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IMM-5379-20

IMM-5380-20

2021 CF 831

XY (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : XY c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge Manson—Par vidéoconférence, 19 juillet; Ottawa, 10 août 2021.

Note de l’arrêtiste : Les [***] indiquent les passages caviardés par la Cour.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de résidents permanents — Contrôle judiciaire 1) d’une décision d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) de rédiger un rapport d’interdiction de territoire fondé sur l’art. 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (le rapport fondé sur l’art. 44), et 2) d’une décision du délégué du ministre de déférer pour enquête le rapport fondé sur l’art. 44 à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié — Le demandeur aurait fourni de faux renseignements dans sa demande de renouvellement de sa carte de résident permanent — Il a reçu des informations sommaires au sujet des allégations — Sa demande de divulgation complète des informations et des documents a été refusée — Tant l’agent de l’ASFC que le délégué du ministre ont conclu qu’il n’y avait pas assez de motifs d’ordre humanitaire pour surmonter les allégations d’interdiction de territoire — Le demandeur a fait valoir notamment que l’agent de l’ASFC a mal saisi et mal communiqué l’étendue de son pouvoir décisionnel — Il a fait valoir qu’un certain nombre de facteurs étayaient davantage l’existence d’un degré supérieur d’équité procédurale — Il s’agissait principalement de savoir si l’agent de l’ASFC a manqué à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur; et de quel degré de pouvoir discrétionnaire et d’équité procédurale il faut faire preuve dans le cadre d’une décision d’établir et de déférer un rapport fondé sur l’art. 44 — La portée du pouvoir discrétionnaire prévu aux art. 44(1) et (2) dépend d’un certain nombre de facteurs — La nature de la décision, le régime législatif et l’importance de la décision pour les personnes visées font pencher la balance en faveur d’une prise en compte plus nuancée de l’équité procédurale — Les décisions prises en vertu des art. 44(1) et (2) offrent un recours restreint pour ce qui est de l’obtention d’une autre dispense — Il est nécessaire de tenir compte contextuellement des circonstances particulières d’un demandeur pour déterminer quelles sont les autres possibilités de recours — Les options dont dispose un résident permanent déclaré interdit de territoire pour cause de criminalité organisée sont restreintes, et une évaluation plus nuancée est requise — L’obligation d’équité procédurale exigeait qu’on assure au demandeur un degré de divulgation approprié de manière qu’il comprenne ce qui lui était reproché — Un demandeur a droit à la divulgation demandée dans le cadre du processus fondé sur l’art. 44 lorsque les renseignements demandés sont importants et lui sont par ailleurs inconnus et non accessibles — Dans la présente affaire, le demandeur ne disposait pas des informations nécessaires pour répondre à la preuve d’interdiction de territoire que détenait l’ASFC — En l’espèce, il n’y avait pas lieu de décréter de façon générale que les agents et le ministre sont tenus à un degré d’équité procédurale plus élevé — L’on ne pourrait déclarer qu’un degré particulier d’équité procédurale s’applique en toutes circonstances — Les faits ne permettaient pas de conclure que l’on avait l’intention d’empêcher le demandeur d’avoir accès à la Section de la protection des réfugiés — Bien que des voies de recours restreintes puissent rehausser le degré d’équité procédurale dont il faut faire preuve envers un demandeur, ces formes de recours servent de mesures de rechange dans le cas d’un demandeur faisant l’objet d’une mesure de renvoi et ayant besoin de protection — L’affaire a été renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen — Une question a été certifiée — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) de rédiger un rapport d’interdiction de territoire fondé sur le paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (le rapport fondé sur l’article 44) à l’encontre du demandeur, et d’une décision du délégué du ministre de déférer pour enquête le rapport fondé sur l’article 44 à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

Le demandeur, un résident permanent, aurait fourni de faux renseignements dans sa demande de renouvellement de sa carte de résident permanent. L’ASFC a allégué que le demandeur avait été impliqué dans des « opérations transnationales visant à se livrer à du blanchiment d’argent » (alinéa 37(1)b) de la Loi). Le demandeur a reçu des informations sommaires de l’ASFC, obtenues des autorités chinoises, au sujet des allégations. L’agent de l’ASFC a refusé la demande de divulgation complète des informations et des documents sur lesquels l’ASFC se fondait de façon à pouvoir répondre au fond des allégations. Le délégué du ministre a déféré les rapports après avoir conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au sens des alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la Loi. Le demandeur a allégué qu’il serait vraisemblablement torturé s’il était renvoyé en Chine et qu’il risquait la peine de mort. Tant l’agent de l’ASFC que le délégué du ministre ont conclu, dans leurs décisions respectives, qu’il n’y avait pas assez de motifs d’ordre humanitaire pour remédier à la nature sérieuse des allégations d’interdiction de territoire. Le demandeur a fait valoir notamment que l’agent de l’ASFC a mal saisi et mal communiqué l’étendue de son pouvoir décisionnel. Le demandeur a fait valoir qu’en rejetant la demande de divulgation, l’agent de l’ASFC l’a de plus empêché de répondre de manière équitable et complète. Le demandeur a affirmé également que la Cour devrait réexaminer le seuil d’équité procédurale et l’étendue du pouvoir discrétionnaire en jeu dans le contexte des décisions que l’agent de l’ASFC et le ministre ont prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2), respectivement. Le demandeur a fait valoir qu’un certain nombre de facteurs étayaient davantage l’existence d’un degré supérieur d’équité procédurale, comme l’emploi du terme « peut » à l’article 44, et que la résidence permanente est un statut reconnu dans la Charte canadienne des droits et libertés. Le défendeur s’est dit d’avis que le demandeur disposait d’un autre recours approprié, sous la forme de l’enquête tenue devant la Section de l’immigration. Le défendeur a fait valoir en outre que l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont exercé leur pouvoir discrétionnaire restreint d’une manière conforme aux directives de la Cour et de la Cour d’appel fédérale.

Il s’agissait principalement de savoir si l’agent de l’ASFC a manqué à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur; et de quel degré de pouvoir discrétionnaire et d’équité procédurale il faut faire preuve dans le cadre d’une décision d’établir et de déférer un rapport fondé sur l’article 44, compte tenu notamment du fait qu’il existe un lien avec une demande d’asile.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ont été réexaminés dans le contexte particulier de la présente affaire. Bien que les décisions rendues en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) soient de nature administrative, il s’agit d’étapes importantes dans le cadre du processus d’interdiction de territoire dans son ensemble, surtout quand les motifs d’interdiction de territoire ont trait à la criminalité organisée. Tant le paragraphe 44(1) que le paragraphe 44(2) emploient le terme permissif « peut », ce qui dénote un certain degré de pouvoir discrétionnaire de la part de l’agent ou du ministre, quoique ce pouvoir puisse être restreint. La portée du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 44(1) et 44(2) dépendra d’un certain nombre de facteurs, dont les prétendus motifs d’interdiction de territoire et le fait de savoir si la personne visée est un résident permanent ou un étranger. La nature de la décision fait pencher la balance en faveur d’une prise en compte plus nuancée de l’équité procédurale, plus particulièrement dans les cas où un résident permanent fait face à une allégation d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée. Le régime législatif et l’importance de la décision pour les personnes visées font également pencher la balance en faveur d’un degré d’équité procédurale qui, à tout le moins, tient compte de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire raisonnable pour déterminer la situation du demandeur en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2). Les décisions en litige ont déterminé en fin de compte si le demandeur serait renvoyé ou non du Canada. Les décisions qui sont prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) offrent un recours restreint pour ce qui est de l’obtention d’une autre dispense, dans le cas d’un demandeur visé par une allégation d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée. Il est nécessaire de tenir compte contextuellement des circonstances particulières d’un demandeur pour déterminer quelles sont les autres possibilités de recours. Les options dont dispose un résident permanent déclaré interdit de territoire pour cause de criminalité organisée en vertu de l’article 37 de la Loi sont restreintes, et une évaluation plus nuancée est requise. L’obligation d’équité procédurale exigeait que l’on donne au demandeur la possibilité de faire part d’observations sur le fond des allégations d’interdiction de territoire et qu’on lui assure un degré de divulgation approprié de manière qu’il comprenne ce qui lui était reproché. Un demandeur a droit à la divulgation demandée dans le cadre du processus fondé sur l’article 44 « lorsque les renseignements demandés sont importants et lui sont par ailleurs inconnus et non accessibles ». Dans la présente affaire, le demandeur ne disposait pas des informations nécessaires pour répondre à la preuve d’interdiction de territoire que détenait l’ASFC. Il était en droit de recevoir les informations importantes sur lesquelles l’ASFC s’était fondée, des informations qu’il ignorait ou dont il ne disposait pas par ailleurs. Le fondement factuel fourni ne constituait pas une divulgation suffisante dans la présente affaire.

En l’espèce, il n’y avait pas lieu d’entreprendre un exercice théorique et de décréter de façon générale que les agents et le ministre sont tenus à un degré d’équité procédurale plus élevé. Étant donné que des degrés divers d’équité procédurale peuvent s’appliquer dans le contexte particulier d’un processus d’interdiction de territoire visé à l’article 44, l’on ne pourrait déclarer qu’un degré particulier d’équité procédurale s’applique en toutes circonstances. Les faits ne permettaient pas de conclure que l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont invoqué le motif d’interdiction de territoire pour criminalité organisée dans le but d’empêcher le demandeur d’avoir accès à la Section de la protection des réfugiés. Il y a une certaine gravité dans la manière dont le législateur a décidé de traiter les personnes visées par des allégations de criminalité organisée. Bien que des voies de recours restreintes puissent rehausser le degré d’équité procédurale dont il faut faire preuve envers un demandeur, ces formes de recours servent encore de mesures de rechange dans le cas d’un demandeur faisant l’objet d’une mesure de renvoi et ayant besoin de protection.

L’affaire a été renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen. Une question a été certifiée pour déterminer la mesure dans laquelle un délégué du ministre doit prendre en considération les obligations du Canada aux termes de la Convention sur les réfugiés au moment de déterminer s’il faut déférer le dossier d’un demandeur d’asile à la Section de l’immigration pour criminalité organisée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 6.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 253b).

Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 11.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27(1).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1)h),i), 24, 25, 34, 35, 36(1)c), 37, 40(1)a), 42.1, 44, 45, 46(1)c), 48, 64, 112, 113, 114(1), 115.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3.

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, art. 12, 13, 17, 23.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492; Lin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CAF 81; Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409; Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2006] 1 R.C.F. 3, [2005] A.C.F. no 533 (QL); Durkin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 174.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, [2020] 2 R.C.F. 355, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée le 2 avril 2020 (38891); R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696; McAlpin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422, [2018] 4 R.C.F. 225; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704.

DÉCISIONS CITÉES :

Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502; Jeffrey c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1180; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée [2011] 3 R.C.S. vi; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Mannings c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 823; McLeish c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 705; Melendez c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363, [2017] 3 R.C.F. 354; Obazughanmwen c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 683; Surgeon c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1314.

DOCTRINE CITÉE

Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Guide opérationnel : Exécution de la Loi (ENF), chap. ENF 5 « Rédaction des rapports en vertu de L44(1).

