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Référence :

Yates c. Canada, 2009 CAF 50, [2010] 1 R.C.F. 436

A-422-07

Debra Yates (appelante)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : Yates c. Canada (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Desjardins, Nadon et Blais, J.C.A.—Toronto, 4 décembre 2008; Ottawa, 20 février 2009.

Impôt sur le revenu — Nouvelles cotisations — Appel de la décision par laquelle la Cour canadienne de l’impôt a rejeté les appels à l’encontre d’avis de cotisation établis en vertu de l’art. 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi) — Le conjoint de l’appelante avait une dette fiscale non réglée de plus de 485 000 $ — Il a cédé à l’appelante son intérêt conjoint dans des comptes bancaires et a aussi déposé ses chèques de paye dans le compte bancaire de l’appelante pendant plus d’un an — Le compte de l’appelante était utilisé pour payer les dépenses du ménage — La Cour canadienne de l’impôt a conclu que les gestes du conjoint constituaient un transfert de biens et que même si certains paiements restreints couvrant des dépenses du ménage et faits par un conjoint ne sont pas assujettis à l’art. 160(1) de la Loi, les dépenses en l’espèce dépassaient les dépenses admissibles pour satisfaire à l’obligation de subvenir aux besoins de la famille — L’appelante soutenait que la Cour de l’impôt a omis d’examiner ou de définir une grille d’analyse permettant de déterminer le montant qu’il convenait d’attribuer aux paiements à titre d’aliments qui échappaient à l’application de l’art. 160(1) de la Loi — Selon la juge Desjardins, J.C.A. : Il appert clairement de la lecture de l’art. 160 de la Loi que la seule exception prévue par la Loi est celle de l’art. 160(4) — L’art. 160(4) de la Loi exclut de l’application de l’art. 160(1) tout paiement effectué à titre d’aliments en vertu d’un accord de séparation ou d’un jugement du tribunal — Le courant jurisprudentiel qui se dégage de décisions de la Cour canadienne de l’impôt et selon lequel les paiements faits par un conjoint à l’autre pour satisfaire à son obligation de subvenir aux besoins de sa famille ne tombent pas sous le coup de l’art. 160, ne trouve pas appui dans la loi — Appel rejeté — Selon le juge Nadon, J.C.A. (motifs concourants) : Un tribunal n’a pas le droit de conclure à l’existence implicite, dans une loi fiscale, de dispositions qui ne sont pas prévues dans la loi —La démarche adoptée par la Cour canadienne de l’impôt relativement à la question de savoir si une contrepartie égale à la juste valeur marchande avait été donnée pour les biens transférés à l’appelante était manifestement erronée — Le point de vue selon lequel seules les dépenses du ménage qui pouvaient être considérées comme des « dépenses nécessaires au ménage » étaient exclues de la portée de l’art. 160(1) était clairement erroné — Selon le juge Blais, J.C.A. (motifs concourants) : Rien dans l’art. 160(1) ne permet à un tribunal d’exempter un époux de la responsabilité lorsque les conditions énoncées dans la disposition sont réunies — Cette disposition ne fait état d’aucune exception relative au droit de la famille — La présente affaire ne tombait pas sous le coup de l’exception prévue à l’art. 160(4), qui traite du transfert de biens entre époux séparés qui ne vivent plus ensemble — La Cour de l’impôt a commis une erreur en suivant le courant jurisprudentiel selon lequel certains paiements restreints couvrant certaines dépenses du ménage et faits par un conjoint ne sont pas assujettis à l’art. 160; elle devait déterminer quelles dépenses du ménage constituaient des dépenses nécessaires qui pouvaient être exclues de la portée de l’art. 160 — L’art. 160(1) devrait s’appliquer de la même façon partout au Canada malgré les différences dans la législation provinciale en droit de la famille.

Il s’agissait d’un appel d’une décision par laquelle la Cour canadienne de l’impôt a rejeté les appels à l’encontre d’avis de cotisation établis en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le conjoint de l’appelante avait une dette fiscale non réglée de plus de 485 000 $. Le 23 décembre 2002, il a cédé à l’appelante son intérêt conjoint dans deux comptes bancaires s’élevant à 4 972,30 $ et à 2 406,45 $. À compter du 23 décembre 2002 et durant toute l’année 2003, il a aussi déposé ses chèques de paye pour un total de 54 406,20 $ dans le compte bancaire de l’appelante. Avant le 23 décembre 2002, ce compte avait été utilisé pendant de nombreuses années par les époux pour payer les dépenses du ménage. Entre le 23 décembre 2002 et le 31 octobre 2003, le total des dépenses du ménage s’est élevé à 151 248,08 $. Le conjoint de l’appelante a déposé une cession en faillite peu après. Trois cotisations ont été établies contre l’appelante totalisant 61 784,95 $ en application du paragraphe 160(1) de la Loi. La Cour de l’impôt a conclu que des quatre conditions qui doivent être remplies pour l’application du paragraphe 160(1), seules les deux conditions suivantes étaient en litige, soit celle de savoir s’il y avait eu un transfert de biens et celle de savoir si le bénéficiaire du transfert avait versé une contrepartie à l’auteur du transfert ou lui avait donné une contrepartie insuffisante. La Cour de l’impôt a conclu que les gestes du conjoint de l’appelante quant au dépôt de sommes constituaient un transfert de biens. S’agissant de savoir si une contrepartie avait été donnée pour ce transfert, la Cour de l’impôt a déclaré que certains paiements restreints couvrant certaines dépenses du ménage et faits par un conjoint qui est tenu de subvenir aux besoins de sa famille ne sont pas assujettis au paragraphe 160(1). Elle a suivi un courant jurisprudentiel étayant ce raisonnement et a statué qu’en l’espèce, les dépenses en cause ne correspondaient pas aux dépenses essentielles du ménage puisqu’elles dépassaient les dépenses admissibles pour satisfaire à l’obligation légale d’une personne de subvenir aux besoins de sa famille. L’appelante soutenait que la Cour de l’impôt a omis d’examiner ou de définir une grille d’analyse permettant de déterminer le montant qu’il convenait d’attribuer aux paiements faits par un époux en vue de subvenir aux besoins de sa famille qui échappaient à l’application du paragraphe 160(1).

