Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A-18-20

2021 CAF 171

Andriy Volodymyrovych Portnov (appelant)

c.

Le procureur général du Canada (intimé)

Répertorié : Portnov c. Canada (Procureur général)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Stratas et Rivoalen, J.C.A.—Par vidéoconférence, 11 mai ; Ottawa, 23 août 2021.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Règlements et décrets — Appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire du Décret prolongeant la période de validité du Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Décret de prolongation) et du Règlement modifiant le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Règlement de 2019) que le gouverneur en conseil a pris — L’appelant demandait une ordonnance les annulant tous les deux — Selon l’art. 4 de la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Loi), lorsqu’un État étranger présente une demande d’assistance et que le gouverneur en conseil conclut que les conditions préalables prévues par la Loi sont remplies, le gouverneur en conseil peut prendre un décret ou un règlement limitant ou interdisant les opérations visant certains biens détenus par des personnes désignées — C’est ce que le gouverneur en conseil a fait lorsque, en réponse à une demande de l’Ukraine, il a adopté le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Règlement de 2014) — Le Règlement de 2014 désignait dix‑huit personnes et leur interdisait de mener des opérations à l’égard de certains biens, ou restreignait ces opérations, pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans; l’appelant était l’une de ces dix‑huit personnes — L’appelant a ensuite contesté la légalité du Règlement de 2014 auprès de la Cour fédérale, mais il a été débouté au motif que les conditions légales préalables à l’adoption du Règlement de 2014 et à son application à l’appelant étaient remplies au moment de la prise de ce Règlement — Aux termes de l’art. 6 de la Loi, le gouverneur en conseil peut ordonner la prolongation de la période de validité d’un règlement pris antérieurement en vertu de l’art. 4 — En l’espèce, c’est justement ce qu’a fait le gouverneur en conseil, la veille de la date à laquelle le Règlement de 2014 arrivait à échéance (le Décret de prolongation) — En même temps, il a modifié le Règlement de 2014 pour en retirer le nom de deux des dix‑huit personnes — L’appelant était l’une des seize personnes toujours visées par les restrictions et interdictions imposées par le Règlement de 2014 — Il s’agissait de savoir si la décision de la Cour fédérale était raisonnable — Les règlements, comme les décisions administratives et les décrets, sont le produit d’une prise de décision administrative — Ceci indique que le cadre qu’il convient d’utiliser pour contrôler des règlements doit être celui qui est utilisé pour contrôler le fond du processus décisionnel administratif — Aujourd’hui, le cadre utilisé pour faire le contrôle du fond d’un processus décisionnel administratif est celui défini dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov — Il se veut vaste et exhaustif — L’arrêt Vavilov enseigne que le contrôle judiciaire de toutes les décisions administratives se fait selon la norme de la décision raisonnable, à moins que l’une des trois exceptions donnant lieu à l’application de la norme de la décision correcte ne joue — Cela vaut également pour les règlements considérés comme étant une catégorie de processus décisionnel administratif — Par conséquent, dans le cadre du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, il fallait appliquer l’arrêt Vavilov et non l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée) — La Cour fédérale a conclu à juste titre que la décision du gouverneur en conseil de prendre le décret prolongeant le Règlement était raisonnable — Le gouverneur en conseil a interprété l’art. 6 de la Loi comme autorisant la prolongation d’un règlement si les circonstances montraient que cette prolongation était nécessaire et qu’elle était conforme à l’objet de la Loi — Le gouverneur en conseil n’a pas interprété l’art. 6 comme exigeant qu’il soit satisfait aux conditions préalables énoncées à l’art. 4 — En optant pour cette interprétation, le gouverneur en conseil était conscient des éléments essentiels du texte, du contexte et de l’objet — Le libellé de l’art. 6, qui confère au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de prolonger la validité d’un règlement pour toute période précisée, ainsi que le pouvoir de le prolonger plus d’une fois, étayait également l’interprétation du gouverneur en conseil — L’appelant n’a relevé aucun « aspect omis » dans l’interprétation du gouverneur en conseil, et il n’a pas démontré que le gouverneur en conseil a fait abstraction des éléments essentiels du texte, du contexte et de l’objet — La Cour fédérale a conclu à juste titre que l’application du Décret de prolongation et du Règlement de 2019 à l’appelant n’était pas déraisonnable eu égard aux faits en l’espèce — Dans les circonstances en l’espèce, les explications explicitement données pour justifier la décision de prolonger le Règlement de 2014, lorsqu’elles ont été examinées au regard des textes législatifs et du dossier, étaient adéquates et n’étaient entachées d’aucune faille décisive ou dominante — Elles étaient suffisamment intelligibles, justifiées et transparentes — Il a donc été satisfait aux critères établis dans l’arrêt Vavilov — Dans l’ensemble, la Cour fédérale a eu raison de conclure que la décision de prolonger le Règlement de 2014, par l’adoption du Décret de prolongation et du Règlement de 2019, était raisonnable et, par conséquent, valide — Appel rejeté.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle — La Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire du Décret prolongeant la période de validité du Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Décret de prolongation) et du Règlement modifiant le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Règlement de 2019) que le gouverneur en conseil a pris — L’appelant demandait une ordonnance les annulant tous les deux — Selon l’art. 4 de la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Loi), lorsqu’un État étranger présente une demande d’assistance et que le gouverneur en conseil conclut que les conditions préalables prévues par la Loi sont remplies, le gouverneur en conseil peut prendre un décret ou un règlement limitant ou interdisant les opérations visant certains biens détenus par des personnes désignées — C’est ce que le gouverneur en conseil a fait lorsque, en réponse à une demande de l’Ukraine, il a adopté le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Règlement de 2014) — La contestation par l’appelant de la légalité du Règlement de 2014 auprès de la Cour fédérale a été rejetée au motif que les conditions légales préalables à l’adoption du Règlement de 2014 et à son application à l’appelant étaient remplies au moment de la prise de ce Règlement — Il s’agissait de savoir si la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte — Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a retenu la norme de la décision raisonnable comme étant la norme de contrôle et elle a eu raison de le faire — Aucune des exceptions à l’application de la norme de la décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov ne s’appliquait en l’espèce — L’appelant a soutenu que l’une de ces exceptions s’appliquait, puisque l’affaire soulevait une question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et qu’il fallait donc contrôler la décision du gouverneur en conseil au regard de la norme de la décision correcte — Pour déterminer si cette exception restreinte s’appliquait, il fallait évaluer la véritable nature et la nature essentielle de l’affaire de l’appelant — La question de savoir s’il fallait qu’il soit satisfait aux critères énoncés à l’art. 4 de la Loi pour qu’il puisse y avoir prolongation au titre de l’art. 6 était une question d’interprétation des lois qui devait être examinée selon la norme de la décision raisonnable — Cette question ne transcendait pas la Loi ni ne faisait intervenir de principe constitutionnel ou quasi constitutionnel en l’espèce — Elle ne pouvait donc pas être qualifiée de question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