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada de rédiger un rapport d’interdiction de territoire fondé sur le paragraphe 44(1) (le rapport fondé sur l’article 44) à l’encontre du demandeur en application de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, et d’une décision du délégué du ministre de déférer pour enquête le rapport fondé sur l’article 44 à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Erica Olmstead pour le demandeur.

Brett J. Nash pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Edelmann & Co. Law Offices, Vancouver, pour le demandeur.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs publics du jugement et du jugement rendus par

Le juge Manson :

I.     Introduction

[1]        Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de deux décisions de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) : 1) une décision, datée du 5 décembre 2019, d’un agent (l’agent de l’ASFC) de rédiger un rapport d’interdiction de territoire fondé sur le paragraphe 44(1) (le rapport fondé sur l’article 44) à l’encontre du demandeur en application de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), et 2) une décision, datée du 6 octobre 2020, du délégué du ministre de déférer pour enquête les rapports fondés sur l’article 44 à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, après avoir conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire en application des alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR.

II.    Le contexte

[2]        Le demandeur, XY, est résident permanent du Canada, ayant obtenu le droit d’établissement avec son épouse le 3 novembre 2002. Son épouse et son fils d’âge mineur sont citoyens canadiens.

[3]        Dans une lettre datée du 18 mai 2018, l’agent de l’ASFC a informé le demandeur qu’un rapport fondé sur l’article 44 avait été ou pouvait être établi, alléguant qu’il était peut-être interdit de territoire au Canada pour présentation erronée au sens de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Le demandeur avait censément fourni de faux renseignements concernant son emploi dans sa demande de renouvellement de sa carte de résident permanent, et ce, dans le contexte d’un stratagème en matière d’immigration.

[4]        En juillet 2018, le demandeur a fourni des observations en réponse à la lettre d’équité procédurale, et un entretien avec l’ASFC a été fixé au 16 avril 2019 afin de discuter de son dossier. Lors de cet entretien, l’agent de l’ASFC a fait référence à [***], accusant le demandeur de corruption et de blanchiment d’argent. Il a voulu obtenir la [traduction] « version des faits » du demandeur, en indiquant de vive voix les allégations qui lui étaient reprochées. L’avocat qui représentait le demandeur à cette occasion a déclaré que celui-ci ne répondrait pas à des questions sur le sujet, et il a demandé que l’on fournisse un résumé écrit des allégations formulées contre son client, un résumé sur le fondement duquel une demande de divulgation serait déposée.

[5]        Le 9 septembre 2019, le demandeur a reçu une autre lettre d’équité procédurale de l’ASFC (la lettre de l’ASFC). Ce document indiquait qu’un rapport fondé sur l’article 44 avait été ou serait établi, alléguant qu’il se pouvait que le demandeur soit interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, en raison de son implication alléguée dans des [traduction] « opérations transnationales visant à se livrer à du blanchiment d’argent ». Plus précisément, le demandeur faisait l’objet d’une enquête depuis 2012, après que des informations, étayées par des [traduction] « sources diverses », avaient été reçues des autorités chinoises. Le demandeur aurait censément accepté des pots-de-vin [***] et se serait livré à du blanchiment d’argent.

[6]        Le demandeur a reçu des informations sommaires de l’ASFC, obtenues des autorités chinoises, au sujet des allégations visées à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, et comprenant des informations sur des allégations visées aux alinéas 36(1)c), 37(1)a) et 40(1)a) de la LIPR, telles qu’incluses dans le formulaire intitulé « Paragraphe 44(1) et article 55 Faits saillants — Cas dans les bureaux intérieurs » (les Faits saillants).

[7]        La lettre indiquait que la prochaine étape du processus consisterait à passer en revue les circonstances entourant le dossier du demandeur : [traduction] « [s]i un rapport est établi, il est possible qu’un délégué du ministre fasse tenir une enquête, ce qui pourrait mener à la prise d’une mesure de renvoi ». La lettre invitait en outre le demandeur à présenter des observations écrites :

[traduction] […] expliquant pourquoi il ne faudrait pas demander une mesure de renvoi. Les observations peuvent inclure des détails pertinents pour votre dossier, dont, notamment, votre âge à l’époque où vous avez acquis la résidence permanente, la durée de votre séjour au Canada, l’emplacement des mesures de soutien et des responsabilités familiales, la situation dans votre pays d’origine, votre degré d’établissement, vos antécédents criminels, vos antécédents de non-conformité, s’il y en a, et votre attitude actuelle, de même que tout autre facteur pertinent. [Soulignement omis.]

[8]        Dans sa réponse, datée du 24 septembre 2019, le demandeur a demandé la divulgation complète des informations et des documents sur lesquels l’ASFC se fondait de façon à pouvoir répondre au fond des allégations (la demande de divulgation). Sans cette divulgation, soutenait-il, il ne lui était possible que de fournir des observations sur les aspects humanitaires (CH). L’avocat qui le représentait à cette époque a indiqué :

[traduction] Il ne peut pas répondre aux allégations selon lesquelles il a violé la LIPR parce qu’on ne lui a pas fourni les éléments de preuve auxquels vous avez fait référence et sur lesquels vous vous fondez, et qui constituent le fondement des opinions formulées dans le rapport fondé sur l’article 44. Votre rapport est un résumé de documents que vous seul avez vus. [Le demandeur] a le droit de les voir pour savoir quoi répondre.

[…]

Cela étant, nous demandons la divulgation complète des éléments de preuve auxquels vous avez fait référence et sur lesquels vous vous fondez, et qui constituent le fondement des opinions formulées dans le rapport fondé sur l’article 44, daté du 9 septembre 2019, ainsi que de tous les documents potentiellement pertinents auxquels vous avez accès, mais pas [le demandeur], et qui pourraient se révéler pertinents à l’égard des questions énoncées dans le rapport fondé sur l’article 44 […]

[9]        Dans une lettre datée du 26 septembre 2019, l’agent de l’ASFC a rejeté la demande de divulgation parce que :

[traduction] […] [D]ans ce genre de circonstances, les observations concernent généralement les circonstances personnelles d’une personne quant à la raison pour laquelle un rapport ne devrait pas être déféré. Les observations ont pour but de permettre au délégué du ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il convient de demander une mesure de renvoi en se fondant sur les circonstances personnelles d’une personne et sur l’effet que cette mesure aurait sur elle. Le pouvoir discrétionnaire de faire cette évaluation n’a pas été délégué à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié; celle-ci peut uniquement évaluer si les éléments de preuve étayent une interdiction de territoire. De ce fait, le moment où [le demandeur] peut lancer une défense exhaustive contre une interdiction de territoire est au cours d’une enquête si le délégué du ministre décide qu’il y a suffisamment de motifs pour en tenir une. De plus, à ce stade [le demandeur] est seulement tenu de connaître le fondement factuel de l’allégation portée contre lui qui a été déjà été divulguée sous la forme des faits saillants du rapport fondé sur l’article 44. Cela étant, le moment où il convient d’effectuer une divulgation est quand ou si un rapport est déféré en vue d’une enquête.

[10]      L’avocat du demandeur a répondu dans une lettre datée du 21 octobre 2019 pour confirmer ce que son client avait compris — l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent de l’ASFC, pour ce qui est de solliciter une mesure de renvoi ou non, dépendra des circonstances personnelles du demandeur, et non du fait de savoir si la preuve indique que celui-ci est interdit de territoire. Les observations du demandeur portaient sur l’éventuel impact personnel d’une mesure de renvoi sur lui et sa famille, ainsi que sur le risque de mort ou de peines ou traitements cruels et inusités, y compris la torture, s’il était renvoyé en Chine. Le demandeur allègue qu’il sera vraisemblablement torturé s’il est renvoyé en Chine afin que les autorités puissent obtenir des aveux. Une fois reconnu coupable, il risque dans ce pays la peine de mort.

[11]      Le 5 décembre 2019, l’agent de l’ASFC a décidé d’établir un rapport fondé sur l’article 44 à l’encontre du demandeur en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR.

[12]      Le 6 octobre 2020, le délégué du ministre a ensuite déféré les rapports, les deux en vertu des alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR, en vue de la tenue d’une enquête devant la Section de l’immigration, conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR, après avoir conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au sens des alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR.

[13]      Le demandeur souhaite que notre Cour rende une ordonnance infirmant la décision, prise en vertu du paragraphe 44(1), d’établir le rapport fondé sur l’article 44, ainsi que la décision, prise en vertu du 44(2), de déférer ce rapport pour enquête, et qu’elle renvoie l’affaire à un agent de l’ASFC différent en vue d’une nouvelle décision, conformément aux motifs de notre Cour.

A.    Le régime législatif

[14]      Un résident permanent peut être déclaré interdit de territoire au Canada, ce qui mène à la perte de son statut et à son renvoi du Canada (Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, [2020] 2 R.C.F. 355 (Revell), au paragraphe 5, autorisation d’interjeter appel auprès de la C.S.C. refusée par 38891 (2 avril 2020)). Les motifs d’interdiction de territoire comprennent la grande criminalité, ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 36(1) de la LIPR, et la criminalité organisée, ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 37(1) de la LIPR :

Grande criminalité

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

[...]

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

[…]

Activités de criminalité organisée

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

[15]      La LIPR prévoit le cadre qui régit l’examen des allégations d’interdiction de territoire ainsi que l’exécution des décisions qui s’ensuivent — un régime législatif que la Cour d’appel fédérale a qualifié de complet (Revell, précité, au paragraphe 5).

[16]      Si un agent de l’ASFC (l’agent) est d’avis qu’un résident permanent est interdit de territoire, il peut établir un rapport conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR :

Rapport d’interdiction de territoire

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

[17]      Ce rapport est transmis au ministre ou à son délégué (le ministre), qui peut ensuite le déférer à la Section de l’immigration pour enquête, comme il est prévu au paragraphe 44(2) de la LIPR :

44 […]

Suivi

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

[18]      L’étendue du pouvoir discrétionnaire dont jouissent un agent et le ministre pour ce qui est de l’établissement et du renvoi des rapports fondés sur l’article 44 demeure un sujet de litige, mais il est évident que, pour l’exercice de cette fonction, ils conservent un certain pouvoir discrétionnaire (Revell, au paragraphe 6; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, au paragraphe 6).

[19]      À la conclusion de l’enquête, la Section de l’immigration doit ensuite : 1) reconnaître le droit d’une personne d’entrer au Canada, 2) octroyer à un étranger le statut de résident permanent ou de résident temporaire, 3) autoriser un résident permanent ou un étranger, avec ou sans conditions, à entrer au Canada pour contrôle complémentaire, ou 4) prendre la mesure de renvoi applicable (LIPR, article 45).

[20]      Il n’existe pas d’autre droit d’appel auprès de la Section d’appel de l’immigration dans les cas où un étranger ou un résident permanent a été déclaré interdit de territoire pour cause de criminalité organisée ou, dans certains cas, de grande criminalité (LIPR, aux paragraphes 64(1) et (2)) :

Restriction du droit d’appel

64 (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.

Grande criminalité

(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise, d’une part, l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins six mois et, d’autre part, les faits visés aux alinéas 36(1)b) et c).

[21]      Si une mesure de renvoi entre en vigueur, le résident permanent perd son statut et devient un étranger (LIPR, alinéa 46(1)c)) :

Résident permanent

46 (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

[...]

c) la prise d’effet de la mesure de renvoi.