La question à trancher était celle de savoir si un tribunal a le droit de conclure à l’existence implicite, dans une loi fiscale, de dispositions qui ne sont pas prévues dans la loi, plus particulièrement d’exclure certaines dépenses du ménage de la portée du paragraphe 160(1) de la Loi.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Selon la juge Desjardins, J.C.A. : L’article 160 est un instrument important de recouvrement des impôts parce qu’il contrarie les tentatives d’un contribuable de mettre de l’argent ou d’autres biens hors de la portée du fisc en les transférant censément à des amis. Il appert clairement de la lecture de l’article 160 que la seule exception prévue par la Loi est celle du paragraphe 160(4), qui exclut de l’application du paragraphe 160(1) tout paiement effectué à titre d’aliments en vertu d’un accord de séparation ou d’un jugement du tribunal. Le courant jurisprudentiel qui se dégage des décisions rendues par la Cour canadienne de l’impôt dans Michaud c. Canada, Ferracuti c. Canada et Laframboise c. Canada, et selon lequel les paiements faits par un conjoint à l’autre pour satisfaire à son obligation de subvenir aux besoins de sa famille ne tombent pas sous le coup de l’article 160, ne trouve pas appui dans la loi. Dans l’ensemble, il appartient au Parlement d’établir un système qui permettrait aux couples mariés de bénéficier du même traitement que celui dont jouissent les personnes visées par le paragraphe 160(4) de la Loi.

Selon le juge Nadon, J.C.A. (motifs concourants) : Le paragraphe 160(1) de la Loi est clair et non équivoque : s’il y a un transfert auquel s’étend cette disposition, le bénéficiaire du transfert doit convaincre la Cour qu’il ou elle a donné une contrepartie égale à la juste valeur marchande. La Loi ne prévoit aucune autre exception que celle énoncée au paragraphe 160(4), selon laquelle les transferts entre conjoints qui « vivaient séparément par suite de la rupture de leur mariage ou union » ne peuvent rendre ceux-ci responsables en vertu du paragraphe 160(1). Un tribunal n’a pas le droit de conclure à l’existence implicite, dans une loi fiscale, de dispositions qui ne sont pas prévues dans la loi. Même si la Cour canadienne de l’impôt a conclu à juste titre qu’il y avait eu transfert de biens, la démarche adoptée relativement à la question de la contrepartie était manifestement erronée. Il appert du dossier qu’aucune contrepartie de ce genre n’a été donnée. Son point de vue selon lequel seules les dépenses du ménage qui pouvaient être considérées comme des « dépenses nécessaires au ménage » étaient exclues de la portée du paragraphe 160(1) était clairement erroné. Enfin, le fait de permettre au conjoint de l’appelante de vivre dans la maison familiale ne constituait pas une contrepartie représentant la juste valeur marchande.

Selon le juge Blais, J.C.A. (motifs concourants) : Rien dans le paragraphe 160(1) ne permet à un tribunal d’exempter un époux de cette responsabilité lorsque les conditions énoncées dans la disposition sont réunies — cette disposition ne fait état d’aucune exception relative au droit de la famille. Le paragraphe 160(4) traite tout particulièrement d’un transfert de biens entre époux séparés qui ne vivent plus ensemble, ce qui témoigne de l’intention du législateur d’exempter certains transferts particuliers de l’application du paragraphe 160(1), en matière matrimoniale. La présente affaire ne tombait pas sous le coup de cette exception. En l’espèce, même si la Cour canadienne de l’impôt a rejeté l’appel à juste titre, elle a fondé sa décision sur un raisonnement contestable. Elle a commis une erreur de droit en suivant le courant jurisprudentiel suivant lequel certains paiements restreints couvrant certaines dépenses du ménage et faits par un conjoint ne sont pas assujettis à l’article 160. Elle n’a pas procédé à l’analyse requise de la question de savoir si le conjoint de l’appelante avait reçu une contrepartie égale à la juste valeur marchande pour les biens transférés. Elle a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la Cour doit examiner la preuve soumise par le contribuable concernant les dépenses du ménage pour établir quelles dépenses, s’il en est, constituent des dépenses nécessaires qui peuvent être exclues de la portée de l’article 160. Bien que la législation provinciale en droit de la famille varie d’une province à l’autre, le paragraphe 160(1) devrait s’appliquer de la même façon partout au Canada.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128.

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 160 (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 186; 2000, ch. 12, art. 142, ann. 2, art. 1z.26), 7j)(A), 9p), ch. 19, art. 46, ch. 30, art. 170; 2007, ch. 29, art. 23).

Loi sur le divorce, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 3.

Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, art. 30 (mod. par L.O. 1999, ch. 6, art. 25; 2005, ch. 5, art. 27(7)), 31 (mod. par L.O. 1997, ch. 20, art. 2), 33 (mod., idem, art. 3; 1999, ch. 6, art. 25; 2002, ch. 17, ann. F, ch. 24, ann. B, art. 37; 2005, ch. 5, art. 27; 2006, ch. 1, art. 5, ch. 19, ann. B, art. 9, ann. C, art. 1).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions non suivies :

Michaud c. Canada, [1998] A.C.I. no 908 (QL); Ferracuti c. Canada, [1998] A.C.I. no 883 (QL); Laframboise c. Canada, [2002] A.C.I. no 628 (QL).

décision différenciée :

Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, [2007] 2 R.C.S. 793, infirmant 2006 CAF 207, [2006] 4 R.C.F. 532; Ducharme c. Canada, 2005 CAF 137, confirmant 2004 CCI 488.

décisions examinées :

Fasken, David v. Minister of National Revenue, [1948] R.C.É. 580, [1948] C.T.C. 265, (1948), 49 DTC 491; Medland c. Canada, [1998] A.C.F. no 708 (C.A.) (QL); Livingston c. Canada, 2008 CAF 89; Wannan c. Canada, 2003 CAF 423; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.

APPEL de la décision (2007 CCI 498) par laquelle la Cour canadienne de l’impôt a rejeté les nouvelles cotisations établies en application du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Appel rejeté.

ONT COMPARU

David M. McNevin pour l’appelante.

Steven D. Leckie et Pierre Covo pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Ducharme Fox LLP, Windsor, pour l’appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1] La juge Desjardins, J.C.A. : Je suis d’avis que l’appel doit être rejeté. Voici les motifs pour lesquels j’arrive à cette conclusion.

