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IMM-3633-19

2020 CF 917

Elena Starach (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Starach c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Southcott—Toronto, 20 août (par vidéoconférence); Ottawa, 21 septembre 2020.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Motifs d’ordre humanitaire — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente présentée par la demanderesse au titre de l’art. 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), et fondée sur des considérations d’ordre humanitaire — La demanderesse était incapable de se rappeler son passé ou de confirmer son identité — Elle a affirmé qu’elle est une personne apatride de fait et qu’elle éprouvait des difficultés liées à son apatridie, à son état de santé mentale et physique ainsi qu’à son itinérance chronique — Elle a aussi demandé à être dispensée de l’obligation de fournir des documents d’identité, pour des considérations d’ordre humanitaire — L’agent n’était pas convaincu que l’identité de la demanderesse et le fait qu’elle était apatride avaient été établis — En l’absence d’éléments de preuve probants, l’agent a conclu que l’octroi de la résidence permanente n’était pas justifié — Il s’agissait de savoir si l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire faite par l’agent à l’égard de la demanderesse était déraisonnable — L’agent n’a pas tenu compte de la demande de la demanderesse d’être dispensée des exigences de fournir des documents de vérification d’identité de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’art. 25(1) de la Loi autorise le défendeur à accorder une dispense de toute exigence prescrite par la Loi (y compris les dispositions relatives à l’identité) si des considérations d’ordre humanitaire le justifient — Le traitement de la question de l’apatridie par l’agent était tout aussi inintelligible — L’agent n’a fourni aucune explication pour justifier cette conclusion — Le traitement déraisonnable des questions d’identité et d’apatridie par l’agent ont rendu sa décision déraisonnable dans son ensemble — L’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente présentée par la demanderesse au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), et fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

La demanderesse est atteinte de schizophrénie et d’un possible traumatisme cérébral. Elle était incapable de se souvenir des détails de ses antécédents personnels, y compris ceux en matière d’immigration au Canada. La demanderesse a affirmé qu’elle est une personne apatride de fait et qu’elle éprouvait des difficultés liées à son apatridie, à son état de santé mentale et physique ainsi qu’à son itinérance chronique. Puisqu’elle était incapable de se rappeler son passé et qu’il est impossible de confirmer son identité, elle a aussi demandé à être dispensée de l’obligation de fournir des documents d’identité, pour des considérations d’ordre humanitaire. L’agent n’était pas satisfait quant à l’exactitude du nom et de la date de naissance de la demanderesse et, par conséquent, n’était pas convaincu que son identité avait été établie; il n’était également pas convaincu qu’elle était apatride de fait. En l’absence d’éléments de preuve probants de son identité, l’agent a conclu que l’octroi de la résidence permanente pour des considérations d’ordre d’humanitaire n’était pas justifié.

Il s’agissait de savoir si l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire faite par l’agent était déraisonnable.

Jugement : la demande doit être accueillie.

L’agent n’a pas du tout tenu compte de la demande de la demanderesse d’être dispensée des exigences de fournir des documents de vérification d’identité de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La décision de l’agent présentait une analyse circulaire et inintelligible des questions soulevées par la demanderesse. L’agent ne pouvait pas rejeter la demande, en se fondant sur l’absence d’éléments de preuve relatifs à l’identité, sans tenir compte de la requête et sans fournir un motif du rejet. Le paragraphe 25(1) de la Loi autorise expressément le ministre, défendeur, à accorder une dispense de toute exigence prescrite par la Loi, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Cela inclut les dispositions de la Loi relatives à l’identité. En outre, une décision appuyait la thèse de la demanderesse voulant que le paragraphe 25(1) de la Loi dote le ministre des outils nécessaires pour trouver des solutions aux difficultés connexes auxquelles se heurtent les personnes qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, sont en situation d’apatridie et sans documents d’identité.

Le traitement de la question de l’apatridie par l’agent était tout aussi inintelligible. L’agent n’était pas convaincu que les éléments de preuve démontraient qu’il était plus probable que le contraire que la demanderesse était apatride de fait. La décision ne fournissait cependant aucune explication pour justifier cette conclusion, qui semblait incompatible avec l’analyse que l’agent a faite de la preuve.

Le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire par l’agent a été influencé par la conclusion portant que la demanderesse avait accès à des prestations. Cependant, les questions d’identité et d’apatridie soulevées par la demanderesse étaient suffisamment fondamentales à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et à la décision pour que le traitement déraisonnable de ces questions par l’agent rende la décision déraisonnable dans son ensemble. La décision a été annulée et l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25(1).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Diarra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1515; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Vairamuthu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1557 (QL) (1re inst.); Abeleira c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1008.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente, présentée par la demanderesse au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, et fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Ben Liston pour la demanderesse.

