 80] « afin qu’il rende une décision quant à la manière la plus appropriée de régler cette affaire ». Le juge en chef associé Pidgeon a avalisé la décision du Comité d’examen, en notant que le juge Smith avait quitté son poste de doyen par intérim et avait repris ses fonctions de juge. Il a conclu qu’aucune autre mesure n’était nécessaire.

[50]      Le 6 novembre 2018, le CCM a déclaré à deux journalistes que le Comité d’examen avait pris une décision qui serait publiée le jour même, sans que le juge Smith ou ses avocats en aient été informés. À la même date, le CCM a publié sur son site Web un communiqué de presse accompagné d’un lien vers la décision du Comité.

III.        QUESTIONS EN LITIGE

[51]      En l’espèce, trois questions sont soulevées :

i.        La décision du Comité d’examen est-elle raisonnable?

ii.       La procédure du CCM a-t-elle été inéquitable sur le plan procédural ou a-t-elle constitué un abus de procédure?

iii.      Si les demandes sont accueillies, quelle est la mesure appropriée?

IV.       ANALYSE

A.      La décision du Comité d’examen est-elle raisonnable?

[52]      Le Comité d’examen a tiré deux conclusions quant à la conduite du juge Smith. Premièrement, il a conclu que le juge Smith avait manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges. Deuxièmement, il a conclu [au paragraphe 76] que le juge Smith n’avait pas respecté son obligation déontologique « d’éviter de prendre part à des débats publics qui peuvent l’exposer inutilement à des attaques politiques ou qui sont incompatibles avec la dignité de la fonction judiciaire » et que le juge Smith et la Cour supérieure de justice, en apportant leur appui à la faculté de droit, avaient mis leur réputation en péril.

[53]      Il n’est pas controversé entre toutes les parties, et notre Cour abonde dans leur sens, que la norme de contrôle applicable à la décision du Comité d’examen est celle de la décision raisonnable, qu’il s’agisse de l’interprétation qu’a faite le Comité de l’article 55 de la Loi sur les juges ou de sa conclusion selon laquelle le juge Smith n’a pas respecté ses obligations déontologiques.

[54]      Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), au paragraphe 16, la Cour suprême du Canada enseigne que « la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative ». En outre, elle observe clairement, au paragraphe 115, que « [l]es questions d’interprétation de la loi ne reçoivent pas un traitement exceptionnel. Comme toute autre question de droit, on peut les évaluer en appliquant la norme de la décision raisonnable. »

[55]      Comme l’explique la Cour suprême au paragraphe 87 de l’arrêt Vavilov, « le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable tient dûment compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat ».

[56]      Dans l’arrêt Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu de concert avec l’arrêt Vavilov, la majorité explique, au paragraphe 31, que le juge qui procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable doit d’abord examiner les motifs donnés pour vérifier s’il existe une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle au regard des faits et du droit :

 

     La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[57]      L’arrêt Vavilov donne d’autres directives utiles en matière de contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable; notamment, au paragraphe 105, il est observé que la décision « doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents ». Il est observé, au paragraphe 106, que ces considérations sont nombreuses et variées :

 

     Il est inutile de cataloguer toutes les considérations juridiques ou factuelles qui pourraient réduire la marge de manœuvre d’un décideur administratif dans un cas donné. Néanmoins, dans les sections qui suivent, nous nous penchons sur un certain nombre d’éléments qui sont généralement utiles pour déterminer si une décision est raisonnable. Il s’agit notamment du régime législatif applicable et de tout autre principe législatif ou principe de common law pertinent, des principes d’interprétation des lois, de la preuve portée à la connaissance du décideur et des faits dont le décideur peut prendre connaissance d’office, des observations des parties, des pratiques et décisions antérieures de l’organisme administratif et, enfin, de l’impact potentiel de la décision sur l’individu qui en fait l’objet. Ces éléments ne doivent pas servir de liste de vérification pour l’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable et leur importance peut varier selon le contexte. L’objectif est simplement d’insister sur certains éléments du contexte pouvant amener la cour de révision à perdre confiance dans le résultat obtenu.

[58]      Dans l’affaire Vavilov, comme en l’espèce, la décision attaquée concernait l’interprétation du décideur d’une disposition législative. La Cour suprême, aux paragraphes 115 à 124, explique en détail les principes directeurs que le juge de contrôle doit suivre lorsqu’il examine ce genre de décision. Voici les grands principes de cet arrêt sur lesquels je fonde mon analyse de l’interprétation, par le Comité d’examen, de l’article 55 de la Loi sur les juges :

1.         La bonne approche en matière d’interprétation des lois, qu’elle soit faite par un juge ou par un décideur administratif, est le « “principe moderne” » d’interprétation voulant que les textes soient lu « “dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur” » (paragraphes 117 et 118);

2.         « [L]e fond de l’interprétation [d’une disposition législative] par le décideur administratif doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet. [L]es principes habituels d’interprétation législative s’appliquent tout autant lorsqu’un décideur administratif interprète une disposition. Par exemple, lorsque le libellé d’une disposition est “précis et non équivoque”, son sens ordinaire joue normalement un rôle plus important dans le processus d’interprétation » (paragraphe 120); et

3.         « [M]ême si la cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas procéder à une analyse de novo ni déterminer l’interprétation “correcte” d’une disposition contestée, il devient parfois évident, lors du contrôle de la décision, que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvrent la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle-ci » [italiques dans l’original] (paragraphe 124).

[59]      Le CCM, au paragraphe 67 de son mémoire, et citant la décision Girouard c. Canada (Procureur général), 2019 CF 434, au paragraphe 26, la décision Girouard c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1282, au paragraphe 71, et l’arrêt Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249 (Moreau-Bérubé), aux paragraphes 44 et 49, soutient ce qui suit : [traduction] « La composition et le rôle constitutionnel du Conseil commandent la déférence à l’égard de l’appréciation de la conduite des juges. »

[60]      Le juge Smith attaque la thèse du CCM selon laquelle ce dernier joue un tel rôle constitutionnel. Il note, correctement, que la Cour d’appel fédérale enseigne que le pouvoir d’enquête du CCM est un pouvoir conféré par la loi et que la seule procédure prévue par la constitution en matière de révocation d’un juge d’une cour supérieure est celle qui est prévue par le paragraphe 99(1) de la Loi constitutionnelle de 1867 : voir Conseil Canadien de la Magistrature c. Girouard, 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503, aux paragraphes 38 à 46.

[61]      Il note également que le CCM, aux paragraphes 10, 67, et 87 de son mémoire, avance la thèse suivante : il joue un rôle constitutionnel dans la discipline judiciaire, rôle qui lui est conféré aux termes de la Loi sur les juges; qu’il est un organisme spécial à vocation particulière, soit de s’acquitter de la mission constitutionnelle essentielle de délimiter la conduite éthique des juges et l’indépendance judiciaire; et que la composition et le rôle constitutionnel du Conseil commandent la déférence à l’égard de son appréciation de la conduite des juges. Il soutient que, par ces observations, le CCM s’est attribué un rôle qui ne lui revient pas. Il affirme que le seul acteur constitutionnel dans ce processus est le ministre de la Justice, qui est chargé de prononcer tout discours au Parlement aux termes de l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[62]      Je souscris aux observations du juge Smith selon lesquelles seul le ministre de la Justice joue un rôle constitutionnel en ce qui concerne la conduite des juges.

[63]      Je souscris également aux observations du procureur général du Canada concernant la déférence. Bien que le concept de déférence ait encore un rôle à jouer en matière de contrôle judiciaire, l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 30 et 31, enseigne clairement que la justification jadis invoquée du principe portant que le juge de contrôle se doit de faire preuve de déférence à l’égard de l’expertise relative du décideur ne tient plus la route :

 

     Si l’expertise spécialisée et ces autres considérations peuvent toutes justifier la délégation du pouvoir décisionnel, une cour de révision n’est pas tenue d’établir laquelle de ces considérations s’applique dans le cas d’un décideur donné afin de déterminer la norme de contrôle applicable. Nous sommes plutôt d’avis que c’est le fait même que le législateur choisit de déléguer le pouvoir décisionnel qui justifie l’application par défaut de la norme de la décision raisonnable.

[...]

     Puisque nous retenons dans les présents motifs la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable en tant que point de départ, nous tenons à préciser que l’expertise n’est plus pertinente pour déterminer la norme de contrôle applicable, comme c’était le cas dans l’analyse contextuelle. [Italiques dans l’original.]

[64]      En résumé, comme l’a dit la Cour suprême au paragraphe 58 de l’arrêt Vavilov, « la prise en compte de l’expertise est incorporée au nouveau point de départ adopté dans les présents motifs, à savoir la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ».

[65]      Le CCM cite également le paragraphe 49 de l’arrêt Moreau-Bérubé, où la Cour suprême du Canada a observé : « Rien ne permet de prétendre qu’un juge siégeant seul en révision judiciaire d’une décision du Conseil jouirait d’un avantage sur le plan juridique ou judiciaire. » Avec égards, bien que je ne jouisse peut-être pas d’un avantage sur le plan juridique ou judiciaire sur le Comité d’examen, je ne suis pas désavantagé pour autant. D’ailleurs, on peut se demander de quel avantage jouit le Comité d’examen dans cette affaire étant donné que le procureur général et deux associations de juges, l’une d’elles représentant les juges des cours supérieures à l’échelle du Canada, sont d’avis que la décision du Comité d’examen est déraisonnable. En un mot, la procédure de contrôle judiciaire n’appelle pas une analyse de nature quantitative, mais plutôt de nature qualitative; le juge unique est aussi bien placé qu’une formation de juges pour s’acquitter de cette mission.

[66]      Quoi qu’il en soit, la jurisprudence Moreau-Bérubé est antérieure à la jurisprudence Vavilov, et à la consécration du « cadre d’analyse révisé » par la Cour suprême du Canada en matière de contrôle judiciaire des décisions administratives. Il y a donc lieu de l’interpréter avec une certaine prudence. L’observation sur laquelle se fonde le CCM se rapporte à l’expertise alléguée du décideur et au fait qu’elle ne constitue plus un facteur distinct comme jadis.

[67]      La norme de contrôle applicable à la thèse du juge Smith selon laquelle le processus du CCM et la décision subséquente étaient inéquitables sur le plan procédural et constituaient un abus de procédure n’est pas celle de la décision raisonnable. À mon avis, la jurisprudence Vavilov n’a pas modifié le droit relatif à l’équité procédurale; la norme de contrôle demeure celle de la décision correcte : Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43; voir également Garces Caceres c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 4, au paragraphe 23; Ebrahimshani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89, au paragraphe 12; Ennis c. Canada (Procureur général), 2020 CF 43, au paragraphe 18. La question de savoir si un processus donné était équitable sur le plan procédural demeure « “éminemment variable”, intrinsèquement souple et tributaire du contexte » : Vavilov, au paragraphe 77. Notre Cour recherchera si le processus utilisé était équitable dans les circonstances particulières de la décision, en tenant compte des facteurs consacrés par l’arrêt Baker[1] : Vavilov, au paragraphe 23; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121, aux paragraphes 40 et 54 à 56.

1)         Article 55 de la Loi sur les juges

[68]      Je rechercherai d’abord si l’interprétation de l’article 55 de la Loi sur les juges par le Comité d’examen est raisonnable. A-t-il lu le texte de cet article au regard du « contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »?

