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IMM-2339-20

2021 CF 949

Mohammed Najmaldin Abdullah (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Abdullah c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Ahmed—Par vidéoconférence, 3 août; Ottawa, 15 septembre 2021.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada, en application de l’art. 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en raison de son appartenance à une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force — La SI a conclu que le demandeur avait été membre du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de 2012 à 2018 et que, jusqu’en 2003, cette organisation s’était livrée à des actes visant à renverser le gouvernement irakien par la force — Le demandeur est citoyen de l’Irak — Il a commencé à travailler en 2012 comme comptable pour le corps de police du gouvernement régional du Kurdistan (le GRK); pour décrocher son emploi, il devait adhérer au PDK — Le demandeur a affirmé qu’il ne s’est jamais considéré comme un membre du PDK, qu’il n’a jamais promu le parti ni recruté de nouveaux membres — Le demandeur est arrivé au Canada en juillet 2018 — Peu après son arrivée au Canada, il a déposé une demande d’asile — En mars 2019, un rapport déposé en vertu de l’art. 44(1) de la Loi a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’art. 34(1)f) de la Loi — Par la suite le rapport a été déféré à la SI pour enquête — Cette dernière a admis que le maintien en emploi du demandeur était conditionnel à son appartenance au PDK, mais elle a statué que cette appartenance était volontaire et qu’elle ne lui avait pas été imposée sous la contrainte — Renvoyant à la jurisprudence, la SI a confirmé que pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire, il n’était pas nécessaire que la période d’appartenance corresponde à la période pendant laquelle l’organisation se livrait aux actes de subversion allégués — Il s’agissait de savoir si la SI a commis une erreur en faisant abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du régime de Saddam Hussein en Iraq en 2003 — Généralement, l’analyse du statut d’une organisation au regard du critère compris dans l’art. 34(1) de la Loi ne comporte pas de volet temporel — L’amélioration des effets fâcheux qui peuvent découler du libellé général de l’art. 34(1)f) relève donc d’une demande présentée au titre de l’art. 42.1 de la Loi — L’art. 34(1)f) de la Loi pourrait cependant ne pas s’appliquer à une organisation dont la situation s’est transformée de façon radicale, notamment lorsqu’elle s’est transformée en parti politique légitime — Dans la présente affaire, le principe selon lequel une organisation pourrait s’écarter de la définition prévue à l’art. 34(1)f) de la Loi à cause d’un changement fondamental de sa situation allait dans le sens de l’arrêt Gebreab c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) de la Cour d’appel fédérale — Si, dans cette affaire, la Cour a affirmé qu’un lien temporel entre les actes de violence d’une organisation et l’appartenance d’un individu n’est pas obligatoire pour conclure à l’interdiction de territoire en application de l’art. 34(1)f), cette réponse n’envisageait pas le cas des membres futurs d’une organisation lorsque celle‑-ci a vu sa situation changer fondamentalement — Par conséquent, la décision de la SI était déraisonnable parce qu’elle n’était pas justifiée au regard des faits et du droit pertinents — La SI a fait abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du gouvernement de Saddam Hussein en 2003 — Toutes les activités sur lesquelles s’est appuyée la SI pour établir l’existence des actes de subversion étaient antérieures à 2003 — En outre, la SI n’a pas pris en considération l’exception reconnue par la jurisprudence quant à la non pertinence du lien temporel dans l’analyse sous le régime de l’art. 34(1)f) de la Loi — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada, en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en raison de son appartenance à une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. La SI a conclu que le demandeur avait été membre du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de 2012 à 2018 et que, jusqu’en 2003, cette organisation s’était livrée à des actes visant à renverser le gouvernement irakien par la force. Le demandeur a soutenu que la jurisprudence reconnaît l’existence d’une exception quant à la non-pertinence du lien temporel entre l’appartenance à une organisation et les activités de celle-ci lorsque l’organisation s’est métamorphosée et ne se livre plus à des actes visant au renversement d’un gouvernement. Le demandeur a fait ainsi valoir que la SI a commis une erreur en faisant abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003.