[22]      Néanmoins, l’étranger dispose encore de trois recours : 1) un permis de résident temporaire, conformément à l’article 24 de la LIPR, 2) une dispense discrétionnaire quant à l’interdiction de territoire pour motifs CH, en application de l’article 25 de la LIPR, et 3) une déclaration ou une dispense du ministre, en application de l’article 42.1 de la LIPR, dans les cas où une exception à l’interdiction de territoire est accordée au motif que cette mesure n’est pas contraire à l’intérêt national (Revell, aux paragraphes 8 à 10).

[23]      Le deuxième recours, une dispense pour motifs CH, n’est pas accessible aux étrangers qui sont interdits de territoire pour criminalité organisée (LIPR, paragraphe 25(1)), en vertu de l’article 37 de la LIPR, pas plus que pour des motifs de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, au sens des articles 34 ou 35 de la LIPR (LIPR, paragraphe 25(1)).

[24]      Un étranger peut également présenter une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR) pour obtenir un sursis à son renvoi du Canada ou pour solliciter un report de ce renvoi (Revell, aux paragraphes 11 et 12; LIPR, articles 48, 112, et 113). Le processus d’ERAR a pour but de décider si une personne risque d’être soumise à la torture, à une menace pour sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités si elle est renvoyée dans le pays dont elle a la nationalité. Dans le cas d’un demandeur qui a été déclaré interdit de territoire pour cause de criminalité organisée, le résultat d’un ERAR favorable est un sursis à son renvoi (LIPR, paragraphe 112(3) et paragraphe 114(1)). L’ASFC conserve également le pouvoir discrétionnaire restreint de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi (Revell, aux paragraphes 11 et 12).

III.   Les décisions faisant l’objet du présent contrôle

[25]      Tant l’agent de l’ASFC que le délégué du ministre ont conclu, dans leurs décisions respectives, qu’il n’y avait pas assez de motifs CH pour remédier à la nature sérieuse des allégations d’interdiction de territoire.

[26]      L’agent a écrit ce qui suit dans la décision, prise le 5 décembre 2019, de rédiger un rapport fondé sur l’article 44 :

[traduction] Selon moi, les motifs d’ordre humanitaire fournis sont insuffisants et je recommande donc que les rapports fondés sur l’article 44 pour les alinéas 36(1)c), 37(1)a) et 37(1)b) soient déférés en vue de la tenue d’une enquête, et je formule cette recommandation en raison de la nature sérieuse des allégations formulées contre [le demandeur].

[27]      Le délégué du ministre a déclaré de plus ce qui suit dans la décision, prise le 6 octobre 2020, de déférer le rapport pour enquête :

[traduction] J’ai pris la décision de déférer les rapports fondés sur l’article 44 pour enquête, car je suis d’avis qu’il y a des motifs raisonnables de croire que [le demandeur] est interdit de territoire en vertu des alinéas 37(1)a) et 37(1)b). Je suis également d’avis qu’il n’y a pas assez de motifs d’ordre humanitaire pour remédier à la gravité des allégations formulées sous le régime de la LIPR.

IV.   Les questions en litige

[28]      Les questions en litige sont les suivantes :

A.    La demande est-elle prématurée?

B.    L’agent de l’ASFC a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

C.   De quel degré de pouvoir discrétionnaire et d’équité procédurale faut-il faire preuve dans le cadre d’une décision d’établir et de déférer un rapport fondé sur l’article 44, compte tenu notamment du fait qu’il existe un lien avec une demande d’asile?

V.    La norme de contrôle applicable

[29]      Les questions qui se rapportent à un manquement à l’équité procédurale sont contrôlées en fonction de la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121, aux paragraphes 34, 35, 54 et 55, citant l’arrêt Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79).

[30]      Dans leurs observations écrites, les parties ont fait valoir que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable. Cependant, lors des plaidoiries, elles ont convenu qu’il y avait en jeu des questions d’équité procédurale. Les questions litigieuses que soulève le demandeur ont trait à l’équité du processus que l’agent de l’ASFC a suivi. Elles concernent le fait de savoir si cet agent a privé le demandeur de la possibilité de répondre au fond des allégations d’interdiction de territoire. Les droits de participation de cette nature font partie de l’obligation d’équité procédurale (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (Baker), au paragraphe 22) :

Bien que l’obligation d’équité soit souple et variable et qu’elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d’examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l’obligation d’équité dans des circonstances données. Je souligne que l’idée sous-jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur[s] points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.

[31]      Avant que la Cour suprême du Canada rende l’arrêt Vavilov, le droit d’un demandeur à la divulgation de la preuve, dans le contexte d’un processus prévu à l’article 44 de la LIPR, était contrôlé selon la norme de la décision correcte (Jeffrey c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1180 (Jeffrey), au paragraphe 20; voir aussi l’arrêt Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492 (Sharma), au paragraphe 15). Cette démarche n’a pas changé en raison de l’arrêt Vavilov, où le cadre qui y est exposé s’applique au bien-fondé d’une décision administrative faisant l’objet d’un contrôle (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov), aux paragraphes 23 et 77).

[32]      Néanmoins, l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont jouit un agent de l’ASFC ou le ministre pour ce qui est d’établir et de déférer, respectivement, un rapport fondé sur l’article 44 est contrôlé selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, précité, au paragraphe 25; Sharma, précité, au paragraphe 15).

VI.   Analyse

A.    Les positions des parties

[33]      Le demandeur fait valoir que l’agent de l’ASFC a mal saisi et mal communiqué l’étendue de son pouvoir décisionnel. En lui disant que le pouvoir discrétionnaire qu’il avait d’établir un rapport fondé sur l’article 44 reposerait sur ses circonstances personnelles, l’agent de l’ASFC l’a privé d’une possibilité raisonnable de répondre aux allégations d’interdiction de territoire. En rejetant la demande de divulgation, l’agent de l’ASFC l’a de plus empêché de répondre de manière équitable et complète. Les informations sur lesquelles s’était fondé l’agent de l’ASFC venaient directement des autorités chinoises et le demandeur n’aurait pu les obtenir d’aucune autre façon. Les Faits saillants n’étaient pas suffisants pour répondre aux exigences de l’équité procédurale, dans un contexte tel que celui-ci, où l’interdiction de territoire ne repose pas sur une déclaration de culpabilité au Canada.

[34]      Le demandeur affirme également que même si les prétendues erreurs commises se situent à un degré moins élevé d’équité procédurale, la Cour devrait réexaminer le seuil d’équité procédurale et l’étendue du pouvoir discrétionnaire en jeu dans le contexte des décisions que l’agent de l’ASFC et le ministre ont prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2), respectivement. Il allègue qu’il y a un certain nombre de facteurs dont on n’a pas tenu compte dans des décisions antérieures de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale dans le cadre de l’interprétation de ces dispositions de la LIPR.

[35]      De plus, il faut également tenir expressément compte, dans ce contexte, des demandeurs d’asile. Dans le contexte de la présente affaire, les faits qui sous-tendent l’allégation d’interdiction de territoire peuvent aussi servir de fondement à une demande d’asile. Les deux « filières » sont nettement différentes, surtout en ce qui concerne les paramètres de la décision à rendre. Le demandeur voudrait que notre Cour précise le cadre qu’il convient de suivre dans ce contexte.

[36]      Le défendeur est d’avis que le demandeur n’a pas le droit d’interjeter appel auprès de la Section d’appel de l’immigration mais qu’il dispose d’un autre recours approprié, sous la forme de l’enquête tenue devant la Section de l’immigration et du processus d’ERAR. Il convient de rejeter la présente demande au seul motif qu’elle est prématurée. De plus, des décisions jurisprudentielles récentes de notre Cour ont réglé en grande partie la question du pouvoir discrétionnaire dont jouissent les agents et le ministre, respectivement, en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR. Les décisions contestées sont raisonnables et ne justifient pas que notre Cour intervienne. L’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont exercé leur pouvoir discrétionnaire restreint d’une manière conforme aux directives de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale.

B.    Une question préliminaire : la prématurité de la demande

[37]      Le défendeur soutient qu’il y a lieu de rejeter la présente demande pour un seul motif, celui de la prématurité. Il invoque à cet égard l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Lin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CAF 81 (Lin). Dans l’arrêt Lin, la Cour d’appel fédérale a conclu que les délégués du ministre qui agissent en vertu de l’article 44 de la LIPR entreprennent ce qui s’apparente à un exercice d’évaluation préalable. Les demandeurs ont plutôt l’occasion pleine et entière de présenter des éléments de preuve et de faire valoir leurs arguments factuels et juridiques devant la Section de l’immigration et la Section d’appel de l’immigration. Les demandes dont il était question dans l’arrêt Lin, lesquelles sollicitaient le contrôle judiciaire des décisions des délégués du ministre de renvoyer les appelants à des audiences d’interdiction de territoire, étaient donc prématurées. Les recours administratifs disponibles et adéquats n’avaient pas été exercés. Toute exception à cette règle générale est très rare, et elle requiert des circonstances exceptionnelles (Lin, précité, aux paragraphes 4 à 6).

[38]      Dans l’arrêt Lin, les décisions sous-jacentes avaient trait à des allégations d’interdiction de territoire pour présentation erronée, au sens de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Le défendeur reconnaît que, dans la demande dont il est question en l’espèce, le demandeur ne jouit pas d’un droit d’appel semblable auprès de la Section d’appel de l’immigration, comme c’était le cas pour les appelants dans l’arrêt Lin, en raison de l’application du paragraphe 64(1) de la LIPR.

[39]      Comme les appelants avaient accès à la fois à la Section de l’immigration et à la Section d’appel de l’immigration, la Cour d’appel fédérale a conclu dans l’arrêt Lin que (Lin, au paragraphe 4) :

[...] Les appelants auront pleinement l’occasion de présenter des éléments de preuve et de faire valoir leurs arguments factuels et juridiques ainsi que leurs préoccupations concernant les questions pertinentes devant la Section de l’immigration et la Section d’appel de l’immigration. Ils pourront soulever, entre autres, toute question d’équité procédurale ou question de fond concernant le processus d’évaluation préalable fondé sur l’article 44 qui mine la capacité de la Section de l’immigration à procéder. Par la même occasion, les questions concernant les fausses déclarations donnant lieu à l’octroi de la résidence permanente, la connaissance pertinente des appelants et les motifs d’ordre humanitaire seront examinées. Ainsi, en l’espèce, les instances devant la Section de l’immigration et la Section d’appel de l’immigration peuvent être instruites et sont efficaces : Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713, par. 42.

[40]      Le défendeur affirme néanmoins que, en l’espèce, le demandeur dispose d’un autre recours approprié à l’enquête tenue devant la Section de l’immigration, et ce, en raison de  : 1) la commodité de l’autre recours, 2) la nature de l’erreur alléguée, 3) la nature de l’autre tribunal qui s’occuperait de la question, ce qui inclut la capacité réparatrice, 4) l’expertise de l’autre décideur et 5) l’utilisation économique des ressources et des frais judiciaires (Strickland c. Canada, 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713 (Strickland), au paragraphe 42; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, aux paragraphes 30 à 32, autorisation d’interjeter appel auprès de la C.S.C. refusée [2011] 3 R.C.S. vi).