[69]      Dans le cadre de cet examen, il importe de rappeler que les lois fédérales sont bilingues, rédigées en anglais et en français, et que les deux versions font pareillement autorité. Selon le principe du sens commun, en cas de divergences entre les versions anglaise et française d’une loi, le sens qui est commun aux deux versions doit être retenu, sauf preuve d’intention contraire de la part du législateur : R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217. Si le sens d’une version est plus général que celui d’une autre version, il faut opter pour la version ayant le sens le plus restreint : Sandoz Canada Inc. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 501.

[70]      L’article 55 a d’abord été adopté en tant qu’article 7 de la loi visant à modifier la loi concernant les juges des cours provinciales (An Act to amend the Act respecting the Judges of Provincial Courts), S.C. 1905, 4-5 Edw. VII, ch. 31. La note marginale de l’article 7 est intitulée « Judges restricted to judicial duties / Les juges ne s’occuperont que de leurs fonctions judiciaires », et elle est rédigée comme suit :

[traduction]

Les juges ne s’occuperont que de leurs fonctions judiciaires

     7. Aucun juge mentionné en la présente loi ne se livrera, soit directement soit indirectement, en qualité de directeur ou gérant de corporation, de compagnie ou de maison d’affaires, ou en aucune manière, pour lui-même ou au compte d’autres personnes, à une occupation ou affaire autre que ses fonctions judiciaires; mais chacun de ces juges se consacrera exclusivement à ses fonctions judiciaires.

[71]      Cette disposition est l’article 33 de la Loi des juges, S.R.C. 1906, ch. 138, intitulé « JUDGES NOT TO ENGAGE IN BUSINESS / LES JUGES NE PEUVENT SE LIVRER AUX AFFAIRES » accompagné d’une note marginale qui est rédigée comme suit  : « No judge to engage in business other than his judicial duties / Les juges doivent se consacrer exclusivement à leurs fonctions judiciaires ». Cet article est rédigé comme suit :

Les juges doivent se consacrer exclusivement à leurs fonctions judiciaires

     33. Aucun juge de la cour Suprême du Canada, de la cour de l’Echiquier du Canada, non plus que d’une cour supérieure ni d’une cour de comté au Canada, ne peut se livrer ni directement ni indirectement, en qualité de directeur ou gérant de corporation, de compagnie ou de maison d’affaires, non plus qu’en aucune autre manière, pour lui-même ou au compte d’autres personnes, à une occupation ou affaire autre que ses fonctions judiciaires; mais chacun de ces juges est tenu de se consacrer exclusivement à ses fonctions judiciaires.        

[72]      L’intitulé des articles 55 à 56.1, selon leur libellé actuel, est « EXTRA-JUDICIAL EMPLOYMENT / FONCTIONS EXTRAJUDICIAIRES », et la note marginale de l’article 55 est « Judicial duties exclusively / Incompatibilités ». L’article 55 est rédigé comme suit :

Incompatibilités

55 Les juges se consacrent à leurs fonctions judiciaires à l’exclusion de toute autre activité, qu’elle soit exercée directement ou indirectement, pour leur compte ou celui d’autrui.           

[73]      Le Comité d’examen, aux paragraphes 38 et 39 de sa décision, mentionne ce qui suit à propos de l’article 55 :

[…] Malgré les modifications apportées périodiquement à son libellé, cet article a toujours comporté deux éléments fondamentaux, savoir  :

a) l’interdiction faite aux juges d’exercer des fonctions extrajudiciaires;

b) l’exigence que les juges se consacrent à leurs fonctions judiciaires à l’exclusion de toute autre activité.

     Cette interdiction et cette exigence sont formulées en termes clairs et explicites dans la version actuelle de l’article 55. [Non souligné dans l’original.]

[74]      L’interdiction notée quant au fait d’« exercer des fonctions extrajudiciaires » se trouve à la première phrase de la version anglaise de l’article  : « No judge shall [...] engage in any occupation or business other than his or her judicial duties ». Cependant, la version française se lit différemment. Une traduction anglaise plus littérale de la version française porte : « Judges shall devote themselves to their judicial functions to the exclusion of any other activity ». Elle ne semble pas comprendre les deux éléments mis en relief par le Comité d’examen. Elle se rapporte plutôt expressément au deuxième élément fondamental établi par le Comité d’examen, soit l’exigence voulant que les juges se consacrent exclusivement à leurs fonctions judiciaires.

[75]      Je retiens la thèse du Comité d’examen portant que cette [traduction] « interdiction » qu’il cerne est formulée de façon claire et explicite dans la version anglaise. Cependant, le Comité d’examen ne rend pas fidèlement cette interdiction dans son extrait précité. Il n’est pas question, comme il l’a observé [au paragraphe 38], d’une interdiction « faite aux juges d’exercer des fonctions extrajudiciaires » [non souligné dans l’original]. Plutôt, comme l’indique expressément l’article en anglais, il s’agit d’une interdiction aux juges de se livrer à toute occupation ou activité autre que leurs fonctions judiciaires (« in any occupation or business other than his or her judicial duties » [non souligné dans l’original]).

[76]      Même si, par la suite, le Comité d’examen interprète l’expression « occupation or business », il le fait en faisant abstraction du contexte. L’expression complète — « any occupation or business other than his or her judicial duties » — constitue un important élément contextuel d’interprétation. Interprétée correctement, elle signifie que les fonctions judiciaires constituent une activité professionnelle ou commerciale. Il s’agit donc d’exemples fiables ce que l’on entend par l’expression « occupation or business », qui guide le lecteur quant à la façon dont elle doit être interprétée. Il en est de même si l’on examine la version française de l’expression : « à leurs fonctions judiciaires à l’exclusion de toute autre activité ».

[77]      Vu que le qualificatif essentiel n’est ni inclus ni analysé dans le résumé initial qu’il a fait de l’article, cela m’amène à poser la question suivante : le Comité d’examen ne se livre-t-il pas à une [traduction] « lecture à rebours » du texte, en raisonnant de manière orientée à partir d’une conclusion préétablie, plutôt que de dégager le sens de ce texte et l’intention du législateur? La Cour suprême du Canada, au paragraphe 121 de l’arrêt Vavilov, a expressément formulé une mise en garde contre ce genre de démarche. En tout état de cause, en faisant abstraction du contexte dans son raisonnement, le Comité d’examen ne prend pas dûment en compte le principe moderne d’interprétation des lois.

[78]      Lorsque le Comité d’examen analyse l’expression « occupation or business », en faisant abstraction du contexte, il conclut qu’elle appelle une interprétation large. Il tire cette conclusion en examinant l’équivalent français — « activité » — et les définitions tirées de dictionnaires du mot anglais « occupation »  [aux paragraphes 40 et 41] :

     Dans la version anglaise de l’article, on l’utilise l’expression « occupation or business » pour désigner l’objet de cette interdiction, alors que dans la version française, on emploie plutôt le terme « activité ». Dans la version anglaise, l’expression « occupation or business »  qui pourrait se traduire, en français, par « activités professionnelles ou commerciales »  peut donner à penser que cette interdiction se limite à une certaine forme d’emploi rémunéré; en revanche, le terme général utilisé dans la version française est plus explicite, en ce qu’il interdit toute activité autre que des fonctions judiciaires.

     Une interprétation large du terme anglais « occupation » qui englobe des occupations et activités non rémunérées est conforme à la définition de ce mot donnée par les différents dictionnaires anglais, mais aussi à la version française de l’article 55. [Non souligné dans l’original.]

[79]      Ce raisonnement est dénué de justification et d’intelligibilité. Il pose problème à plusieurs égards, notamment parce que l’expression au complet n’est pas prise en compte, comme nous l’avons vu plus tôt.

[80]      Premièrement, le Comité d’examen affirme [au paragraphe 41] que « [l’]interprétation large du terme anglais “occupation” qui englobe des occupations et activités non rémunérées est conforme à la définition de ce mot donnée par les différents dictionnaires », sans toutefois préciser les définitions sur lesquelles il s’appuie. Comme le dossier ne contient aucune définition, je me demande si le Comité d’examen en avait même une à sa disposition.

[81]      Deuxièmement, bien que l’on puisse affirmer qu’un usage du terme anglais « occupation » englobe des activités non rémunérées — comme, par exemple, dans la phrase anglaise « On Saturdays my occupation is chauffeur because every Saturday I drive my son to his football match » — d’autres (voire la plupart) se rapportent clairement à des activités rémunérées. En réponse à la question en anglais « What is your occupation », je présume que la réponse des quatre membres du Comité d’examen serait « Judge » — une activité rémunérée.

[82]      Troisièmement, le Comité d’examen analyse uniquement le mot anglais « occupation », sans analyser le mot anglais « business », à l’article 55. À mon avis, lorsque l’on dit qu’une personne « is engaging in business », cela signifie purement et simplement qu’elle est rémunérée.

[83]      Le point de vue du Comité d’examen selon lequel il faut interpréter l’article 55 comme interdisant toute activité (rémunérée ou non) autre que les fonctions judiciaires, n’est pas un point de vue qui fait l’unanimité. D’ailleurs, comme le juge en chef associé Pidgeon l’a lui-même signalé dans sa lettre renvoyant l’affaire au Comité d’examen, en 2015, le juge en chef de la Cour d’appel de l’Ontario, l’honorable George Strathy, en réponse à une demande du comité sur la conduite des juges concernant l’interprétation des articles 55 et 56 de la Loi sur les juges, a affirmé ce qui suit [motifs du renvoi, à la page 7] :

 

[traduction] Les mots « occupation and business » ne peuvent être interprétés comme englobant toute activité. Autrement, ils interdiraient des choses telles que des passe-temps ou des activités personnelles. Les mots « occupation or business » interdisent certainement aux juges d’occuper un emploi ou de se livrer à des activités rémunérées, mais ils ne peuvent pas être interprétés comme interdisant toute activité non rémunérée. [Non souligné dans l’original.]

[84]      Le Comité d’examen prend en considération les travaux préparatoires relatifs à l’article 55, et, faisant référence au point de vue de Murray Segal, note : « [c]ertaines remarques formulées au cours des premiers débats qui se sont déroulés à la Chambre des communes en 1905   y compris par le premier ministre Laurier  témoignent d’un souci de restreindre les activités commerciales des juges. » Lors de ces débats, le premier ministre, en réponse à une question visant à déterminer si la disposition législative en cause interdisait aux juges d’intervenir en tant qu’arbitre dans un renvoi impliquant le Canada et les provinces, a répondu :

 

[traduction] Mais l’intention du législateur  que nous approuvons tous  est que les juges ne doivent pas avoir le droit de participer à tout type d’activité de nature commerciale; ils ne doivent pas, par exemple, occuper des postes de directeur de compagnie d’assurances ou de directeur de banque. Cependant, en ce qui concerne toute activité de nature judiciaire, je ne crois pas que qui que ce soit ait l’intention d’interdire aux juges d’intervenir. [Non souligné dans l’original.]

[85]      Il convient d’accorder beaucoup de poids à une déclaration faite par le premier ministre à l’époque concernant l’intention du Parlement et de ses députés, celle-ci pouvant même être considérée comme déterminante quant à l’intention du législateur. Cependant, en réaction à la déclaration du premier ministre, le Comité d’examen a observé [au paragraphe 42] :

   […] d’autres députés avaient adopté une perspective plus vaste. Le ministre de la Justice de l’époque, Charles Fitzpatrick (plus tard le juge en chef du Canada) a ainsi déclaré que [traduction] « [m]oins un juge se mêle de questions qui ne relèvent pas manifestement de ses attributions judiciaires, mieux cela vaut pour lui-même et pour la dignité de la magistrature ».