Il s’agissait d’un appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire du Décret prolongeant la période de validité du Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Décret de prolongation) et du Règlement modifiant le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Règlement de 2019) que le gouverneur en conseil a pris. L’appelant demandait une ordonnance les annulant tous les deux. Selon l’article 4 de la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Loi), lorsqu’un État étranger présente une demande d’assistance et que le gouverneur en conseil conclut que les conditions préalables prévues par la Loi sont remplies, le gouverneur en conseil peut prendre un décret ou un règlement limitant ou interdisant les opérations visant certains biens détenus par des personnes désignées. C’est ce que le gouverneur en conseil a fait lorsque, en réponse à une demande de l’Ukraine, il a adopté le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) (le Règlement de 2014). Le Règlement de 2014 désignait dix‑huit personnes et leur interdisait de mener des opérations à l’égard de certains biens, ou restreignait ces opérations, pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans. L’appelant était l’une de ces dix‑huit personnes. L’appelant a ensuite contesté la légalité du Règlement de 2014 auprès de la Cour fédérale, mais il a été débouté au motif que les conditions légales préalables à l’adoption du Règlement de 2014 et à son application à l’appelant étaient remplies au moment de la prise de ce Règlement. Aux termes de l’article 6 de la Loi, le gouverneur en conseil peut ordonner la prolongation de la période de validité d’un règlement pris antérieurement en vertu de l’article 4. En l’espèce, c’est justement ce qu’a fait le gouverneur en conseil, la veille de la date à laquelle le Règlement de 2014 arrivait à échéance (le Décret de prolongation). En même temps, il a modifié le Règlement de 2014 pour en retirer le nom de deux des dix‑huit personnes. L’appelant était l’une des seize personnes toujours visées par les restrictions et interdictions imposées par le Règlement de 2014.

Il s’agissait principalement de savoir si la décision de la Cour fédérale était raisonnable.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a retenu la norme de la décision raisonnable comme étant la norme de contrôle et elle a eu raison de le faire. Aucune des exceptions à l’application de la norme de la décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov ne s’appliquait en l’espèce. L’appelant a soutenu que l’une de ces exceptions s’appliquait, puisque l’affaire soulevait une question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Il a donc affirmé qu’il fallait contrôler la décision du gouverneur en conseil au regard de la norme de la décision correcte. Les questions d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble doivent être des « questions de droit générales » d’une « importance fondamentale » et de « grande portée », qui ont des « répercussions juridiques significatives » sur le « système juridique », le « système de justice », « l’administration de la justice dans son ensemble » ou « d’autres institutions gouvernementales ». Il doit s’agir de questions auxquelles il faut répondre de manière « uniforme », « cohérente », « définitive » et « décisive », sans quoi il y aura atteinte au principe constitutionnel de la primauté du droit. Pour déterminer si cette exception restreinte s’appliquait en l’espèce, il fallait évaluer la « véritable nature » et la « nature essentielle » de l’affaire de l’appelant. L’appelant, qui souhaitait que le Règlement de 2019 cesse d’avoir effet, a fait valoir que le Décret de prolongation ne pouvait être pris et que le Règlement de 2014 ne pouvait être prolongé que si toutes les conditions préalables à sa prise étaient remplies. En d’autres termes, il faudrait qu’il soit de nouveau satisfait à tous les critères énoncés à l’article 4 de la Loi pour qu’il puisse y avoir prolongation au titre de l’article 6. Il s’agissait d’une question d’interprétation des lois qui devait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Cette question ne transcendait pas la Loi ni ne faisait intervenir de principe constitutionnel ou quasi constitutionnel. Elle ne pouvait donc pas être qualifiée de question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

Le procureur général a fait valoir que la règle à laquelle l’appelant devait satisfaire pour que le Règlement de 2019 cesse d’avoir effet est énoncée dans l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée). Cette règle comporte trois volets : 1) le fardeau de la preuve incombe à la partie qui conteste la validité du règlement; 2) dans la mesure du possible, le règlement doit être interprété de manière qu’il respecte les dispositions de sa loi habilitante; 3) la partie doit réfuter la présomption de validité du règlement. Les deux premiers volets de la règle énoncée dans l’arrêt Katz sont des principes jurisprudentiels bien acceptés. Le troisième volet — la présomption et les moyens très limités de la réfuter — porte davantage à controverse. La jurisprudence ultérieure de la Cour suprême, plus précisément l’arrêt Vavilov, l’a supplanté. Essentiellement, les règlements, comme les décisions administratives et les décrets, ne sont rien de plus que des instruments juridiques ayant force exécutoire que des fonctionnaires décident de prendre; en d’autres termes, ils sont le produit d’une prise de décision administrative. Ceci indique que le cadre qu’il convient d’utiliser pour contrôler des règlements doit être celui qui est utilisé pour contrôler le fond du processus décisionnel administratif. Aujourd’hui, le cadre utilisé pour faire le contrôle du fond d’un processus décisionnel administratif est celui défini dans l’arrêt Vavilov. Il se veut vaste et exhaustif; une « révision globale du cadre d’analyse qui sert à déterminer la norme de contrôle applicable ». L’arrêt Vavilov enseigne que le contrôle judiciaire de toutes les décisions administratives se fait selon la norme de la décision raisonnable, à moins que l’une des trois exceptions donnant lieu à l’application de la norme de la décision correcte ne joue. Cela vaut également pour les règlements considérés comme étant une catégorie de processus décisionnel administratif. Par conséquent, dans le cadre du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, il fallait appliquer l’arrêt Vavilov et non l’arrêt Katz.

La Cour fédérale a conclu à juste titre que la décision du gouverneur en conseil de prendre le décret prolongeant le Règlement était raisonnable. L’appelant a affirmé que le gouverneur en conseil, en n’exigeant pas que les conditions préalables énoncées à l’article 4 de la Loi soient remplies avant de prolonger le Règlement de 2014, a fait une interprétation déraisonnable de l’article 6 de la Loi. Le gouverneur en conseil a interprété l’article 6 de la Loi comme autorisant la prolongation d’un règlement si les circonstances montraient que cette prolongation était nécessaire et qu’elle était conforme à l’objet de la Loi. Le gouverneur en conseil n’a pas interprété l’article 6 comme exigeant qu’il soit satisfait aux conditions préalables énoncées à l’article 4. En optant pour cette interprétation, le gouverneur en conseil était conscient des éléments essentiels du texte, du contexte et de l’objet. Le gouverneur en conseil a mentionné plus particulièrement l’information reçue par le gouvernement du Canada qui appuyait la prolongation du Règlement, la nécessité d’accorder plus de temps à l’Ukraine pour terminer ses enquêtes criminelles et présenter au Canada des demandes d’entraide juridique pouvant donner lieu à des poursuites et la nécessité de garantir que les biens détournés détenus par des fonctionnaires de l’ancien gouvernement soient bloqués afin que des étrangers aient à rendre compte de leurs actes, comme le prévoyait le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation. Il en est ressorti implicitement la conclusion que l’article 6 vise à promouvoir ces objectifs. Exiger que toutes les conditions préalables énoncées à l’article 4 de la Loi soient remplies avant la prolongation du règlement ferait obstacle à ces objectifs.