Le demandeur est citoyen de l’Iraq. Il a commencé à travailler en 2012 comme comptable pour le corps de police du gouvernement régional du Kurdistan (le GRK). Pour décrocher son emploi, il devait adhérer au PDK. Durant cette période, tous les trois à cinq mois, le demandeur participait, dans le cadre de son travail, à des rencontres obligatoires auxquelles participaient également des membres du PDK. En outre, chaque mois, une somme d’argent était déduite de son salaire, possiblement à titre de cotisation de membre du PDK. Le demandeur a affirmé qu’il ne s’est jamais considéré comme un membre du PDK, qu’il n’a jamais promu le parti ni recruté de nouveaux membres. Le demandeur est arrivé au Canada en juillet 2018. Peu après son arrivée, il a déposé une demande d’asile. En mars 2019, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a déposé un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi dans lequel il a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Par la suite, un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a estimé que le rapport était bien fondé et l’a déféré à la SI pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi. Cette dernière a jugé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était un membre en règle du PDK et que cette organisation s’était livrée à des actes visant à renverser le gouvernement irakien par la force. La SI a admis que le maintien en emploi du demandeur au GRK était conditionnel à son appartenance au PDK, mais elle a statué que cette appartenance était volontaire et qu’elle ne lui avait pas été imposée sous la contrainte. Après avoir conclu que le statut de membre en règle du demandeur avait été établi, la SI a décidé qu’il ne lui incombait pas d’enquêter davantage sur la nature de l’appartenance. Renvoyant à la jurisprudence, la SI a confirmé que pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire, il n’était pas nécessaire que la période d’appartenance corresponde à la période pendant laquelle l’organisation se livrait aux actes de subversion allégués, surtout lorsque ceux-ci sont antérieurs à la période d’appartenance.

La seule question en litige était de savoir si la SI a commis une erreur en faisant abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Les membres d’une organisation qui se livre à l’espionnage, à la subversion ou au terrorisme sont interdits de territoire au Canada pour raison de sécurité en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Le défendeur peut accorder une dispense en vertu du paragraphe 42.1(1) de la Loi, en déclarant, que certains faits qui tombent sous le coup du libellé général du paragraphe 34(1) n’emportent pas interdiction de territoire s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national. Le demandeur a convenu que ce n’est pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi que les dates de l’adhésion d’un individu dans l’organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou d’un renversement par la force. Il a fait néanmoins valoir qu’il existe une exception à ce principe lorsque la nature de l’organisation a changé, de sorte qu’elle ne se livre plus à des actes de terrorisme ou de subversion. Généralement, l’analyse du statut d’une organisation au regard du critère compris dans le paragraphe 34(1) de la Loi ne comporte pas de volet temporel. L’amélioration des effets fâcheux qui peuvent découler du libellé général de l’alinéa 34(1)f) relève d’une demande présentée au titre de l’article 42.1 de la Loi. L’alinéa 34(1)f) de la Loi pourrait cependant ne pas s’appliquer à une organisation dont la situation s’est transformée de façon radicale, notamment lorsqu’elle « s’est transformée en parti politique légitime et a explicitement renoncé à toute forme de violence ». Le principe selon lequel une organisation pourrait s’écarter de la définition prévue à l’alinéa 34(1)f) de la Loi à cause d’un changement fondamental de sa situation allait dans le sens de l’arrêt Gebreab c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) de la Cour d’appel fédérale. Si, dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’un lien temporel entre les actes de violence d’une organisation et l’appartenance d’un individu n’est pas obligatoire pour conclure à l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f), cette réponse n’envisageait pas le cas des membres futurs d’une organisation lorsque celle-ci a vu sa situation changer fondamentalement. Par conséquent, la décision de la SI dans la présente affaire était déraisonnable parce qu’elle n’était pas justifiée au regard des faits et du droit pertinents. La SI a fait abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du gouvernement de Saddam Hussein en 2003. Comme l’a indiqué le demandeur, toutes les activités sur lesquelles s’est appuyée la SI pour établir l’existence des actes de subversion étaient antérieures à 2003. En outre, la SI n’a pas pris en considération l’exception reconnue par la jurisprudence quant à la non-pertinence du lien temporel dans l’analyse sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 4, 34(1), 42.1, 44(1),(2).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; El Werfalli c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, [2014] 4 R.C.F. 673; Chwah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1036; Karakachian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 948.

décisions examinées :

Gebreab c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274, confirmant 2009 CF 1213; Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457.

décisions citées :

Alam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922; Islam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108; Zahw c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 934.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada, en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en raison de son appartenance à une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. Demande accueillie.

ONT COMPARU :

Tess Acton pour le demandeur.

Brett J. Nash pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Immigration & Refugee Legal Clinic, Vancouver, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

Le juge Ahmed :

I.     Aperçu

[1]        Le demandeur, M. Mohammed Najmaldin Abdullah, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 19 février 2020 par laquelle la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la C.I.S.R.) l’a déclaré interdit de territoire au Canada, en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), en raison de son appartenance à une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. La SI a conclu que le demandeur avait été membre du Parti démocratique du Kurdistan (le PDK) de 2012 à 2018 et que, jusqu’en 2003, cette organisation s’était livrée à des actes visant à renverser le gouvernement irakien par la force.