[86]      Je souscris à l’argument du procureur général du Canada selon lequel le Comité d’examen fait abstraction du contexte dans lequel cette observation a été faite. En isolant une seule phrase de son contexte, le Comité d’examen lui confère une signification qu’elle n’a pas.

[87]      M. Foster avait demandé au ministre de la Justice si la disposition débattue interdirait aux juges de [traduction] « siéger sur des commissions ». Il ressort du contexte que le ministre de la Justice ne déclarait pas, comme l’affirme le Comité d’examen, qu’il était préférable que les juges n’exercent rien d’autre que leurs fonctions judiciaires; son observation se rapportait plutôt aux juges qui siégeaient sur de petites commissions, tel qu’il est indiqué dans la version intégrale du rapport :

[traduction]

M. FOSTER. Est-ce que cette [clause] interdira aux juges de siéger sur des commissions? Nous savons que la désignation de juges pour faire partie de commissions à différents moments a suscité bien des discussions ces derniers temps. Il s’agit parfois d’importants sujets d’intérêt pour lesquels la nomination de juges pourrait être souhaitable; toutefois, dans d’autres cas, il s’agit d’affaires mineures, et les juges sont alors exposés à de nombreuses critiques et à des opinions divergentes, ce qui ne semble guère contribuer à la dignité de la magistrature ou au respect étant dû aux juges à l’échelle du pays. En fait, si vous sortez un juge de son tribunal et vous lui demandez d’intervenir à titre de commissaire dans une affaire impliquant autre chose que des questions de droit, vous le dépouillez de sa dignité. Il s’apparente alors davantage à un citoyen ordinaire, et s’attire des critiques dont un juge ne devrait pas faire l’objet. Il descend pour ainsi dire dans l’arène, et risque fort de se retrouver couvert de poussière. J’aimerais bien connaître la mesure dans laquelle cela peut dissuader les juges de siéger sur des commissions de plus petite envergure qui ne correspondent pas à leurs fonctions judiciaires, ou encore des commissions qui traitent des affaires internationales. J’admets volontiers que, dans le cas d’une commission internationale, il peut s’avérer tout à fait nécessaire de faire appel à des juges; le ministère de la Justice comprendra cependant ce à quoi je fais référence lorsque j’affirme qu’il y a des commissions et des emplois qui portent atteinte au respect général qui est dû à la magistrature lorsque des juges y participent.

M. FITZPATRICK. La modification proposée de la loi concernant les juges fera office d’avis indiquant clairement que les juges ne doivent pas occuper de fonctions en lien avec des commissions, sauf s’il est dans l’intérêt public de le faire. Je suis d’avis que moins un juge s’occupe de questions qui ne s’inscrivent pas clairement dans la portée de ses missions, mieux s’en porteront sa personne et la magistrature. J’en suis absolument persuadé. J’irais même jusqu’à dire que je nourris de sérieux doutes quant au caractère constitutionnel de telles nominations. Cette question a été soulevée au Parlement, lorsque le Parlement britannique a décidé de renvoyer aux tribunaux les affaires découlant d’élections contestées. Lorsqu’on a initialement confié aux tribunaux la mission d’enquêter sur des affaires de cette nature, le juge en chef Cockburn a rédigé une lettre assez ferme d’un point de vue constitutionnel. Bien que cette protestation ne fut d’aucune utilité, elle a néanmoins démontré l’existence d’un sérieux doute quant au droit des juges de siéger pour des affaires de cette nature. Cependant, il y a des cas où il sera dans l’intérêt public d’avoir recours aux services de juges hors tribunal, mais seulement pour des affaires concernant un besoin public urgent.

[88]      Le procureur général du Canada fait également référence au projet de loi 13 en 1906, qui proposait des modifications supplémentaires de l’article. Ce projet de loi a été déposé, mais n’a pas reçu la sanction royale. Fait important – qui n’a pas été mentionné par le Comité d’examen – d’autres discussions ont eu lieu dans le but de [traduction] « mieux comprendre l’intention du législateur ». Plus précisément, il a été fait référence à la possibilité pour un juge d’enseigner dans une faculté de droit, en dépit des restrictions prévues par la Loi sur les juges. Il a été demandé au même ministre de la Justice, M. Fitzpatrick, si [traduction] « la législation de l’année précédente excluait aussi l’enseignement dans les universités ». Le ministre a répondu qu’elle n’interdisait pas l’enseignement :

 

[traduction] Non. Je serais moi-même porté à croire  d’ailleurs, je m’appuyais sur cette supposition  que ceux qui enseignent le droit en lien avec nos universités n’étaient pas visés par la législation de la dernière session. Je crois qu’il faut raisonnablement considérer l’enseignement du droit dans les universités comme s’inscrivant dans l’exercice de leur profession. D’ailleurs, je crois avoir exprimé cette opinion lors de la dernière session, lorsque la loi a été adoptée. [Non souligné dans l’original.]

J’ajouterai que, selon mon expérience, les juges ne sont pas rémunérés lorsqu’il leur est demandé d’enseigner dans les facultés de droit.

[89]      Au moment d’analyser les travaux préparatoires relatifs à l’article 55, le Comité d’examen n’a ni examiné ni pris en compte le libellé original de ce texte. La version anglaise est rédigée comme suit : « No judge […] shall, either directly or indirectly as director or manager of any corporation, company, or firm, or in any other manner whatever […] engage in any occupation or business other than his judicial duties » . La version française est rédigée comme suit : « Aucun juge […] ne peut se livrer ni directement ni indirectement, en qualité de directeur ou gérant de corporation, de compagnie ou de maison d’affaires, non plus qu’en aucune autre manière […] à une occupation ou affaire autre que ses fonctions judiciaires. »

[90]      Le libellé des versions anglaise et française ne va pas dans le sens la conclusion du Comité d’examen selon laquelle l’intention du Parlement était d’interdire aux juges de prendre des engagements non rémunérés. Au contraire, ils sont axés sur les engagements commerciaux rémunérés.

[91]      Au paragraphe 43 de sa décision, le Comité d’examen fait valoir que les exceptions législatives à l’interdiction générale prévue par l’article 55 vont dans le sens d’’une interprétation plus générale qu’il a faite de l’article 55 :

 

     Qui plus est, une telle interprétation élargie du terme anglais « occupation » de manière à englober les occupations et activités non rémunérées se trouve renforcée par les exceptions bien précises qui s’appliquent à l’égard de l’interdiction générale de l’article 55.

[92]      Il observe que ces exceptions restreintes et précises sont celles qui figurent dans les articles 56 et 56.1 de la Loi sur les juges, à savoir : 1) l’exercice, par les juges, de certaines fonctions de règlement des différends dans les cas où cet exercice est expressément autorisé par le pouvoir législatif ou exécutif de l’ordre fédéral ou provincial, ou encore par le gouverneur en conseil ou le lieutenant-gouverneur en conseil d’une province; 2) la possibilité de recourir à une mesure fédérale ou provinciale pour autoriser un juge à agir à titre d’arbitre ou d’évaluateur expert en matière d’indemnité ou de dommages-intérêts; et 3) l’autorisation accordée à madame la juge Louise Arbour d’exercer les fonctions de procureur des tribunaux internationaux des Nations Unies.

[93]      Le Comité d’examen [au paragraphe 41] ne fait état d’aucune raison ni explication indiquant pourquoi ces exceptions étayent son « interprétation large du terme anglais “occupation” qui englobe des occupations et activités non rémunérées ». En effet, il n’est pas manifeste ni évident en quoi ces exceptions étayent le point de vue du Comité d’examen. Son raisonnement est inintelligible.

[94]      Il convient de noter qu’aucune de ces exceptions n’est indiquée comme étant non rémunérée. Lorsqu’un juge est nommé par le Parlement ou par l’Assemblée législative pour diriger une commission ou agir à titre d’arbitre, la rémunération qu’il reçoit aux termes de la Loi sur les juges est maintenue, et, conformément à l’article 57, aucune rémunération supplémentaire ne lui est versée. Cependant, à mon avis, cela ne signifie pas que ces fonctions exceptionnelles sont exécutées sans rémunération. Plutôt, elles sont remplies dans le cadre de la rémunération habituelle du juge. La rémunération reçue dans le cadre de ces fonctions exceptionnelles ne peut pas être assimilée à une rémunération versée pour des fonctions judiciaires, étant donné que le juge ne s’acquitte pas de ses fonctions judiciaires lorsqu’il intervient à titre de commissaire ou d’arbitre. Même s’il en était autrement, l’exception concernant madame la juge Louise Arbour consacrée par l’article 56.1 prévoit expressément qu’elle peut choisir de prendre un congé pour accepter le poste offert par les Nations Unies sans recevoir sa rémunération de juge si elle reçoit une rémunération de l’Organisation des Nations Unies. En fait, il ressort du dossier qu’elle a insisté pour qu’elle ne soit pas rémunérée en sa qualité de juge, mais que ce soit elle qui la rémunère. Dans sa situation, l’une des exceptions sur lesquelles se fonde le Comité d’examen pour appuyer son interprétation, il ne fait aucun doute que l’exception aux fonctions judiciaires est rémunérée. Par conséquent, on ne peut affirmer qu’elle appuie l’interprétation qui été donnée par le Comité d’examen.

[95]      Pour ces motifs, je conclus que l’analyse du Comité d’examen, le raisonnement qu’il a retenu pour interpréter l’article 55, n’est pas conforme au principe d’interprétation moderne. Dans son analyse, le Comité d’examen n’a pas lu le texte de cette disposition au regard du « contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ». Plus précisément, il fait abstraction de certains mots; ne tient pas compte comme il le devrait des travaux préparatoires relatifs à cette disposition; analyse incorrectement le contexte de cette disposition; et ne tient pas dûment compte de tous les éléments de preuve relatifs à l’intention du législateur. Par conséquent, son raisonnement est fautif et aboutit à une conclusion déraisonnable sur le plan interprétatif.

[96]      Aux paragraphes 46 à 48 de sa décision, le Comité d’examen termine son interprétation de l’article 55 comme suit :

 

     En somme, l’article 55 de la Loi sur les juges interdit aux juges de se livrer à des activités extrajudiciaires, en plus d’exiger d’eux qu’ils se consacrent exclusivement à leurs fonctions judiciaires. Mais, pour les cas où il est d’avis qu’un objectif public important justifie que les juges exercent d’autres activités, le Parlement a prévu dans la loi certaines exceptions bien définies.

     En conséquence, le comité d’examen a conclu :

a) que l’article 55 exige que les juges, sous réserve d’un nombre limité d’exceptions restreintes, s’en tiennent à leur fonction judiciaire;

b) que, sous réserve de ces exceptions, il est interdit aux juges de se livrer à toute autre activité, rémunérée ou non.

     Les précédentes conclusions sont en adéquation avec les objectifs du maintien de l’indépendance judiciaire et de la préservation de la dignité et du respect associés à la charge judiciaire. L’article 55 de la Loi sur les juges vise également à favoriser une administration efficace de la justice et à préserver l’intégrité et l’indépendance de la magistrature en faisant en sorte que les juges, sauf dans des circonstances très restreintes, se limitent à leurs fonctions judiciaires. [Non souligné dans l’original.]

[97]      Le Comité d’examen [au paragraphe 47] n’explique pas ce qu’il veut dire par « toute autre activité, rémunérée ou non »; cependant, au paragraphe 43, il décrit son interprétation « élargie » du mot anglais « occupation » de façon à englober] « les occupations et activités non rémunérées » (non souligné dans l’original).