[2] Les faits ne sont pas contestés. En quelques mots, M. Yates avait une dette fiscale non réglée de plus de 485 000 $ durant toute la période pertinente. Le 23 décembre 2002, il a cédé à son épouse, l’appelante, son intérêt conjoint dans deux comptes bancaires s’élevant à 4 972,30 $ et 2 406,45 $ respectivement. De plus, à compter du 23 décembre 2002 et durant toute l’année 2003, M. Yates a déposé ses chèques de paye pour un total de 54 406,20 $ dans un compte bancaire appartenant à son épouse. Avant le 23 décembre 2002, ce compte avait été utilisé pendant de nombreuses années par les deux époux pour payer les dépenses du ménage. C’était habituellement l’appelante qui s’occupait de ces dépenses. Entre le 23 décembre 2002 et le 31 octobre 2003, le total des dépenses du ménage établies par l’appelante s’est élevé à 151 248,08 $. M. Yates a déposé une cession en faillite le 16 février 2004.

[3] Le 12 septembre 2004, le ministre a établi contre Mme Yates trois nouvelles cotisations totalisant 61 784,95 $, en application du paragraphe 160(1) [mod. par L.C. 2000, ch. 12, art. 142, ann. II, art. 1z.26)] de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi).

[4] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt, dont le jugement est publié sous l’intitulé Yates c. Canada, 2007 CCI 498, a conclu, au paragraphe 12 de ses motifs, que des quatre conditions qui doivent être remplies pour l’application du paragraphe 160(1) de la Loi, seules les deux conditions suivantes étaient en litige :

(i)    il doit y avoir eu un transfert de biens;

(ii)   le bénéficiaire du transfert ne doit pas avoir donné de contrepartie à l’auteur du transfert (ou doit lui avoir donné une contrepartie insuffisante).

[5] Sur le premier point, le juge de la Cour de l’impôt a conclu aisément qu’il y avait eu transfert de biens puisque M. Yates s’était départi de biens, premièrement en retirant son nom des deux comptes conjoints et deuxièmement en déposant ses chèques de paye dans le compte bancaire de son épouse. Pour tirer cette conclusion, le juge a appliqué la décision Fasken, David v. Minister of National Revenue, [1948] R.C.É. 580, approuvée par notre Cour dans l’arrêt Medland c. Canada, [1998] A.C.F. no 708 (QL), au paragraphe 14. Sa démarche est conforme à l’arrêt Livingston c. Canada, 2008 CAF 89, dans lequel notre Cour a déclaré, au paragraphe 21, que « [l]e dépôt de sommes sur le compte bancaire d’une autre personne constitue un transfert de biens ».

[6] La question plus difficile à trancher était de savoir si Mme Yates avait donné une contrepartie pour ces transferts.

[7] Le juge de la Cour de l’impôt a expliqué, au paragraphe 16 de ses motifs :

La question qui est plus difficile à trancher est celle de savoir si l’appelante a donné une contrepartie pour les transferts de M. Yates. La question se résume à savoir si les transferts en question ne visaient qu’à satisfaire à l’obligation légale de M. Yates de subvenir aux besoins de son épouse et de sa famille. Si c’est le cas, à ce moment-là, dans certaines circonstances distinctes, la responsabilité prévue à l’article 160 ne s’applique pas aux paiements. Pour trancher en faveur de l’appelante, je dois être en mesure de conclure qu’elle a donné une contrepartie suffisante à M. Yates. Je suis du même avis que l’appelante en ce qui a trait à l’obligation légale de M. Yates de subvenir aux besoins de sa famille en application de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario. La différence la plus importante entre les observations de l’avocat de l’appelante et la jurisprudence actuelle est la latitude que l’on donne à l’obligation légale.

[8] Il a en outre exposé, au paragraphe 19 de ses motifs :

J’accepte la deuxième position, soit celle voulant que certains paiements restreints couvrant certaines dépenses du ménage et faits par un conjoint qui est tenu de subvenir aux besoins de sa famille ne sont pas assujettis aux dispositions du paragraphe 160(1). À mon avis, ces dépenses devraient servir aux nécessités de la vie courante plutôt qu’à conserver un niveau de vie luxueux auquel on serait déjà habitué. Pour étayer son argument, l’appelante a cité les décisions suivantes : Michaud c. Canada ([1998] A.C.I. no 908 (QL)), Ferracuti c. Canada ([1998] A.C.I. no 883 (QL)), Laframboise c. Canada ([2002] A.C.I. no 628 (QL)) et Ducharme c. Canada ([2004] A.C.I. no 284 (QL); 2004 CAF 137).

[9] Après avoir passé en revue la jurisprudence citée par l’appelante, le juge a déclaré, au paragraphe 29 de ses motifs :

Je conviens que le rôle de la Cour, en application de l’article 160, n’est pas d’analyser les factures d’épicerie d’un contribuable pour juger du caractère raisonnable des articles achetés. Chaque cas est un cas d’espèce. La Cour doit examiner la preuve présentée par le contribuable en ce qui a trait aux dépenses du ménage afin de trancher la question de savoir quelles dépenses, le cas échéant, sont des dépenses nécessaires au ménage qui doivent être exclues de la portée de l’article 160. Je tiens à le préciser, parce que l’article 160 est un outil de recouvrement d’une grande portée. Il a déjà été décrit comme étant une mesure draconienne, et c’est d’ailleurs ce que visait le législateur lors de sa rédaction. Par conséquent, les exceptions à la portée de cette disposition sont limitées. Dans Ferracuti, j’ai essayé de déterminer quelles dépenses avaient été faites dans le but de satisfaire à l’obligation juridique d’une personne de subvenir aux besoins de sa famille.

[10] Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que les dépenses établies dans le cas sous étude ne correspondaient pas aux dépenses essentielles du ménage envisagées dans les causes précédemment citées. Elles dépassaient les dépenses admissibles pour satisfaire à l’obligation légale d’une personne de subvenir aux besoins de sa famille. En conséquence, le juge a rejeté les appels de Mme Yates à l’encontre des nouvelles cotisations établies par le ministre.