Christopher Ezrin pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Aide juridique Ontario, Bureau du droit des réfugiés, Toronto, pour la demanderesse.

La sous-procureure générale du Canada, pour le défendeur.

            Ce qui est suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

            Le juge Southcott :

I.          Aperçu

[1]        La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 21 mai 2019 (la décision), par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente, présentée par la demanderesse au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), et fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2]        Comme je l’expliquerai de façon plus détaillée, la présente demande sera accueillie, parce que la décision n’est pas intelligible dans la manière dont elle traite : a) la demande, présentée par la demanderesse, d’exemption des exigences en matière d’identification prévues à la LIPR; ou b) l’argument de la demanderesse selon lequel elle est apatride de fait. De ce fait, la décision ne démontre pas qu’il y a eu un examen raisonnable des facteurs pertinents à la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

II.         Le contexte

[3]        Les antécédents de la demanderesse sont décrits dans son mémoire supplémentaire des faits et du droit, de la manière suivante :

[traduction] La demanderesse est une femme de 62 ans atteinte de schizophrénie et d’un possible traumatisme cérébral. Depuis la fin de 2017, elle a passé une bonne partie de son temps hospitalisée au Centre de toxicomanie et de santé mentale (le CAMH) de Toronto. Selon ce qu’on sait, elle avait vécu auparavant dans les rues de Toronto pendant de nombreuses années, voire des décennies. Le tuteur et curateur public de l’Ontario est désormais désigné comme son tuteur médical et son curateur financier.

En raison de ses problèmes de santé, la demanderesse est incapable de se souvenir des détails de ses antécédents personnels, y compris ceux en matière d’immigration au Canada. Elle n’est également pas en mesure de fournir des renseignements cohérents quant à son lieu de naissance. Elle a mentionné à différents moments qu’elle était née en Pologne, mais les dossiers médicaux indiquent aussi l’ex-Yougoslavie comme son pays d’origine. Le consulat de la Pologne à Toronto a affirmé n’avoir aucun dossier permettant de confirmer sa nationalité. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) et l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ne possèdent aucun dossier de ses antécédents d’immigration. Le CAMH n’a pas pu trouver de dossiers médicaux qui datent d’avant 2017, et Service Ontario n’a aucun dossier civil.

[4]        Je ne crois pas que ces faits sont contestés.

[5]        La demanderesse a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, affirmant qu’elle est une personne apatride de fait et qu’elle éprouvait des difficultés liées à son apatridie, à son état de santé mentale et physique ainsi qu’à son itinérance chronique. Puisqu’elle est incapable de se rappeler son passé et qu’il est impossible de confirmer son identité, elle a aussi demandé à être dispensée de l’obligation de fournir des documents d’identité, pour des considérations d’ordre humanitaire.

III.        La décision faisant l’objet du contrôle

[6]        Dans la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, l’agent a examiné les observations de l’avocat de la demanderesse à l’appui de sa position selon laquelle elle était apatride de fait, ainsi que les éléments de preuve démontrant que des efforts avaient été faits pour confirmer son identité et son statut d’immigration. L’agent a également fait référence à des lettres de la part de fournisseurs de soins de santé et de travailleurs sociaux qui décrivent l’état de santé de la demanderesse, son itinérance chronique, sa compréhension limitée de sa maladie, son besoin de soutien et de logement, ses antécédents personnels ainsi que ses efforts pour trouver un traitement et des options de logement.

[7]        L’agent a conclu que la demanderesse avait des problèmes de santé mentale et des troubles de mémoire qui l’empêchaient de fournir des renseignements complets et exacts sur son identité. Après avoir examiné la preuve fournie, l’agent n’était pas satisfait quant à l’exactitude du nom et de la date de naissance de la demanderesse et, par conséquent, n’était pas convaincu que son identité avait été établie. Soulignant le peu d’éléments de preuve à l’appui concernant le pays de naissance ou de citoyenneté de la demanderesse et ses troubles de mémoire, l’agent n’était également pas convaincu qu’elle était apatride de fait.

[8]        L’agent s’est ensuite référé aux observations du représentant de la demanderesse selon lesquelles, sans statut au Canada, elle ne pouvait accéder à un logement ou à des prestations sociales telles que le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (le POSPH). Toutefois, l’agent a noté des éléments de preuve qui démontraient que la demanderesse avait pu accéder à des services de santé mentale, qu’elle avait une équipe communautaire de santé mentale qui la soutiendrait après sa sortie de l’hôpital, et qu’elle avait récemment pu obtenir des prestations du POSPH. L’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve corroborant le fait que la demanderesse était incapable d’accéder à un logement en raison de son absence de statut d’immigration au Canada.