[98]      Dans le mémoire du CCM, il est affirmé que, selon l’interprétation du Comité d’examen, l’article 55 [traduction] « interdit aux juges de consacrer leurs “heures productives” à une vocation autre que celle de juge, de façon à ce qu’ils assument les fonctions de juge » (non souligné dans l’original). À mon avis, cette observation ne correspond pas à l’interprétation de l’article par le Comité d’examen. Nulle part dans sa décision le Comité d’examen n’a-t-il employé l’expression [traduction] « heures productives » ou le mot [traduction] « vocation ».

[99]      On ne sait pas avec certitude ce qu’entendent les avocats du CCM par [traduction] « heures productives ». Il est raisonnable de dire que l’ensemble du temps dont dispose une personne, autre que pendant son sommeil, constitue des heures productives. Comme je l’ai souligné à l’audience, selon mon expérience, le métier de juge n’est pas exercé de 9 h à 17 h, cinq jours semaine. Les juges, à l’instar des avocats et de nombreuses autres personnes, travaillent le jour, la nuit et la fin de semaine.

[100]   L’interprétation du Comité d’examen [au paragraphe 41] du mot anglais « occupation » comme englobant les « occupations et activités non rémunérées » [non souligné dans l’original] lui confère une définition beaucoup générale que le mot [traduction] « vocation ». L’expression « occupations et activités » comprend la plupart des choses qu’une personne fait dans sa vie quotidienne, y compris accompagner ses enfants ou ses petits-enfants à une pratique de soccer ou à un cours de ballet, assister à une pratique de chorale, s’entraîner dans un centre de conditionnement physique, piquer des courtepointes, faire du tricot, etc. Encore une fois, comme on l’a fait remarquer aux avocats lors de l’audience, l’expression « occupations et activités » comprend l’écriture d’un roman policier. Même si ce roman est écrit le soir et les fins de semaine, comme ce fût le cas pour notre ancienne juge en chef, s’agit-il d’une activité extrajudiciaire à laquelle s’est livré un juge pendant ses heures productives? Dans l’affirmative, l’ancienne juge en chef du Canada a-t-elle inobservé l’article 55 de la Loi sur les juges en écrivant son roman avant sa retraite? Chose certaine, cette activité est incompatible avec l’interprétation par le Comité d’examen de l’article 55.

[101]   Cette question et ces exemples illustrent le caractère déraisonnable de l’issue de l’interprétation du Comité d’examen. Son interprétation interdit aux juges de s’adonner à toute occupation ou activité autres que les exceptions bien précises prévues par les articles 56 et 56.1 de la Loi.

[102]   Pour ces motifs, je conclus que l’interprétation par le Comité d’examen de l’article 55 de la Loi sur les juges est déraisonnable.

2)         Incidence sur l’article 55 d’un congé aux termes de l’article 54

[103]   Après avoir interprété l’article 55, le Comité d’examen s’est ensuite penché sur l’article 54 de la Loi sur les juges et sur l’incidence qu’un congé accordé en application de cet article peut avoir sur les obligations du juge aux termes de l’article 55.

[104]   Le Comité d’examen considère que l’octroi d’un congé aux termes de l’article 54 libère le juge de son obligation, aux termes de l’article 55, de « se consacre[r] à [ses] fonctions judiciaires à l’exclusion de toute autre activité », mais soutient que cela n’a pas d’incidence sur l’interdiction de se livrer à des tâches extrajudiciaires prévue par cette disposition. Il soutient que l’article 54 ne permet pas au juge d’entreprendre des activités extrajudiciaires pendant qu’il est en congé. Pour étayer cette interprétation, le Comité d’examen se fonde sur : 1) son interprétation de l’article 55 (qui est, comme je l’ai conclu, déraisonnable); et 2) le libellé de l’article 54. Il a observé au paragraphe 51 de sa décision :

 

     Rien, dans la formulation de l’article 54 de la Loi sur les juges, n’indique que les congés dûment autorisés, de même que les avis transmis comme il se doit, peuvent être accordés de manière à permettre aux juges d’assumer des responsabilités qui se situent en dehors de la sphère judiciaire.

[105]   Je commence par noter qu’il ne ressort nullement du libellé de l’article 54 de la Loi sur les juges que de tels congés ne puissent pas être accordés pour permettre aux juges d’assumer des responsabilités qui ne s’inscrivent pas dans leurs fonctions judiciaires. En effet, tel que l’a noté le juge Smith, cela s’est déjà produit par le passé, et avec l’approbation du CCM :

 

[traduction] Au Canada, le Programme de congés d’études du Conseil a permis aux juges de prendre des congés de plus de six mois pour enseigner, s’entretenir avec des membres de la faculté, préparer des curriculums, organiser des conférences, donner des exposés en tant que conférencier et tenir des discussions officielles et officieuses avec les étudiants.

[106]   Le Comité d’examen ne fait aucun examen des travaux préparatoires relatifs à l’article 54, ni aucune analyse de l’intention du législateur. Le procureur général du Canada produit un historique très intéressant de l’article 54 qui appuie une interprétation différente de celle avancée par le Comité d’examen en ce qui concerne les articles 54 et 55.

[107]   Les dispositions relatives aux congés de l’article 54 ont été introduites en 1946, et leur libellé est très légèrement différent de celui d’aujourd’hui. L’article 34 de la Loi de 1946 sur les juges (The Judges Act, 1946), S.C. 1946, 10 George VI, ch. 56, dispose qu’un juge ne peut se voir accorder un congé de ses fonctions judiciaires pour une période de plus de 30 jours sans l’approbation du gouverneur en conseil. Si un juge est absent pour une période de plus de 30 jours sans avoir obtenu une approbation en ce sens, le juge et le juge en chef doivent en informer le ministre de la Justice.

[108]   Une lecture des débats parlementaires étaye l’argument du procureur général du Canada aux paragraphes 42 et 43 de son mémoire, reproduit ci-dessous, selon lequel cette disposition relative aux congés n’a pas été introduite dans le but de servir exclusivement aux absences, « par exemple dans le cas d’une maladie, ou pour une convalescence ou un congé parental », comme le soutient le Comité d’examen au paragraphe 49 de sa décision :

 

[traduction] En lien avec l’adoption de cette disposition, une préoccupation a été soulevée lors des débats selon laquelle certains juges se soient abstenus d’exercer leurs fonctions judiciaires pendant plusieurs mois sans avoir obtenu une quelconque autorisation pour prendre un congé. Le ministre de la Justice a affirmé : [traduction] « Je crois que la clause indique que, si elle est adoptée par le Parlement, que ce dernier souhaite que le ministre de la Justice veille à ce que ceux qui s’absentent sans congé ne soient pas rémunérés ».

Rien n’indique que cette disposition a été adoptée dans le but d’être utilisée exclusivement dans des circonstances impliquant une incapacité ou un congé parental. Cette disposition avait plutôt pour but de veiller à ce que les juges ne soient pas rémunérés lorsqu’ils n’exerçaient pas leurs fonctions judiciaires pour une raison donnée.

[109]   En 1996, cet article a été modifié de façon à créer le système actuel. Les congés de moins de six mois peuvent être accordés par un juge en chef, mais les congés de plus de six mois doivent être approuvés par le gouverneur en conseil. Il ressort des débats que cette révision avait été recommandée :

 

[...] par la Commission triennale sur le traitement et les avantages des juges en 1992 et a été appuyée par le Conseil canadien de la magistrature. Le projet de loi permet à un juge de demander un congé de maternité ou un congé parental sans avoir à passer par le Cabinet.

[110]   Je retiens la thèse du procureur général du Canada portant que les congés aux termes de l’article 54 ne sont pas limités aux congés de maternité ou aux congés parentaux. Le renvoi ci-dessus à ces fins prévues avait pour but d’illustrer et d’appuyer la prolongation de la période de congé de 30 jours à six mois. Un élément de preuve en ce sens est la déclaration que M. Rock, ministre de la Justice à l’époque, a faite au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles lorsque ce dernier envisageait une modification de la Loi sur les juges relative à la juge Louise Arbour [Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnels, 35e lég., 2e sess., no 29 (3 octobre 1996)]. Il a déclaré : « Il est à noter que la Loi sur les juges prévoit déjà l’octroi de congé pour que les juges puissent se consacrer à des fonctions non judiciaires, comme par exemple, remplir des fonctions de commissaire d’enquête [...] ou aider d’autres pays à élaborer des codes des droits de la personne » (non souligné dans l’original). Bien que la première exception soit prévue par l’article 56, la seconde ne l’est pas. Plus tard, le ministre de la Justice expose les critères relatifs aux congés autres que des congés pour raisons personnelles :

 

[M. Rock :] Deuxièmement, lorsqu’ils sont juges, ils devraient se consacrer uniquement au travail de juges et non travailler pour des entreprises ou ailleurs. Même s’il s’agit d’un principe important, la Loi sur les juges prévoit déjà des exceptions. Comme je le disais dans mon introduction, un juge peut être nommé pour présider une commission d’enquête ou arbitrer un différend. Cela se passe constamment. C’est une fonction accessoire nécessaire.

Le sénateur Beaudoin : Nous sommes entièrement d’accord.

M. Rock : Ce que je veux dire, sénateur, c’est que cela est compatible avec l’article 56. Cela découle de la même notion qui veut que nous autorisions un juge en place à quitter ses fonctions pour une période déterminée afin d’accomplir un travail des plus louable[s] au sein d’une organisation internationale. Cela n’est pas incompatible avec ses fonctions judiciaires. [Non souligné dans l’original.]

[111]   Le procureur général conclut avec son argument quant à l’interprétation correcte de l’article 55 :

 

[traduction] Il ressort de ces travaux préparatoires que le législateur ne concevait pas l’article 55 de la Loi comme une interdiction complète imposée aux juges d’assumer des rôles de nature non judiciaire. L’article 55 vise à interdire aux juges d’occuper des fonctions à titre commercial, privé ou politique qui pourraient remettre en cause leur indépendance judiciaire ou par ailleurs menacer la confiance du public dans leur intégrité ou leur impartialité. Il est régulièrement réitéré dans les annales que les juges devraient toujours pouvoir assumer des rôles dans certaines circonstances, plus précisément lorsque ce rôle a un intérêt public important. En outre, d’après le dossier législatif, l’article 54 de la Loi doit être interprété de concert avec les articles 55 à 57 et permet de prendre un congé de fonctions judiciaires pour plusieurs raisons, y compris un rôle non judiciaire, à condition que ce rôle ne soit pas incompatible avec l’éventuelle reprise de ses fonctions judiciaires par le juge.

[112]   En effet, je conclus que 1) l’article 55 de la Loi n’impose pas une interdiction totale aux juges d’occuper des rôles non judiciaires; 2) l’intention du législateur était de faire en sorte que les juges puissent assumer des rôles non judiciaires dans certaines circonstances et 3) l’article 54 de la Loi permet aux juges de prendre congé de fonctions judiciaires pour plusieurs raisons qui ne sont pas incompatibles avec les fonctions judiciaires d’un juge.