Le libellé de l’article 6 étayait également l’interprétation du gouverneur en conseil. L’article 6 confère au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de prolonger la validité d’un règlement pour toute période précisée, ainsi que le pouvoir de le prolonger plus d’une fois. Si l’intention du législateur était que l’État étranger présente une nouvelle demande pour chaque prolongation, il aurait expressément énoncé cette exigence, comme il l’a fait dans d’autres régimes législatifs assortis de dispositions de temporarisation comparables. Dans l’ensemble, l’appelant n’a relevé aucun « aspect omis » dans l’interprétation du gouverneur en conseil, et il n’a pas démontré que le gouverneur en conseil a fait abstraction des éléments essentiels du texte, du contexte et de l’objet. La Cour fédérale a conclu à juste titre que l’application du Décret de prolongation et du Règlement de 2019 à l’appelant n’était pas déraisonnable eu égard aux faits en l’espèce. L’examen du caractère raisonnable repose sur le contexte. Plusieurs facteurs contextuels étaient pertinents en l’espèce et montraient que la décision du gouverneur en conseil de prolonger le Règlement de 2014 en vertu de l’article 6 de la Loi était relativement sans contraintes au sens de l’arrêt Vavilov. Premièrement, l’article 6 exige que le gouverneur en conseil détermine si la prolongation est nécessaire et si elle est conforme à l’objet de la Loi. Il s’agit d’une décision largement fondée sur les faits, qui repose sur l’accès qu’a le gouverneur en conseil à des communications de nature délicate entre États, sur son expertise dans le domaine des relations internationales, ainsi que sur le rôle qu’il joue, se trouvant au sommet du pouvoir exécutif canadien, dans l’élaboration des politiques gouvernementales dans de nombreux domaines distincts, dont la démocratie internationale, la lutte contre la corruption et la responsabilité. Il s’agit de questions qui ne relèvent habituellement pas du savoir spécialisé des tribunaux et par conséquent que les tribunaux sont réticents à mettre en doute. Cela dit, les conséquences pour l’appelant faisaient aussi partie du contexte, et le gouverneur en conseil devait avoir des motifs valables, conformes à l’objet de la Loi, pour continuer de l’assujettir au Règlement de 2014. Un autre élément contextuel était le fait que l’appelant a contesté le Règlement de 2014 et que la Cour fédérale a conclu que le Règlement et son application à l’appelant étaient raisonnables. Les renseignements concernant l’appelant sur lesquels le gouverneur en conseil s’est raisonnablement fondé pour l’assujettir au Règlement de 2014, jumelés à la nécessité d’« accorder plus de temps à l’Ukraine pour terminer ses enquêtes criminelles et présenter au Canada des demandes d’entraide juridique pouvant donner lieu à des poursuites », montraient dans une certaine mesure le caractère raisonnable de la prolongation. Il n’y avait rien dans la Loi, le Règlement ou les motifs de la cour qui empêchaient l’appelant de recueillir de nouveaux renseignements à l’appui de la suppression des restrictions et des interdictions qui le touchaient et de soumettre ces nouveaux renseignements au gouverneur en conseil, avec ses observations. Il incombe aux demandeurs d’un contrôle judiciaire de prouver le bien‑fondé de leur cause. Il incombait donc à l’appelant de démontrer que la prolongation était déraisonnable.

Dans son avis de requête présenté à la Cour fédérale et son avis d’appel présenté dans la présente affaire, l’appelant aurait pu plaider des moyens susceptibles d’étayer une demande plausible de divulgation de renseignements, mais il ne l’a pas fait. Dans sa demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale et son avis d’appel à la Cour d’appel fédérale, l’appelant n’a pas soulevé la question de savoir si, comme l’exige Vavilov, la décision du gouverneur en conseil était étayée par une explication suffisamment motivée. Toutefois, certaines observations orales de l’appelant effleuraient cette question; pour cette raison, elles ont été examinées brièvement. Suivant l’arrêt Vavilov, l’exigence voulant que la décision administrative soit étayée par une explication motivée s’examine en fonction du contexte, notamment la nature du décideur administratif et des contraintes qui lui sont imposées. En l’espèce, le contexte était délicat et il touchait à des considérations de confidentialité qui concernent des relations internationales, des communications entre États, ainsi que la localisation et le recouvrement de biens qui pourraient avoir été détournés. Pour des raisons pratiques et juridiques, le gouverneur en conseil est limité quant aux explications qu’il peut fournir. Ainsi, dans un tel contexte, il ne saurait convenir que la cour de révision transforme l’exigence, énoncée dans l’arrêt Vavilov, de fournir une explication motivée en une obligation pour le gouverneur en conseil de fournir une explication complète, exhaustive et publique des raisons pour lesquelles il a prolongé le Règlement de 2014. En pareils cas, tout ce que peut faire la cour de révision est d’examiner le caractère raisonnable du résultat auquel en est arrivé le décideur administratif, en se fondant sur les documents à l’appui, les circonstances et tout élément de raisonnement, s’il y en a, dont elle dispose, y compris tout renseignement que le demandeur du contrôle judiciaire a pu obtenir. Dans les circonstances en l’espèce, les explications explicitement données pour justifier la décision de prolonger le Règlement de 2014, lorsqu’elles ont été examinées au regard des textes législatifs et du dossier, étaient adéquates et n’étaient entachées d’aucune faille décisive ou dominante. Elles étaient suffisamment intelligibles, justifiées et transparentes — particulièrement sur la question de l’interprétation de la Loi, qui constitue le principal élément de la demande de contrôle judiciaire de l’appelant. Il a donc été satisfait aux critères établis dans l’arrêt Vavilov. Dans l’ensemble, la Cour fédérale a eu raison de conclure que la décision de prolonger le Règlement de 2014, par l’adoption du Décret de prolongation et du Règlement de 2019, était raisonnable et, par conséquent, valide.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Décret prolongeant la période de validité du Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine), DORS/2019-69.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 13, 31(4).

Loi sur la sécurité ferroviaire, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 32, art. 33(6).

Loi sur la Société d’assurance-dépôts du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-3, art. 10.01(4).

Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus, L.C. 2011, ch. 10, art. 4, 6.

Loi sur les sociétés d’assurances, L.C. 1991, ch. 47, art. 21(2).

Règlement modifiant le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine), DORS/2019-68.

Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine), DORS/2014‑44.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 317, 318.

Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36, art. 77(3),(4), 77.3.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION NON SUIVIE :

Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, [2019] A.C.S. no 65 (QL); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mason, 2021 CAF 156.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Portnov c. Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 1248; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360; West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, [2018] 1 R.C.S. 635; Première Nation Coldwater c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 34, [2020] 3 R.C.F. 3.

DÉCISIONS CITÉES :

Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555; Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, [2021] 3 R.C.F. 294, [2021] A.C.F. no 322 (QL); Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557; Alaska Trainship Corporation et autre c. Administration de pilotage du Pacifique, [1981] 1 R.C.S. 261, 1981 CanLII 175; Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, 1983 CanLII 20; Doctors Hospital and Minister of Health (Re) (1976), 12 O.R. (2d) 164, 68 D.L.R. (3d) 220 (C. div.); United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485; Terrigno v. Calgary (City), 2021 ABQB 41, 21 Alta. L.R. (7th) 376; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Morris v. Law Society of Alberta (Trust Safety Committee), 2020 ABQB 137, 12 Alta. L.R. (7th) 189; TransAlta Generation Partnership v. Regina, 2021 ABQB 37; 1120732 B.C. Ltd. v. Whistler (Resort Municipality), 2020 BCCA 101, 445 D.L.R. (4th) 448; Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, (1959), 16 D.L.R. (2d) 689; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, 1994 CanLII 115; Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 157; Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374; Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, sub nom. Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, [2012] 2 R.C.F. 312; Première nation de ‘Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75.