[2]        Le demandeur soutient que la jurisprudence reconnaît l’existence d’une exception quant à la non-pertinence du lien temporel entre l’appartenance à une organisation et les activités de celle-ci lorsque l’organisation s’est métamorphosée et ne se livre plus à des actes visant au renversement d’un gouvernement. Le demandeur fait ainsi valoir que la SI a commis une erreur en faisant abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003.

[3]        Selon moi, la décision de la SI est déraisonnable. Je reconnais l’existence de l’exception mise de l’avant par le demandeur et je conclus que la SI ne l’a pas prise en compte. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II.         Faits

A.    Le demandeur

[4]        Né en 1983, le demandeur est citoyen de l’Irak. Il a commencé à travailler en 2012 comme comptable pour le corps de police du gouvernement régional du Kurdistan (le GRK). Pour décrocher son emploi, il devait adhérer au PDK. Durant cette période, tous les trois à cinq mois, le demandeur participait, dans le cadre de son travail, à des rencontres obligatoires auxquelles participaient également des membres du PDK. En outre, chaque mois, 1 000 dinars (soit l’équivalent d’environ un dollar canadien) étaient déduits de son salaire, possiblement à titre de cotisation de membre du PDK.

[5]        Le demandeur affirme qu’il ne s’est jamais considéré comme un membre du PDK, qu’il n’a jamais promu le parti ni recruté de nouveaux membres.

[6]        Le demandeur est arrivé au Canada le 13 juillet 2018. Peu après son arrivée, il a déposé une demande d’asile.

[7]        Le 25 mars 2019, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a déposé un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR dans lequel il a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Par la suite, le 26 mars 2019, un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a estimé que le rapport était bien fondé et l’a déféré à la SI pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR.

B.    La décision contestée

[8]        Dans sa décision du 19 février 2019, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Elle a jugé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était un membre en règle du PDK et que cette organisation s’était livrée à des actes visant à renverser le gouvernement irakien par la force.

[9]        La SI a admis que le maintien en emploi du demandeur au GRK était conditionnel à son appartenance au PDK, mais elle a statué que cette appartenance était volontaire et qu’elle ne lui avait pas été imposée sous la contrainte. Après avoir conclu que le statut de membre en règle du demandeur avait été établi, la SI a décidé qu’il ne lui incombait pas d’enquêter davantage sur la nature de l’appartenance.

[10]      La SI a confirmé, en renvoyant à l’arrêt Gebreab c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274 (Gebreab) et à la décision Alam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 (Alam), que pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire, il n’était pas nécessaire que la période d’appartenance corresponde à la période pendant laquelle l’organisation se livrait aux actes de subversion allégués, surtout lorsque ceux-ci sont antérieurs à la période d’appartenance.

[11]      La SI a conclu que les activités menées par le PDK dans le courant des années 1980, 1990 et au début des années 2000 constituaient des actes visant au renversement du gouvernement par la force [au paragraphe 26] :

[traduction] La preuve démontre que, dans le courant des années 1980, 1990 et 2000, les forces kurdes, au sein desquelles se trouvaient des membres du PDK, ont eu recours à la force militaire pour arracher au gouvernement irakien le contrôle de villes situées dans le nord de l’Irak. Elles ont chassé l’armée irakienne hors des villes, tué les représentants du Parti Baas au pouvoir, incendié les bureaux gouvernementaux et, en 2003, ont affronté l’armée irakienne dans une campagne visant à renverser le gouvernement de Saddam Hussein. Ce déploiement de force visait à dérober au gouvernement irakien sa mainmise sur la gouvernance des régions irakiennes peuplées majoritairement de Kurdes, et pour lesquelles le peuple kurde et les partis politiques, dont le PDK, réclament un gouvernement autonome. Je considère que ces actes constituent des actes visant au renversement par la force du gouvernement de l’Irak, au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

III.   Question préliminaire : l’intitulé de la cause

[12]      Le demandeur sollicite la modification de l’intitulé de la cause pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné à titre de défendeur à la place du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Le demandeur souligne qu’il conteste une décision de la SI, une section de la C.I.S.R., et donc que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est le bon défendeur.

[13]      Le défendeur ne présente aucune observation à propos de cette demande.

[14]      Je suis d’accord avec le demandeur. L’intitulé de la cause est modifié par les présentes. Au titre de l’article 4 de la LIPR, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est en charge de l’application de la décision de la SI.