[113]   Je conclus aussi que l’article 55, interprété selon le principe moderne d’interprétation, prévoit qu’un juge ne peut pas occuper des fonctions à titre commercial, privé ou politique, puisque cela pourrait remettre en cause son indépendance judiciaire ou miner la confiance du public dans l’intégrité et l’impartialité des juges et de la magistrature. Ces fonctions ne sont pas compatibles avec les fonctions judiciaires d’un juge. Il incombe au juge en chef et au ministre de la Justice de décider s’il est justifié de faire droit à une demande en congé au titre de l’article 54. On s’attend à ce qu’ils recherchent si l’objet du congé répond à un intérêt public important et s’il pourrait remettre en cause l’indépendance judiciaire des juges ou par ailleurs menacer la confiance du public dans leur intégrité et leur impartialité. Toutefois, ces exigences ne découlent pas de l’article 55.

[114]   Prises de concert, les trois conclusions énoncées ci-dessus au paragraphe 112 permettent de conclure que le juge Smith n’a pas manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges quand, par suite d’un congé accordé par sa juge en chef et approuvé par la ministre de la Justice, il a accepté la nomination de doyen par intérim (universitaire) de la Faculté de droit.

3)         Obligations déontologiques

[115]   J’examinerai maintenant la conclusion du Comité d’examen, selon laquelle le juge Smith a manqué à ses devoirs déontologiques. Il observe [au paragraphe 76] :

d) Quelle que soit l’interprétation donnée aux articles 54 à 56.1 de la Loi sur les juges, le juge Smith a une obligation éthique en tant que juge d’éviter de prendre part à des débats publics qui peuvent l’exposer inutilement à des attaques politiques ou qui sont incompatibles avec la dignité de la fonction judiciaire. Il y avait également des risques pour la réputation du juge Smith et de la Cour supérieure de justice de l’Ontario associés au fait de donner leur appui à la Faculté de droit de l’Université Lakehead en temps de crise.

e) Compte tenu des circonstances auxquelles le juge Smith était confronté en 2018, et malgré son désir véritable d’aider la Faculté de droit de l’Université Lakehead, sa décision d’accepter une nomination en tant que doyen par intérimaire (universitaire) à la Faculté de droit était mal avisée.

[116]   En tirant une telle conclusion, le Comité d’examen a pris en compte les Principes de déontologie et le cas antérieur du juge Fauteux, qui a occupé la fonction de doyen de deux facultés de droit distinctes, et de la juge Gillese qui avait occupé le poste de chancelière d’Université.

[117]   Concernant le juge Fauteux, le Comité d’examen [au paragraphe 61] s’est borné à dire que « les normes sociétales évoluent et que, de nos jours, des personnes qui assument des fonctions de dirigeants au sein d’établissements universitaires sont bien plus susceptibles de devoir composer avec des questions d’actualité, controversées et hautement médiatisées, que par le passé ». Même si le Comité d’examen disposait d’éléments de preuve selon lesquels dans les années 1960, les universités ont dû faire face à moins de questions d’actualité, controversées et hautement médiatisées qu’aujourd’hui (et il n’y en a aucune au dossier), le Comité d’examen omet de signaler que, contrairement au juge Fauteux, le décanat du juge Smith était limité à des questions scolaires  un domaine qu’il est difficile de qualifier de source de « questions d’actualité, controversées et hautement médiatisées ».

[118]   Concernant la juge Gillese, le Comité d’examen note [au paragraphe 62] que le CCM a accepté sa nomination à titre de chancelière en raison « des restrictions rigoureuses » acceptées par l’Université et la juge, et compte tenu « de la nature cérémoniale du poste ». Le Comité omet ainsi de faire référence à l’opinion du juge en chef associé Pidgeon qui affirmait que les limites dont le juge Smith et la faculté de droit avaient convenu limiteraient le rôle du juge Smith à des fonctions protocolaires. En ce qui concerne les conditions, le Comité d’examen [au paragraphe 74] indique qu’elles « montrent que le recours à de telles conditions peut représenter une façon imparfaite de tenter de faire face à des imprévus difficiles à cerner dans un environnement dynamique ». Néanmoins, des conditions importantes ont été adoptées selon lesquelles le juge Smith ne participerait pas à l’administration de la faculté de droit et de l’université. Mais surtout, le juge Smith avait entrepris d’informer sa juge en chef et de lui demander conseil si la situation évoluait ou « en cas de questions pouvant soulever des considérations éthiques ou [éventuellement] mener à une controverse publique » [au paragraphe 72]. Le Comité d’examen n’a pas fait mention de cette condition.

[119]   Il est en outre crucial de noter que la juge en chef du juge Smith consentait à ce qu’il accepte le rôle de doyen par intérim (universitaire) assorti de ces conditions. Si sa décision d’accepter le poste était injudicieuse, que dire alors des décisions de sa juge en chef et de la ministre de la Justice?

[120]   Le rôle joué par sa juge en chef méritait d’être pris en compte et avait du poids, qu’il s’agisse de son consentement à la nomination ou de son rôle éventuel par la suite en cas de controverse publique. Dans l’arrêt Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267, au paragraphe 59, le juge Gonthier, s’exprimant au nom de la majorité, note le rôle important qu’un juge en chef joue dans la prise de décisions conformes à la déontologie :

 

     Il nous faut reconnaître, en effet, que le juge en chef, en tant que primus inter pares au sein de la cour dont il voit au bon fonctionnement à tous autres égards, occupe une position privilégiée pour veiller au respect de la déontologie judiciaire. D’une part, en raison même du rôle de coordonnateur qui est le sien, il se trouve que les événements susceptibles de soulever des questions d’ordre déontologique sont plus facilement amenés à son attention. D’autre part, du fait même de son statut, le juge en chef s’avère fréquemment le mieux placé pour traiter de ces questions délicates, soulageant par le fait même les autres juges de la cour de la difficile tâche de porter plainte à l’endroit de l’un de leurs collègues, le cas échéant. En somme, le pouvoir de porter plainte relève intrinsèquement de la responsabilité du juge en chef en ce domaine et il ne siérait pas que ce dernier, pour s’assurer de ses obligations à cet égard, agisse sous le couvert d’une autre personne, que celle-ci soit juge ou encore issue d’un milieu étranger à la magistrature.

[121]   Voici ce sur quoi le Comité d’examen fonde sa conclusion quant à sa prise en compte de la question de la déontologie judiciaire  : 1) selon les médias, l’ancienne doyenne avait menacé d’intenter des poursuites; 2) il était possible qu’un contentieux survienne si le Barreau de l’Ontario retirait son accréditation à la faculté de droit; 3) l’affaire était « largement » médiatisée et « certaines personnes alléguaient que Lakehead avait manqué à son devoir de remplir le mandat autochtone de la Faculté de droit et certains chefs autochtones ont critiqué la nomination du juge Smith » [au paragraphe 27]; et enfin 4) avant d’accepter la nomination, le directeur administratif du CCM a informé le juge Smith que le CCM pourrait devoir se pencher sur l’affaire.

 [122]  En ce qui concerne les deux premiers éléments, même en sachant qu’une action en justice intentée par l’ancienne doyenne aurait été engagée devant la Cour supérieure, le juge Smith avait déjà, judicieusement, fait savoir qu’il se récuserait de tout contentieux engagé devant sa Cour relatif à l’université. Il n’y a ainsi, advenant des poursuites, aucune possibilité de conflit d’intérêt ou même d’apparence de conflit d’intérêts. Cela est également vrai si une décision relative à l’accréditation était contestée devant la Cour divisionnaire. La juge Abella, dans l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282 (Yukon), au paragraphe 59, a noté qu’en matière d’association, aucune restriction n’est imposée aux juges lorsqu’il y a peu de risque de conflit :

 

     Bien que je reconnaisse sans réserve l’importance que les juges évitent d’adhérer à certains organismes, comme des groupes de revendication ou des groupes politiques, ils ne devraient pas avoir à s’abstenir de participer au service de la communauté lorsqu’il y a peu de risque de conflit d’intérêts.

[123]   Si l’ancienne doyenne poursuit la faculté de droit, il est très peu probable qu’elle, ou toute personne raisonnablement informée, pense que l’engagement du juge Smith au sein de la faculté de droit puisse avoir une incidence sur son action. Étant avocate, elle est bien placée pour le savoir. En outre, au moment de la publication du rapport du Comité d’examen, il n’était pas certain que l’ancienne doyenne entamerait des poursuites judiciaires.

[124]   La possibilité de poursuites quant à l’accréditation de la faculté de droit n’était que pure conjecture et ne méritait pas d’être envisagée par le Comité d’examen. Je le répète : si le juge Smith acceptait le poste en se récusant de ce type d’affaires, il était fort peu probable que la faculté de droit et le Barreau de l’Ontario, étant bien informés des questions judiciaires, aient des craintes.

[125]   Au paragraphe 60 de l’arrêt Yukon, la juge Abella se penche sur les Principes de déontologie judiciaire et fait remarquer que « bien que les juges doivent manifestement faire preuve de bon sens pour ce qui est de leur adhésion à un organisme, il ne leur est pas interdit de continuer de servir leur communauté à l’extérieur de leur fonction judiciaire » (non souligné dans l’original). De plus, elle fait ce commentaire judicieux au paragraphe 61  : « Nous nous attendons à ce qu’un public renseigné fasse preuve d’un jugement mature en reconnaissant que les actes et les adhésions du juge ne prédéterminent pas toujours comment il jugera une affaire. » À mon avis, la décision du Comité d’examen, lorsqu’il s’est penché sur la conduite du juge Smith pour déterminer si ce dernier s’était exposé inutilement à des critiques ou à des attaques, n’est pas celle d’un public renseigné faisant preuve d’un jugement mature.

[126]   Le Comité d’examen [au paragraphe 27] va trop loin en affirmant que la nomination du juge Smith a été « largement » médiatisée. Il en a été question dans les médias; toutefois, ils se sont surtout concentrés sur l’Université et sur la démission de la doyenne. Peu d’attention a été portée à la nomination intérimaire du juge Smith, et même le comité d’examen a qualifié les critiques de celle-ci de « sans doute non fondées » [au paragraphe 64]. En outre, comme l’a souligné le juge en chef associé Pidgeon dans sa décision de renvoi, par suite d’une rencontre entre un comité consultatif des Premières Nations et l’Université le 10 mai 2018, [traduction] « [il] n’y a eu aucune déclaration publique par la suite ».

[127]   Je souscris entièrement aux observations de l’Association canadienne des juges des cours supérieures au paragraphe 49 de son mémoire selon lesquelles [traduction] « la réaction du CCM à l’acception de la nomination du juge Smith a donné lieu à un torrent de critiques publiques, et ne visant pas le juge Smith ou sa conduite, mais plutôt le CCM même ». Ces critiques des juges, des avocats et du public à l’encontre de la conduite du CCM sont de loin plus importantes et plus accablantes que la couverture médiatique éparse à l’encontre du juge Smith.

[128]   Concernant le fait que le Comité d’examen a fondé sa décision sur la réception par le juge Smith d’une lettre du directeur administratif du CCM, je souscris à l’argument de l’Association canadienne des juges des cours supérieures voulant que cette lettre [traduction] « ait soulevé des préoccupations particulières » et doive être examinée au regard du consentement du juge en chef et du ministre de la Justice. Comme il l’affirme, [traduction] « le directeur administratif du CCM n’est pas en position et n’a pas l’autorité de conseiller les juges sur des questions de déontologie et cela soulèverait d’importantes questions constitutionnelles s’il le faisait ».