[41]      Je conviens avec le demandeur que l’examen de la question de la prématurité oblige à porter une attention particulière aux faits. Le processus prévu à l’article 44 comporte divers motifs d’interdiction de territoire, et il s’applique aussi bien aux résidents permanents qu’aux étrangers. Je signale ce qu’a décrété la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409 (Cha), aux paragraphes 21 et 22 :

Le paragraphe 44(2) s’applique à tous les motifs d’interdiction de territoire. Ces motifs se rattachent à des domaines aussi divers que la sécurité, les atteintes aux droits humains ou au droit international, la grande criminalité, la criminalité, les activités de criminalité organisée, l’état de santé, la situation financière, les fausses déclarations et les violations de la Loi. La complexité des faits en cause varie selon le motif concerné. Certains motifs comportent des aspects juridiques et d’autres pas. Le paragraphe 44(2) s’applique tant aux résidents permanents qu’aux étrangers, lesquels ne font habituellement pas l’objet d’un traitement identique dans la Loi. Il vise tant le pouvoir du représentant du ministre de déférer l’affaire à la Section de l’immigration que celui de prendre lui-même la mesure de renvoi.

Il se peut donc que, en fin de compte, la portée du pouvoir discrétionnaire varie selon les motifs allégués, selon que l’intéressé est un résident permanent ou un étranger ou selon que l’affaire est ou non renvoyée à la Section de l’immigration. Dans certains cas mais pas dans d’autres, il peut y avoir une marge d’appréciation. C’est pour cette raison qu’il a été sage de la part du législateur d’utiliser le terme « peut ».

[42]      Je suis d’avis que les circonstances dont il était question dans l’arrêt Lin se distinguent des faits de l’espèce et que le demandeur ne dispose pas d’un autre recours approprié, sous la forme d’une enquête devant la Section de l’immigration. Pour les motifs exposés ci-après, la présente demande n’est pas prématurée.

[43]      Le processus prévu à l’article 44 n’a pas pour effet de changer le statut d’un demandeur. Dans l’arrêt Sharma, la Cour d’appel fédérale décrit la situation avec justesse au paragraphe 25 : « [c]es décisions sont importantes en ce sens qu’elles déclenchent le processus qui, en définitive, peut dépouiller l’appelant de son statut de résident permanent, mais elles n’ont pour ce dernier aucune conséquence immédiate et pratique ». La Section de l’immigration, saisie d’un rapport fondé sur l’article 44, rendra la décision à cet égard. La jurisprudence qui apparente le processus prévu à l’article 44 de la LIPR à une évaluation préalable est instructive.

[44]      Cependant, en analysant l’obligation d’équité à laquelle sont soumis un agent et le ministre dans le cadre de la décision, fondée sur le paragraphe 44(1), d’établir un rapport et de la décision, fondée sur le paragraphe 44(2), de déférer l’affaire, la Cour d’appel fédérale a décrété ceci (Sharma, au paragraphe 24) :

Cela dit, je suis disposé à accepter que les décisions de rédiger un rapport et de le renvoyer par la suite à la SI ne sont pas dépourvues d’importance. Étant donné que, après le renvoi de ce rapport, les options dont dispose la SI semblent très restreintes puisqu’elle « rend » la décision de prendre une mesure de renvoi si elle est convaincue que l’étranger ou le résident permanent est interdit de territoire, il semble que le seul pouvoir discrétionnaire (quoique très restreint) d’empêcher qu’un étranger ou un résident permanent soit renvoyé repose entre les mains de l’agent de l’ASFC d’immigration et du ministre ou de son délégué […]

[45]      L’article 45 de la LIPR prévoit ce qui suit :

Décision

45 Après avoir procédé à une enquête, la Section de l’immigration rend telle des décisions suivantes :

a) reconnaître le droit d’entrer au Canada au citoyen canadien au sens de la Loi sur la citoyenneté, à la personne inscrite comme Indien au sens de la Loi sur les Indiens et au résident permanent;

b) octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou temporaire sur preuve qu’il se conforme à la présente loi;

c) autoriser le résident permanent ou l’étranger à entrer, avec ou sans conditions, au Canada pour contrôle complémentaire;

d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l’étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n’est pas prouvé qu’il n’est pas interdit de territoire, ou contre l’étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu’il est interdit de territoire.

[46]      Les facteurs énumérés dans l’arrêt Strickland de la Cour suprême du Canada, au paragraphe 42, ne constituent pas une liste de contrôle restrictive. Le tribunal doit tenir compte du recours disponible et du caractère opportun du contrôle judiciaire et se demander si l’autre recours est approprié, dans toutes les circonstances, pour traiter du grief du demandeur (Strickland, aux paragraphes 42 et 43).

[47]      Compte tenu du pouvoir discrétionnaire restreint de la Section de l’immigration, qui « rend » une mesure de renvoi, dans les cas où un résident permanent est déclaré interdit de territoire, ainsi que du pouvoir discrétionnaire qu’un agent ou le ministre peut exercer pour empêcher qu’un étranger ou un résident permanent soit renvoyé, je ne suis pas d’avis que la présente demande est prématurée, vu que « la nature de l’autre tribunal qui pourrait statuer sur la question et sa faculté d’accorder une réparation » sont d’une portée plus étroite que le processus d’évaluation préliminaire, fondé sur l’article 44, qui le précède (Strickland, au paragraphe 42). Un contrôle judiciaire est une mesure appropriée dans les circonstances (Strickland, au paragraphe 43).

[48]      Même s’il est défini comme un processus d’évaluation préliminaire, le mécanisme que prévoit l’article 44 englobe un large éventail de motifs d’interdiction de territoire, et il fait entrer en jeu des aspects différents dans chaque contexte. Dans les circonstances actuelles de l’espèce, je ne suis pas d’avis que l’audience tenue devant la Section de l’immigration est un autre recours approprié, qui rendrait la présente demande prématurée.

C.        L’obligation d’équité procédurale

[49]      Les allégations du demandeur quant au manquement à l’équité procédurale de l’agent de l’ASFC et du délégué du ministre comportent deux volets. Premièrement, dans les décisions d’établir les rapports fondés sur l’article 44 et, ensuite, de les déférer, l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont considéré que la gravité de l’allégation d’interdiction de territoire était d’une importance primordiale, après avoir empêché le demandeur de répondre à ces allégations. Deuxièmement, l’agent de l’ASFC n’a pas assuré la divulgation des informations pertinentes au demandeur, comme il était sollicité dans la demande de divulgation.

[50]      Bien que l’obligation d’équité procédurale qu’entraînent les décisions fondées à la fois sur les paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR soit essentiellement examinée en parallèle ci-après, là où il existe des différences il y est fait explicitement référence.

[51]      Les erreurs que décrit le demandeur découlent censément du fait que l’agent de l’ASFC a, de manière déraisonnable, conclu et communiqué au demandeur que [traduction] « [d]ans ce genre de circonstances, les observations concernent généralement les circonstances personnelles d’une personne quant à la raison pour laquelle un rapport ne devrait pas être déféré » et que [traduction] « [à] ce stade [le demandeur] est seulement tenu de connaître le fondement factuel de l’allégation portée contre lui qui a déjà été divulguée sous la forme des faits saillants du rapport fondé sur l’article 44. Cela étant, le moment où il convient d’effectuer une divulgation est quand ou si un rapport est déféré en vue d’une enquête ».

[52]      Le demandeur soutient que les erreurs alléguées ont été commises, même en fonction du seuil d’équité procédurale inférieur que l’on trouve habituellement dans la jurisprudence. En tenant compte des facteurs énumérés dans l’arrêt Baker, précité, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont conclu que le pouvoir discrétionnaire qu’exerce un agent ou le ministre en application de l’article 44 de la LIPR fait entrer en jeu un degré d’équité procédurale inférieur.

[53]      Les cinq facteurs, non exhaustifs, qui sont énoncés dans l’arrêt Baker sont les suivants : 1) la nature de la décision, 2) le régime législatif, 3) l’importance de la décision pour les personnes visées, 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision, et 5) le choix de procédures que fait le décideur administratif (Baker, aux paragraphes 23 à 28).

[54]      En bref, la Cour d’appel fédérale a conclu que, pour soupeser la totalité des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, « l’obligation d’équité ne se situe manifestement pas à l’extrémité supérieure du continuum dans le contexte des décisions qui sont prises en application des paragraphes 44(1) et (2) de la Loi » sur le fondement de l’arrêt Sharma, aux paragraphes 22 à 29 :

A.    Les décisions que rend un agent ou le ministre en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR ne comportent aucune des caractéristiques d’une décision de nature judiciaire ou quasi judiciaire. Cependant, les décisions d’établir et de déférer un rapport fondé sur l’article 44 ne sont pas dénuées d’importance. Ce facteur fait pencher la balance en faveur d’un degré plus élevé d’équité procédurale;

B.    Le rapport fondé sur le paragraphe 44(1), le renvoi fondé sur le paragraphe 44(2) et la mesure de renvoi que prend la Section de l’immigration ne déterminent pas forcément si un demandeur/appelant sera renvoyé du Canada, car il est possible de solliciter une dispense en vertu d’autres dispositions de la LIPR. Les décisions rendues en application des paragraphes 44(1) et 44(2) n’ont pas de conséquence immédiate et pratique;

C.   Dans l’arrêt Sharma, il n’a été conclu à l’existence d’aucune attente légitime;

D.   La LIPR ne comporte aucune autre procédure particulière à suivre pour établir un rapport fondé sur l’article 44 et le déférer à la Section de l’immigration — la procédure à suivre est laissée au choix du décideur.

[55]      Dans le même ordre d’idées, dans la décision Hernandez, notre Cour a examiné les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker et elle a conclu qu’ils « indiquent une obligation d’équité moins stricte ». À tout le moins, l’obligation d’équité procédurale exigeait que la personne visée ait la possibilité de présenter des observations et de savoir ce qui lui est reproché (Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2006] 1 R.C.F. 3, [2005] A.C.F. no 533 (QL) (Hernandez), aux paragraphes 70 à 72).

[56]      Compte tenu de l’argument du demandeur selon lequel un certain nombre de facteurs étayent davantage l’existence d’un degré supérieur d’équité procédurale, relativement aux décisions d’établir et de déférer un rapport fondé sur l’article 44, les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker justifient un réexamen dans le contexte particulier de l’espèce. Le demandeur demande à notre Cour de se fonder sur la décision rendue dans Hernandez, précitée, qui constituerait le point de départ le plus approprié. Il fait valoir que la décision que la Cour fédérale a rendue dans Hernandez a tenu compte de manière exhaustive des circonstances qui éclairent censément l’obligation d’équité procédurale et l’étendue du pouvoir discrétionnaire qui est exercé en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR, et cela inclut l’historique législatif de cette loi.