[9]        En conclusion, l’agent a pris acte du fait que la demanderesse se trouvait dans une situation très difficile, mais n’était pas convaincu que son identité avait été établie, et, en l’absence d’éléments de preuve probants de son identité, il a conclu que l’octroi de la résidence permanente pour des considérations d’ordre d’humanitaire n’était pas justifié.

IV.       Les questions en litige et la norme de contrôle

[10]      Comme la demanderesse l’a mentionné, la question que doit examiner la Cour est de savoir si l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire faite par l’agent est déraisonnable, car :

A.   L’absence de documents d’identité ne peut raisonnablement pas être une question préliminaire pour une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui découle de l’absence de documents d’identité;

B.   L’agent a commis une erreur en appréciant les observations et la preuve de la demanderesse concernant son apatridie de fait;

C.  L’agent a mal compris et/ou a négligé les éléments de preuve pertinents quant aux difficultés causées par l’absence de statut de la demanderesse.

[11]      Conformément à la formulation de la question ci-dessus, les parties conviennent que celle-ci est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

V.        Analyse

[12]      J’ai peu de difficulté à conclure que la décision doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable. Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, la norme de la décision raisonnable tient compte de considérations telles que l’intelligibilité d’une décision (au paragraphe 15), ainsi que sa logique interne (au paragraphe 104). En l’espèce, la décision ne répond pas à ces critères.

[13]      Comme je l’ai déjà souligné, les faits substantiels de la présente affaire ne sont pas contestés. En raison de sa maladie mentale et physique, la demanderesse n’est pas en mesure d’établir son identité. À la lumière de ce défi, elle a demandé d’être dispensée des exigences habituelles de fournir des documents de vérification d’identité lors de la présentation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[14]      Cependant, l’agent n’a pas du tout tenu compte de cette demande. La décision fait état de la demande, et l’agent a accepté le fait que la demanderesse n’avait pas été en mesure de fournir des renseignements exacts sur son identité, en raison de ses problèmes de santé mentale. La décision indique ensuite que, compte tenu de l’absence d’éléments de preuve à l’appui quant à l’identité de la demanderesse, l’agent n’était pas convaincu que son identité avait été établie. À la fin de la décision, l’agent a ensuite conclu que l’octroi de la résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifié en l’absence d’éléments de preuve probants de l’identité.

[15]      Cette analyse ne tient aucunement compte de la demande, présentée par la demanderesse, d’exemption des exigences en matière d’identification prévues à la LIPR. La décision présente une analyse circulaire et inintelligible des questions soulevées par la demanderesse. Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse fait valoir qu’elle est incapable de fournir des documents d’identité pour des raisons indépendantes de sa volonté, et que cet enjeu et l’apatridie qui en découle contribuent de manière importante aux difficultés qui servent de motif pour sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle demande donc à être exemptée des exigences relatives à l’identification. Devant une telle requête, l’agent ne peut pas raisonnablement rejeter la demande, en se fondant sur l’absence d’éléments de preuve relatifs à l’identité, sans tenir compte de la requête et sans fournir un motif du rejet.

[16]      Je constate que le défendeur a indiqué à la Cour que des précédents donnaient à entendre qu’un agent qui examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1), ne peut accorder de dispense des exigences prescrites par la LIPR concernant la présentation de documents d’identification. Dans la décision Diarra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1515 (Diarra), la Cour a confirmé la décision d’un agent d’immigration, qui avait rejeté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, décision qui reposait, en partie du moins, sur le fait que le demandeur n’avait pas présenté des documents d’identité adéquats. Le juge Pinard a déclaré ce qui suit aux paragraphes 13 et 14 :

          À mon avis, dans le présent cas, l’agent d’immigration était en droit de demander, comme preuve d’identité, le passeport du demandeur. D’abord, tel qu’il est mentionné aux alinéas 50(1)a) et b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, (le Règlement) l’étranger qui cherche à obtenir la résidence permanente au Canada doit détenir un passeport ou un titre de voyage qui lui a été délivré par le pays dont il est citoyen ou ressortissant. Ici, le défendeur souligne que l’agent d’immigration a expliqué au demandeur les raisons pour lesquelles elle ne pouvait accepter la copie d’extrait de naissance et un livret scolaire en raison des exigences stipulées au paragraphe 50(1) du Règlement. De plus, l’agent d’immigration a avisé le demandeur à plusieurs reprises de l’importance de fournir les documents d’identité pour l’étude de son dossier.