[129]   Le CCM soutient que [traduction] « la déontologie judiciaire interdit l’utilisation du prestige de la fonction judiciaire pour renforcer la réputation, le statut ou la confiance du public dans les organisations extrajudiciaires ». Cette observation ne figure pas dans les Principes de déontologie. Selon le commentaire C.1 sous l’énoncé 6 portant sur l’impartialité du juge, tandis que les juges sont libres de participer à « des activités civiques, charitables et religieuses », ils « ne recueillent pas de dons [...] ni n’engagent le prestige de leur fonction dans de telles collectes ». Les commentaires de cette section sont les mêmes que ceux du commentaire C.6. Le commentaire C.10 porte sur l’utilisation du prestige des fonctions judiciaires du juge pour promouvoir les intérêts privés d’un tiers.

[130]   L’association d’un juge à toute organisation extrajudiciaire renforcera, dans une certaine mesure, sa réputation, son statut ou la confiance du public. C’est précisément pour cette raison que les facultés de droit recherchent des juges disposés à enseigner. C’est sans doute aussi pour cette raison que les facultés de droit de l’Université McGill et de l’Université d’Ottawa ont demandé au juge Fauteux d’être leur doyen et que le Collège universitaire Brescia a demandé à la juge Gillese d’être sa chancelière. S’il s’agissait du bon critère, alors aucun juge n’apporterait son concours à un organisme extrajudiciaire civique, religieux ou caritatif.

[131]   Pour ces motifs, je conclus que la décision du Comité d’examen quant au manquement à la déontologie du juge Smith, en acceptant cette nomination, était déraisonnable et ne peut pas être retenue.

B.    La procédure était-elle inéquitable sur le plan procédural et constituait-elle ainsi un abus de procédure?

[132]   Les avocats du juge Smith soutiennent que depuis le début, le [traduction] « traitement de l’affaire du juge Smith [par le CCM] a été inéquitable et oppressive, au point qu’il constitue un abus de la procédure du Conseil ».

[133]   Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 120, la Cour suprême du Canada a décidé qu’il y a abus de procédure lorsqu’une procédure administrative a été menée d’une manière tellement inéquitable qu’elle va à l’encontre de l’intérêt de la justice :

 

     Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9-68). Le juge L’Heureux-Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a « abus de procédure » lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux-Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (p. 616). « Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares » (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[134]   Le processus d’examen de la conduite judiciaire établi par le CCM vise en définitive la révocation d’un juge en raison de sa conduite. Dans l’arrêt Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 147, la Cour suprême du Canada définit la gravité de la conduite qui appelle la destitution :

 

[…] avant de formuler une recommandation de destitution à l’endroit d’un juge, doit-on se demander si la conduite qui lui est reprochée porte si manifestement et si totalement atteinte à l’impartialité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature qu’elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et rend le juge incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge. [Non souligné dans l’original.]

[135]   Au moment d’analyser la question de savoir si le processus du CCM relativement à la conduite du juge Smith était tellement inéquitable qu’elle constitue un abus de procédure, il faut garder à l’esprit cette norme stricte, car, comme nous le verrons ci-dessous, le renvoi au Comité d’examen ne peut avoir lieu que s’il est conclu que la conduite du juge est possiblement assez grave pour justifier la révocation.

[136]   Le juge Smith fait valoir que, vu les faits de l’espèce, le CCM a utilisé abusivement sa procédure disciplinaire de manière excessive et déraisonnable, compromettant le moyen de subsistance et la réputation du juge Smith, lui portant préjudice et minant la confiance du public dans le système judiciaire et l’équité de la procédure du CCM. Cette allégation est grave; toutefois, au vu du dossier dont je suis saisi, je conclus que le CCM a bel et bien utilisé abusivement sa procédure disciplinaire de manière excessive et déraisonnable.

[137]   Je conclus que la procédure disciplinaire du CCM a été utilisée de manière abusive dès le début, lorsque le directeur administratif a conclu que l’acceptation par le juge Smith de sa nomination à la Faculté de droit était une question qui [traduction] « appelle un examen ».

[138]   Concernant mes observations ci-dessous, aux paragraphes 171 à 175, je ne nie pas que le directeur administratif a écrit au juge Smith le 9 mai 2018 pour l’informer que sa nomination avait été portée à son attention et qu’aux termes de l’article 4.2 des Procédures d’examen, il lui semblait que la question pourrait appeler un examen. Bien qu’il fasse référence à des [traduction] « articles de presse », il n’en a joint qu’un seul, une publication Web de la CBC dans lequel il est rapporté que le juge Smith a accepté sa nomination.

[139]   La Cour note que rien dans l’article joint ne constitue une critique de la conduite du juge Smith pour avoir accepté le poste ni de la Faculté de droit pour l’avoir nommé à un poste par intérim. La position de certains dirigeants autochtones relativement à la conduite de la Faculté de droit est mentionnée dans une partie de l’article, mais son auteur ne rapporte pas que la Faculté se soit opposée à sa nomination ou au juge Smith :

 

[traduction] Depuis, des leaders autochtones représentant des dizaines de communautés autochtones dans le nord-ouest de l’Ontario ont réclamé un « changement immédiat » à l’Université Lakehead. Ils ont formulé plusieurs recommandations, préconisant notamment que Lakehead s’engage à nommer un Autochtone pour succéder à Mme EagleWoman, qu’il y ait un examen indépendant de « l’ensemble des problèmes et allégations » soulevés par Mme EagleWoman et que des mesures appropriées soient prises par la suite.

[140]   Dans sa lettre au juge Smith, le directeur administratif observe : [traduction] « Compte tenu des articles 54 et 55 de la Loi sur les juges et des devoirs et obligations déontologiques généraux des juges, l’information fournie dans ces articles de presse me porte à croire que la situation pourrait appeler un examen du Conseil ». D’après l’unique article joint à la lettre, force est de conclure que la [traduction] « situation » qui préoccupait le directeur administratif était le fait que le juge Smith ait accepté sa nomination.

[141]   En effet, il appert que c’est exactement de cette manière que l’a interprété la juge en chef, qui a reçu la lettre en copie conforme. Elle répond, dans une lettre du 11 mai 2018, en donnant la trame de fond factuelle de la nomination. Elle produit au directeur administratif la lettre de la Faculté de droit demandant au juge Smith d’accepter sa nomination, la lettre de la juge en chef à la ministre à cet égard et la réponse de la ministre.

[142]   D’après le dossier, ces lettres font état des faits sur lesquels le directeur administratif s’est fondé pour rendre sa décision selon laquelle l’affaire appelait un examen par le CCM et, aux termes de l’article 4.3 des Procédures d’examen, renvoyer l’affaire au comité sur la conduite des juges le 16 mai 2018.

[143]   Avant de prendre cette décision, le directeur administratif a dû examiner l’affaire, tel que cela est exigé dans les Procédures d’examen. En effet, dans son affidavit, le directeur administratif déclare qu’il renvoie chaque plainte ou affaire, qui ne relève pas des exceptions prévues par l’article 5 des Procédures d’examen, au président du comité sur la conduite des juges. L’article 5 est rédigé ainsi :

 

5.   Critères d’examen préalable

     Aux fins de ces procédures, les affaires suivantes ne justifient pas un examen :

(a) Les plaintes qui sont futiles, vexatoires, faites dans un but inapproprié, sont manifestement sans fondement ou constituent un abus de la procédure des plaintes.

     (b) Les plaintes qui n’impliquent pas la conduite d’un juge; et

(c) Toutes autres plaintes qu’il n’est pas dans l’intérêt public et la juste administration de la justice de considérer.

[144]   Comment le directeur administratif a-t-il pu ne pas conclure qu’il n’était « pas dans l’intérêt public et la juste administration de la justice » de considérer l’affaire de la nomination du juge Smith?

[145]   Cette question est posée, car l’information dont disposait le directeur administratif me porte à ne tirer qu’une seule conclusion, à savoir que le renvoi au comité sur la conduite des juges de la question soulevée par le directeur administratif lui-même n’était « pas dans l’intérêt public et la juste administration de la justice de considérer ». J’en arrive à cette conclusion compte tenu des faits suivants :

1.   La Faculté de droit a demandé au juge Smith d’envisager la nomination en question, en partie en raison de son [traduction] « travail considérable auprès des collectivités autochtones » et ses publications sur le droit autochtone au Canada.

2.   Le juge Smith a immédiatement informé sa juge en chef qu’on l’avait contacté pour lui faire cette demande [traduction] « de manière inattendue » et qu’il [traduction] « accepterait une nomination à court terme avec [son] approbation et celle de la ministre de la Justice ».

3.   La juge en chef a écrit à la ministre de la justice pour lui exposer les faits, y compris le rôle limité à un leadership scolaire, parlant d’une [traduction] « situation tout à fait exceptionnelle » qui donne [traduction] « l’occasion à notre Cour de répondre positivement à plusieurs recommandations de la Commission de vérité et réconciliation », et avisant  : [traduction] « Avec votre approbation, je souhaite vivement accorder ce congé spécial » (souligné dans l’original).

4.   La ministre de la Justice a répondu  : [traduction] « Je ne vois aucun problème à ce que vous accordiez au juge Smith un congé spécial [...] comme vous l’avez exposé dans votre lettre [et] si cela devait durer plus de six mois, j’examinerai toute demande de prorogation du congé ».

5.   Les confrères du juge Smith dans la région du nord-ouest lui ont apporté leur soutien concernant l’octroi d’un congé pour qu’il accepte sa nomination.

6.   Aucune plainte n’a jamais été déposée auprès du CCM par quiconque concernant la conduite du juge Smith en acceptant sa nomination.

[146]   Rien dans le dossier ne permet d’expliquer pourquoi et sur quel fondement le directeur administratif a conclu que son renvoi au comité sur la conduite des juges servait l’intérêt public et la bonne administration de la justice. Aucun débat public ni aucun problème concernant cette nomination n’ont été mentionnés dans l’information communiquée par le juge Smith avant le renvoi et l’approbation de sa juge en chef et de la ministre de la Justice dément toute indication qu’elle ait eu une incidence sur la bonne administration de la justice.

[147]   Une fois encore, sans preuve du directeur administratif, nous ne savons pas le poids qu’il a accordé à l’autorisation de la ministre. Toutefois, d’après son affidavit, je conclus qu’il n’y a accordé aucun poids. Concernant la lettre de la ministre, il a déclaré sous serment :

 

[traduction] Le 11 mai 2018, le demandeur m’a envoyé un courriel auquel était jointe une lettre de la juge en chef Heather Smith qu’il a intitulée [traduction] Congé accordé par la juge en chef Smith. Le même jour, le demandeur a envoyé un autre courriel auquel était jointe une lettre de l’honorable Judy Wilson-Raybould, ministre de la Justice et procureur général du Canada (tel était alors son titre) qu’il a intitulé [traduction] Lettre d’autorisation de la ministre de la Justice pour un détachement de doyen (par intérim). Dans la lettre de la ministre, il n’était pas précisé que la ministre avait pris une décision concernant l’affaire, mais il était mentionné que la ministre reconnaissait que la juge en chef Smith avait le pouvoir d’accorder un congé de moins de six mois. La ministre a conclu sa lettre ainsi : [traduction] « J’encouragerais l’Université à nommer rapidement un doyen permanent, à la fois pour assurer la direction à long terme de la Faculté de droit et pour réduire le temps que le juge Smith ne consacrera à ses fonctions de juge surnuméraire. » [Non souligné dans l’original.]

[148]   Les passages soulignés qui suivent, tirés de la lettre de la ministre, ne sont pas invoqués par M. Sabourin, et à mon avis, il en ressort clairement que la ministre a pris une décision, à savoir qu’elle ne voyait aucun problème à la nomination en question et qu’elle envisagerait une prorogation, le cas échéant :

 

[traduction] En tant que juge en chef, la Loi sur les juges vous confère le pouvoir d’accorder au juge Smith un « congé spécial » d’une durée maximale de six mois. Je comprends aussi que les confrères du juge Smith, dans la région du nord-ouest, le soutiennent dans sa décision de prendre un « congé spécial » afin d’accepter ce poste.