DOCTRINE CITÉE

Daly, Paul « Regulations and Reasonableness Review » dans Administrative Law Matters (29 janvier 2021), en ligne : <www.administrativelawmatters.com/blog/2021/01/29/ regulations-and-reasonableness-review/>.

Keyes, John Mark « Judicial Review of Delegated Legislation: The Long and Winding Road to Vavilov », (18 juin 2020). Ottawa Faculty of Law Working Paper No. 2020-14, en ligne : <http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3630636>.

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2014-44, Gaz. C. 2014.II.739.

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2019-69, Gaz. C. 2019.II.864.

APPEL d’une décision par laquelle la Cour fédérale (2019 CF 1648) a rejeté une demande de contrôle judiciaire du Décret prolongeant la période de validité du Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) et du Règlement modifiant le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine) que le gouverneur en conseil a pris. Appel rejeté.

ONT COMPARU :

Geoff R. Hall, John W. Boscariol, Robert A. Glasgow et Ljiljana Stanic pour l’appelant.

Roger Flaim, Andrea Bourke et Samantha Pillon pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

McCarthy Tétrault s.r.l., Toronto, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. : Il arrive que des États étrangers se trouvent dans une situation d’incertitude politique ou de troubles internes. Pour la personne sans scrupules, de telles situations sont l’occasion de réaliser des gains personnels. Des charges publiques peuvent être exploitées. Des biens publics peuvent être pillés et dissimulés à l’étranger.

[2]        Lorsque ces États étrangers retrouvent une part de normalité, ils cherchent parfois à retrouver les biens qui leur ont été volés, à bloquer ces biens pour éviter qu’ils ne soient davantage dispersés et à les rapatrier. Pour les aider dans ces efforts, le Canada a adopté une loi, la Loi sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus, L.C. 2011, ch. 10 (la Loi).

[3]        Selon l’article 4 de cette loi, lorsqu’un État étranger présente une demande d’assistance et que le gouverneur en conseil conclut que les conditions préalables prévues par la Loi sont remplies, le gouverneur en conseil peut prendre un décret ou un règlement limitant ou interdisant les opérations visant certains biens détenus par des personnes désignées.

[4]        C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Le gouverneur en conseil a adopté un règlement en réponse à une demande de l’Ukraine, le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine), DORS/2014-44 (le Règlement de 2014). Selon le Résumé de l’étude d’impact du Règlement de 2014, l’ancien président de l’Ukraine Viktor Ianoukovitch, ses cadres supérieurs, des personnes qui leur étaient étroitement associées et des membres de sa famille « ont détourné des biens de l’Ukraine ou ont acquis des biens de façon inappropriée », en raison de « leur charge [publique] ou de liens personnels ou d’affaires ». Ces actes s’inscrivaient dans « [l]a corruption rampante et autres abus commis par les hauts fonctionnaires du gouvernement » de l’Ukraine qui « ont affaibli l’économie ukrainienne et épuisé les coffres du gouvernement », de sorte que « des milliards de dollars ont été volés ou détournés ». Voir le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2014-44, Gaz. C. II, vol. 148, no 7, à la page 739.

[5]        Le Règlement de 2014 désignait dix-huit personnes et leur interdisait de mener des opérations à l’égard de certains biens, ou restreignait ces opérations, pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans. M. Portnov était l’une de ces dix-huit personnes.

[6]        M. Portnov a contesté la légalité du Règlement de 2014 auprès de la Cour fédérale : [Portnov c. Canada (Affaires étrangères)] 2018 CF 1248. Il a été débouté au motif que les conditions légales préalables à l’adoption du Règlement de 2014 et à son application à M. Portnov étaient remplies au moment de la prise de ce Règlement.

[7]        Aux termes de l’article 6 de la Loi, le gouverneur en conseil peut ordonner la prolongation de la période de validité d’un règlement pris antérieurement en vertu de l’article 4. En l’espèce, c’est justement ce qu’a fait le gouverneur en conseil, la veille de la date à laquelle le Règlement de 2014 arrivait à échéance, en prenant le Décret prolongeant la période de validité du Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine), DORS/2019-69 (le Décret de prolongation). En même temps, il a modifié le Règlement de 2014 pour en retirer le nom de deux des dix-huit personnes désignées : Règlement modifiant le Règlement sur le blocage des biens de dirigeants étrangers corrompus (Ukraine), DORS/2019-68 (le Règlement de 2019). M. Portnov était l’une des seize personnes toujours visées par les restrictions et interdictions imposées par le Règlement de 2014.

[8]        M. Portnov a demandé à la Cour fédérale une ordonnance annulant le Décret de prolongation et le Règlement de 2019. La Cour fédérale a rejeté sa demande : Portnov c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1648 (motifs du juge Fothergill). M. Portnov interjette maintenant appel de cette décision auprès de notre Cour.

[9]        Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel de M. Portnov avec dépens.

A.        La norme de contrôle : la décision raisonnable

[10]      La Cour fédérale a retenu la norme de la décision raisonnable comme étant la norme de contrôle. Je suis d’accord avec la Cour fédérale. Aucune des exceptions à l’application de la norme de la décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, [2019] A.C.S. no 65 (QL) [Vavilov], ne s’applique en l’espèce.

[11]      M. Portnov soutient que l’une des exceptions s’applique. Il affirme que la présente affaire soulève une « question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ». Il affirme donc que nous devons contrôler la décision du gouverneur en conseil au regard de la norme de la décision correcte.

[12]      Les questions d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble doivent être des « questions de droit générales » d’une « importance fondamentale » et de « grande portée », qui ont des « répercussions juridiques significatives » sur le « système juridique », le « système de justice », « l’administration de la justice dans son ensemble » ou « d’autres institutions gouvernementales ». Il doit s’agir de questions auxquelles il faut répondre de manière « uniforme », « cohérente », « définitive » et « décisive », sans quoi il y aura atteinte au principe constitutionnel de la primauté du droit. Voir Vavilov, aux paragraphes 58–59; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], au paragraphe 60.

[13]      Bien que la Cour suprême ait examiné près d’une centaine de contrôles judiciaires au cours des douze dernières années — chacune de ces affaires ayant été choisie en raison de la grande importance qu’elle présentait pour le public — on peut compter sur les doigts d’une seule main le nombre de causes visées par cette exception : Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3 (prière lors des réunions du conseil municipal); Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555 (protection des renseignements personnels et secret professionnel de l’avocat); Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687 (privilège parlementaire). Chacune de ces affaires soulevait une question de vaste portée qui transcendait l’affaire et qui mettait en jeu des principes constitutionnels ou quasi constitutionnels.