[57] Le demandeur soumet de plus les facteurs qui suivent à l’examen de notre Cour, comme il est indiqué au paragraphe 57 de son mémoire des faits et du droit supplémentaire :

A.    L’emploi du terme « peut » établir/déférer l’affaire à l’article 44 de la LIPR, ce qui est un changement marquant et délibéré par rapport à l’emploi du terme « doit »;

B.    Il est présumé à l’article 11 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21 que, en anglais, le mot « may » est de nature permissive et « shall » ne l’est pas;

C.   Depuis toujours, le statut de résident permanent est reconnu comme crucial, et il ne convient de le retirer que « pour des raisons très graves » et après examen de « facteurs de clémence ou de compassion tels que la durée de résidence ». Avant que l’on crée la Commission d’appel de l’immigration, ce pouvoir résidait entre les mains du ministre. On peut considérer que, par le truchement des modifications apportées à la LIPR, le législateur cherche à remettre ce pouvoir entre les mains du ministre, et non à l’éliminer (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, au paragraphe 38);

D.   La résidence permanente est un statut reconnu dans la Charte [Charte canadienne des droits et libertés], en vertu des droits à la liberté de circulation que garantit l’article 6, et quand la citoyenneté a été initialement créée comme un statut légitime en 1947 elle a englobé automatiquement les personnes domiciliées au Canada depuis cinq ans au moins (le statut de personne domiciliée est aujourd’hui connu sous le nom de résidence permanente) (Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]);

E.    Les articles 12 et 13 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, auquel le Canada a adhéré le 19 mai 1976, prévoient le droit d’entrer dans son propre pays, ce qui englobe les résidents permanents de longue date, et celui d’être expulsé uniquement pour des raisons impérieuses de sécurité nationale, lequel droit est assorti d’un droit d’examen des raisons qui militent contre cette expulsion. Les articles 17 et 23 prévoient également le droit contre toute immixtion dans la famille et dans le domicile, ainsi que la reconnaissance du fait que la famille est l’élément naturel et fondamental de la société et qu’elle a droit à la protection de la société et de l’État;

F.    La Cour suprême du Canada a reconnu qu’une expulsion peut avoir « un impact plus important sur l’accusé que la sanction pénale imposée en soi […] [Ces personnes] peuvent être contraintes de quitter un pays qui est le leur depuis des décennies et de retourner dans un pays où elles n’ont plus de liens personnels ou dont elles ne parlent peut-être même plus la langue si elles l’ont quitté alors qu’elles étaient encore enfants. Si elles ont de la famille au Canada, ces personnes et leurs parents s’exposent à une rupture des liens qui les unissent ou à une séparation permanente » (R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696, au paragraphe 72);

G.   En raison de nouvelles interdictions et restrictions adoptées depuis 2012 à l’égard de mécanismes qui, antérieurement, prévoyaient que des résidents permanents pouvaient conserver leur statut après l’établissement d’un rapport, compte tenu de leurs circonstances personnelles, les décisions fondées sur l’article 44 revêtent plus d’importance pour les droits et les intérêts de la personne visée que ce n’était autrefois le cas : l’accès à la Section d’appel de l’immigration a été restreint davantage en 2012 en vue d’exclure les personnes condamnées à une peine d’emprisonnement de plus de six mois et, en 2013, les demandes CH présentées en vertu de l’article 25 de la LIPR ont empêché les personnes interdites de territoire en vertu des articles 34, 35 et 37 de faire examiner leurs demandes. La Cour suprême du Canada a également précisé que les demandes de dispense du ministre dont pouvait disposer ce dernier groupe de personnes ne devaient tenir compte que des intérêts en matière de sécurité et non des circonstances du type CH (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 (Agraira), au paragraphe 84);

H.   Dans les affaires d’interdiction de territoire en vertu des articles 34, 35 et 37, il n’y a pas d’autre endroit où tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants. Il serait contraire à la Convention relative aux droits de l’enfant [20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3] de ne pas procéder à une analyse sérieuse de l’intérêt supérieur de l’enfant au stade de l’article 44 de la LIPR;

I.     L’interprétation [traduction] « large et sans restriction » qui a été faite des dispositions en matière d’interdiction de territoire rend ce pouvoir discrétionnaire encore plus important pour ce qui est de garantir qu’un éventuel renvoi est lié logiquement aux objectifs de la LIPR, qui sont de prioriser la sécurité dans chaque cas individuel, par rapport aux droits et aux intérêts de la personne visée et de sa famille;

J.    Il serait absurde d’interpréter la LIPR d’une manière qui accorderait à des étrangers une prise en compte plus approfondie de leurs droits et de leurs intérêts dans le cadre d’une demande de résidence permanente présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR qu’aux résidents permanents de longue date, qui ont des enfants canadiens et qui risquent de perdre ce statut.

1)    La nature de la décision

[58]      Pour les raisons qui suivent, la nature d’une décision rendue en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) fait pencher la balance en faveur d’un degré d’équité procédurale plus nuancé que la simple application d’un « degré inférieur ». Bien que les décisions soient de nature administrative, il s’agit d’étapes importantes dans le cadre du processus d’interdiction de territoire dans son ensemble, surtout quand les motifs d’interdiction de territoire ont trait à la criminalité organisée.

[59]      La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Sharma, et la Cour fédérale, dans la décision Hernandez, ont reconnu le caractère administratif des décisions fondées sur les paragraphes 44(1) et 44(2), lesquelles ne présentent « aucune des caractéristiques d’une décision de nature judiciaire ou quasi judiciaire », (Sharma, au paragraphe 22; Hernandez, au paragraphe 50). Je signale de plus que la Cour d’appel fédérale a décrété dans l’arrêt Lin que « [l]e processus s’apparente à un exercice d’évaluation préalable en ce sens qu’il n’y a pas de conclusion d’interdiction de territoire ni de modification de statut » (Lin, au paragraphe 4). Pour cette raison, la Cour fédérale, dans la décision Hernandez, a déterminé que ce facteur confirmait l’existence d’une obligation d’équité relativement peu exigeante (Hernandez, au paragraphe 56).

[60]      Tant le paragraphe 44(1) que le paragraphe 44(2) de la LIPR emploient le terme permissif « peut », ce qui dénote un certain degré de pouvoir discrétionnaire de la part de l’agent ou du ministre, quoique ce pouvoir puisse être restreint. Le changement par rapport à l’emploi de l’indicatif présent dans les dispositions équivalentes de versions antérieures de la Loi sur l’immigration (par exemple, Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, paragraphe 27(1)) et les travaux du comité parlementaire dont il est question dans la décision Hernandez, aux paragraphes 18 et 19, bien qu’ils ne soient pas déterminants, donnent à penser que ce pouvoir discrétionnaire était voulu au « stade initial » du processus prévu à l’article 44. Dans l’arrêt Sharma, la Cour d’appel fédérale a reconnu de plus que la portée du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR dépendra d’un certain nombre de facteurs, dont les prétendus motifs d’interdiction de territoire et le fait de savoir si la personne visée est un résident permanent ou un étranger (Sharma, au paragraphe 23).

[61]      Dans l’arrêt Cha, comme il a été mentionné plus tôt, même si la Cour d’appel fédérale a déclaré que le terme « peut » peut parfois être interprété, selon le contexte, comme signifiant « doit », ce qui réfute ainsi la présomption énoncée à l’article 11 de la Loi d’interprétation, la Cour a de plus reconnu que l’étendue du pouvoir discrétionnaire peut, au bout du compte, varier, « selon les motifs allégués, selon que l’intéressé est un résident permanent ou un étranger ou selon que l’affaire est ou non renvoyée à la Section de l’immigration. Dans certains cas mais pas dans d’autres, il peut y avoir une marge d’appréciation. C’est pour cette raison qu’il a été sage de la part du législateur d’utiliser le terme “peut” » (Cha, précité, aux paragraphes 19 et 22).

[62]      Je signale également que, d’après l’arrêt Cha de la Cour d’appel fédérale, la mention « l’intéressé ne devrait disposer que d’un droit de défendre son point de vue relativement restreint » peut être distinguée davantage, car elle se rapportait à un étranger, et non à un résident permanent, et la décision visée par le contrôle ne portait que sur la prise d’une mesure de renvoi.

[63]      Même si la nature de la décision, fondée sur le paragraphe 44(1), d’établir un rapport d’interdiction de territoire et la décision, fondée sur le paragraphe 44(2), de le déférer sous le régime de la LIPR ont été examinés jusqu’ici en parallèle, il y a aussi la question de la nature respective de chaque décision.

[64]      S’agissant de la rédaction d’un rapport fondé sur l’article 44 en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, l’agent « peut établir un rapport circonstancié ». Aux termes du paragraphe 44(2) de la LIPR, le ministre doit estimer « le rapport bien fondé » pour le déférer à la Section de l’immigration pour enquête. Le ministre conserve de plus le pouvoir, dans certaines circonstances prescrites, de prendre directement une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. À cet égard, il détient, pourrait-on dire, un pouvoir discrétionnaire, en vertu du paragraphe 44(2), qui est d’une étendue supérieure à celle du pouvoir dont dispose l’agent en vertu du paragraphe 44(1), et dont la tâche consiste à établir les faits. Cependant, comme les deux décisions sont en litige dans la présente demande, cette distinction n’est pas déterminante en fin de compte.

[65]      Je conclus donc que ce facteur fait pencher davantage la balance en faveur d’une prise en compte plus nuancée de l’équité procédurale et, plus particulièrement, dans les cas où un résident permanent fait face à une allégation d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée.

[66]      Les décisions d’établir un rapport fondé sur l’article 44 et de la déférer à la Section de l’immigration ne sont pas dénuées d’importance. Les résultats d’une enquête sont restreints, car la Section de l’immigration « prend » la mesure de renvoi qui s’applique si elle conclut que le résident permanent est interdit de territoire (LIPR, article 45). Le seul pouvoir discrétionnaire semble être conféré par un agent et le ministre ainsi que par l’emploi du terme « peut » aux paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR. Comme il a été décrit dans la décision Hernandez, au paragraphe 47, encore que ce soit dans le contexte d’une allégation d’interdiction de territoire pour cause de grande criminalité :

[…] Comme nous l’avons déjà signalé, le demandeur est interdit de territoire par application du paragraphe 36(1) de la LIPR; aucune autre conclusion n’est possible. Lorsqu’il y a renvoi pour enquête devant la Section de l’immigration en vertu du paragraphe 44(2), je ne vois que la mesure de renvoi comme issue. Et les personnes dans la situation du demandeur n’ont plus droit d’appel devant la SAI. Par conséquent, le pouvoir d’empêcher le renvoi du demandeur reposait entre les mains de l’agent d’immigration et du représentant du ministre. Ce n’est que si l’un ou l’autre de ces fonctionnaires avait décidé de ne pas poursuivre le dossier que le demandeur aurait pu éviter la prise de la mesure de renvoi sous le régime du paragraphe 45d).

2)    Le régime législatif et l’importance de la décision pour les personnes visées

[67]      Je suis d’avis que le régime législatif et l’importance de la décision pour les personnes visées font également pencher la balance en faveur d’un degré d’équité procédurale qui, à tout le moins, tient compte de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire raisonnable pour déterminer la situation du demandeur en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR. Pour la raison qui suit, je conclus que les décisions en litige déterminent en fin de compte si le demandeur sera renvoyé ou non du Canada, particulièrement dans le contexte d’une allégation d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée, et que les conséquences de ces décisions revêtent une importance particulière pour les résidents permanents au Canada.