IV.   Question en litige et norme de contrôle

[15]      La seule question en litige est de savoir si la SI a commis une erreur en faisant abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003.

[16]      Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

[17]      Je suis d’accord. La décision de la SI selon laquelle une personne est interdite ou non de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR est examinée selon la norme de la décision raisonnable (Islam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108, au paragraphe 11, citant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov), au paragraphe 30).

[18]      Cette norme de contrôle est fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse (Vavilov, aux paragraphes 12 et 13). La cour de révision doit se prononcer sur la question de savoir si la décision qui fait l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au paragraphe 15). La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au paragraphe 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et de l’incidence de la décision sur ceux qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux paragraphes 88–90, 94, et 133–135).

[19]      Pour qu’une décision soit déraisonnable, un demandeur doit démontrer que celle-ci comporte des lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au paragraphe 100). Les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elles ne doivent pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au paragraphe 125).

V.    Analyse

[20]      Les membres d’une organisation qui se livre à l’espionnage, à la subversion ou au terrorisme sont interdits de territoire au Canada pour raison de sécurité en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR :

Sécurité

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

c) se livrer au terrorisme;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

[21]      Le ministre peut accorder une dispense en vertu du paragraphe 42.1(1) de la LIPR, en déclarant, que certains faits qui tombent sous le coup du libellé général du paragraphe 34(1) n’emportent pas interdiction de territoire s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national :

Exception — demande au ministre

42.1 (1) Le ministre peut, sur demande d’un étranger, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger si celui-ci le convainc que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

[22]      Le demandeur convient que ce n’est pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR que les dates de l’adhésion d’un individu dans l’organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou d’un renversement par la force (Gebreab, au paragraphe 3; Alam, aux paragraphes 30–32). Il fait plutôt valoir qu’il existe une exception à ce principe lorsque la nature de l’organisation a changé, de sorte qu’elle ne se livre plus à des actes de terrorisme ou de subversion. Le demandeur soutient que cette exception est reconnue dans les décisions El Werfalli c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, [2014] 4 R.C.F. 673 (El Werfalli), aux paragraphes 58–60; Chwah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1036 (Chwah), au paragraphe 24; Karakachian c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 948 (Karakachian), au paragraphe 48.

[23]      Le demandeur allègue que la décision de la SI est déraisonnable parce qu’elle n’a pas tenu compte de la façon dont le PDK s’est ainsi transformé après 2003. Le demandeur a souligné plus particulièrement ceci dans son mémoire supplémentaire des arguments [au paragraphe 25] :

[traduction] En l’espèce, tous les actes visant au renversement du gouvernement invoqués par la commissaire de la SI précèdent le changement fondamental dans la nature et les activités du PDK. Après la chute de Saddam Hussein en 2003, le PDK n’est plus le parti politique à la légitimité précaire au sein de l’État irakien qui contemple le renversement du gouvernement national. À la place, le PDK fait partie d’un gouvernement bicéphale qui gouverne une région autonome intégrée dans une structure fédérale rendue légitime par la constitution irakienne de 2005. Le PDK ne dirige plus un État de facto tout en tentant de renverser le gouvernement irakien, mais gouverne à la place une région reconnue qui fait partie intégrante de la structure fédérale irakienne. Cette argumentation faisait partie de la preuve au dossier dont disposait la commissaire […]

[24]      Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SI est déraisonnable.

[25]      Généralement, l’analyse du statut d’une organisation au regard du critère compris dans le paragraphe 34(1) de la LIPR ne comporte pas de volet temporel. Comme l’a reconnu la Cour dans la décision Yamani c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457 [au paragraph 11] :

Simplement dit et contrairement à ce que prétend M. Al Yamani, le facteur temps n’est pas à prendre en compte dans le cadre d’une analyse en application de l’alinéa 34(1)f). S’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une organisation se livre actuellement à des actes de terrorisme, s’est livrée à de tels actes dans le passé ou s’y livrera à l’avenir, cette organisation satisfait alors au critère énoncé à l’alinéa 34(1)f). Ainsi, la Commission n’a pas à examiner si l’organisation en cause a mis un terme à ses activités terroristes, ou encore ne s’était pas livrée à de telles activités pendant une certaine période de temps.

[26]      L’amélioration des effets fâcheux qui peuvent découler du libellé général de l’alinéa 34(1)f) relève d’une demande présentée au titre de l’article 42.1 de la LIPR (Zahw c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 934, au paragraphe 55).