[14]      Pour qu’une question entre dans cette catégorie, il « ne suffit pas » qu’elle soit « d’intérêt public général » ou qu’elle porte sur « un enjeu important » dans un « sens général ou abstrait » : Vavilov, au paragraphe 61, renvoyant à huit arrêts de la Cour suprême; voir aussi des dizaines d’arrêts de notre Cour en ce sens.

[15]      Pour déterminer si cette exception restreinte s’applique, nous devons évaluer la « véritable nature » et la « nature essentielle » de l’affaire de M. Portnov : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, [2021] 3 R.C.F. 294, [2021] A.C.F. no 322 (QL) [Conseil canadien pour les réfugiés], au paragraphe 48; Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557 [JP Morgan], aux paragraphes 49–50.

[16]      M. Portnov demande que le Règlement de 2019 cesse d’avoir effet. S’il obtenait gain de cause, il ne serait plus assujetti aux restrictions et interdictions qui y sont prévues. Il fait principalement valoir que le Décret de prolongation ne pouvait être pris et que le Règlement de 2014 ne pouvait être prolongé que si toutes les conditions préalables à sa prise étaient remplies. En d’autres termes, il faudrait qu’il soit de nouveau satisfait à tous les critères énoncés à l’article 4 pour qu’il puisse y avoir prolongation au titre de l’article 6.

[17]      Il s’agit d’une question d’interprétation des lois qui doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Cette question ne transcende pas la Loi ni ne fait intervenir de principe constitutionnel ou quasi constitutionnel. Elle ne peut donc pas être qualifiée de question d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

B.        Le contrôle de règlements

[18]      Le procureur général reconnaît que M. Portnov souhaite que le Règlement de 2019 cesse d’avoir effet. Il affirme que, pour y parvenir, M. Portnov doit satisfaire à une règle particulière applicable lorsqu’on attaque des règlements. Cette règle est énoncée dans l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810 [Katz].

[19]      La règle énoncée dans l’arrêt Katz comporte trois volets : 1) le fardeau de la preuve incombe à la partie qui conteste la validité du règlement; 2) dans la mesure du possible, le règlement doit être interprété de manière à ce qu’il respecte les dispositions de sa loi habilitante; 3) la partie doit réfuter la présomption de validité du règlement. En ce qui a trait au troisième volet, il est indiqué dans l’arrêt Katz (aux paragraphes 24 et 28) que cette présomption ne peut être réfutée que si le règlement est « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » aux objectifs de la loi habilitante. Un éminent théoricien du droit administratif canadien a appelé cette norme celle de [traduction] « l’hyperretenue » : Paul Daly, « Regulations and Reasonableness Review » dans Administrative Law Matters (29 janvier 2021), en ligne : <https://www.administrativelawmatters.com/blog/2021/01/29/regulations-and-reasonableness-review/>. Je suis d’accord.

[20]      Les deux premiers volets de la règle énoncée dans l’arrêt Katz sont des principes jurisprudentiels bien acceptés. Le troisième volet — la présomption et les moyens très limités de la réfuter — porte davantage à controverse. Je suis d’avis que la jurisprudence ultérieure de la Cour suprême, plus précisément l’arrêt Vavilov, l’a supplanté.

[21]      La présomption de validité et les moyens très limités de la réfuter ont été introduits dans le droit canadien à une époque où les décisions « législatives » (p. ex., Alaska Trainship Corporation c. Administration de pilotage du Pacifique, [1981] 1 R.C.S. 261, 1981 CanLII 175 [Alaska Trainship], à la page 274 du  R.C.S.) ou les décisions portant sur des questions « de commodité publique et de politique générale » (p. ex., Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, 1983 CanLII 20 [Thorne's Hardware], à la page 111 du  R.C.S.) ne pouvaient être annulées que s’il y avait perte de « compétence » en raison d’erreurs rares et importantes. Ces erreurs comprenaient notamment les cas où il était « flagrant » qu’un pouvoir avait été outrepassé (voir, p. ex., Thorne’s Hardware et Alaska Trainship), la poursuite d’objectifs illégitimes (Re Doctors Hospital and Minister of Health (1976), 12 O.R. (2d) 164, 68 D.L.R. (3d) 220 (C. div.)) et la prise en compte de facteurs dépourvus de pertinence. Élément révélateur, dans l’arrêt Katz, dans l’établissement du troisième volet de la règle, on invoque toutes les décisions mentionnées dans le présent paragraphe — des affaires fondées sur le concept de la « compétence » — et des décisions subséquentes basées sur cette jurisprudence.

[22]      Au cours des cinquante dernières années, le rôle de la « compétence » comme notion régissant le droit administratif canadien a perdu de l’importance, tout comme l’obligation concomitante pour les personnes qui contestent des décisions de démontrer qu’on avait outrepassé un pouvoir, poursuivi un but illégitime ou pris en compte des facteurs dépourvus de pertinence. Parallèlement, les notions de « caractère manifestement déraisonnable » et de « caractère raisonnable », et plus récemment la notion seule de « caractère raisonnable », ont gagné en importance. En 2008, il ne restait plus qu’une faible trace de la notion de « compétence » — l’examen selon la norme de la décision correcte d’une « question touchant véritablement à la compétence », comme la validité d’un règlement : Dunsmuir, au paragraphe 59, renvoyant à l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485. En 2019, l’arrêt Vavilov est venu effacer cette dernière trace. Par conséquent, le troisième volet de la règle de l’arrêt Katz est devenu un artéfact d’une époque depuis longtemps révolue.

[23]      Alors, comment devrions-nous procéder à l’examen de règlements aujourd’hui? Nous devons commencer par rappeler que, lorsque nous devons répondre à ce type de questions, nous devons nous concentrer sur la véritable essence, et non sur des aspects superficiels : Conseil canadien pour les réfugiés; JP Morgan. Essentiellement, les règlements, comme les décisions administratives et les décrets, ne sont rien de plus que des instruments juridiques ayant force exécutoire que des fonctionnaires décident de prendre; en d’autres termes, ils sont le produit d’une prise de décision administrative. Ceci indique que le cadre qu’il convient d’utiliser pour contrôler des règlements doit être celui que nous utilisons pour contrôler le fond du processus décisionnel administratif : voir, p. ex., Terrigno v. Calgary (City), 2021 ABQB 41, 21 Alta. L.R. (7th) 376.

[24]      De fait, un grand nombre de décisions de la Cour suprême portant sur des règlements et des mesures législatives subordonnées durant l’ère Dunsmuir ont utilisé ce cadre, et non celui proposé dans l’arrêt Katz : voir, p. ex., Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360 [Green]; West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, [2018] 1 R.C.S. 635 [West Fraser]; voir aussi l’analyse proposée dans John Mark Keyes, « Judicial Review of Delegated Legislation : The Long and Winding Road to Vavilov », (18 juin 2020).

[25]      Aujourd’hui, le cadre utilisé pour faire le contrôle du fond d’un processus décisionnel administratif est celui défini dans l’arrêt Vavilov. Ce cadre se veut vaste et exhaustif; une « révision globale du cadre d’analyse qui sert à déterminer la norme de contrôle applicable » (au paragraphe 143). Nous devons nous fonder sur l’arrêt Vavilov, et non sur des décisions comme l’arrêt Katz : nous devons « d’abord [nous] en remettre aux [...] motifs [de l’arrêt Vavilov] pour savoir comment s’applique [l]e cadre général [énoncé dans l’arrêt Vavilov] dans [une] affaire » (au paragraphe 143).