[68]      Comme l’a décrété la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker, au paragraphe 24 :

[…] Le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, et d’autres indications qui s’y rapportent dans la loi, aident à définir la nature de l’obligation d’équité dans le cadre d’une décision administrative précise. Par exemple, des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d’appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu’il n’est plus possible de présenter d’autres demandes […]

[69]      La jurisprudence antérieure de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale conclut de manière générale que les décisions d’établir un rapport fondé sur l’article 44 et, ensuite, de le déférer, de même que la mesure de renvoi que prend la Section de l’immigration, ne sont pas nécessairement déterminantes quant au renvoi d’un demandeur du Canada, compte tenu des autres formes de recours qu’offre la LIPR. Ces dernières comprennent une dispense pour motifs CH en vertu de l’article 25 de la LIPR, ainsi que le processus d’ERAR que prévoit l’article 112 de la LIPR (Hernandez, au paragraphe 59; Sharma, au paragraphe 25). Cela étant, le processus d’interdiction de territoire n’est pas « la fin de toute possibilité de demeurer au Canada » (Hernandez, au paragraphe 59).

[70]      Bien que je souscrive en principe au raisonnement suivi dans les affaires susmentionnées, un examen plus approfondi du régime législatif et de son application en l’espèce révèle que les décisions qui sont prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR offrent un recours restreint pour ce qui est de l’obtention d’une autre dispense, dans le cas d’un demandeur visé par une allégation d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée.

[71]      Au sein du processus d’interdiction de territoire lui-même, ainsi qu’il a été indiqué plus tôt, la décision prise en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) d’établir un rapport fondé sur l’article 44 et, ensuite, de le déférer, confère le seul pouvoir discrétionnaire d’éviter le renvoi d’un demandeur (Hernandez, au paragraphe 58; Sharma, au paragraphe 24).

[72]      Par ailleurs, pour ce qui est du régime de la LIPR dans un sens plus large, il est nécessaire de tenir compte contextuellement des circonstances particulières d’un demandeur pour déterminer quelles sont les autres possibilités de recours. Comme il a été décrit plus tôt, les paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR englobent tous les motifs d’interdiction de territoire — dont la sécurité, les atteintes au droit humain ou au droit international, la grande criminalité, la criminalité, les activités de criminalité organisée, l’état de santé, la situation financière, les fausses déclarations et les violations de la LIPR — et les conséquences, pour un demandeur, peuvent varier (Cha, aux paragraphes 21 et 22).

[73]      Les options dont dispose un résident permanent déclaré interdit de territoire pour cause de criminalité organisée en vertu de l’article 37 de la LIPR sont restreintes. Il n’y a pas d’autre droit d’appel auprès de la Section d’appel de l’immigration (LIPR, paragraphes 64(1) et (2)). De plus, une dispense pour motifs CH n’est pas disponible (LIPR, paragraphe 25(1) et alinéa 46(1)c)). À cet égard, la présente affaire se distingue des faits dont il était question dans l’arrêt Sharma et dans la décision Hernandez, où les tribunaux ont considéré qu’un appelant ou un demandeur, respectivement, était interdit de territoire pour cause de grande criminalité.

[74]      Le demandeur peut être en mesure de demander un permis de résident temporaire, un ERAR ou le report d’une mesure de renvoi, mais ce sont là des mesures temporaires ou provisoires. Un permis de résident temporaire est valable pour une [traduction] « période déterminée » et un ERAR a pour effet de [traduction] « surseoir au renvoi du Canada », en cas d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée (LIPR, paragraphe 112(3) et paragraphe 114(1)).

[75]      Dans sa plaidoirie, l’avocat du défendeur a insisté sur l’importance du processus d’ERAR. J’estime toutefois que cette voie est analogue au processus que suit la Section d’appel de l’immigration ou à une dispense pour motifs CH, dans le contexte de l’évaluation du degré d’équité procédurale dont il faut faire preuve envers un demandeur, en raison de sa nature provisoire. Là encore, je suis d’avis que ce motif particulier d’interdiction de territoire — la criminalité organisée — requiert une évaluation plus nuancée.

[76]      En outre, aux termes de l’article 48 de la LIPR, une mesure de renvoi doit être exécutée dès que possible. Un agent chargé de l’affaire aurait peu de pouvoir discrétionnaire pour reporter le renvoi (LIPR, paragraphe 48(2); Revell, au paragraphe 12).

[77]      Cela étant, la seule possibilité qu’a un étranger de contester directement la conclusion d’interdiction de territoire est d’obtenir une déclaration du ministre en vertu de l’article 42.1 de la LIPR :

Exception — demande au ministre

42.1 (1) Le ministre peut, sur demande d’un étranger, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger si celui-ci le convainc que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

Exception — à l’initiative du ministre

(2) Le ministre peut, de sa propre initiative, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de tout étranger s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

Considérations

(3) Pour décider s’il fait la déclaration, le ministre ne tient compte que de considérations relatives à la sécurité nationale et à la sécurité publique sans toutefois limiter son analyse au fait que l’étranger constitue ou non un danger pour le public ou la sécurité du Canada.

[78]      Si la dispense est accordée, l’étranger est en droit de présenter une demande CH en vertu de l’article 25 de la LIPR (Revell, au paragraphe 10) :

L’article 42.1 dispose que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile peut déclarer que la criminalité organisée visée au paragraphe 37(1) n’emporte pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national. Il peut faire cette déclaration de sa propre initiative ou sur demande. Aux termes du paragraphe 42.1(3), pour décider s’il fait ou non la déclaration, le ministre ne tient compte que de « considérations relatives à la sécurité nationale et à la sécurité publique » sans toutefois « limiter son analyse au fait que l’étranger constitue ou non un danger pour le public ou la sécurité du Canada ». Lorsque la mesure prévue au paragraphe 42.1 est accordée, l’étranger peut alors présenter une demande pour motifs d’ordre humanitaire en application de l’article 25.

[79]      Dans ce contexte, bien que l’on n’ait pas affaire en l’espèce à une situation dans laquelle le demandeur n’a aucun recours, les voies possibles sont plus restreintes que dans les circonstances examinées dans l’arrêt Sharma et la décision Hernandez. Je signale de plus l’argument du demandeur selon lequel les facteurs CH sont examinés de manière plus appropriée dans le contexte d’une demande CH présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR, et la dispense que le ministre peut accorder ne devrait pas servir d’autre façon d’examiner les motifs d’ordre humanitaire (Agraira, précité, au paragraphe 84). C’est donc dire que, dans la voie de recours auquel le demandeur a encore accès, les possibilités d’examiner ces facteurs, dont celui de l’intérêt supérieur des enfants, sont restreintes.

[80]      Les modifications apportées à la LIPR ont mis en œuvre des interdictions et des restrictions concernant des mécanismes qui, antérieurement, permettaient à des résidents permanents de conserver leur statut après l’établissement d’un rapport fondé sur l’article 44. Le régime législatif de la LIPR devrait être considéré de manière contextuelle dans la présente affaire, où un résident permanent fait face à des allégations d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée.

[81]      De plus, j’admets que les décisions prises en vertu des paragraphes 44(1) et 44(2) peuvent revêtir une importance particulière pour les résidents permanents, compte tenu des liens étroits qu’ils entretiennent avec le Canada, comparativement aux étrangers. Néanmoins, je reconnais que les agents et le ministre doivent garder à l’esprit l’intention du législateur de faire de la sécurité une priorité absolue, et il a généralement été conclu que l’étendue de leur pouvoir discrétionnaire s’applique avec une force égale aux étrangers et aux résidents permanents (LIPR, alinéas 3(1)h) et i)); Sharma, au paragraphe 23).

3)    Les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision

[82]      Comme il a été conclu au paragraphe 26 de l’arrêt Baker, « [s]i le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure ». Cela tient compte des promesses et des pratiques habituelles des décideurs (Baker, au paragraphe 26; Hernandez, au paragraphe 62).

[83]      En l’espèce, l’agent de l’ASFC a expressément indiqué au demandeur que, à cette étape, seules ses circonstances personnelles étaient pertinentes pour ce qui était de sa décision d’établir ou non le rapport fondé sur l’article 44 :

[traduction] […] Les observations ont pour but de permettre au délégué du ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il convient de demander une mesure de renvoi en se fondant sur les circonstances personnelles d’une personne et sur l’effet qu’aurait sur elle une mesure de renvoi.

[84]      Le demandeur s’attendait légitimement à ce que l’on suive ce processus, comme il est indiqué dans la lettre de réponse à l’agent de l’ASFC, datée du 21 octobre 2019, qui confirmait ce que le demandeur avait compris.

[85]      Je signale que dans l’arrêt Sharma et la décision Hernandez des conclusions différentes ont été tirées au sujet de la pertinence du manuel d’exécution de la loi ENF 5 d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [Guide opérationnel : Exécution de la Loi (ENF), chap. ENF 5 « Rédaction des rapports en vertu de L44(1) » (le manuel ENF 5) à propos des attentes légitimes de l’appelant ou du demandeur, respectivement. Je ne suis pas d’avis que le manuel ENF 5 soit déterminant dans le cadre de mon évaluation de ce facteur, car l’agent de l’ASFC a fourni des indications claires (Sharma, aux paragraphes 26 et 27; Hernandez, au paragraphe 64).

4)    Le choix de procédure du décideur administratif

[86]      La LIPR n’énonce aucune procédure particulière à suivre pour établir un rapport fondé sur l’article 44 et le déférer à la Section de l’immigration — la procédure est laissée au choix du décideur. Cependant, pour cette raison, le manuel ENF 5 applicable mérite d’être pris en considération (Sharma, au paragraphe 28; Hernandez, au paragraphe 69). Il exige que les personnes visées par un rapport comprennent à la fois ce qui leur est reproché et la nature et l’objet du rapport.

[87]      Par ailleurs, comme il a été indiqué plus tôt, dans la lettre d’équité procédurale datée du 9 septembre 2019, l’agent de l’ASFC a écrit que le demandeur pouvait présenter des observations écrites à l’égard de [traduction] « tout autre facteur pertinent ».

5)    L’application à la présente espèce

[88]      Pour soupeser les facteurs susmentionnés, je suis d’avis que, dans les circonstances dont il est question en l’espèce, l’obligation d’équité procédurale exige que l’on donne au demandeur la possibilité de faire part d’observations sur le fond des allégations d’interdiction de territoire et qu’on lui assure un degré de divulgation approprié de manière à ce qu’il comprenne ce qui lui est reproché. Dans la présente affaire, cela inclut une divulgation suffisante pour que le demandeur traite de ses doutes quant à la fiabilité des preuves que les autorités chinoises ont recueillies et qui constituent le fondement des allégations d’interdiction de territoire.

[89]      L’agent de l’ASFC a invité le demandeur à faire part de ses observations dans la lettre d’équité procédurale datée du 9 septembre 2019. Cette dernière dressait une liste de circonstances personnelles dont le demandeur pouvait traiter, et elle l’invitait en outre à traiter de [traduction] « tout autre facteur pertinent ».

[90]      L’agent de l’ASFC a ensuite été avisé que le demandeur avait l’intention de répondre aux allégations d’interdiction de territoire, en présumant qu’il était possible d’obtenir une divulgation pertinente. La demande de divulgation a été faite dans la lettre datée du 24 septembre 2019 que le demandeur a envoyée à l’agent de l’ASFC.