[27]      L’alinéa 34(1)f) de la LIPR pourrait cependant ne pas s’appliquer à une organisation dont la situation s’est transformée de façon radicale, notamment lorsqu’elle « s’est transformée en parti politique légitime et a explicitement renoncé à toute forme de violence » (Karakachian, au paragraphe 48).

[28]      C’est ce qui s’était passé dans la décision Chwah. Dans cette affaire, le demandeur était membre du parti politique des Forces libanaises depuis 1992. Les Forces libanaises sont un parti politique et une ancienne milice chrétienne qui ont joué un rôle dans la guerre civile qui a eu lieu au Liban de 1975 à 1990, mais le mouvement s’est transformé en parti politique en 1990 (Chwah, aux paragraphes 2 et 3). Le juge Boivin (alors juge à la Cour fédérale) a statué dans la décision Chwah que l’agent des visas avait commis une erreur en concluant que le demandeur était interdit de territoire en raison de son appartenance aux Forces libanaises, car l’organisation s’était transformée avant que le demandeur n’en grossisse les rangs [au paragraphe 24] :

La Cour estime que l’agent a commis une erreur en omettant de se livrer à une analyse du rôle de l’organisation précédant 1990 et celui postérieurement à 1990. En effet, nous sommes ici en présence d’une organisation qui a subi une transformation en 1990 après la guerre civile au moment où la milice chrétienne a été dissoute. La preuve au dossier démontre que le demandeur a joint les rangs des Forces libanaises en 1992, postérieurement à cette transformation, et donc postérieurement à la dissolution de la milice chrétienne. Rappelons également que la transformation de cette organisation s’est poursuivie et a pris la forme d’une représentation à titre de parti politique au Parlement libanais. Or, la décision de l’agent n’aborde pas cette question dans le cadre de son analyse.

[29]      De la même manière, dans la décision El Werfalli, le juge Mandamin a statué qu’il était déraisonnable de conclure à l’interdiction de territoire du demandeur en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR à cause de son appartenance à une organisation qui a commencé à se livrer à des activités illicites après qu’il l’eut quittée (El Werfalli, au paragraphe 62).

[30]      À mon avis, le principe selon lequel une organisation pourrait s’écarter de la définition prévue à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR à cause d’un changement fondamental de sa situation va dans le sens de l’arrêt Gebreab de la Cour d’appel fédérale.

[31]      La question certifiée dans la décision frappée d’appel dans l’arrêt Gebreab [2009 CF 1213] était formulée ainsi :

L’interdiction de territoire peut-elle être prononcée à l’encontre d’un étranger, en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, lorsqu’il existe des éléments de preuve clairs et convaincants que l’organisation a renié les actes visant à renverser un gouvernement ou les actes de terrorisme visés aux alinéas 34(1)b) et c), et a cessé de se livrer à de tels actes, avant l’appartenance de l’étranger à l’organisation?

[32]      La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la juge de première instance et a répondu ainsi à la question certifiée :

Ce n’est pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR que les dates de l’adhésion d’un individu dans l’organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou d’un renversement par la force.

[33]      Si la Cour d’appel fédérale avait répondu par l’affirmative à la question certifiée dans son intégralité, j’aurais pu être convaincu que l’arrêt Gebreab fait obstacle à l’existence d’une exception à l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, en raison d’un changement fondamental de situation. Cependant, la Cour d’appel fédérale s’est contentée d’affirmer qu’un lien temporel entre les actes de violence d’une organisation et l’appartenance d’un individu n’est pas obligatoire pour conclure à l’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f). Cette réponse n’envisage pas le cas des membres futurs d’une organisation lorsque celle-ci a vu sa situation changer fondamentalement, comme dans les affaires Karakachian et Chwah.

[34]      Je conclus donc que la décision de la SI est déraisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au paragraphe 85). La SI a fait abstraction du changement fondamental dans la nature et les activités du PDK après la chute du gouvernement de Saddam Hussein en 2003. Comme l’a indiqué le demandeur, toutes les activités sur lesquelles s’est appuyée la SI pour établir l’existence des actes de subversion étaient antérieures à 2003. En outre, la SI n’a pas pris en considération l’exception reconnue par la jurisprudence quant à la non-pertinence du lien temporel dans l’analyse sous le régime de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

VI.   Conclusion

[35]      Je conclus que la décision de la SI est déraisonnable. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.

[36]      Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

JUGEMENT dans le dossier IMM-2339-20

LA COUR STATUE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      L’intitulé de la cause est par les présentes modifié dès maintenant pour refléter la désignation appropriée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

3.      Il n’y a aucune question à certifier.

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