[26]      L’arrêt Vavilov nous offre encore plus de raisons de ne pas suivre l’arrêt Katz : l’arrêt Vavilov enseigne (au paragraphe 143) que les décisions s’inscrivant dans la catégorie aujourd’hui désuète des « questions touchant véritablement à la compétence » — dont fait partie l’arrêt Katz — « auront forcément une valeur de précédent moindre ». De plus, dans l’analyse menant à l’abolition de la catégorie des « questions touchant véritablement à la compétence », la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov mentionne qu’il y a des « cas où le législateur a délégué un large pouvoir à un organe administratif qui permet à celuici de concevoir des règlements dans la poursuite des objectifs de sa loi habilitante » (au paragraphe 66), mais elle n’énonce aucune règle particulière pour les règlements : voir aussi l’analyse dans les décisions Morris v. Law Society of Alberta (Trust Safety Committee), 2020 ABQB 137, 12 Alta. L.R. (7th) 189, au paragraphe 40; TransAlta Generation Partnership v. Regina, 2021 ABQB 37, au paragraphe 46.

[27]      Plus fondamentalement, l’arrêt Vavilov enseigne que le contrôle judiciaire de toutes les décisions administratives se fait selon la norme de la décision raisonnable, à moins que l’une des trois exceptions donnant lieu à l’application de la norme de la décision correcte ne joue. Cela vaut également pour les règlements considérés comme étant une catégorie de processus décisionnel administratif : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 23; 1120732 B.C. Ltd. v. Whistler (Resort Municipality), 2020 BCCA 101, 445 D.L.R. (4th) 448, au paragraphe 39. Pour faire bonne mesure, l’arrêt Vavilov renvoie, avec approbation, aux arrêts Green et West Fraser; des affaires où a été effectué un contrôle selon la norme de la décision raisonnable et non selon la règle énoncée dans l’arrêt Katz : voir le paragraphe 24, précité. Enfin, la règle énoncée dans l’arrêt Katz s’applique sans distinction à tous les règlements, indépendamment de leur contenu ou de leur contexte. Cela cadre mal avec l’arrêt Vavilov, qui préconise l’approche contextuelle dans les contrôles effectués selon la norme de la décision raisonnable.

[28]      Par conséquent, en effectuant le contrôle selon la norme de la décision raisonnable, je n’appliquerai pas la règle énoncée dans l’arrêt Katz. Je vais suivre le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov.

C.        Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable

[29]      La Cour fédérale a conclu que la décision du gouverneur en conseil de prendre le décret prolongeant le Règlement était raisonnable. Cette conclusion a été tirée à juste titre.

[30]      M. Portnov fonde sa thèse essentiellement sur une observation principale, à savoir que le gouverneur en conseil devait à nouveau satisfaire aux conditions préalables à la prise du Règlement de 2014 en vertu de l’article 4 de la Loi pour le prolonger en vertu de l’article 6 de la Loi. Comptent parmi ces conditions préalables une demande présentée « par écrit » par l’État étranger, une déclaration, dans cette demande écrite, qu’« une personne a détourné des biens de l’État étranger ou a acquis des biens de façon inappropriée en raison de sa charge ou de liens personnels ou d’affaires » (au paragraphe 4(1)), ainsi que des conclusions établissant que M. Portnov « est, relativement à l’État étranger, un étranger politiquement vulnérable » (à l’alinéa 4(2)a)), qu’« il y a des troubles internes ou une situation politique incertaine dans l’État étranger » (à l’alinéa 4(2)b) et que « la prise du décret ou règlement est dans l’intérêt des relations internationales » (à l’alinéa 4(2)c)).

[31]      M. Portnov affirme que le gouverneur en conseil, en n’exigeant pas que les conditions préalables énoncées à l’article 4 soient remplies avant de prolonger le Règlement de 2014, a fait une interprétation déraisonnable de l’article 6.

[32]      Le gouverneur en conseil a-t-il fait une interprétation raisonnable de l’article 6? L’arrêt Vavilov établit la méthode à suivre pour examiner le caractère raisonnable des interprétations que font les décideurs administratifs de textes législatifs. Notre Cour a récemment résumé cette méthode dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mason, 2021 CAF 156 [Mason]. Bien que la présente affaire ait été entendue avant que notre Cour rende l’arrêt Mason, ce dernier ne fait que recenser les indications énoncées ici et là dans l’arrêt Vavilov et les regrouper par souci de clarté.

[33]      Dans les contrôles effectués selon la norme de la décision raisonnable, notre Cour a le droit d’examiner les motifs exposés par le décideur, en conjonction avec les documents qui éclairent le raisonnement suivi, les observations présentées au décideur et le dossier dont disposait le décideur. Les motifs peuvent être explicites ou implicites. Voir, de façon générale, les paragraphes 30–42 de l’arrêt Mason et les extraits de l’arrêt Vavilov qui y sont cités.

[34]      Dans le cas précis de décisions provenant du gouverneur en conseil, des explications motivées se trouvent souvent dans le texte même des instruments juridiques (en l’espèce, le Règlement de 2019 et le Décret de prolongation), dans des instruments juridiques antérieurs connexes (en l’espèce, le Règlement de 2014), ainsi que dans des résumés de l’étude d’impact de la réglementation qui s’y rapportent  : voir, de façon générale, Première Nation Coldwater c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 34, [2020] 3 R.C.F. 3 [Coldwater]. Comme l’indique l’arrêt Coldwater (au paragraphe 74), les explications explicites peuvent être assez brèves, mais néanmoins être jugées valables.

[35]      En l’espèce, ces sources montrent que le gouverneur en conseil a interprété l’article 6 de la Loi comme autorisant la prolongation d’un règlement si les circonstances montrent que cette prolongation est nécessaire et qu’elle est conforme à l’objet de la Loi. Le gouverneur en conseil n’a pas interprété l’article 6 comme exigeant qu’il soit satisfait aux conditions préalables énoncées à l’article 4. En optant pour cette interprétation, le gouverneur en conseil était « conscient [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet : Vavilov, au paragraphe 120; Mason, au paragraphe 42.

[36]      Le gouverneur en conseil a indiqué que « [l]’information reçue par le gouvernement du Canada appuie la prolongation du Règlement », et qu’il fallait « accorder plus de temps à l’Ukraine pour terminer ses enquêtes criminelles et présenter au Canada des demandes d’entraide juridique pouvant donner lieu à des poursuites » ainsi que pour « garantir que les biens détournés détenus par des fonctionnaires de l’ancien gouvernement soient bloqués », afin que « des étrangers [...] aient à rendre compte de leurs actes » et pour favoriser l’atteinte de l’objectif visant à promouvoir « la responsabilité, [...] la primauté du droit et [...] la démocratie en Ukraine »  : Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, SOR/2019-69, Gaz. C. II, vol. 153, no 6, à la page 865. Il en ressort implicitement la conclusion, tout à fait défendable, que l’article 6 vise à promouvoir ces objectifs.