[91]      Cependant, la réponse que l’agent de l’ASFC a donnée le 26 septembre 2019 a exclu la possibilité qu’avait le demandeur de formuler des observations sur les allégations d’interdiction de territoire : [traduction] « [l]es observations ont pour but de permettre au délégué du ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il convient de demander une mesure de renvoi en se fondant sur les circonstances personnelles d’une personne » (non souligné dans l’original). Pour cette raison, l’agent de l’ASFC a conclu qu’il n’y avait pas lieu de divulguer quoi que ce soit d’autre au moment de la présentation de la demande de divulgation.

[92]      Il ressort de la jurisprudence de notre Cour qu’un demandeur a droit à la divulgation demandée dans le cadre du processus fondé sur l’article 44 de la Loi « lorsque les renseignements demandés sont importants et lui sont par ailleurs inconnus et non accessibles » (Durkin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 174 (Durkin), au paragraphe 18; voir aussi Jeffrey, précitée, aux paragraphes 24 et 27).

[93]      Dans la décision Durkin, au paragraphe 14, la Cour fédérale a indiqué que :

[…] l’équité procédurale s’applique à la procédure prévue à l’article 44 de la LIPR, de sorte qu’un degré approprié de divulgation est requis. Selon cette disposition, la portée du pouvoir discrétionnaire peut être plus étendue pour un résident permanent ayant des liens solides au Canada que pour les étrangers, et peut donner naissance à un degré élevé d’équité procédurale.

[94]      M. Durkin, qui détenait la citoyenneté britannique, était un résident permanent de longue date du Canada. Il faisait face à la perspective d’une audience devant la Section de l’immigration afin de déterminer s’il était interdit de territoire au Canada, conformément à l’alinéa 36(1)c) ou à l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. En 2013, M. Durkin avait été inculpé par un grand jury en Alabama, suite à une allégation de complot visant à commettre une fraude en matière de valeurs mobilières et de virements électroniques. La Cour fédérale a ainsi conclu (Durkin, au paragraphe 32) :

Le motif invoqué pour refuser de communiquer à M. Durkin les documents relatifs à l’application de la loi aux États-Unis était qu’il aurait droit à une divulgation ultérieure, dans le cadre de l’enquête. Là n’est pas la question. L’invitation faite à une personne visée par la procédure prévue à l’article 44 à présenter des observations a pour but d’éviter peut-être que son dossier soit transféré en vue d’une enquête. C’est aussi le seul élément dans la procédure pour lequel une personne peut solliciter la clémence du délégué, même si la personne est interdite de territoire par l’effet de l’application automatique de la loi. À une étape ultérieure d’une enquête, la seule question qui demeure ouverte est celle de savoir si les motifs de l’interdiction de territoire ont été établis. Par conséquent, dans une situation où la divulgation est effectivement nécessaire pour appuyer une demande de clémence formulée à l’endroit du délégué, l’obligation d’équité peut exiger la communication.

[95]      Contrairement aux circonstances dont il était question dans la décision Durkin, je conclus que, en l’espèce, le demandeur ne disposait pas des informations nécessaires pour répondre à la preuve d’interdiction de territoire que détenait l’ASFC. Ces informations émanaient des autorités chinoises et elles étaient étayées par d’autres sources inconnues. Le demandeur n’avait pas accès à ces informations par voie publique ou par d’autres moyens.

[96]      Le demandeur a fait part de ses doutes quant à l’équité procédurale des enquêtes menées par les autorités chinoises. Dans de telles circonstances, on ne peut pas dire qu’il était en mesure de répondre aux allégations d’interdiction de territoire de l’ASFC. Il était en droit de recevoir les informations importantes sur lesquelles l’ASFC s’était fondée, des informations qu’il ignorait ou dont il ne disposait pas par ailleurs.

[97]      L’avocat du défendeur attire l’attention de notre Cour sur les Faits saillants, disant que le demandeur était bien au fait du fondement factuel détaillé qui sous-tendait les allégations d’interdiction de territoire. Je ne suis pas d’accord pour dire que le fondement factuel fourni constitue une divulgation suffisante dans la présente affaire, où l’équité des enquêtes menées par les autorités chinoises a été mise en doute. Ces enquêtes ont été exposées en détail dans les observations du demandeur datées du 21 octobre 2019, [***].

[98]      Comme il a été analysé plus tôt, je signale que le processus prévu à l’article 44 de la LIPR a été décrit par notre Cour et la Cour d’appel fédérale comme s’apparentant à un processus d’évaluation préliminaire (Lin, au paragraphe 4). Dans l’arrêt Cha, au paragraphe 35, la Cour d’appel fédérale a de plus décrit que les agents et le ministre ne font que « rechercher les faits, rien de plus, rien de moins ».

[99]      Dans l’arrêt Cha, un étranger détenant un permis de séjour pour étudiant avait été reconnu coupable à Ottawa de conduite d’un véhicule avec facultés affaiblies, en contravention de l’alinéa 253b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Bien que l’arrêt Cha décrive le rôle que joue un agent dans le cadre de l’évaluation de faits facilement et objectivement vérifiables au sujet de l’admissibilité au pays, la présente affaire est différente en ce sens qu’elle ne concerne pas une déclaration de culpabilité au Canada, mais des allégations émanant des autorités chinoises. Les faits qui sous-tendent une allégation d’interdiction de territoire dans un tel cas ne sont pas « facilement et objectivement vérifiables » de la même façon. Dans un tel cas, le rôle que confère à un agent le paragraphe 44(1) de la LIPR n’est pas nécessairement aussi simple. Je ne suis pas d’avis que la fiabilité des faits en question soit dénuée d’importance pour ce qui est de l’exercice du pouvoir discrétionnaire que confère à l’agent de l’ASFC le paragraphe 44(1) de la LIPR, soit celui d’« établir un rapport circonstancié ».

[100]   Ces circonstances confirment le droit du demandeur à une divulgation des informations pertinentes et celui de formuler des observations sur les allégations d’interdiction de territoire elles-mêmes, y compris sur la fiabilité des éléments de preuve.

[101]   Le demandeur affirme de plus que l’agent de l’ASFC n’a pas tenu l’entretien de manière équitable, car il a omis de fournir un avis approprié sur l’objet de cet entretien. L’agent de l’ASFC n’est pas tenu de procéder à un entretien, et le demandeur a été avisé des motifs supplémentaires de l’interdiction de territoire alléguée tant au cours de l’entretien que dans le cadre d’une lettre d’équité procédurale ultérieure. Le demandeur a été invité à présenter des observations en réponse (Mannings c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 823 (Mannings), au paragraphe 102). Le demandeur n’a pas confirmé que l’agent avait manqué à une obligation d’équité procédurale à cet égard.

D.   Le cadre de l’interdiction de territoire prévue à l’article 44 : le degré de pouvoir discrétionnaire et l’équité procédurale dont il faut faire preuve

[102]   Le demandeur indique de plus qu’il reste une question non réglée : l’étendue proprement dite du pouvoir discrétionnaire que détenaient les agents et le ministre dans le cadre de leurs décisions d’établir un rapport fondé sur l’article 44 et de le déférer, respectivement, de même que le degré d’équité procédurale dont il faut faire preuve dans ce contexte. Il est d’avis qu’il faudrait conclure qu’il existe un degré de pouvoir discrétionnaire et d’équité procédurale plus vaste en raison d’un certain nombre de facteurs qui n’ont pas été pris en compte dans des décisions antérieures de notre Cour. En concluant à l’existence d’un pouvoir discrétionnaire d’un degré plus restreint, ces décisions n’ont censément pas procédé à une analyse législative complète quant à la bonne manière d’interpréter les dispositions applicables.

[103]   Utilisant la décision Hernandez comme point de départ, le demandeur soulève les mêmes questions qu’au paragraphe 57 de son mémoire des faits et du droit supplémentaire, dont les grandes lignes ont été exposées plus tôt.

[104]   Le demandeur allègue en outre que la présente demande soulève la question de la manière dont l’article 44 de la LIPR devrait entrer en jeu quand la personne visée est un demandeur d’asile, surtout si les faits qui sous-tendent l’allégation d’interdiction de territoire ont un lien avec la demande d’asile. Il soutient qu’il faudrait tenir compte des aspects suivants :

A.    Un agent devrait examiner si les éléments de preuve invoqués sont véritablement fiables ou s’il y a un risque qu’ils fassent partie d’efforts de persécution menés par l’État étranger;

B.    Un agent doit aussi prendre en considération les obligations qu’impose au Canada la Convention sur les réfugiés [Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] et s’il est possible de mieux déterminer les circonstances au moyen du cadre d’exclusion des demandes d’asile;

C.   Subsidiairement, un agent doit porter son attention sur les exceptions au principe du non-refoulement, prévues au paragraphe 115(2) de la LIPR.

[105]   Le demandeur allègue que, en l’espèce, l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre se sont concentrés sur un motif d’interdiction de territoire qui le priverait d’un accès à la Section de la protection des réfugiés, et ce, sans tenir raisonnablement compte du contexte, lié au statut de réfugié, de la question de savoir si cette voie était bel et bien appropriée. Le texte de l’article 115 de la LIPR est le suivant :

Principe

115 (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

Exclusion

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

[106]   De plus, une conclusion d’interdiction de territoire en vertu de l’article 37 empêchera de conférer l’asile à une personne, conformément à l’alinéa 112(3)a) de la LIPR :

112 […]

Restriction

(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :

a) il est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée.

1)    Le degré d’équité procédurale

[107]   Il a déjà été question plus tôt de l’obligation d’équité procédurale. Dans la mesure où le demandeur demande à notre Cour d’entreprendre un exercice théorique et de décréter de façon générale que les agents et le ministre sont tenus à un degré d’équité procédurale plus élevé, je conclus qu’il n’y a pas lieu de le faire.

[108]   Compte tenu de ma décision, à savoir que des degrés divers d’équité procédurale peuvent s’appliquer dans le contexte particulier d’un processus d’interdiction de territoire visé à l’article 44, suivant en grande partie le motif d’interdiction de territoire invoqué, il serait inopportun de déclarer maintenant qu’un degré particulier d’équité procédurale s’applique en toutes circonstances.

2)    L’étendue du pouvoir discrétionnaire

[109]   Pour des raisons semblables, je conclus aussi que les circonstances de l’espèce ne permettent pas de formuler une déclaration générale au sujet de l’étendue du pouvoir discrétionnaire que confèrent à un agent ou au ministre les paragraphes 44(1) et 44(2) de la LIPR.

[110]   La divergence quant à l’étendue du pouvoir discrétionnaire que confère l’article 44 de la LIPR à l’agent ou au ministre a été décrite de la manière suivante par la Cour d’appel fédérale (Sharma, au paragraphe 44) :

La portée du pouvoir discrétionnaire qu’il est possible d’exercer aux termes de l’article 44 est une question qui divise la Cour fédérale, et c’est la conclusion à laquelle est arrivé le juge de première instance. Dans une série d’affaires, illustrées par des décisions telles que Correia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 782; Leong c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1126; Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 806, [2009] 1 R.C.F. 675, conf. par 2009 CAF 73, une interprétation restrictive de l’article 44 a été adoptée et il a été conclu que les agents n’avaient pas le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération des facteurs qui allaient au-delà de l’allégation d’interdiction de territoire d’une personne. À l’inverse, dans une autre série de décisions, une approche plus large a été adoptée et il a été conclu que les agents avaient un pouvoir discrétionnaire suffisamment vaste pour prendre en considération la situation personnelle d’une personne, en plus des faits qui sous-tendaient l’allégation d’interdiction de territoire (voir, par exemple, les décisions Hernandez, 2005, Spencer ; et Faci c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693).