          Dans la décision Vairamuthu c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1557 (1re inst.) (QL), la Cour a conclu que la preuve d’identité est un élément essentiel à considérer dans l’étude d’une demande de résidence permanente pour des considérations humanitaires, telles que prévues dans la Loi et le Règlement, et l’agent d’immigration ne peut passer outre cette exigence. L’agent d’immigration n’a donc pas erré en invoquant le manque de preuve sur l’identité du demandeur pour rejeter la demande de ce dernier et, compte tenu des avertissements donnés au demandeur, n’a d’aucune façon violé les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. [Souligné dans l’original.]

[17]      Le défendeur souligne que la décision Diarra a été citée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909 (Kanthasamy), au paragraphe 18. Cependant, le défendeur reconnaît que la Cour suprême n’a pas mentionné le point ci-dessus lorsqu’elle a fait référence à la décision Diarra. Je n’interprète pas l’arrêt Kanthasamy comme l’acceptation d’une conclusion selon laquelle un agent d’immigration qui examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne peut pas accorder de dispense des exigences en matière d’identification prescrites par la LIPR. En fait, je trouve cela étrange, considérant que le paragraphe 25(1) de la LIPR autorise expressément le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à accorder une dispense de toute exigence prescrite par la LIPR, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient.

[18]      La demanderesse affirme qu’il faut distinguer la décision Diarra de la présente espèce, puisque cette affaire concernait une demande qui ne visait pas à obtenir une dispense des exigences relatives à l’identification. Elle souligne également que la décision dans l’affaire Vairamuthu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1557 (QL) (1re inst.), sur laquelle repose la décision Diarra, a été rendue sous le régime de la législation en matière d’immigration qui précédait la LIPR. La demanderesse renvoie plutôt la Cour à la décision plus récente de la juge Elliot dans l’affaire Abeleira c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1008 (Abeleira), qui concernait un homme apatride qui avait demandé une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, afin qu’il lui soit permis de présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada. Bien que la juge Elliot ait relevé plusieurs erreurs susceptibles de contrôle dans la décision refusant à M. Abeleira une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse s’appuie en particulier sur certaines parties de son analyse selon lesquelles l’agent avait omis d’examiner la question de savoir si M. Abeleira pouvait être renvoyé du Canada pour présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du pays (aux paragraphes 3640) :

          Contrairement à d’autres personnes apatrides, M. Abeleira n’est pas reconnu comme ancien citoyen d’un pays quelconque devenu apatride subséquemment. Il est apatride, en raison de sa naissance non enregistrée pendant la guerre civile en Espagne et du fait qu’il est devenu orphelin au Mexique à l’âge de trois ans.

          Les observations formulées par M. Abeleira dans sa demande pour motifs d’ordre humanitaire se concentraient sur son apatridie et surtout sur le fait qu’il ne pouvait pas être renvoyé du Canada. L’agent n’a jamais déterminé s’il était possible de renvoyer M. Abeleira dans un autre pays afin qu’il présente une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

          Peu importe si le pays d’origine est l’Espagne, le Mexique ou les États-Unis – le pays de sa dernière résidence habituelle – selon les circonstances indiquées au dossier, M. Abeleira ne peut être renvoyé dans aucun de ces pays. Comme l’indique son avocat, M. Abeleira se trouve dans un [traduction] « vide juridique ».

          Par conséquent, les quatre seuls pays où M. Abeleira a des liens quelconques (le Canada était le quatrième de ces pays) ne veulent pas de lui parce qu’il n’a aucun statut dans ces pays. Le ministre indique pourtant que M. Abeleira n’a pas présenté de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour obtenir l’autorisation de présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada. Il doit donc présenter sa demande en vue d’obtenir ce statut à partir d’un autre pays. Aucun autre pays ne semble disposé à l’accepter, et c’est là que réside le casse-tête. En plus de se trouver dans un vide juridique, M. Abeleira ne peut en sortir. Il semble prisonnier d’une boucle sans fin où on lui dit « vous devez quitter le Canada pour présenter une demande de résidence permanente », cependant « vous ne pouvez quitter le Canada parce qu’aucun pays n’est prêt à vous accepter ».