[11] L’appelante soutient que le juge de la Cour de l’impôt, qui a pourtant reconnu qu’au moins certains paiements faits par un époux en vue de subvenir aux besoins de sa famille échappaient à l’application du paragraphe 160(1) de la Loi, a commis une erreur en omettant d’examiner ou de définir une grille d’analyse permettant de déterminer le montant qu’il convenait d’attribuer aux paiements de cette nature. De l’avis de l’appelante, le juge aurait dû adopter une démarche en harmonie avec la jurisprudence relative à la détermination de la pension alimentaire en droit de la famille. En effet, le paragraphe 160(4) [mod., idem] de la Loi exclut expressément de la portée de cette disposition les paiements effectués à titre d’aliments en vertu d’un accord de séparation ou d’un jugement d’un tribunal. Les couples qui demeurent mariés ne devraient pas être en position moins favorable que ceux qui se sont séparés. C’est pourquoi, prétend l’appelante, le calcul des paiements effectués à titre d’aliments devrait s’inspirer des principes de droit familial énoncés dans la législation de chaque province et dans la Loi sur le divorce, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 3.

[12] L’article 160 [mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 186; 2000, ch. 12, art. 142, ann. 2, art. 1z.26), 7j)(A), 9p), ch. 19, art. 46, ch. 30, art. 170; 2007, ch. 29, art. 23] de la Loi est incontestablement une mesure draconienne. Néanmoins, la question est de savoir si un tribunal a le droit de conclure à l’existence implicite, dans une loi fiscale, de dispositions qui ne sont pas prévues dans la loi. 

[13] La Cour, au paragraphe 14 de l’arrêt Medland, a expliqué en ces termes la politique qui sous-tend cette disposition :  

Il n’est pas contesté que la politique fiscale qui sous-tend le paragraphe 160(1), ou son objet et son esprit consistent à empêcher un contribuable de transférer ses biens à son conjoint afin de faire échec aux efforts déployés par le ministre pour percevoir l’argent qui lui est dû. [Note en bas de page omise.]

[14] Dans l’arrêt Wannan c. Canada, 2003 CAF 423, au paragraphe 3, la Cour a convenu à nouveau que « [l]’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu est un instrument important de recouvrement des impôts, parce qu’il contrarie les tentatives d’un contribuable de mettre de l’argent ou d’autres biens hors de la portée du fisc en les transférant censément à des amis ».

[15] Dans l’arrêt Livingston, notre Cour a expliqué au paragraphe 27 que « le bénéficiaire d’un transfert de biens est redevable à l’ARC [l’Agence du revenu du Canada] dans la mesure où la juste valeur marchande de la contrepartie donnée pour ces biens est inférieure à la juste valeur marchande de ceux-ci ». Elle a ajouté dans le même paragraphe : « L’objet même du paragraphe 160(1) est d’assurer la conservation de la valeur des biens existants dans le patrimoine du contribuable aux fins de recouvrement par l’ARC. »

[16] Il appert clairement de la lecture de l’article 160 que la seule exception prévue par la Loi est celle du paragraphe 160(4).

[17] Le courant jurisprudentiel qui se dégage des décisions Michaud c. Canada, [1998] A.C.I. no 908 (QL); Ferracuti c. Canada, [1998] A.C.I. no 883 (QL); et Laframboise c. Canada, [2002] A.C.I. no 628 (QL), et selon lequel les paiements faits par un conjoint à l’autre pour satisfaire à son obligation de subvenir aux besoins de sa famille ne tombent pas sous le coup de l’article 160, ne trouve pas appui dans la loi.

[18] L’intimée s’est référée à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, [2007] 2 R.C.S. 793, pour soutenir qu’il convient d’interpréter strictement l’article 160 de la Loi. Cette affaire découlait d’un différend sur la question de savoir si le ministre était empêché de prendre des mesures en vertu de l’article 160 de la Loi en raison d’un délai de prescription.

[19] La Cour suprême du Canada a statué dans cette affaire qu’il n’était pas possible de recourir au contrôle judiciaire, parce que le ministre pouvait établir une cotisation en tout temps sous le régime de l’article 160 de la Loi, la disposition ne prévoyant aucun délai de prescription. La Cour suprême du Canada a laissé voir sa préférence pour l’opinion minoritaire exprimée par le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour suprême du Canada) dans le cadre de l’instance inférieure, la Cour d’appel fédérale [Addison & Leyen Ltd. c. Canada, 2006 CAF 207, [2006] 4 R.C.F. 532]. Au paragraphe 9, la Cour suprême du Canada a déclaré :

Toutefois, nous estimons qu’il n’était pas possible de recourir au contrôle judiciaire compte tenu des faits en cause. Comme l’a souligné le juge Rothstein, l’interprétation que la majorité de la Cour d’appel fédérale donne à l’art. 160 équivaut à ajouter dans cette disposition un délai de prescription qui n’y figure tout simplement pas. Le ministre peut en tout temps établir une cotisation à l’égard d’un contribuable. Selon le juge Rothstein :

Même si dans le sens retenu par les juges majoritaires, le paragraphe 160(1) peut être considéré comme un moyen de recouvrement draconien, il vise aussi une cible précise. Il ne vise que les transferts de biens à des personnes se trouvant dans des relations ou des situations particulières, et seulement lorsque le transfert est en contrepartie d’une valeur inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés. Comme le paragraphe 160(1) s’applique dans des circonstances précises et limitées, l’intention du législateur n’est pas obscure. Le législateur voulait que le ministre puisse recouvrer les montants transférés dans ces circonstances limitées afin de régler l’obligation fiscale du premier contribuable, auteur du transfert. Compte tenu des circonstances entourant de telles transactions, il est clair que le législateur souhaitait qu’il n’y ait pas de délai de prescription ni aucune autre condition applicable au moment de l’établissement de la cotisation par le ministre. [par. 92] [Non souligné dans l’original.]

[20] Les mots « aucune autre condition » suivis des mots « applicable au moment de l’établissement de la cotisation par le ministre » démontrent clairement que l’affaire Leyen porte uniquement sur le principe d’un délai de prescription. Or, la question en l’espèce ne concerne pas la prescription mais consiste à savoir s’il y a lieu d’interpréter le paragraphe 160(1) de la Loi de manière à tenir compte des obligations familiales. L’arrêt Leyen n’aide pas l’intimée à établir que l’intention du législateur était d’exclure les obligations familiales du champ d’application de la disposition législative. L’arrêt Leyen n’est pas susceptible d’une telle interprétation.