[111]   Des décisions jurisprudentielles récentes de notre Cour tendent à étayer l’existence d’un pouvoir discrétionnaire plus restreint lorsqu’il est question de prendre en considération des facteurs CH (Mannings, précité, aux paragraphes 76 à 79; McLeish c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 705, aux paragraphes 8 et 56).

[112]   Dans la décision McAlpin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422, [2018] 4 R.C.F. 225 (McAlpin), la Cour fédérale a énoncé le cadre suivant, en s’inspirant de celui qui a été exposé dans la décision Melendez c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363, [2017] 3 R.C.F. 354, au paragraphe 34 (McAlpin, précitée, au paragraphe 70) :

1.     Dans les affaires mettant en cause des allégations de criminalité et de grande criminalité de la part de résidents permanents, il existe des jurisprudences contradictoires à savoir si les agents d’immigration et les délégués du ministre ont un pouvoir discrétionnaire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR, respectivement, qui va au-delà de simplement déterminer et relater les faits essentiels qui sous-entendent une opinion selon laquelle un résident permanent au Canada est interdit de territoire, ou selon laquelle un rapport de l’agent est bien fondé.

2.     En tout état de cause, le pouvoir discrétionnaire pour tenir compte des motifs d’ordre humanitaire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) dans de tels cas est très limité, en admettant qu’il existe.

3.     Bien qu’un agent ou un délégué du ministre puisse disposer d’un pouvoir discrétionnaire limité pour tenir compte des motifs d’ordre humanitaire dans de tels cas, il ne lui incombe nullement de le faire.

4.     Toutefois, dans les cas où les motifs d’ordre humanitaire sont pris en compte par un agent ou un délégué du ministre pour expliquer le raisonnement d’une décision qui est prise en vertu des paragraphes 44(1) ou (2), l’évaluation de ces facteurs devrait être raisonnable, compte tenu des circonstances de l’affaire. Dans les cas où ces facteurs sont rejetés, une explication doit être fournie, ne serait-ce que de nature très brève.

5.     Dans ce contexte particulier, une évaluation raisonnable est celle qui tient au moins compte des motifs d’ordre humanitaire les plus importants qui ont été relevés par la personne présumée être interdite de territoire, même en énonçant seulement ces facteurs, pour démontrer qu’ils ont été pris en compte. L’omission de mentionner tout motif d’ordre humanitaire qui a été relevé, quand il faudrait prendre en compte tous les motifs d’ordre humanitaire qui ont été soulevés, peut très bien être déraisonnable. [Souligné dans l’original.]

[113]   Par contraste avec plusieurs des sources que les parties ont citées, le point qui préoccupe le demandeur n’est pas le pouvoir discrétionnaire dont jouit l’agent de l’ASFC ou le délégué du ministre pour prendre en considération ses circonstances personnelles, mais plutôt le fait que l’agent de l’ASFC l’a empêché de répondre de manière complète et équitable aux allégations d’interdiction de territoire, plus particulièrement dans des circonstances où l’on s’est fondé sur la gravité de ces allégations pour étayer les décisions d’établir les rapports fondés sur l’article 44 et, ensuite, de les déférer.

[114]   La question que pose le demandeur à cet égard ne repose donc pas sur les faits de l’espèce. Comme c’était le cas dans l’arrêt Sharma, il est préférable, pour rendre une décision, d’attendre une affaire dans laquelle le demandeur prétend avoir droit à une analyse CH complète (Sharma, au paragraphe 48) :

Dans ces circonstances, je conviens avec le juge de première instance que l’appelant n’a aucune raison de se plaindre de la portée du mandat que l’agente a adopté, car il a bénéficié de l’approche la plus favorable. Les observations de l’appelant à cet égard sont donc théoriques, et le fait de déterminer l’étendue précise du pouvoir discrétionnaire d’un agent n’aurait aucune incidence sur l’issue de l’affaire. Il est donc préférable de laisser à un autre jour l’examen de cette question et, en particulier, celle de savoir si une personne en cause a droit à une analyse des considérations d’ordre humanitaire en bonne et due forme au stade du rapport d’interdiction de territoire.

3)    Le lien avec une demande d’asile

[115]   Les faits ne permettent pas de conclure que l’agent de l’ASFC et le délégué du ministre ont invoqué le motif d’interdiction de territoire pour criminalité organisée dans le but d’empêcher le demandeur d’avoir accès à la Section de la protection des réfugiés, pas plus que le dossier ne confirme que les choix de principe du législateur — le régime de la LIPR qui vise les personnes faisant l’objet d’allégations de criminalité organisée — obligent nécessairement un agent ou le ministre à effectuer le genre d’analyse que le demandeur propose.

[116]   Le demandeur a fait part à l’agent de l’ASFC d’observations sur ses circonstances personnelles, dont sa crainte de retourner en Chine, en se fondant sur les conditions auxquelles il ferait face dans ce pays [***]. L’agent de l’ASFC et le délégué du ministre n’ont pas jugé que ces circonstances étaient suffisantes pour surmonter la gravité des allégations d’interdiction de territoire.

[117]   Il y a une certaine gravité dans la manière dont le législateur a décidé de traiter les personnes visées par des allégations de criminalité organisée. C’est ce qu’illustrent les changements législatifs apportés à la LIPR, comme l’a souligné le demandeur. Par exemple, depuis 2013, une conclusion d’interdiction de territoire en vertu de l’article 37 de la LIPR empêche de déposer une demande de dispense CH (Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16).

[118]   Bien que des voies de recours restreintes puissent rehausser le degré d’équité procédurale dont il faut faire preuve envers un demandeur, ces formes de recours servent encore de mesures de rechange dans le cas d’un demandeur faisant l’objet d’une mesure de renvoi et ayant besoin de protection, comme l’autorise le processus d’ERAR visé à l’article 112 de la LIPR, qui a pour effet de surseoir à la prise d’une mesure de renvoi.

[119]   Dans le même ordre d’idées, le demandeur a fait état de façon générale de plusieurs questions liées aux valeurs reconnues par la Charte, sans démontrer à notre Cour comment elles s’appliquent à sa situation particulière. Dans l’arrêt B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la constitutionnalité de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et est arrivée à la conclusion suivante [au paragraphe 75] :

Quoi qu’il en soit, l’argument n’est d’aucune utilité puisque l’art. 7 de la Charte n’entre pas en jeu lorsque vient le temps de déterminer si un migrant est interdit de territoire au Canada selon le par. 37(1). La Cour a récemment conclu dans Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431, que le constat d’exclusion de l’asile tiré en vertu de la LIPR ne déclenchait pas l’application de l’art. 7, car « même s’il est exclu du régime de protection des réfugiés, l’appelant peut demander au ministre de surseoir à une mesure de renvoi pour le lieu en cause si le renvoi à ce lieu l’expose à la mort, à la torture ou à des traitements ou peines cruels ou inusités » (par. 67). C’est à cette étape subséquente, l’examen des risques avant renvoi, du processus d’asile établi par la LIPR que l’art. 7 entre habituellement en jeu. Le raisonnement découlant de Febles, qui visait les décisions portant « exclusion » du statut de réfugié, vaut également pour les constats d’« inadmissibilité » au statut de réfugié tirés en vertu de la LIPR.

E.    Les questions à certifier proposées

[120]   Le demandeur a proposé que l’on certifie les questions suivantes :

A.    Le délégué du ministre, sous le régime de la LIPR, peut-il ou (doit-il) examiner des questions de fait et de droit complexes, dont l’intérêt supérieur d’un enfant ou des questions CH, en lien avec l’éventuel renvoi d’un résident permanent, en vertu de l’article 37 de la LIPR, à une enquête devant la Section de l’immigration, enquête en rapport avec laquelle la LIPR interdit de prendre en considération des motifs CH et peut faire obstacle à des facteurs liés à l’intérêt supérieur des enfants? — Texte inspiré de la question certifiée dans la décision Obazughanmwen c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 683;

B.    Dans quelle mesure le délégué du ministre agissant conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR est-il tenu de prendre en considération les circonstances personnelles atténuantes, dont les valeurs consacrées par la Charte, avant de déférer le cas d’un résident permanent à la Section de l’immigration pour grande criminalité [et criminalité organisée]? — Texte inspiré de la question certifiée dans la décision Surgeon c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1314;

C.   Dans quelle mesure un délégué du ministre agissant en application du paragraphe 44(2) de la LIPR est-il tenu de prendre en considération les obligations du Canada aux termes de la Convention sur les réfugiés, y compris la fiabilité de la preuve sur laquelle il s’appuie, que les allégations soient liées aux efforts de persécution consentis par l’État, ou que les allégations puissent ultimement donner ouverture au recours à une exception au principe de non-refoulement au moment de déterminer s’il faut déférer le dossier d’un demandeur d’asile à la Section de l’immigration pour criminalité organisée?

[121]   Le seuil requis pour certifier une question est celui de savoir s’il existe une question grave de portée générale qui permettrait de trancher l’appel (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89 [au paragraphe 12]) :

Le corollaire de la proposition selon laquelle une question doit permettre de régler l’appel est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure. Autrement, la certification de la question constitue en fait un renvoi à la Cour fédérale. Si une question se pose eu égard aux faits d’une affaire dont un juge qui a entendu la demande est saisi, il incombe au juge de l’examiner. Si la question ne se pose pas, ou si le juge décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question, il ne s’agit pas d’une question qu’il convient de certifier.

[122]   Les deux premières questions proposées pour certification ne permettraient pas de trancher l’appel. Elles ont trait à l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont dispose un agent ou le ministre à l’égard des facteurs CH. Le demandeur a eu la possibilité de présenter des observations sur ses circonstances personnelles à l’agent de l’ASFC, et il n’est pas contesté que ce dernier et le délégué du ministre ont pris ces facteurs en considération. Les arguments qu’invoque le demandeur sont plutôt axés sur le fait qu’il lui a été impossible de présenter des observations au sujet des allégations d’interdiction de territoire.

[123]   La troisième question satisfait toutefois au critère de certification.

VII.  Conclusion

[124]   Pour les motifs qui précèdent, la présente demande est accueillie. La décision de l’agent de l’ASFC d’établir le rapport fondé sur l’article 44 et celle du délégué du ministre de déférer ce rapport sont toutes deux infirmées. L’affaire est renvoyée à un autre agent de l’ASFC en vue d’une nouvelle décision.

JUGEMENT dans les dossiers IMM-5379-20 et IMM-5380-20

LA COUR ORDONNE :

1.    La demande est accueillie et les décisions d’établir et de déférer les rapports fondés sur l’article 44 sont toutes deux infirmées;

2.    L’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen;

3.    La question suivante est certifiée :

Dans quelle mesure un délégué du ministre agissant en application du paragraphe 44(2) de la LIPR est-il tenu de prendre en considération les obligations du Canada aux termes de la Convention sur les réfugiés, y compris la fiabilité de la preuve sur laquelle il s’appuie, que les allégations soient liées aux efforts de persécution consentis par l’État, ou que les allégations puissent ultimement donner ouverture au recours à une exception au principe de non-refoulement au moment de déterminer s’il faut déférer le dossier d’un demandeur d’asile à la Section de l’immigration pour criminalité organisée?

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