Je ne vois aucun problème à ce que vous accordiez au juge Smith un « congé spécial » de juin à novembre 2018, comme vous l’indiquez dans votre lettre. Advenant que plus de six mois soient nécessaires, j’examinerai toute demande de congé supplémentaire en temps utile. J’encouragerai l’Université à nommer rapidement un doyen permanent, à la fois pour assurer la direction à long terme de la Faculté de droit et pour réduire le temps que le juge Smith ne consacrera pas à ses fonctions de juge surnuméraire. [Non souligné dans l’original.]

[149]   Le CCM et le procureur général, comme M. Sabourin, ont soutenu tous deux que la réponse de la ministre ne constituait pas une [traduction] « approbation » du congé accordé. Je ne suis pas de cet avis. La juge en chef a explicitement demandé à la ministre son [traduction] « approbation » concernant son octroi du congé. La ministre a répondu qu’elle ne voyait aucun problème à ce que le congé en question soit accordé. Ce congé a été accordé par le juge en chef qui a évidemment inférée de la réponse de la ministre une approbation. En outre, le juge Smith a indiqué qu’il accepterait son affectation avec l’approbation de sa juge en chef et de la ministre de la Justice; il a donc considéré lui aussi qu’il s’agissait d’une approbation ministérielle lorsqu’il a accepté la nomination.

[150]   La thèse selon laquelle ces faits n’ont pas fait l’objet d’une approbation ministérielle est absurde. Si la ministre ne les approuvait pas, elle aurait alors facilement pu le dire. Elle ne l’a pas fait. En outre, elle a exprimé la volonté d’examiner une demande de prorogation, ce à quoi on ne s’attendrait pas de la part de quelqu’un qui s’est opposé au congé initial. Au courant de tous les faits, la ministre n’y a vu aucun problème.

[151]   Je conclus que la ministre a donné son approbation dans sa lettre.

[152]   Examinons une analogie. Une adolescente dont le couvre-feu est établi à 22h demande à son père un couvre-feu plus tardif, comme l’enfant et ses amis vont voir un film qui dure plus longtemps que d’habitude. Le père dit qu’il veut bien l’autoriser, mais qu’ils doivent en parler à la mère. Ils vont trouver la mère pour discuter de la demande et elle répond que le père peut donner son autorisation et qu’elle n’y voit aucun problème. Elle ajoute que si l’enfant prévoit rentrer plus d’une heure plus tard que prévu, elle doit demander l’autorisation de prolonger le couvre-feu. Ainsi, l’enfant va voir le film et rentre chez elle 30 minutes après son couvre-feu de 22 h. Quelqu’un penserait-il qu’il serait juste que la mère punisse l’enfant pour être rentrée 30 minutes en retard, car elle n’avait pas donné son accord? Peut-on sérieusement affirmer que la mère n’avait pas pris de décision quant à la demande et ne l’avait pas approuvée?

[153]   Notre Cour est également troublée par le traitement réservé par le juge en chef associé Pidgeon à l’approbation de la ministre. Dans sa décision de renvoyer l’affaire au Comité d’examen, il dit que dans sa lettre, la ministre avait [traduction] « officieusement » approuvé le congé afin de permettre au juge Smith d’intervenir à titre de doyen par intérim. Voici ce qu’il écrit [à la page 5 des motifs du renvoi] :

[…] À mon avis, le consentement et le support de la juge en chef Smith sont simplement des facteurs à soupeser dans l’évaluation de la nature et la gravité de la conduite du juge Patrick Smith, et si cette conduite est appropriée. [Non souligné dans l’original.]

[154]   À mon avis, comme je l’ai signalé plus tôt, on ne peut pas raisonnablement dire que l’approbation de la ministre a été donnée [traduction] « officieusement » simplement parce qu’elle n’a pas expressément utilisé le mot [traduction] « approuvé ». Ensuite, il n’est pas honnête de qualifier les actions de la ministre dans la version anglaise des motifs d’[traduction] « apparente indifférence », alors qu’elle déclare expressément [traduction] « [j]e ne vois aucun problème ». Il faut la prendre au mot.

[155]   Je comprends difficilement ce que le juge en chef associé Pidgeon a voulu dire quand il a écrit que ces approbations constituent des facteurs à soupeser dans l’appréciation visant à déterminer si cette [traduction] « conduite est appropriée ». Le juge en chef associé Pidgeon a renvoyé l’affaire au Comité d’examen. Aux termes du paragraphe 8.2d) des Procédures d’examen, il ne pouvait le faire que s’il « décide que l’affaire peut être suffisamment sérieuse pour justifier la révocation du juge ».

[156]   L’avocate du juge Smith soutient que le CCM [traduction] « a poursuivi le juge Smith en sachant que la ministre de la Justice avait déjà approuvé ses actions ». Elle dit qu’[traduction] « il est inconcevable que la ministre de la Justice s’adresse aux deux chambres du Parlement pour leur demander [...] la révocation du juge Smith en raison d’actions qu’il a entreprises avec son approbation expresse ».

[157]   J’abonde dans le même sens.

[158]   Aux termes du paragraphe 8.2d) des Procédures d’examen, le président du comité sur la conduite des juges peut « déférer le dossier à un comité d’examen, conformément au sous-paragraphe 2(1) du règlement, s’il décide que l’affaire peut être suffisamment sérieuse pour justifier la révocation du juge ». Il convient de rechercher comment le juge en chef associé Pidgeon a pu conclure que l’affaire pouvait être suffisamment sérieuse pour justifier la révocation du juge Smith alors que cette révocation n’aura jamais lieu?

[159]   Comme dans le cas du directeur administratif, il n’a pu prendre cette décision que sur le fondement de sa mauvaise interprétation de l’approbation de la ministre.

[160]   Outre la mauvaise décision du directeur administratif selon laquelle l’affaire [traduction] « justifie un examen », il ressort de certains éléments de preuve au dossier que le juge Smith a aussi été privé d’équité procédurale de la part du directeur administratif.

[161]   Comme je l’ai signalé ci-dessus, le seul renseignement dont disposait le juge Smith quant au fond de l’affaire était la première lettre du directeur administratif à laquelle était jointe une page Web où il était rapporté qu’il avait accepté sa nomination, son invocation des articles 54 et 55 de la Loi sur les juges et des [traduction] « devoirs et obligations généraux des juges ». Toutefois, le juge Pidgeon, dans ses motifs de renvoi de l’affaire au Comité d’examen, indique que le directeur administratif disposait d’autres documents sur lesquels il a fondé ses actions et ses décisions. Voici ce qu’il observe [à la page 1] :

À la suite de la nomination du juge Smith comme doyen par intérim, des leaders autochtones, mécontents, ont dénoncé l’absence de consultation préalable et le non-respect des recommandations du Comité national consultatif sur les questions autochtones et ont demandé à la direction de l’université d’annuler cette nomination.

Le 9 mai 2018, suite au tollé médiatique soulevé, à la suite des déclarations des chefs des bandes autochtones, le directeur exécutif du Conseil canadien de la magistrature a écrit au juge Smith ainsi qu’à son juge en chef afin d’obtenir plus de renseignements. [Non souligné dans l’original.]

[162]   Aucun de ces renseignements n’a pas été communiqué au juge Smith. Plus précisément, il n’a pas été informé des préoccupations du directeur administratif concernant son appel à la démission et n’a non plus rien reçu au sujet des [traduction] « commentaires publics » aillant accueilli les déclarations des chefs des premières nations ni ces déclarations.

[163]   L’équité procédurale commande que l’intéressé a le droit d’avoir connaissance des moyens qui lui sont opposés. Il s’agit d’un droit procédural fondamental que le directeur administratif n’a pas respecté en ce qui concerne le juge Smith.

[164]   Un constat d’inconduite judiciaire peut donner lieu à la révocation d’un juge. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 1999 CanLII 699, la Cour suprême a observé que l’obligation d’équité procédurale est souple et variable et repose sur l’appréciation de plusieurs questions. Elles comprennent notamment : 1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; 2) la nature du régime législatif et les textes légaux en cadrant l’organisme; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; 5) les choix de procédure que l’organisme fait lui-même.

[165]   Plus précisément, la Cour a observé au paragraphe 25 : « L’importance d’une décision pour les personnes visées a [...] une incidence significative sur la nature de l’obligation d’équité procédurale. » Selon ce seul facteur, dans le cadre d’une plainte concernant la conduite d’un juge, que le CCM doit accorder au juge une équité procédurale stricte.

[166]   Si la véritable inquiétude du directeur administratif était la réaction défavorable de certains chefs de Premières Nations à l’égard de cette nomination, le juge Smith avait alors le droit de le savoir et d’y répondre. Dans un affidavit produit dans le cadre de la présente procédure, le juge Smith fait état de la réponse qu’il aurait donnée si telle avait été l’inquiétude.

[167]   Le juge Smith soutient que la décision de déférer son acceptation de la nomination en dépit des approbations reçues et de l’absence de plaintes publiques a été prise dans un but illégitime. Il attire notre attention sur des déclarations faites par le CCM dans trois publications :

1.   Le communiqué de presse du CCM [« Examen par le Conseil canadien de la magistrature concernant l’honorable Patrick Smith »] du 3 octobre 2018 annonçant que l’affaire a été renvoyée au Comité d’examen, rédigé ainsi :

 

Le Conseil estime que tous les juges, ainsi que le public, bénéficieront d’une plus grande clarté quant aux activités acceptables des juges en dehors de leurs fonctions judiciaires normales.

2.   L’article paru dans le [Toronto] Star du 27 septembre 2018 [« Judge fights against disciplinary body’s ruling that said he engaged in misconduct » par Michelle McQuigge], dans lequel le directeur administratif est cité pour avoir déclaré  : [traduction] « [n]ous pensons que tous les juges tireront profit de précisions à cet égard ».

3.   Un article paru dans The Lawyer’s Daily du 4 octobre 2018 [« Canadian judges rally around judge facing discipline for accepting interim law dean post at Lakehead University » par Cristin Schmitz], dans lequel le directeur administratif est cité pour avoir déclaré, relativement au renvoi au Comité d’expert [traduction]  : « [c]e sera d’une grande aide au Conseil [de la magistrature] et à son Comité sur l’indépendance, dans son travail de révision continu des Principes de déontologie judiciaire, un projet qui doit être achevé à l’automne 2019 ».

[168]   Les avocats du juge Smith ont fait l’observation suivante à laquelle je souscris entièrement :

 

[traduction] Le but des procédures relatives à la conduite des juges n’est pas d’apporter des « précisions » aux juges et au public. En exerçant indûment son autorité sur le juge Smith de cette manière, y compris en concluant de manière déraisonnable et non nécessaire qu’il a manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges, le Conseil a abusé de sa procédure. Dans la mesure où le Conseil souhaitait offrir un encadrement, il aurait dû le faire autrement qu’en intentant une procédure frivole et infondée alléguant l’inconduite du juge Smith.