[21] Au soutien de sa position, l’appelante invoque l’arrêt de notre Cour dans Ducharme c. Canada, 2005 CAF 137, dans lequel le juge Rothstein, maintenant juge à la Cour suprême du Canada, s’est fondé essentiellement, en s’exprimant au nom de la Cour, sur une conclusion de fait du juge de la Cour de l’impôt [2004 CCI 488]. À l’époque, M. Vienneau, le conjoint de fait de Mme Ducharme, effectuait les paiements hypothécaires. Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que le loyer d’une maison équivalente (apparemment de grandeur moyenne), dans le secteur où vivait le couple, était environ deux fois plus élevé que le montant transféré par M. Vienneau à Mme Ducharme. Selon le juge Rothstein, il était raisonnable de déduire de ces faits que Mme Ducharme avait permis à M. Vienneau de disposer et de se servir de sa maison en contrepartie des paiements hypothécaires qu’il faisait. Les sommes versées par M. Vienneau ont été jugées assimilables à un loyer. Le juge Rothstein a toutefois pris soin de préciser que le fait de considérer les sommes payées par M. Vienneau comme un loyer ne constituait pas une redéfinition de l’effet juridique des transactions. Il s’agissait simplement d’une façon d’expliquer que M. Vienneau avait reçu une contrepartie égale ou supérieure aux sommes qu’il avait transférées à Mme Ducharme.

[22] Le juge Rothstein a clairement indiqué que compte tenu de la conclusion à laquelle il était arrivé, il n’était pas nécessaire d’examiner les autres arguments de Mme Ducharme, fondés sur l’évaluation des services ou des « obligations domestiques » des conjoints.

[23] L’affaire Ducharme a donc été décidée en fonction des faits qui lui étaient propres.

[24] Pour ce même motif, je ne peux souscrire à l’argument de l’intimée portant que le juge Rothstein a implicitement conclu à l’existence, entre Mme Ducharme et M. Vienneau, d’une entente exécutoire suivant laquelle chacun avait promis de donner à l’autre une chose qu’il ne possédait pas déjà en vertu de la loi britanno-colombienne, laquelle ne reconnaissait pas aux conjoints de fait le droit à l’usage et à la jouissance du foyer conjugal (Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128).

[25] Je conclus dans l’ensemble qu’il appartient au Parlement d’établir un système qui permettrait aux couples mariés de bénéficier du même traitement que celui dont jouissent les personnes visées par le paragraphe 160(4) de la Loi et dont l’appelante voudrait pouvoir se prévaloir.

[26] Je rejetterais l’appel avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[27] Le juge Nadon, J.C.A. :  Je souscris entièrement aux motifs exposés par la juge Desjardins pour expliquer qu’il ne peut, à son avis, être fait droit à l’appel. Je souhaite simplement apporter certaines précisions sur les points suivants. 

[28] M. Yates a transféré la somme de 61 784,95 $ au compte de son épouse. L’appelante affirme que M. Yates, en cédant à son épouse son intérêt conjoint dans deux comptes bancaires et en déposant ses chèques de paye dans un compte bancaire appartenant à celle-ci, n’a pas transféré des biens qui tombent sous le coup du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi) et que, quoi qu’il en soit, s’il y a eu transfert visé par cette disposition, l’appelante a donné une contrepartie suffisante pour ce transfert.

[29] Pour étayer son argument selon lequel il n’y a pas eu transfert au sens du paragraphe 160(1), l’appelante avance qu’étant donné l’obligation de subvenir aux besoins de sa famille imposée à son époux par les articles 30 [mod. par L.O. 1999, ch. 6, art. 25; 2005, ch. 5, art. 27(7)], 31 [mod. par L.O. 1997, ch. 20, art. 2] et 33 [mod., idem, art. 3; 1999, ch. 6, art. 25; 2002, ch. 17, ann. F, ch. 24, ann. B, art. 37; 2005, ch. 5, art. 27; 2006, ch. 1, art. 5, ch. 19, ann. B, art. 9, ann. C, art. 1] de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. F.3, les montants déposés sur le compte de l’appelante étaient destinés au paiement des dépenses du ménage, dépenses qu’elle a d’ailleurs réglées; elle fait en outre remarquer que le total des dépenses du ménage durant la période en cause est plus élevé que la somme que lui a transférée son époux.

[30] En ce qui touche la contrepartie, l’appelante soutient là encore que son époux lui a transféré de l’argent en raison de son obligation légale de subvenir aux besoins de sa famille. Elle ajoute que M. Yates était autorisé à utiliser la résidence conjugale durant la période où il faisait les paiements. De ce fait, dit-elle, son époux a reçu une contrepartie égale aux montants qu’il a transférés dans le compte bancaire de son épouse.

[31] À mon avis, ces prétentions sont dépourvues de fondement. Comme l’a clairement exposé la juge Desjardins dans ses motifs (au paragraphe 4), seules deux des quatre conditions requises en vertu du paragraphe 160(1) sont en litige dans le présent appel :

1. la question de savoir s’il y a eu transfert de biens à un époux et, le cas échéant,

2. la question de savoir si l’époux a donné une contrepartie équivalante à la juste valeur marchande.

[32] Compte tenu des faits mis en preuve, la seule réponse possible est qu’il y a bien eu transfert de biens et qu’il n’y a pas eu contrepartie à la juste valeur marchande.

[33] Au paragraphe 47 de son mémoire des faits et du droit, l’appelante résume les raisons pour lesquelles, à son avis, le paragraphe 160(1) ne s’applique pas en l’espèce :

a. le dépôt du chèque de paye de John Yates, duquel étaient déduites les retenues d’impôt, ne constitue pas un transfert;

b. les paiements ont été effectués pour satisfaire à l’obligation de M. Yates de subvenir aux besoins de sa famille;

c. durant la période pertinente au cours de laquelle les paiements ont été faits, la famille Yates avait des frais de subsistance élevés excédant le montant déposé;

d. en conséquence, il n’y a pas eu « enrichissement sans cause » comme le prévoit l’article 160 de la Loi;

e. à titre subsidiaire, et de toute façon, les montants versés ont servi à payer des frais de subsistance que John Yates avait l’obligation de fournir à sa famille; 

f. également à titre subsidiaire, John Yates a reçu une contrepartie pour le transfert, étant donné qu’il jouissait de l’utilisation du foyer conjugal en échange des paiements effectués; 

g. également à titre subsidiaire, et de toute façon, aucun impôt n’était payable par John Yates au moment où les dépôts ont été faits.