[37]      Exiger que toutes les conditions préalables énoncées à l’article 4 de la Loi soient remplies avant la prolongation du règlement ferait obstacle à ces objectifs. Prenons, par exemple, la condition exigeant qu’« il y a[it] des troubles internes ou une situation politique incertaine dans l’État étranger » (alinéa 4(2)b)). Pendant qu’il y a des troubles et de l’incertitude dans un État étranger, celui-ci pourrait se trouver incapable de prendre des mesures pour rapatrier des biens qui ont été détournés. Ce n’est que lorsque la stabilité et la certitude reviennent dans l’État étranger que celui-ci peut finalement prendre les mesures nécessaires pour rapatrier les biens détournés. L’interprétation que propose M. Portnov de l’article 6 empêcherait cela et mettrait les biens détournés hors de la portée de l’État étranger, ce qui irait à l’encontre de l’objet de la Loi.

[38]      Quant au contexte, hormis l’article 4 (qui sera examiné ci-dessous), M. Portnov n’a mentionné aucune autre disposition de la Loi qui aurait une incidence sur l’interprétation faite par le gouverneur en conseil.

[39]      Le libellé de l’article 6 étaye également l’interprétation du gouverneur en conseil. L’article 6 confère au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de prolonger la validité d’un règlement pour toute période précisée, ainsi que le pouvoir de le prolonger plus d’une fois. Si l’intention du législateur était que l’État étranger présente une nouvelle demande pour chaque prolongation, il aurait expressément énoncé cette exigence, comme il l’a fait dans d’autres régimes législatifs assortis de dispositions de temporarisation comparables : voir, par exemple, la Loi sur la Société d’assurance-dépôts du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-3, au paragraphe 10.01(4); le Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36, aux paragraphes 77(3) et 77(4) et article 77.3; la Loi sur les sociétés d’assurances, L.C. 1991, ch. 47, au paragraphe 21(2); la Loi sur la sécurité ferroviaire, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 32, au paragraphe 33(6).

[40]      De plus, si l’on interprète l’article 6 comme incluant les conditions préalables énoncées à l’article 4, alors l’article 6 devient inutile. Si la prolongation d’un règlement exige les mêmes étapes que celles prévues pour sa prise initiale, chaque prolongation devient alors un nouveau règlement, et il n’y a plus de raison de prévoir le type de pouvoir légal indépendant qui est énoncé à l’article 6 pour prolonger le règlement.

[41]      M. Portnov soutient que, si l’interprétation du gouverneur en conseil est maintenue, alors le gouverneur en conseil devient dans les faits l’État étranger qui présente la demande. Il évoque le spectre que le gouverneur en conseil prolonge à jamais, et sans la moindre justification, des mesures extrêmement restrictives à l’encontre de personnes comme lui. Mais aucun administrateur ne dispose d’un pouvoir aussi illimité. Le pouvoir discrétionnaire est toujours assujetti aux limites imposées par une interprétation raisonnable de la loi habilitante, y compris l’objet de la loi, et il doit toujours être exercé dans les limites prescrites. Voir Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, (1959), 16 D.L.R. (2d) 689; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, 1994 CanLII 115; Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 157, au paragraphe 40.

[42]      Dans l’ensemble, M. Portnov n’a relevé aucun « aspect omis » dans l’interprétation du gouverneur en conseil, c’est-à-dire « un élément qui ne peut se dégager explicitement ou implicitement des motifs » et dont l’importance est telle que cela « amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : Vavilov, au paragraphe 122; Mason, au paragraphe 42. Il n’a pas démontré que le gouverneur en conseil a fait abstraction « [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet : Vavilov, au paragraphe 120; Mason, au paragraphe 42.

[43]      M. Portnov soutient que, si l’on présume que le Décret de prolongation et le Règlement de 2019 s’inscrivent dans une interprétation raisonnable de l’article 6, alors leur application à son cas est déraisonnable eu égard aux faits en l’espèce. La Cour fédérale n’a pas tiré cette conclusion. Je suis d’accord avec la Cour fédérale.

[44]      L’examen du caractère raisonnable repose sur le contexte : Vavilov, aux paragraphes 88–90; Entertainment Software Association c. Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374 [Entertainment Software Association], aux paragraphes 24–36. Plusieurs facteurs contextuels sont pertinents en l’espèce et montrent que la décision du gouverneur en conseil de prolonger le Règlement de 2014 en vertu de l’article 6 de la Loi est relativement sans contraintes au sens de l’arrêt Vavilov. Premièrement, ainsi qu’il a été mentionné plus haut, l’article 6 exige que le gouverneur en conseil détermine si la prolongation est nécessaire et si elle est conforme à l’objet de la Loi. Il s’agit d’une décision largement fondée sur les faits, qui repose sur l’accès qu’a le gouverneur en conseil à des communications de nature délicate entre États, sur son expertise dans le domaine des relations internationales, ainsi que sur le rôle qu’il joue, se trouvant au somment du pouvoir exécutif canadien, dans l’élaboration des politiques gouvernementales dans de nombreux domaines distincts, dont la démocratie internationale, la lutte contre la corruption et la responsabilité. Il s’agit de questions qui ne relèvent habituellement pas du savoir spécialisé des tribunaux et par conséquent que les tribunaux sont réticents à mettre en doute  : Conseil canadien pour les réfugiés, aux paragraphes 36–38; Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, sub nom. Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, [2012] 2 R.C.F. 312, au paragraphe 76; Entertainment Software Association, aux paragraphe 27–29 et 32. Cela dit, les conséquences pour M. Portnov font aussi partie du contexte, et le gouverneur en conseil doit avoir des motifs valables, conformes à l’objet de la Loi, pour continuer de l’assujettir au Règlement de 2014.

[45]      Un autre élément contextuel est le fait que M. Portnov a contesté le Règlement de 2014 et que la Cour fédérale a conclu que le Règlement et son application à M. Portnov étaient raisonnables : Portnov c. Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 1248 [précitée]. Les renseignements concernant M. Portnov sur lesquels le gouverneur en conseil s’est raisonnablement fondé pour l’assujettir au Règlement de 2014, jumelés à la nécessité d’« accorder plus de temps à l’Ukraine pour terminer ses enquêtes criminelles et présenter au Canada des demandes d’entraide juridique pouvant donner lieu à des poursuites » (voir paragraphe 36 des présents motifs), montrent dans une certaine mesure le caractère raisonnable de la prolongation.

[46]      M. Portnov a produit auprès de notre Cour de récentes ordonnances de tribunaux d’Ukraine. Il affirme que ces ordonnances montrent que l’Ukraine [traduction] « a effectivement retiré sa demande » d’aide présentée au titre de la Loi : mémoire de M. Portnov, au paragraphe 80.

[47]      Ces ordonnances concernent prétendument le bien-fondé de maintenir ou non le Règlement de 2019. Elles devraient être présentées au décideur sur le fond dans le régime législatif en cause, soit le gouverneur en conseil, et non à notre Cour siégeant en appel d’une cour ayant effectué un contrôle : Mason, au paragraphe 73; Première nation de ‘Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75. Il n’appartient pas à notre Cour de recevoir et d’apprécier de nouveaux éléments de preuve sur le fond de l’affaire.