[169]   Par conséquent, je conclus que le renvoi au comité sur la conduite des juges par le directeur administratif n’était pas conforme aux procédures établies par le CCM. L’affaire n’appelait aucun examen et le renvoi a été fait de manière inéquitable sur le plan de la procédure puisque le juge Smith n’a pas été informé des véritables préoccupations du directeur administratif. Je conclus en outre que le renvoi au Comité d’examen n’était pas conforme aux procédures établies par le CCM concernant la conclusion, fondée sur une mauvaise interprétation du consentement de la ministre, portant que l’« affaire peut être suffisamment sérieuse pour justifier la révocation du juge ». Je conclus, en outre, que l’examen de l’acceptation de la nomination du juge a été effectué, au moins en partie, à des fins illégitimes.

[170]   Je conclus que le processus du CCM concernant le juge Smith était inéquitable au point d’être contraire à l’intérêt de la justice. Il y a eu abus de procédure.

[171]   Avant de conclure, je souhaite discuter l’observation faite par l’Association canadienne des juges des cours supérieures selon laquelle il n’était pas opportun pour le directeur administratif [traduction] « de présenter une plainte ». Elle souligne qu’il incombait au directeur administratif d’effectuer un premier examen préalable qui ne peut pas être fait efficacement s’il est aussi celui qui présente la plainte. Elle soutient qu’en raison de cette situation, le juge a été privé de [traduction] « cette garantie procédurale essentielle et, comme en l’espèce, appelé à rendre compte d’une conduite qui n’aurait pu raisonnablement donner lieu à une révocation ».

[172]   Dans l’arrêt Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, 2007 CAF 103, [2007] 4 R.C.F. 714, au paragraphe 77, la Cour d’appel fédérale s’est exprimée sur les avantages d’une procédure d’examen préalable :

 

     En pratique, la procédure d’examen préalable qui est suivie pour une plainte ordinaire relevant du paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges est avantageuse du point de vue du juge, et cela pour trois raisons. D’abord, elle permet la résolution d’une plainte sans publicité. Deuxièmement, elle permet le rejet sommaire d’une plainte qui est sans fondement. Troisièmement, elle permet la résolution rapide d’une plainte à l’aide de mesures correctives, sans que soit créé un comité d’enquête.

[173]   Si le directeur administratif applique scrupuleusement la même procédure d’examen à une affaire qu’il soulève de sa propre initiative, comme il le fait pour les plaintes déposées par d’autres personnes, cette préoccupation n’a pas d’importance.

[174]   Néanmoins, notre Cour conclut qu’en soulevant des affaires de sa propre initiative en l’absence de plainte du public, il serait judicieux, de la part du directeur administratif, de réfléchir sérieusement s’il doit, ou non, agir en ce sens.

[175]   Ce n’est pas comme si le public ne se plaignait jamais de la conduite des juges. Selon les éléments de preuve au dossier, avant 20052006, plus de 150 plaintes étaient déposées chaque année. On peut donc conclure que si le directeur administratif soulève une affaire qui ne fait pas l’objet d’une plainte, il faut qu’elle soit suffisamment grave pour justifier cette démarche. À cet égard, le directeur administratif doit apprécier la conduite de l’intéressé selon le critère consacré par la Cour suprême du Canada relativement à une conduite justifiant une révocation. Bien qu’il ne lui revient pas de prendre cette décision, il doit être convaincu que cette conclusion pourrait être tirée. En l’espèce, compte tenu de l’approbation de la ministre de la Justice, la mesure de révocation à l’initiative de la ministre de la Justice était inconcevable.

C.   Quel est la mesure appropriée?

[176]   Le juge Smith sollicite les mesures suivantes :

a)   une déclaration portant que le juge Smith n’a pas manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges;

b)   une ordonnance annulant la lettre de préoccupation;

c)   une ordonnance portant que la mention des actions du Conseil dans cette affaire sur son site Web soit modifiée pour être conforme à la décision et à l’ordonnance de notre Cour.

[177]   En principe, lorsqu’est accueillie une demande de contrôle judiciaire, la décision attaquée est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision. La mesure demandée ne peut pas être accordée à moins que la Cour conclue qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable de la Loi sur les juges et que les actions du juge Smith n’y étaient pas contraires.

[178]   Au paragraphe 124 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a reconnu que le juge peut se prononcer sur l’interprétation d’une loi dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire, comme en l’espèce :

 

     Enfin, même si la cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas procéder à une analyse de novo ni déterminer l’interprétation « correcte » d’une disposition contestée, il devient parfois évident, lors du contrôle de la décision, que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvrent la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle-ci : Dunsmuir, par. 72-76. Cette conclusion a été tirée notamment dans l’arrêt Nova Tube Inc./Nova Steel Inc. c. Conares Metal Supply Ltd., 2019 CAF 52, où, après avoir analysé le raisonnement du décideur administratif (par. 26-61 (CanLII)), le juge Laskin a statué que l’interprétation de ce décideur était déraisonnable et, en outre, que les facteurs dont il a tenu compte militaient si fortement en faveur de l’interprétation contraire qu’elle constituait la seule interprétation raisonnable de la disposition en cause : par. 61. Comme nous l’expliquerons plus loin, il ne servirait à rien de renvoyer la question de l’interprétation au décideur initial en pareil cas. Par contre, les cours de justice devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif. [Italiques dans l’original.]

[179]   En l’espèce, en tenant compte de tous les facteurs lors de l’examen du caractère raisonnable de l’interprétation du Comité d’examen relativement à l’article 55 de la Loi sur les juges, je suis d’avis qu’il s’agit de l’une de ces cas où l’analyse penche lourdement en faveur d’une interprétation différente. En outre, selon le principe d’interprétation moderne, telle est la seule interprétation raisonnable de l’article 55 de la Loi sur les juges.

[180]   En adoptant l’article 55, le législateur n’a jamais eu l’intention d’interdire aux juges toute activité non judiciaire, et une interprétation raisonnable du texte doit être conforme à cette intention. Par ailleurs, le législateur a toujours voulu que l’article 55 interdise aux juges d’occuper des fonctions de nature commerciale, privée ou politique, c’est-à-dire une activité, et il en est ainsi que le juge siège ou qu’il soit en congé. Un juge en exercice est autorisé à entreprendre des activités non commerciales qui ne l’empêchent pas d’exercer ses fonctions judiciaires. Lorsque ces activités non commerciales ne peuvent être menées sans que soit entravée la capacité du juge d’exercer ses fonctions, il doit obtenir un congé auprès de son juge en chef ou du ministre de la Justice au titre de l’article 54.

[181]   À mon avis, telle est la seule interprétation raisonnable des articles 54 et 55, compte tenu de leur libellé, leur contexte législatif et les travaux préparatoires. Cela ne veut pas dire qu’un juge peut être autorisé à prendre part à toute activité non judiciaire qui n’est pas visée par l’article 55 en toute impunité. Il peut y avoir certaines circonstances dans lesquelles une activité par ailleurs permise, qu’un juge souhaite entreprendre, peut donner lieu à des problèmes déontologiques. Par exemple, le juge qui accepte qu’on lui confie une tâche d’enseignement ou la rédaction d’un traité juridique peut manquer à ses obligations de déontologie s’il exprime un avis juridique sur des affaires ou des questions qui peuvent ultérieurement être soulevées devant lui. Pour cette raison, les juges qui souhaitent entreprendre des activités acceptables doivent discuter ouvertement et loyalement de leur rôle avec leur juge en chef et être prêts à renoncer à ce rôle en cas de conflit avec leurs obligations déontologiques.

[182]   Compte tenu de cette interprétation, les déclarations que demande le juge Smith sont appropriées, vu que le renvoi de la présente affaire au CCM aux fins de réexamen ne sera d’aucune utilité.

[183]   Il n’est pas controversé entre les parties qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

[184]   Avant de conclure, je souhaite remercier tous les avocats de leurs observations écrites et verbales réfléchies et précises. Elles m’ont beaucoup aidé dans mes délibérations. La présente procédure s’est avérée complexe et m’a pris beaucoup de temps. Les conclusions que je tire sont les seules possibles, compte tenu des éléments de preuve et du droit.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1713-18 (T-2055-18)

LA COUR ORDONNE :

1.   Les présentes demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.

2.   La décision du Comité d’examen de la conduite judiciaire du 5 novembre 2018 est annulée.

3.   La lettre datée du 6 novembre 2018 du juge en chef associé Pidgeon, en sa qualité de vice-président du comité sur la conduite des juges du Conseil canadien de la magistrature fondée sur la décision du Comité d’examen de la conduite judiciaire, est annulée.

4.   Le juge Patrick Smith a été privé d’équité procédurale dans le processus du Conseil canadien de la magistrature visant à examiner sa conduite, en acceptant la nomination de doyen par intérim (universitaire) à la Faculté de droit Bora Laskin de l’Université Lakehead, et cela constitue un abus de procédure.

5.   La Cour déclare que le juge Patrick Smith, en acceptant la nomination de doyen par intérim (universitaire) à la Faculté de droit Bora Laskin de l’Université Lakehead, n’a pas manqué à l’article 55 de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1 et qu’il n’a pas non plus manqué à la déontologie judiciaire.

6.   Le Conseil canadien de la magistrature, dans un délai de 10 jours à compter de la présente décision, devra afficher la copie du présent jugement et ses motifs sur son site Web, et en fournira la référence dans l’ensemble de ses exposés, renvois, rapports et décisions portant sur son examen de la conduite du juge Patrick Smith.

7.   Aucuns dépens ne sont adjugés.


 

ANNEXE A

Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1           

Congés       

54 (1) Les congés demandés par des juges des juridictions supérieures sont subordonnés :

a) s’ils sont de six mois ou moins, à l’autorisation du juge en chef de la juridiction supérieure en cause;                           

b) s’ils sont de plus de six mois, à l’autorisation du gouverneur en conseil.

[…]

Fonctions extrajudiciaires    

Incompatibilités        

55 Les juges se consacrent à leurs fonctions judiciaires à l’exclusion de toute autre activité, qu’elle soit exercée directement ou indirectement, pour leur compte ou celui d’autrui.  Qualité de commissaire  

56 (1) Les juges ne peuvent faire fonction de commissaire, d’arbitre, de conciliateur ou de médiateur au sein d’une commission ou à l’occasion d’une enquête ou autre procédure que sur désignation expresse :

                                                                      

a) par une loi fédérale ou par une nomination ou autorisation à cet effet du gouverneur en conseil, s’il s’agit d’une question relevant de la compétence législative du Parlement;

                                                                 

b) par une loi provinciale ou par une nomination ou autorisation à cet effet du lieutenant-gouverneur en conseil de la province, s’il s’agit d’une question relevant de la compétence législative de la législature d’une province.    

[…]

Autorisation               

56.1 (1) Par dérogation à l’article 55, madame la juge Louise Arbour, de la Cour d’appel de l’Ontario, est autorisée à exercer les fonctions de procureur du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie et du Tribunal international pour le Rwanda.                 

[…]

PARTIE II                                                   

Conseil canadien de la magistrature

[…]

Mission du Conseil 

60 (1) Le Conseil a pour mission d’améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux.

                                                                             

Pouvoirs     

(2) Dans le cadre de sa mission, le Conseil a le pouvoir :

[…]

c) de procéder aux enquêtes visées à l’article 63;        

[…]

Enquêtes sur les juges

                                                                             

Enquêtes obligatoires

63 (1) Le Conseil mène les enquêtes que lui confie le ministre ou le procureur général d’une province sur les cas de révocation au sein d’une juridiction supérieure pour tout motif énoncé aux alinéas 65(2)a) à d).

 

Enquêtes facultatives

 

(2) Le Conseil peut en outre enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure.        



[1] Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

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