[34] Ce que l’appelante nous demande clairement, à mon humble avis, est d’interpréter le paragraphe 160(1) comme si l’exception prévue au paragraphe 160(4) s’appliquait aux époux non séparés qui font vie commune. Au paragraphe 50 de son mémoire des faits et du droit, l’appelante se réclame manifestement du paragraphe 160(4) :

[traduction] L’appelante est d’avis que la Cour devrait adopter une approche conforme à la jurisprudence relative à la fixation de la pension alimentaire en droit de la famille. En effet, le paragraphe 160(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu exclut expressément de l’application du paragraphe 160(1) tout paiement effectué à titre d’aliments en vertu d’un accord de séparation ou d’un jugement du tribunal. Les couples mariés ne devraient pas se trouver dans une position moins avantageuse que les couples séparés lorsqu’on examine l’effet de l’article 160.

[35] Le paragraphe 160(1) est clair et non équivoque, et la Loi ne prévoit aucune autre exception que celle énoncée au paragraphe 160(4), selon laquelle les transferts entre conjoints qui « vivaient séparément par suite de la rupture de leur mariage ou union » ne peuvent rendre ceux-ci responsables, en vertu du paragraphe 160(1), de « payer un montant relatif au revenu provenant du bien transféré ou du bien qui y est substitué ou un montant relatif au gain provenant de la disposition du bien transféré ou du bien qui y est substitué ». Cette disposition prévoit aussi que pour l’application de l’alinéa 160(1)e), la juste valeur marchande d’un bien transféré après le 15 février 1984 est réputée être nulle.

[36] La question soulevée par l’appelante est manifestement une question de droit, dont l’examen doit être fondé sur la norme de la décision correcte. En réalité, la Cour, en l’espèce, doit décider s’il est possible d’interpréter le paragraphe 160(1) de manière à y constater une exception relative au droit de la famille.

[37] Comme ma collègue la juge Desjardins le fait remarquer au paragraphe 12 de ses motifs, « [l]’article 160 […] de la Loi est incontestablement une mesure draconienne. Néanmoins, la question est de savoir si un tribunal a le droit de conclure à l’existence implicite, dans une loi fiscale, de dispositions qui ne sont pas prévues dans la loi ». La réponse à cette question, clairement, est non.

[38] Que Mme Yates ait utilisé les 61 784,95 $ que lui a transférés son époux pour des vacances, des effets personnels, l’achat de provisions ou d’autres dépenses du ménage, n’a, à mon avis, aucune incidence sur la question de savoir s’il y a eu transfert. Supposons, par exemple, que M. Yates ait donné à Mme Yates une automobile d’une valeur de 61 784,95 $. Supposons également que le lendemain, Mme Yates ait vendu l’automobile pour un prix égal à sa pleine valeur et paie des dépenses du ménage avec l’argent de la vente. Examinerions-nous sérieusement un argument portant que le don de l’automobile ne constitue pas un transfert parce que l’argent procédant de la vente de l’automobile a servi à payer les frais de subsistance de la famille? Il me semble que nous n’aurions aucune difficulté à écarter cette prétention. 

[39] Par conséquent, je ne vois absolument aucun fondement à l’argument de l’appelante selon lequel la nature des dépenses acquittées avec l’argent transféré par son époux est un facteur pertinent pour décider si elle est assujettie au paragraphe 160(1) de la Loi.

[40] Le juge a conclu à juste titre que M. Yates a bien transféré la somme de 61 784,95 $ à l’appelante. Il s’est ensuite penché sur la question de la contrepartie, à son avis la plus difficile. Il a posé la question en ces termes, au paragraphe 16 :

La question se résume à savoir si les transferts en question ne visaient qu’à satisfaire à l’obligation légale de M. Yates de subvenir aux besoins de son épouse et de sa famille. Si c’est le cas, à ce moment-là, dans certaines circonstances distinctes, la responsabilité prévue à l’article 160 ne s’applique pas aux paiements. Pour trancher en faveur de l’appelante, je dois être en mesure de conclure qu’elle a donné une contrepartie suffisante à M. Yates. Je suis du même avis que l’appelante en ce qui a trait à l’obligation légale de M. Yates de subvenir aux besoins de sa famille en application de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario. La différence la plus importante entre les observations de l’avocat de l’appelante et la jurisprudence actuelle est la latitude que l’on donne à l’obligation légale.

[41] Je suis d’avis que la démarche adoptée par le juge est clairement erronée. Comme je l’ai déjà indiqué, le paragraphe 160(1) ne comporte aucune ambiguïté. S’il y a un transfert auquel s’étend cette disposition, le bénéficiaire du transfert doit convaincre la Cour qu’il ou elle a donné une contrepartie égale à la juste valeur marchande. Compte tenu du libellé du paragraphe 160(1), le point de vue adopté par le juge ne repose sur aucun fondement.

[42] Le juge devait décider si Mme Yates avait donné une contrepartie à la juste valeur marchande; or, à mon avis, il ressort clairement de la preuve dont disposait le juge que l’appelante n’a pas donné une telle contrepartie. Le juge a tiré sa conclusion d’après la conception que seules les dépenses de ménage qui peuvent être considérées comme des « dépenses nécessaires au ménage »  sont exclues de la portée du paragraphe 160(1). Avec égards, j’estime que ce point de vue est clairement erroné.

[43] Enfin, l’appelante soutient qu’elle a donné une contrepartie représentant la juste valeur marchande pour les montants qu’elle a reçus de son époux. Je ne vois aucune preuve au dossier qui permette d’étayer cette prétention. Pour être tout à fait clair, je dirai qu’en permettant à son époux de vivre dans la maison familiale, l’appelante n’a pas donné une contrepartie représentant la juste valeur marchande. Il s’agit tout simplement d’une autre tentative de Mme Yates pour profiter de l’exception énoncée au paragraphe 160(4).

[44] En conséquence, je suis d’accord pour dire que l’appel devrait être rejeté avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[45] Le juge Blais, J.C.A. : Je suis d’accord avec la décision que propose ma collègue la juge Desjardins au regard de la présente affaire; j’estime que l’appel devrait être rejeté.