[48]      Quoi qu’il en soit, M. Portnov a produit ces ordonnances auprès de notre Cour sans aucune preuve d’expert quant au statut de ces ordonnances, à leurs effets selon le droit ukrainien, à la rapidité avec laquelle elles ont été obtenues et aux instances dans le cadre desquelles elles ont été rendues, et sans élément indiquant si ces ordonnances sont frappées d’appel ou demeurent susceptibles d’appel. Ces questions ont leur importance, d’autant plus que [traduction] « différentes thèses, provenant de diverses sources en Ukraine, sont formulées au sujet de [M. Portnov] » : mémoire du procureur général, au paragraphe 55.

[49]      Le gouverneur en conseil a le pouvoir d’abroger, de modifier ou de remplacer des règlements en tout temps : Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, au paragraphe 31(4). La Loi prévoit certains mécanismes de contrôle administratif (voir, par exemple, l’article 13), mais elle n’interdit pas les réexamens, ni ne limite le recours au contrôle judiciaire. La situation est analogue à celle décrite dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés, précité. Il n’y a donc rien dans la Loi, le Règlement ou les présents motifs qui empêche M. Portnov de recueillir de nouveaux renseignements à l’appui de la suppression des restrictions et des interdictions qui le touchent, comme les ordonnances de tribunaux qu’il nous a présentées, et de soumettre ces nouveaux renseignements au gouverneur en conseil, avec ses observations. Rien n’empêche M. Portnov de demander le contrôle judiciaire d’une décision éventuelle du gouverneur en conseil de ne pas donner suite à ces nouveaux renseignements, bien que ce contrôle judiciaire puisse s’avérer difficile compte tenu de la nature relativement sans contraintes et factuelle de la décision.

[50]      Il incombe aux demandeurs d’un contrôle judiciaire de prouver le bien-fondé de leur cause. Il incombe donc à M. Portnov de démontrer que la prolongation est déraisonnable. Dans ses observations orales, M. Portnov a fait valoir qu’il lui était impossible de recueillir tous les éléments de preuve nécessaires pour contester de manière utile la prolongation. En l’espèce, par exemple, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, présenté à l’appui du Règlement de 2019, ne mentionne que « [l]’information reçue par le gouvernement du Canada », sans autres précisions. Il proteste que cette information ne lui a jamais été communiquée.

[51]      Dans son avis de requête présenté à la Cour fédérale et son avis d’appel présenté à notre Cour, M. Portnov aurait pu plaider des moyens susceptibles d’étayer une demande plausible de divulgation de renseignements. Il ne l’a pas fait. De plus, M. Portnov a présenté une demande d’information au titre de la règle 317 des Règles [Règles des Cours fédérales, DORS/98-106], demande à laquelle s’est opposé le procureur général en vertu de la règle 318, mais M. Portnov n’a pas contesté cette opposition. Même si M. Portnov avait finalement été débouté dans sa contestation de l’opposition du procureur général — en raison, par exemple, d’une assertion valable de privilège — le gouverneur en conseil aurait pu être tenu, sur un plan stratégique, de divulguer malgré tout plus d’information : voir Conseil canadien pour les réfugiés, aux paragraphes 111–112. Enfin, M. Portnov ou d’autres personnes agissant en son nom disposaient d’autres recours pour avoir accès aux renseignements sur lesquels le gouverneur en conseil s’était fondé pour prendre sa décision et ils auraient pu déposer ces renseignements à l’appui de la demande de contrôle judiciaire, sans qu’il soit porté atteinte à d’importants intérêts de confidentialité : voir Conseil canadien pour les réfugiés, aux paragraphes 98–122.

[52]      Dans sa demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale et son avis d’appel à notre Cour, M. Portnov n’a pas soulevé la question de savoir si, comme l’exige Vavilov, la décision du gouverneur en conseil était étayée par une explication suffisamment motivée. On peut toutefois considérer que certaines observations orales de M. Portnov effleurent cette question; aussi suis-je disposé pour cette raison à l’examiner brièvement.

[53]      L’exigence voulant que la décision administrative soit étayée par une explication motivée s’examine en fonction du contexte, notamment la nature du décideur administratif et des contraintes qui lui sont imposées : Vavilov, aux paragraphes 91–98; voir aussi Mason et Alexion, précités. Si les exigences sont trop élevées, la raison même pour laquelle le législateur a confié au départ cette compétence au décideur administratif pourrait être sapée, tout comme pourraient l’être d’autres objectifs légitimes de l’État : Alexion, au paragraphe 24. En l’espèce, le contexte est délicat et il touche à des considérations de confidentialité qui concernent des relations internationales, des communications entre États, ainsi que la localisation et le recouvrement de biens qui pourraient avoir été détournés. Pour des raisons pratiques et juridiques, le gouverneur en conseil est limité quant aux explications qu’il peut fournir.

[54]      Ainsi, dans un tel contexte, il ne saurait convenir que la cour de révision transforme l’exigence, énoncée dans l’arrêt Vavilov, de fournir une explication motivée en une obligation pour le gouverneur en conseil de fournir une explication complète, exhaustive et publique des raisons pour lesquelles il a prolongé le Règlement de 2014. Comme l’indique l’arrêt Vavilov, les renseignements sur le fondement d’une décision administrative seront, dans certains cas, nécessairement limités ou inexistants : Vavilov, aux paragraphes 136–138, renvoyant à l’arrêt Catalyst Paper. En pareils cas, tout ce que peut faire la cour de révision est d’examiner le caractère raisonnable du résultat auquel en est arrivé le décideur administratif, en se fondant sur les documents à l’appui, les circonstances et tout élément de raisonnement, s’il y en a, dont elle dispose, y compris tout renseignement que le demandeur du contrôle judiciaire a pu obtenir par les méthodes mentionnées plus haut, au paragraphe 51 : Vavilov, aux paragraphes 136–138. Comme l’enseigne l’arrêt Vavilov (aux paragraphes 136–138), le contrôle mené de cette manière peut malgré tout être valable et efficace et permettre à la cour de s’acquitter de sa responsabilité de faire respecter la primauté du droit.

[55]      Dans les circonstances en l’espèce, les explications explicitement données pour justifier la décision de prolonger le Règlement de 2014 (lesquelles sont résumées plus haut, au paragraphe 36), lorsqu’elles sont examinées au regard des textes législatifs et du dossier, sont adéquates et ne sont entachées d’aucune faille décisive ou dominante. Elles sont suffisamment intelligibles, justifiées et transparentes — particulièrement sur la question de l’interprétation de la Loi, qui constitue le principal élément de la demande de contrôle judiciaire de M. Portnov. Il est satisfait aux critères établis dans l’arrêt Vavilov.

[56]      Dans l’ensemble, je suis d’accord avec la Cour fédérale que la décision de prolonger le Règlement de 2014, par l’adoption du Décret de prolongation et du Règlement de 2019, est raisonnable et, par conséquent, valide.

D.        Dispositif proposé

[57]      Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel avec dépens.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.