          Même si je n’arrive pas à voir en quoi il s’agit d’une position raisonnable dans laquelle on peut placer un demandeur, je ne peux pas profiter de l’analyse de l’agent. La décision est déraisonnable parce que l’agent n’a jamais analysé ce problème. Il s’est penché sur des aspects particuliers de l’apatridie, comme les soins de santé et l’emploi, mais il n’a pas vu la situation dans son ensemble et n’a pas tenu compte des répercussions de l’apatridie de M. Abeleira à l’échelle mondiale. Plus précisément, il n’a pas déterminé s’il était possible de le renvoyer du Canada et, dans la négative, s’il était humain de le laisser dans un état indéfini de vide dans ce pays.

[19]      La décision Abeleira se distingue de l’espèce, puisque les raisons qui expliquent l’apatridie de M. Abeleira diffèrent de celles qu’allègue la demanderesse, et l’analyse de la juge Elliot n’est pas concentrée sur l’absence d’éléments de preuve quant à l’identité. Toutefois, il ressort clairement de la décision que, tout comme la demanderesse, M. Abeleira ne possédait aucun document lui permettant de prouver son identité (au paragraphe 13). Je conviens avec la demanderesse que la décision Abeleira appuie sa thèse voulant que le paragraphe 25(1) de la LIPR dote le ministre des outils nécessaires pour trouver des solutions aux difficultés connexes auxquelles se heurtent les personnes qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, sont en situation d’apatridie et sans documents d’identité.

[20]      Je souligne également qu’aucune des parties n’interprète la décision comme étant fondée sur une conclusion de l’agent selon laquelle il n’est pas possible d’être exempté des exigences en matière d’identification de la LIPR. Comme ce n’est pas le raisonnement de l’agent, je refuse de formuler d’autres remarques quant à la jurisprudence mentionnée précédemment, sauf pour observer que le défendeur ne peut donc pas s’appuyer sur la décision Diarra pour appuyer le caractère raisonnable de la décision.

[21]      En ce qui concerne l’apatridie, je conclus que le traitement de cette question par l’agent est tout aussi inintelligible. À l’appui de la position de la demanderesse présentée à l’agent voulant qu’elle réponde à la définition d’une personne apatride de fait, l’avocat de la demanderesse s’est appuyé sur l’orientation stratégique du défendeur, pour l’appréciation des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, selon laquelle l’apatridie de fait peut découler de situations où une personne n’est pas en mesure d’établir sa nationalité. L’agent accepte la preuve comme quoi la demanderesse a des troubles de mémoire et conclut qu’il y a peu d’éléments de preuve pour déterminer son pays de naissance ou de nationalité. Cependant, l’agent n’était pas convaincu que les éléments de preuve démontraient qu’il était plus probable que le contraire que la demanderesse était apatride de fait. La décision ne fournit aucune explication pour justifier cette conclusion, qui semble incompatible avec l’analyse que l’agent a faite de la preuve. Cet aspect de la décision est donc déraisonnable.

[22]      Je constate que le défendeur n’offre aucune explication sur la façon dont l’agent en est arrivé à cette conclusion. Le défendeur soutient plutôt qu’il importe peu que la demanderesse ait établi son apatridie, car l’agent a conclu que son apatridie alléguée n’avait pas entraîné de difficultés justifiant une exemption fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le défendeur fait remarquer que l’agent a conclu que la demanderesse pouvait accéder à des services de santé mentale, qu’elle avait le soutien d’une équipe communautaire de santé mentale et qu’elle recevait des prestations du POSPH au moment où la décision a été rendue. Compte tenu de ces conclusions, l’agent a jugé que peu d’éléments de preuve corroboraient le fait que la demanderesse était incapable d’accéder à un logement en raison de son absence de statut d’immigration au Canada.

[23]      La demanderesse conteste le caractère raisonnable de l’analyse des difficultés par l’agent, faisant valoir que l’agent n’a pas tenu compte du fait que son accès aux prestations du POSPH, attribuable au fait qu’elle avait déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, serait bloqué avec le rejet de cette demande. Le défendeur conteste ce point et soutient qu’il incombait à la demanderesse d’établir ce fait. Je n’ai pas à aborder ces affirmations, car je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que la décision peut être interprétée comme étant liée au fait que la demanderesse peut avoir accès à des prestations. Je conviens que le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire par l’agent a été influencé par la conclusion portant que la demanderesse avait accès à des prestations. Cependant, les questions d’identité et d’apatridie soulevées par la demanderesse étaient suffisamment fondamentales à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et à la décision pour que le traitement déraisonnable de ces questions par l’agent rende la décision déraisonnable dans son ensemble.

[24]      Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, la décision annulée et l’affaire renvoyée pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.

 

JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3633-19

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

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