[46] Il s’agit de l’appel d’une décision par laquelle la Cour canadienne de l’impôt, le 27 août 2007, a rejeté les appels à l’encontre d’avis de cotisations établis en vertu de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi).

Faits pertinents

[47] John Yates, l’époux de l’appelante, est un débiteur fiscal qui devait plus de 485 000 $ au ministre du Revenu national (le ministre). À compter de décembre 2002 et durant toute l’année 2003, alors qu’il était endetté envers le ministre, il a transféré de l’argent à son épouse. Le ministre a établi des cotisations à l’égard de son épouse, l’appelante, au titre du paragraphe 160(1) de la Loi, et a conclu que l’appelante devait être tenue solidairement responsable de la dette fiscale de son époux pour un montant équivalant à la valeur des biens transférés. De l’avis du ministre, l’appelante est responsable du paiement de 61 784 $ des dettes fiscales de son époux, du fait que M. Yates lui a transféré des biens sans contrepartie valable, ainsi que le prévoit le paragraphe 160(1). M. Yates a déposé une cession en faillite personnelle au mois de février 2004.

Décision de première instance

[48] Le juge de la Cour de l’impôt a appliqué un critère approprié et est parvenu au bon résultat lorsqu’il a conclu que le retrait du nom de John Yates des comptes bancaires conjoints et le dépôt de ses chèques de paye sur le compte de Debra Yates constituaient des transferts au sens du paragraphe 160(1).

[49] Le juge de première instance a aussi décidé que certains paiements restreints faits par John Yates à Debra Yates pour couvrir certaines dépenses du ménage n’étaient pas assujettis aux dispositions de l’article 160; plus particulièrement, au paragraphe 29 de son jugement, il a écrit :

La Cour doit examiner la preuve présentée par le contribuable en ce qui a trait aux dépenses du ménage afin de trancher la question de savoir quelles dépenses, le cas échéant, sont des dépenses nécessaires au ménage qui doivent être exclues de la portée de l’article 160. Je tiens à le préciser, parce que l’article 160 est un outil de recouvrement d’une grande portée. Il a déjà été décrit comme étant une mesure draconienne, et c’est d’ailleurs ce que visait le législateur lors de sa rédaction. Par conséquent, les exceptions à la portée de cette disposition sont limitées. Dans Ferracuti, j’ai essayé de déterminer quelles dépenses avaient été faites dans le but de satisfaire à l’obligation juridique d’une personne de subvenir aux besoins de sa famille.

Dispositions législatives applicables

[50] Les paragraphes 160(1) et 160(4) sont rédigés comme suit :

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e supp.), ch. 1

160. (1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s’appliquent :

d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

(i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l’année d’imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années;

aucune disposition du présent paragraphe n’est toutefois réputée limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

[…]

(4) Malgré le paragraphe (1), lorsqu’un contribuable a transféré un bien à son époux ou conjoint de fait en vertu d’une ordonnance ou d’un jugement d’un tribunal compétent ou en vertu d’un accord écrit de séparation et que, au moment du transfert, le contribuable et son époux ou conjoint de fait vivaient séparément par suite de la rupture de leur mariage ou union de fait, les règles suivantes s’appliquent :

a) relativement à un bien ainsi transféré après le 15 février 1984:

(i) l’époux ou conjoint de fait ne peut être tenu, en vertu du paragraphe (1), de payer un montant relatif au revenu provenant du bien transféré ou du bien qui y est substitué ou un montant relatif au gain provenant de la disposition du bien transféré ou du bien qui y est substitué,

(ii) pour l’application de l’alinéa (1)e), la juste valeur marchande du bien au moment du transfert est réputée être nulle;

b) relativement à un bien ainsi transféré avant le 16 février 1984, lorsque l’époux ou conjoint de fait serait, sans le présent alinéa, tenu de payer un montant en application de la présente loi en vertu du paragraphe (1), il est réputé s’être acquitté de son obligation relativement à ce montant le 16 février 1984;

aucune disposition du présent paragraphe n’a toutefois pour effet de réduire les obligations du contribuable en vertu d’une autre disposition de la présente loi.

Question en litige

[51] Lorsqu’il examine si une contrepartie égale à la juste valeur marchande des biens transférés a été donnée, le juge a-t-il le droit d’exclure certaines dépenses du ménage de la portée du paragraphe 160(1)?

Norme de contrôle

[52] La norme de contrôle applicable dépend de la nature de la question. L’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, enseigne que les questions de droit sont généralement révisées suivant la norme de la décision correcte, alors que les conclusions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit ne seront infirmées que s’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante.

Analyse

[53] Suivant le paragraphe 160(1), lorsqu’un débiteur fiscal transfère des biens à une personne avec laquelle il a un lien de dépendance, cette personne devient solidairement responsable du paiement de la dette fiscale pour un montant égal à la différence entre la juste valeur marchande du bien transféré et la contrepartie donnée pour le bien.

[54] Rien, dans le paragraphe 160(1) ne permet à un tribunal d’exempter un époux de cette responsabilité lorsque les conditions énoncées dans la disposition sont réunies; en fait, cette disposition ne fait état d’aucune exception relative au droit de la famille.

[55] Le paragraphe 160(4) traite tout particulièrement d’un transfert de biens entre époux séparés qui ne vivent plus ensemble, ce qui témoigne de l’intention du législateur d’exempter certains transferts particuliers de l’application du paragraphe 160(1), en matière matrimoniale. Je suis d’avis que le cas sous étude ne relève pas de cette exception particulière. 

[56] Le juge de première instance a commis une erreur de droit en suivant le courant jurisprudentiel suivant lequel certains paiements restreints couvrant certaines dépenses du ménage et faits par un conjoint ne sont pas assujettis à l’article 160 (voir les motifs du jugement, aux paragraphes 19 et 29).

[57] Le juge de première instance, en l’espèce, n’a pas procédé à l’analyse requise de la question de savoir si John Yates a reçu une contrepartie égale à la juste valeur marchande pour les biens transférés. À vrai dire, il a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la Cour doit examiner la preuve soumise par le contribuable concernant les dépenses du ménage pour établir quelles dépenses, s’il en est, constituent des dépenses nécessaires qui peuvent être exclues de la portée de l’article 160.

[58] À mon avis, l’interprétation du paragraphe 160(1) ne présente aucune ambiguïté; pourtant, plusieurs décisions de la Cour canadienne de l’impôt ont reconnu dans cette disposition l’existence implicite d’une [traduction] « exception relative au droit de la famille ».

[59] Dans l’arrêt Livingston c. Canada, 2008 CAF 89 (Livingston), le juge Sexton a statué, aux paragraphes 27 et 28 :

Sous le régime du paragraphe 160(1), le bénéficiaire d’un transfert de biens est redevable à l’ARC dans la mesure où la juste valeur marchande de la contrepartie donnée pour ces biens est inférieure à la juste valeur marchande de ceux-ci. L’objet même du paragraphe 160(1) est d’assurer la conservation de la valeur des biens existants dans le patrimoine du contribuable aux fins de recouvrement par l’ARC […] Cependant, ce paragraphe n’est pas d’application lorsque l’auteur du transfert a reçu au moment de celui-ci une somme équivalente à la valeur des biens transférés, c’est-à-dire une contrepartie à la juste valeur marchande. La raison en est qu’une telle transaction ne lèse pas l’ARC en tant que créancier […]

Le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur de droit en n’analysant aucunement la juste valeur marchande de la contrepartie. Il s’est contenté de conclure qu’elle était « suffisante ». Je ne vois pas comment la juste valeur marchande de la contrepartie, en supposant qu’il y ait contrepartie, pourrait être équivalente aux sommes déposées […] Il n’y avait pas de preuve sur le fondement de laquelle le juge de la Cour de l’impôt pouvait conclure que la contrepartie donnée par l’intimée égalait la juste valeur marchande des sommes déposées sur le compte bancaire.

Dans cette affaire, mon collègue le juge Sexton a clairement indiqué que le juge de première instance doit procéder à une analyse appropriée de la juste valeur marchande de la contrepartie.

[60] Dans l’arrêt Medland c. Canada, [1998] A.C.F. no 708 (C.A.) (QL) (Medland), la juge Desjardins a conclu, au paragraphe 14 :

Il n’est pas contesté que la politique fiscale qui sous-tend le paragraphe 160(1), ou son objet et son esprit consistent à empêcher un contribuable de transférer ses biens à son conjoint afin de faire échec aux efforts déployés par le ministre pour percevoir l’argent qui lui est dû. [Note en bas de page omise.]

[61] Dans l’arrêt Wannan c. Canada, 2003 CAF 423 (Wannan), la juge Sharlow a fait remarquer, au paragraphe 3 :

L’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu est un instrument important de recouvrement des impôts, parce qu’il contrarie les tentatives d’un contribuable de mettre de l’argent ou d’autres biens hors de la portée du fisc en les transférant censément à des amis.

[62] Je conclus sans hésitation qu’il convient de suivre l’interprétation restrictive donnée dans les arrêts Livingston, Medland et Wannan.

[63] Dans un arrêt récent, Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, [2007] 2 R.C.S. 793, la Cour suprême du Canada a retenu les motifs de la dissidence inscrite par le juge Rothstein, alors juge à la Cour d’appel fédérale, relativement au paragraphe 160(1). La décision de la Cour suprême concorde avec la démarche restrictive concernant l’intention du législateur. Au paragraphe 9, la Cour suprême du Canada cite le juge Rothstein :

Comme l’a souligné le juge Rothstein, l’interprétation que la majorité de la Cour d’appel fédérale donne à l’art. 160 équivaut à ajouter dans cette disposition un délai de prescription qui n’y figure tout simplement pas. Le ministre peut en tout temps établir une cotisation à l’égard d’un contribuable. Selon le juge Rothstein :

Même si dans le sens retenu par les juges majoritaires, le paragraphe 160(1) peut être considéré comme un moyen de recouvrement draconien, il vise aussi une cible précise. Il ne vise que les transferts de biens à des personnes se trouvant dans des relations ou des situations particulières, et seulement lorsque le transfert est en contrepartie d’une valeur inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés. Comme le paragraphe 160(1) s’applique dans des circonstances précises et limitées, l’intention du législateur n’est pas obscure. Le législateur voulait que le ministre puisse recouvrer les montants transférés dans ces circonstances limitées afin de régler l’obligation fiscale du premier contribuable, auteur du transfert. Compte tenu des circonstances entourant de telles transactions, il est clair que le législateur souhaitait qu’il n’y ait pas de délai de prescription ni aucune autre condition applicable au moment de l’établissement de la cotisation par le ministre. [par. 92] [Non souligné dans l’original.]

[64] Même si les observations du juge Rothstein concernant l’article 160 portent sur l’applicabilité d’un délai de prescription, le juge a néanmoins précisé que l’article 160 ne prévoit « aucune autre condition applicable au moment de l’établissement de la cotisation par le ministre ». Cet énoncé correspond à l’interprétation restrictive suivie à ce jour par notre Cour, et je ne vois aucun motif d’y déroger.

[65] J’estime qu’il y a lieu d’établir une distinction avec la démarche suivie par notre Cour dans l’arrêt Ducharme c. Canada, 2005 CAF 137, puisque dans cette affaire la conclusion du juge de première instance [2004 CCI 488] était fondée sur une situation de fait très particulière à l’égard de laquelle la Cour d’appel a décidé de ne pas intervenir.

[66] Il existe une certaine confusion dans la jurisprudence, étant donné que la législation provinciale en droit de la famille varie d’une province à l’autre en ce qui concerne les biens, la définition de la famille, les conjoints de fait et le foyer conjugal. Néanmoins, le paragraphe 160(1) devrait s’appliquer de la même façon partout au Canada sans exception, abstraction faite des exceptions expressément prévues au paragraphe 160(4).

Conclusion

[67] À mon avis, le juge de première instance est arrivé à la bonne conclusion en rejetant l’appel, mais il a fondé sa décision sur un raisonnement contestable. Une interprétation basée sur le langage clair du paragraphe 160(1) ne donne pas ouverture à une exception relative au droit de la famille ni à une exception applicable aux dépenses du ménage. Si le législateur avait voulu créer de telles exceptions, il les aurait expressément formulées. Il n’appartient pas à notre Cour d’interpréter la Loi de manière à y intégrer ces exceptions.

[68] En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.

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